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Les deux ouvrages présentés sont issus du projet de recherche Dolmetschen und Übersetzen im Spanischen Bürgerkrieg, 1936-1939 [Traduction et interprétation pendant la Guerre civile espagnole, 1936-1939][1], mené entre avril 2018 et septembre 2019 au Département de traductologie théorique et appliquée de l’Université de Graz (Autriche) par Michaela Wolf et quatre collaboratrices, dont Julia Kölbl, grâce à un financement de la Banque nationale autrichienne (OeNB). Ils marquent aussi le point d’orgue d’une longue carrière pour Michaela Wolf. En 2020, elle a quitté l’Université de Graz où elle enseignait depuis 1990, après y avoir fait ses études en traductologie et en études romanes. Parmi ses responsabilités éditoriales nombreuses, notamment pour la collection « Routledge Research on Translation and Interpreting History », on peut mentionner la collection qu’elle dirige chez l’éditeur viennois LIT « Representation – Transformation. Translating Across Cultures and Societies », où paraît l’ouvrage de Julia Kölbl ci-dessus.

Le projet s’est intéressé aux 35.000 engagés volontaires, venus de 53 nations pour grossir les rangs des républicains espagnols entre 1936 et 1939 face aux putschistes, menés par le général Franco. Il s’inscrit dans les recherches consacrées à la traduction en temps de guerre et en zone de conflit (v. notamment Baker, 2006), domaine auquel Wolf elle-même a consacré d’autres travaux sur les camps de prisonniers russes pendant la Première Guerre mondiale (2019) et sur les camps de concentration nazis (2016a). Mais il présente aussi l’originalité de s’appuyer sur des témoignages autobiographiques des brigadiers internationaux, écrits en une vingtaine de langues. Par ce biais, le projet entend éclairer l’histoire de la traduction et de l’interprétation, ainsi que celle de leurs agents, afin de donner à chacun un visage et rendre hommage à leur « contribution à la lutte antifasciste » (Kölbl, Orlova et Wolf, 2020, p. 208). Il contribue donc à l’histoire de la discipline, et même à la micro-histoire, les deux ouvrages proposant un large éventail de portraits individuels d’hommes et de femmes ayant facilité la communication dans une situation que beaucoup compare aux temps bibliques de la Tour de Babel (Kölbl, 2021, p. 30). Il s’agit également d’une contribution à la sociologie de la traduction (v. notamment Pym, Shlesinger et Jettmarová, 2006), domaine auquel le nom de Wolf est principalement associé (2006, 2011, 2014, 2017). Elle est, par exemple, l’autrice de l’entrée « Sociology of Translation » dans le Handbook of Translation Studies (Gambier et van Doorslaer, 2010).

Le premier ouvrage, dirigé par Kölbl, Orlova et Wolf, ¿Pasarán? Kommunikation im Spanischen Bürgerkrieg. Interacting in the Spanish Civil War, contient douze contributions en anglais (4), espagnol (3) et allemand (5), réparties en trois sections : « Stratégies de communication », « Communication au quotidien de la guerre civile » et « Communication institutionnelle ». La première compte trois textes : Ursula Stachl-Peier s’intéresse au groupe de volontaires suédois intégrés au bataillon Thälmann, considéré comme le bataillon « germanique » et bientôt miné par des tensions interculturelles; Małgorzata Tryuk analyse le journal de guerre du volontaire polonais Boruch Nysenbaum, lequel mentionne à la fois des situations de traduction formelles (meetings, propagande) et des rencontres plurilingues informelles (avec la population locale); Ramón Naya-Ortega et M. Lourdes Prades-Artigas esquissent un aperçu général de la situation des langues et de leur apprentissage au sein des brigades internationales.

La deuxième section contient essentiellement des portraits de traducteurs et d’interprètes occasionnels, par exemple durant la bataille de Malaga (Marcos Rodríguez-Espinosa) et dans l’entourage d’André Marty (Franziska Duckstein). On trouve ainsi retracées les trajectoires de la combattante Mika Feldman Etchebehere (Cynthia Gabbay), de l’interprète John Victor Murra (Jesús Baigorri-Jalón) et d’Aileen Palmer (Julia Kölbl).

La troisième section porte sur l’institutionnalisation des activités de traduction et d’interprétation durant le conflit : Werner Abel explique le fonctionnement du bureau de la censure du courrier; Georg Pichler expose la carrière de la journaliste Ilsa Barea-Kulcsar après la fin de la guerre; Iryna Orlova détaille les stratégies de cette institutionnalisation et Wolf commente quelques photographies de guerre sur lesquelles apparaissent des interprètes, se fondant sur ses recherches iconographiques antérieures (2014 et 2016b).

Cet ouvrage collectif a fait l’objet d’une coordination efficace. On distingue globalement trois types de textes portant sur un groupe de volontaires, une trajectoire individuelle ou une thématique transversale. Malgré cette diversité, toutes les contributions suivent une trame claire et comparable : contextualisation, présentation des sources, analyse par le prisme de la traduction, généralisation à partir du cas particulier. Toutes mettent bien en valeur le matériau d’archives, à travers un échantillon assez important de citations en langue originale (traduites en notes de bas de page) et quelques documents iconographiques. Les chapitres rédigés par les collaboratrices de Wolf à Graz présentent de surcroît l’intérêt d’appliquer à chaque fois une théorie sociologique particulière : la théorie de l’acteur-réseau de Bruno Latour (Kölbl), le champ social de Bourdieu (Duckstein), l’approche constructiviste de Berger et Luckmann (Orlova), les interactions et la mise en scène selon Erwin Goffmann (Wolf). Enfin, les contributions de Rodríguez-Espinosa et Baigorri-Jalón, auteurs d’importantes ressources sur la place des langues pendant la guerre d’Espagne (dans les deux camps), relient l’ouvrage aux recherches produites à l’international à l’occasion des 80 ans de l’événement.

L’autre ouvrage est une monographie signée par Julia Kölbl, mastérante de Wolf et chargée de l’exploitation des archives en anglais dans le cadre du projet susmentionné. Sa lecture permet de se faire une idée approfondie de la méthodologie suivie pour exploiter les archives. Le focus est cette fois exclusivement sur les volontaires « anglophones », c’est-à-dire les 7.000 engagés volontaires provenant de pays dont l’une des langues officielles est l’anglais (Australie, Grande-Bretagne, Irlande, Canada, Nouvelle-Zélande, États-Unis) (Kölbl, 2021, p. 12), mais maîtrisant parfois aussi d’autres langues et n’étant pas forcément natifs de ces pays. Un corpus de 292 égo-documents (autobiographies, lettres, souvenirs, journaux intimes/de guerre), rédigés par les volontaires eux-mêmes, a été constitué pour éclairer la trajectoire et les activités des traducteurs et des interprètes pendant la guerre d’Espagne. Finalement, 190 ont été exploités (p. 85), comme Kölbl l’explique dans son introduction méthodologique (pp. 9-16).

Les chapitres un (« La guerre civile espagnole : Un conflit entre idéologie, solidarité et suspicion »), deux (« La Babel espagnole : Diversité linguistique et problèmes dans les brigades internationales ») et trois (« Les volontaires anglophones dans la guerre d’Espagne ») constituent une introduction historique précise, rappelant d’abord les principales données du conflit, pour en venir ensuite à la situation des langues et aux difficultés de communication, avant de livrer enfin une présentation systématique et sociologique des différents sous-groupes (Australie, Grande-Bretagne, etc.).

La question de la traduction et de ses agents actifs (81 personnes sur les 7.000) est abordée au chapitre quatre (« Les volontaires anglophones engagés comme traducteurs »). Celui-ci commence par un aperçu très méticuleux (augmenté de tableaux et de graphiques statistiques) des sources consultées, suivi d’un synopsis des traducteurs et interprètes qui inclut pour chacun quelques données biographiques et professionnelles (pp. 97-110 pour les hommes, pp. 117-122 pour les femmes).

Le chapitre cinq (« Le réseau Guerre civile espagnole »), qui est le plus long, constitue la pièce maîtresse de l’ouvrage : il présente de manière approfondie cinq portraits de traducteurs/interprètes masculins (Arnold Jeans, Joseph Dallet, James Robert Jump, John Victor Murra et Henning Ingeman Sorenson) et cinq portraits féminins (Aileen Yvonne Palmer, Nancy Green, Rosita Davson, Mildred Rackley et Charlotte Haldane), tout en essayant de les réintégrer dans un réseau, suivant la théorie de Bruno Latour déjà retenue par l’autrice pour sa contribution à l’ouvrage précédent. Il en ressort que, pour les personnes concernées, la traduction/l’interprétation n’était que rarement une activité à part entière, mais était le plus souvent associée à d’autres fonctions (journalisme, soins infirmiers, engagement sur le front), les exceptions, déjà mentionnées dans l’ouvrage précédent, étant les 200 professionnels envoyés par l’Union soviétique.

Kölbl, qui a prolongé ce travail par une thèse sur les traductrices et militantes aux XIXe et XXe siècles (en cours), insiste aussi sur les questions de genre, marchant dans les traces de Wolf (2000, 2001, 2002). Entre le destin des traducteurs masculins et féminins, elle dégage des différences quant à leur domaine d’intervention (plutôt militaire pour les uns, médical pour les autres, notamment au sein du Spanish Medical Aid Committee). Les femmes étaient beaucoup moins nombreuses, du fait de leur exclusion des activités militaires, et davantage formées aux activités de traduction et d’interprétation, donc en moyenne un peu plus âgées. Contrairement à leurs homologues masculins, elles sont toutes rentrées en vie à l’issue du conflit.

Les deux ouvrages empruntent une porte d’entrée originale à la fois dans l’histoire de la traduction (par un conflit armé particulier et une période très brève) et dans l’histoire de la guerre civile espagnole. Mais tous deux arrivent aussi à des résultats en demi-teinte.

Premièrement, il est finalement peu question de traduction. À ce titre, les autrices veillent à employer plutôt des périphrases telles que « stratégies de communication » (Kölbl, Orlova et Wolf, 2020, p. 7) ou « médiation linguistique » (ibid., p. 123). En effet, les archives décrivent bel et bien un contexte hautement plurilingue, mais aussi beaucoup de situations d’incompréhension, de malentendus et de non-traduction. Malgré un enjeu majeur (épargner des vies), l’interprétation au front était le plus souvent limitée à sa plus simple expression : transmettre des ordres rudimentaires, éviter les malentendus (ibid., p. 105). Les occasions d’échanger entre soldats ou avec la population locale étaient brèves et peu nombreuses, et les brigades internationales bientôt organisées en groupes linguistiques plus homogènes. Ainsi se trouve assez fortement nuancée l’affirmation d’études plus anciennes (v. Wolf, 2017), selon laquelle tous étaient motivés par un même engagement antifasciste qui pouvait faire office de langue commune. Même si la grande majorité étaient membres du parti communiste de leur pays, les motivations personnelles étaient fort diverses, comme le révèle Kölbl (2021), par exemple, au sujet des Canadiens anglophones, motivés à partir au front aussi par la grave crise économique qui sévissait dans leur pays. Plus généralement, le fait même d’étudier séparément certains groupes nationaux, culturels ou linguistiques participe à la remise en cause de l’idée d’une identité transnationale qui constitue le postulat d’autres études sur la guerre d’Espagne[2].

Deuxièmement, les archives semblent ne pas avoir tenu toutes leurs promesses et il faut reconnaître en particulier à Kölbl la rigueur et l’honnêteté de le dire (ibid., pp. 79-80). Au-delà des problèmes habituels liés au travail d’archives (sources manquantes, sources politiques partiales, sources personnelles subjectives), les documents consultés (essentiellement des témoignages) ne contenaient finalement pas tant d’information sur l’activité traduisante de leurs auteurs, pour une raison bien connue des traductologues : l’invisibilité (ou l’invisibilisation) des traducteurs. Tout au plus fait-on allusion à un traducteur, dont le nom n’est pas donné, ou à une traductrice, sans autre commentaire (Kölbl, Orlova et Wolf, 2020, p. 68).

Troisièmement, les deux ouvrages évoquent l’ambition d’une relecture de la guerre d’Espagne par le prisme de la traduction, souvent négligé par les historiens (ibid., 2020, p. 68), ambition qui paraît malgré tout un peu démesurée. La contribution sur André Marty, par exemple, vu à travers les témoignages de traducteurs de son entourage, donne certes un nouvel éclairage sur son caractère, mais pas sur son rôle dans la guerre (ibid., pp. 130-148). Kölbl trouve une façon plus juste d’exprimer les choses : « [Cette approche sociologique] du contexte traductif de la Guerre d’Espagne permet de mettre en lumière les liens et interactions linguistiques au fondement du conflit et de reconstituer en détail le réseau des acteurs et actrices impliqués dans les processus de traduction » (ibid., 2020, p. 117).

Ainsi les deux ouvrages éclairent avec pertinence et rigueur non seulement la préhistoire de la traduction en situation de conflit, avant que des formations spécifiques ne soient développées pendant la Deuxième Guerre mondiale (ibid., p. 37; Kölbl, 2021, p. 42), mais aussi la nébuleuse traduisante, composée de quantité de traducteurs « naturels », « ad hoc », « informels » ou « sporadiques » (Kölbl, 2021, p. 41). Ils rendent un hommage sincère à tous ceux et celles qui, au péril de leur vie et sans autre compétence que la maîtrise (parfois imparfaite ou prétendue) de plusieurs langues, se sont lancés au coeur des conflits linguistiques de la guerre d’Espagne.

On mentionnera pour finir la base de données digitale IIW[3], alimentée par Wolf et Kölbl, sur les traducteurs et interprètes volontaires. Inspirée par les travaux de Richard Baxell pour les brigadiers anglophones, elle n’est toutefois accessible qu’en allemand.