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Le recours au concept de genre comme outil d’analyse critique est loin d’être systématique dans les travaux classiques des sciences sociales, et ce, en dépit de la vitalité des études sur le genre, et de leur relative prise en compte dans la sociologie politique électorale et les politiques publiques, respectivement depuis les années 1950 et les années 1980. Cette réalité est encore plus prégnante dans les travaux de science politique produits dans l’espace universitaire francophone (Jenson et Lépinard 2009 ; Achin et Bereni 2013 ; Vickers 2015).

À l’exception de quelques travaux (Amadiume 1997 ; Imam, Mama et Sow 2004 ; Esseng Aba’a et Tonda 2016 ; Ndengue 2016 ; 2018a ; 2019 ; Bouka 2020), les sciences sociales africaines, et la science politique notamment, participent également d’une production d’un savoir aveugle aux rapports de genre. Dès lors, analyser l’espace politique sous l’angle du genre relève d’un défi. Celui-ci consiste à institutionnaliser la curiosité féministe en adoptant un parti pris épistémologique et politique, qui éclaire un angle mort des rapports de pouvoir (Vickers 2015 ; Bouka 2020). Tel est le sens de l’approche développée dans ma thèse (Ndengue 2018b), dont est tiré le présent article.

Assumant une posture féministe décoloniale, j’ai choisi de prolonger le dialogue imparfait et partiel de la discipline avec les épistémologies féministes, d’une part, et avec les perspectives postcoloniales/décoloniales, d’autre part. Il s’agit de remettre en question une historicité du politique « mâlecentrée », occidentale et prétendument neutre, qui tend à naturaliser l’invisibilisation politique des femmes (ibid., 18-31). Mon travail prolonge alors les travaux qui, depuis des années, développent une approche féministe des sciences sociales et de la science politique en particulier (Amadiume 1997 ; Imam, Mama et Sow 2004 ; Jenson et Lépinard 2009 ; Amadiume 2015 ; Vickers 2015 ; Bouka 2020). À cet effet, j’analyse la participation politique des Camerounaises sur un temps long (1945-années 2000) qui englobe les périodes coloniale et postcoloniale. Ma démarche combine les approches relevant des études de genre et celles issues des études postcoloniales, dans une perspective pluridisciplinaire qui croise la science politique, l’histoire et la sociologie. Pour ce faire, j’ai examiné un corpus d’archives inédites récoltées sur cinq sites archivistiques : trois au Cameroun (Yaoundé, Bafoussam et Buea) et deux en France (Aix-en-Provence et Bobigny). Ce matériau est constitué de dossiers d’archives des administrations coloniales françaises et britanniques, ainsi que ceux du mouvement nationaliste camerounais. Les dossiers consultés contiennent notamment : des correspondances des dirigeantes d’organisations féminines, des copies de rapports d’activités de celles-ci, de leurs membres, mais également des actes de résistance de femmes ordinaires, ainsi que des exemplaires des publications nationalistes. L’abondance des documents récoltés montre que les activités militantes des Camerounaises ont suscité un grand intérêt. Leur invisibilité dans l’historiographie politique dominante ne relève donc pas d’une carence de leurs traces dans les sources primaires classiques, mais plutôt d’une appréhension mâlecentré de l’histoire (Ndengue 2018b, 38). Par ailleurs, j’ai aussi réalisé quatorze entretiens au Cameroun, avec des femmes représentant le personnel politique féminin camerounais (des actrices historiques de la lutte nationaliste, des députées, ainsi que les responsables politiques et des organisations de la société civile).

En orientant mon travail sur les mobilisations des Camerounaises, j’opère un double décentrement. Sur le plan géographique en prenant le Cameroun comme terrain d’étude, et  sur le plan intellectuel, en déportant mon regard des institutions vers les mobilisations dans une perspective postcoloniale. Mon objectif est donc de rendre compte de la trajectoire d’une modernité politique non occidentale, en dépassant la perspective institutionnaliste dominante dans la science politique. Celle-ci examine souvent la participation politique des femmes de manière statique, en limitant l’analyse au constat de leur absence ou de leur marginalisation au sein des institutions « modernes ». Postulant que dresser le constat de la marginalisation des femmes au sein des instances politiques, comme dans l’historiographie dominante, est insuffisant, j’ai souhaité restituer le dynamisme des activités publiques et politiques qu’elles mènent. Il s’agit de rendre compte non seulement de la dimension plurielle de ces activités, mais également du sens et de leur portée. Ma démarche enrichit alors les recherches relatives à la constitution des sujets politiques dans les sociétés (post)coloniales, menées à partir de subjectivités marginalisées (Mbembe 1996 ; Chakrabarty 2009 ; Nken Ndjeng 2012 ; Terretta 2013 ; Cooper 2014 ; Larcher 2014 ; Boulbina 2015 ; Bouilly et Rillon 2016).

L’activisme féminin est envisagé ici dans une acception large, afin de saisir de manière empirique les diverses manifestations de la capacité d’agir des femmes. Dans cette perspective, les activités féminines sont analysées sous le prisme de l’agentivité (agency) tel que l’appréhendait Saba Mahmood (2001 ; 2009 ; 2011), à savoir : examiner l’agentivité des femmes en tenant compte du contexte, et sans en fixer le sens d’avance. Cette démarche permet de restituer l’activité politique des Camerounaises en dépassant la dichotomie domination/résistance, pour saisir l’enchevêtrement complexe des fondements de l’engagement féminin. À cet égard, mon analyse portera aussi bien sur les pratiques politiques féminines traditionnelles au sein des institutions que sur celles qui se situent en marge. En éclairant le rapport des subalternes aux normes (Mahmood 2011) et les tensions à l’oeuvre dans le processus d’autonomisation politique des femmes, au sein de la modernité politique coloniale et postcoloniale, mon travail rend compte de la « plénitude » et de la « créativité » des mobilisations féminines (Chakrabarty 2009, 77).

Les femmes sont appréhendées ici comme une catégorie dans une perspective relationnelle, où le féminin et le masculin sont conçus comme deux pôles d’un même système. Et le genre est abordé « comme une dimension sexuée de l’objet de recherche » (Jenson et Lépinard 2009, 195). Cette démarche met au jour la multipositionnalité des Africaines, dont la subalternité sur les plans social et politique repose sur « un mélange inextricable de relations de privilèges et de sanction », tant elles sont traversées par des rapports de pouvoir situés à l’intersection du genre, de la race et de la classe (Hill Collins 2017b).

En croisant mes résultats avec d’autres travaux relatifs aux dynamiques de genre sur d’autres terrains africains, un constat s’impose : quelle que soit la période examinée, les Africaines débordent les assignations à la subalternité sociale, économique et politique qui leur sont imposées. Dans le cadre de mobilisations collectives, ou par des stratégies individuelles, elles habitent les marges de la modernité (post)coloniale et y déploient des capacités d’agir, qui expriment une citoyenneté indocile vectrice de modernités politiques dissonantes.

Se déployer dans les marges de la modernité (post)coloniale : éclairer les contours de l’exclusion des femmes des institutions

Au tournant des années 1940-1950, les autorités coloniales introduisent une modernité politique qui produira des effets durables sur l’organisation de l’espace politique des pays africains, par-delà la situation coloniale (Ndlovu-Gatsheni 2013, 3‑36). Les changements imposés condamnent la majorité de la population à la subalternité, dont la quasi-totalité des femmes. Ils suscitent des résistances qui rendent compte d’un processus de « subjectivation politique », dont l’examen permet de restituer le politique « en train de se faire », entre émancipation et maintien des relations de domination (Tarragoni, 2016). Il s’agit alors d’éclairer les logiques de pouvoir qui façonnent des trajectoires situées à l’intersection des rapports de race, de genre et de classe (Hill Collins 2017b).

Lire les décolonisations à l’aune du genre : l’imbrication des rapports de race, genre et classe dans « une constellation mouvante »[1]

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les autorités coloniales introduisent en Afrique une citoyenneté capacitaire, qui limite la participation politique des colonisé·es aux institutions modernes. Ce type de citoyenneté repose sur l’idée que certaines personnes détiendraient des qualités sociales qui leur confèrent une aptitude plus grande à représenter les intérêts de tous (Verjus 2002). La capacité politique n’est alors attribuée qu’à une infime minorité des colonisé·es, celle qui relève des catégories identifiées comme auxiliaires de la colonisation. Il s’agit essentiellement d’une élite masculine, issue du processus de construction de masculinités hégémoniques, mené conjointement par les colonisateurs et une partie des colonisés (Connell 2015). L’administration coloniale souhaite reproduire un ordre du genre fondé sur la dichotomie public/privé. À cet effet, elle ne forme qu’un nombre très restreint d’Africaines comme de potentielles auxiliaires de la colonisation. Dans le même temps, elle limite l’accès de ces femmes à un emploi salarié au sein de l’administration, en usant de représentations genrées des rôles sociaux (Ndengue 2016 ; 2018a ; 2019).

Des femmes issues de la première vague de l’élite féminine urbaine instruite s’organisent pour remettre en cause ces dynamiques de pouvoir racistes et sexistes, en tirant profit de leur insertion subordonnée dans la modernité coloniale. Les mobilisations qu’elles déploient éclairent la manière dont les rapports de race, de genre et de classe s’imbriquent et se matérialisent en contexte colonial, d’une part ; et les efforts des colonisé·es pour contrecarrer l’hégémonie masculine en construction dans l’ordre social et politique, d’autre part (Connell, 2015).

C’est ainsi qu’au tournant des années 1940-1950, des Africaines créent des organisations qui empruntent le modèle organisationnel issu de la modernité coloniale (Sow 2012, 147). Ces femmes se trouvent dans une position sociale particulière, qui rend compte de la manière dont la « colonialité du genre » (Lugones 2019) s’est exprimée en contexte colonial africain. En effet, leur intégration à la modernité coloniale est traversée par une double subordination. L’accès à l’instruction coloniale les place dans la catégorie de l’élite colonisée, cette infime minorité d’Africain·es, qui, au terme d’un processus de sélection arbitraire sexiste et raciste, se distingue de la masse (Barthélémy 2010). À ce titre, elles bénéficient d’un privilège social important. Pourtant, les femmes ne représentent qu’un très faible pourcentage de la minorité colonisée instruite, d’une part, et leur instruction vise prioritairement à réaliser l’idéal-type de la domesticité coloniale, archétype du couple bourgeois en vigueur en Occident, d’autre part (Ndengue 2016, 74). Il s’agit du couple « évolué », incarné par l’union d’un Africain et d’une Africaine instruits. Ainsi, bien qu’elles soient formées aux métiers de sage-femme ou d’institutrice, les seuls métiers autorisés aux Africaines à cette période, les autorités précisent que l’accès de ces femmes à un emploi administratif doit relever de l’exception, sous peine de « fissurer l’ordre du genre et l’ordre colonial » (Ndengue 2016). Tandis que le champ d’action des femmes est circonscrit à l’espace domestique, la diversité et la fluidité qui caractérisaient alors les rôles sociaux féminins dans les cultures africaines sont occultées (Panata 2016, 114 ; Ndengue 2018a, 239).

Conscientes des discriminations qu’elles et l’ensemble des colonisé·es subissent, l’élite féminine lettrée et urbaine s’organise au tournant des années 1940-1950 pour dénoncer l’ordre colonial et l’ordre du genre en vigueur. À travers leurs organisations, elles mettent leurs privilèges sociaux, et la reconnaissance qui en découle, au service d’un projet d’émancipation collective, dans un élan qui vise à transcender les catégories coloniales et les hiérarchies qui les sous-tendent. Leurs mobilisations mettent en exergue les mécanismes par lesquels la race, le genre et la classe s’articulent, et déterminent la position des Africaines dans l’espace social et politique post-Seconde Guerre mondiale.

Au Cameroun, les premières organisations féminines sont érigées au tournant des années 1940-1950, à l’initiative de lettrées – telles Laurence Dieng Maladi, Juliette Niat, Marie-Irène Ngapeth, Marthe Ouandié, Emma Ngom. Ces femmes, qui ont des positions politiques différentes, émettent des revendications qui combinent des problématiques socioéconomiques et politiques (Ndengue 2016 ; 2018a). Elles réclament l’extension aux colonisé·es des droits sociaux et politiques rattachés à l’État providence français. Elles dénoncent le manque d’infrastructures sociales et sanitaires ; les inégalités de traitement entre Métropolitain·es et Africain·es en matière de droits sociaux ; les conditions de vie déplorables des populations rurales, et des femmes notamment. Dans ce dernier cas, elles exigent la modernisation de l’agriculture et l’électrification des campagnes. Par ailleurs, ces organisations exigent également l’abolition de la citoyenneté capacitaire et dénoncent sa mise en oeuvre arbitraire qui exclut globalement les Africaines de l’espace politique.

Toutefois, les organisations divergent quant à leur stratégie politique. Des structures telles que l’Union des femmes camerounaises (UFC), dirigée par Julienne Niat, mettent en oeuvre une critique implicite du système colonial. À l’instar des nigérianes et des soudanaises, l’organisation affiche un « apolitisme de façade » (Rillon 2013, 44 ; Panata 2016), qui consiste à mobiliser la rhétorique de la mission civilisatrice de manière ambivalente. Affichant une disposition à collaborer à l’oeuvre « civilisatrice », l’association exige des autorités coloniales qu’elles réalisent, en actes, l’idéal modernisateur qu’elles prétendent promouvoir dans les territoires colonisés (Ndengue 2016, 75-78). C’est ainsi notamment que pour obtenir des subventions de l’administration coloniale, Mme Niat exhorte l’administration à « encourager toutes les oeuvres à tendances sociales qui s’occupent de l’Éducation des Femmes. Espérant que le problème de la femme préoccupe Monsieur le Haut-Commissaire, mieux que personne » (Ndengue 2018b, 101).

L’Union démocratique des femmes camerounaises (UDEFEC), mise en place par Emma Ngom, Marie-Irène Ngapeth et Marthe Ouandié, quant à elle, adopte une posture plus radicale, en se présentant comme une organisation féminine nationaliste. À cet égard, elle dénonce la modernisation coloniale comme un processus structurellement défaillant. L’UDEFEC corrèle alors la résolution des problématiques socioéconomiques et politiques à la fin du système colonial (Ndengue 2016, 79 et suiv.). Et dans un contexte où le discours colonial organise et fixe des divisions raciales et sociales, tout en exacerbant les différences socioculturelles, l’organisation construit un projet politique qui transcende les frontières coloniales tant à l’échelle nationale qu’internationale. Sur le plan national, l’UDEFEC vise à rassembler les Camerounaises par-delà les clivages sociaux, religieux, de clan ou même ethniques (Ndengue 2018b, 123). L’interdiction du mouvement nationaliste en juillet 1955 suscite la réorganisation clandestine des structures militantes. Ce processus éclaire les soubassements du projet politique porté par le mouvement, lequel repose notamment sur la valorisation d’une interdépendance entre militant·es nationalistes. Il s’agit de consolider l’élaboration d’un contre-espace public inclusif, fondé sur l’idéal démocratique (ibid., 127‑149). Les archives montrent que la reconstitution des instances nationalistes sous maquis met en scène une véritable « arène institutionnalisée d’interaction du discours » (Fraser et Valenta 2001, 129). Celle-ci favorise la participation d’un public, essentiellement rural, mixte sur les plans générationnel (de 10 à 80 ans) et de genre, bien que les femmes soient plus nombreuses. Cet activisme démontre une capacité de ces militant·es à transcender les catégories de domination en vigueur, en « converti[ssant leur] misère sociale et symbolique en conflit et en litige » (Tarragoni 2016, 122-123). Dans ces espaces clandestins, les « contre-publics subalternes » (Fraser et Valenta 2001, 138) dépassent leur condition sociale, et les militant·es tentent d’incarner la fiction égalitaire dont elles et ils sont exclus (Tarragoni 2014, 177-180).

Par ailleurs, partisanes d’une approche panafricaine et internationaliste, à l’instar de leurs camarades guinéennes ou maliennes (Rillon 2013 ; Barthélémy 2016 ; Pauthier 2018), les militantes de l’UDEFEC articulent les questions locales aux enjeux globaux. C’est dans cette perspective qu’elles s’affilient au Rassemblement démocratique africain (RDA), une plateforme politique qui ralliait les principales organisations nationalistes en Afrique de l’Ouest sous domination française. Cette alliance leur permet de faire circuler leurs idées et de donner à leurs activités protestataires une résonance dans l’espace politique africain. Elles publient régulièrement des textes dans les organes d’information du RDA (Ndengue 2018b, 125). Elles nouent également des relations solides avec des organisations féminines liées au Bloc de l’Est, telles que l’Union des femmes françaises (UFF) et la Fédération internationale démocratique des femmes (FIDF), qui leur permettent de rendre leurs luttes visibles à l’échelle internationale. Enfin, les militantes de l’UDEFEC remettent en cause le discours colonial selon lequel leur action politique traduirait une soumission à leurs camarades masculins. Elles ne se limitent pas à dénoncer l’ordre colonial patriarcal ; elles critiquent également le sexisme de certains de leurs camarades nationalistes qui contrevient aux énoncés émancipateurs que véhicule le Mouvement (ibid., 119-122). Ce faisant, elles dénoncent la double oppression coloniale et patriarcale que subissent les Africaines.

Une fois les indépendances acquises, la situation des Africaines ne s’améliore pas vraiment. Si la question raciale n’est plus un élément discriminant quant à l’accès aux droits et aux institutions modernes, les rapports de genre et de classe se reconfigurent dans une perspective qui reste défavorable aux femmes.

Genre, indépendance et démocratisation ? Changements à la marge et permanence des rapports de pouvoir genrés et classistes

Reprenant une analyse développée par Sabelo J. Ndlovu-Gatsheni (2013), Akhona Nkenkana (2018) souligne que les nations postcoloniales qui émergent en Afrique sont historiquement fondées sur la masculinité du pouvoir. Celle-ci se déploie dans différents domaines et tire sa légitimité des formes de colonialité du pouvoir qui se sont perpétuées par-delà l’accession à une indépendance formelle de ces territoires (Ndlovu-Gatsheni 2013). C’est la raison pour laquelle jusqu’à présent, les femmes restent marginales dans les sphères de pouvoir[2]. Il ne s’agit pas là d’une exception africaine. Les rapports de genre de l’espace politique sur ce continent participent à la dynamique globale de marginalisation politique endémique des femmes.

L’accès des anciennes colonies africaines à l’indépendance formelle n’a pas mené à une refondation des logiques sociales, politiques et économiques qui ont sous-tendu la construction des États-nations postcoloniaux. Au lendemain des indépendances, on a affaire à des États africains autoritaires qui tendent à perpétuer les mécanismes de dominations coloniales fondées sur la classe et le genre, et ce, bien que les dirigeants africains aient à certains égards des trajectoires d’accession au pouvoir différentes (Ndengue 2018b, 382 et suiv.). Les jeunes et les femmes sont des cibles privilégiées de ces régimes, qui en font des instruments de propagande des partis au pouvoir. En Guinée et au Mali, les autorités élaborent un féminisme d’État orienté contre la polygamie, ou en faveur d’un code de la famille réorganisant les rapports de genre (Rillon 2013, 58 ; Pauthier 2018), sans toutefois remettre en cause l’idée de rapports de genre fondés sur la domesticité bourgeoise, héritée de la colonisation. Dès lors, la diffusion des discours qui valorisent l’accès des femmes à tous les métiers n’a qu’un effet limité sur leur présence dans les instances politiques.

La réouverture de l’espace politique au multipartisme ne change pas fondamentalement la donne. Dans le cas du Cameroun, en dépit des discours officiels, l’espace politique reste fortement structuré par des dynamiques sociales et politiques qui limitent la participation politique d’une grande partie de la population, dont la quasi-totalité des femmes. En effet, le discours officiel présente Paul Biya, président de la République depuis 1982, mais également du parti au pouvoir, comme le chantre de la promotion des femmes, qu’il travaille « progressivement, mais inlassablement » à inscrire à l’agenda de son projet social (Ndengue 2018b, 351). Cette stratégie discursive vise à présenter l’action du président à l’égard des femmes comme conforme aux incitations des institutions internationales ou régionales et répondant aux aspirations des agentes politiques en faveur d’une amélioration de la représentativité au sein des instances de pouvoir. Par-delà les divergences d’orientations politiques, l’ensemble des agentes politiques rencontrées dans le cadre de ma thèse dénoncent cette situation. Elles déplorent le « maintien d’un ordre politique masculin et autoritaire » (Ndengue 2018b, 366) qui perpétue des mécanismes limitant la capacité politique des subalternes, dont les femmes (Eboussi 2009, 13‑16 ; Nkenkana 2018, 67‑69). Une cadre du parti au pouvoir déplore, notamment, le maintien d’une tutelle statutaire des organes féminins par les militants au sein du parti, en dépit des réformes annoncées au début des années 2000 (Ndengue 2018b, 351-352).

De manière globale, l’analyse des dynamiques de l’espace politique camerounais révèle que cinq décennies après l’accession du pays à l’indépendance, le personnel politique féminin relève encore d’une catégorie subalterne, dont les caractéristiques rappellent à certains égards celles des actrices de la scène politique coloniale des années 1940 et 1950. Tout comme leurs aînées, ces femmes occupent une position sociale qui résulte d’« un ensemble complexe et toujours changeant de rapports de pouvoir » (Hill Collins 2017b). Bien que la représentation des femmes dans les institutions politique ait progressé, elles y restent minoritaires (Ndengue 2018b, 384). Entre 1992 et 2012, au Cameroun, le pourcentage de députées et de femmes membres du gouvernement a plus que doublé. On est passé de 5,6 % à 13,9 % de femmes parlementaires et de 2,2 % à 15 % de femmes ministres ou secrétaires d’État. Depuis la législature de 2015, un palier a été franchi au Parlement, puisque les femmes représentent désormais un peu plus de 30 %[3].

L’examen des trajectoires des rares Camerounaises qui ont brisé le plafond de verre dans ce domaine confirme les analyses produites dans les différents travaux relatifs à la participation des femmes au sein des institutions. Tout comme leurs homologues indiennes ou européennes, les Camerounaises participent aux hautes instances politiques au terme d’une trajectoire exceptionnelle, au cours de laquelle elles cumulent différentes ressources sociales et économiques convertibles en ressources politiques (Lama-Rewal 2004 ; Liatard 2008 ; Sineau 2011 ; Behr et Michon 2014 ; Ndengue 2018b, 311 et suiv.). Ces femmes bénéficient souvent d’un environnement familial bienveillant, favorable à une trajectoire politique. Elles ont également eu accès à une instruction de qualité et ont fait des études supérieures. Tout cela confirme l’analyse de Catherine Achin selon laquelle il existe « des voies d’accès à la carrière politique bien définies et instituées » (2005, 383).

Le personnel politique féminin appartient au contingent de Camerounaises qui a bénéficié de l’amélioration notable du taux de scolarisation des femmes depuis l’indépendance. Elles ont alors accès à des possibilités professionnelles dans des secteurs d’emplois valorisés, tels que la fonction publique et l’entrepreneuriat formel, qui confortent leur position sociale (Ndengue 2018b, 320-323). Ces femmes constituent une élite sociale extrêmement minoritaire (en termes de répartition sociale globale et de genre), relativement éloignée de la vulnérabilité socioéconomique structurelle grâce à une autonomie sociale et économique. Sur le faible pourcentage de la population active qui travaille dans les secteurs public et privé formels, elles ne représentent que 5,6 % de l’effectif du secteur public (pour 9,9 % d’hommes) et 2,5 % de l’effectif du secteur privé (pour 7,9 % d’hommes).

Pour autant, tout en bénéficiant de ressources favorables à une ascension politique, ces femmes se meuvent difficilement dans l’espace politique. En effet, bien qu’importantes, les ressources familiales, scolaires et socioprofessionnelles s’avèrent insuffisantes pour accéder à une reconnaissance politique. Les propos des actrices interrogées révèlent que l’accès à une visibilité politique nécessite d’avoir également un ancrage dans l’espace de la société civile, dont l’importance croît en Afrique depuis les années 1980-1990 (Khilnani 2001 ; Ekindi Chatap 2007 ; Poncelet et Pirotte 2007 ; Sow 2012 ; Ndlovu-Gatsheni 2013, 92 et suiv.). Cette démarche permet de contourner le sexisme structurel qui entrave l’évolution des femmes au sein des partis et de l’espace politique. Dans cette perspective, participer au fait associatif féminin sert à renforcer ses capacités politiques en circulant entre deux espaces (Ndengue 2018b, 334). La position sociale de ces actrices, tout comme les discours qu’elles produisent sur leurs trajectoires, montre que les institutions postcoloniales perpétuent à certains égards l’ordre colonial dont elles tirent leur origine (Nkenkana 2018, 71).

Ainsi, au Cameroun, la citoyenneté moderne reste conforme à la manière dont elle a été conçue dans la théorie politique occidentale, à savoir : une prérogative essentiellement masculine et bourgeoise. La marginalisation des femmes au sein de cette construction éclaire les contours de la colonialité du pouvoir, qui continue d’irriguer une Afrique postcoloniale encore imprégnée des rapports de domination et des hiérarchies de genre et de classe notamment, hérités de la situation coloniale (Ndlovu-Gatsheni 2013, 37 et suiv.).

Toutefois, pour les Camerounaises, lutter pour une reconnaissance ne se limite pas à participer aux institutions modernes dans une position marginale. Elles ont également recours à des formes d’incivilités nourries par des modernités politiques dissonantes.

Exprimer des modernités politiques dissonantes

Dans l’espace africain, le cadre hégémonique des activités politiques (post)coloniales n’épuise pas les modalités de la participation politique. La modernité politique y est souvent tributaire d’une combinaison de logiques héritées de la colonisation et de celles issues de « modernités alternatives » (Escobar 2018). Ces dernières désignent l’ensemble des actions et des manières de penser le politique qui s’écartent des modalités hégémoniques de participation politique. Saisir pleinement les dynamiques de la participation politique en Afrique nécessite alors d’examiner des sources alternatives qui mettent au jour la vitalité de l’activité politique des classes populaires (Diduk 2004, 29). Cette approche permet de restituer « l’hétérogénéité des sociétés au regard de la normativité des États et du système d’États » (Bayart, Mbembe et Toulabor 2008, 15). Ce faisant, elle déjoue « la minorisation, l’oubli ou l’effacement des savoirs autres, des voix, des visions du monde, perspectives issues d’une pluralité d’expérience de la modernité » (Sanna et Varikas 2011, 8).

Genre, politisation et décolonisation en zone rurale : contester à partir des grammaires sociopolitiques endogènes

Favorisant souvent une approche institutionnelle, les sciences sociales peinent à appréhender avec justesse les espaces ruraux et l’agir politique qui s’y déploie (Mischi et Renahy 2008 ; Antoine et Mischi 2015)[4]. Le présupposé dominant semble être la présomption d’incompétence politique des agents sociaux ruraux (Mischi 2015, 17). Bien que menée à partir du cas français, cette réflexion peut être étendue aux espaces africains.

La littérature universitaire – essentiellement anglo-saxonne, à quelques exceptions près[5] – met au jour l’existence d’une longue tradition de mobilisations des femmes rurales africaines et de résistances à l’ordre patriarcal colonial, comme postcolonial (Diduk 1989 ; Wipper 1989 ; Amadiume 1997 ; Shanklin 1998 ; Diduk 2004 ; Falola et Paddock 2011 ; Terretta 2013 ; Fallon et Moreau 2016). Comprendre les dimensions politiques de cet activisme rural sans tomber dans l’écueil de l’exotisme (Mischi et Renahy 2008, 16) nécessite de « décloisonner les attitudes politiques en les rapportant le plus possible aux pratiques sociales » (Mischi 2015, 10). Cela implique de replacer les conflits observés dans les dynamiques qui relèvent des équilibres de l’écosystème local en termes de régulation de l’environnement, du foncier, des pratiques agricoles, etc. (Mischi 2015, 10 ; Ndami 2017 ; Ndengue 2018b, 164 et suiv.).

En contexte colonial, les tensions autour de la gestion du foncier rural sont accentuées. Les autorités coloniales élaborent une législation foncière calquée sur les logiques occidentales de gestion de la terre, en plus de vouloir s’approprier les terres locales. Or, dans des sociétés où le rapport des populations à la terre relève du sacré qui sous-tend l’ordre social, politique et symbolique (Ndami 2017 ; Banerjee et Connell 2018, 9[6] ; Ndengue 2018b, 164 et suiv.), cette démarche oblitère les régimes endogènes de gestion du foncier et bouleverse les équilibres locaux. Tel est le cadre dans lequel un conflit politique émerge à la veille des indépendances au Cameroun. Il oppose des femmes rurales issues des communautés des Grassfields, dans les régions de Bamenda et de Bafoussam, d’une part, aux autorités coloniales et leur relais locaux masculins, d’autre part. Exclues d’une participation aux instances politiques modernes, ces femmes s’organisent pour exprimer leur colère à l’égard de la coalition masculine qui, sous couvert de modernisation, contrevient aux règles d’usage, en remettant en cause leurs prérogatives sur la terre. Leurs mobilisations éclairent les tensions qui émergent de la confrontation entre deux visions du monde, dans une société en pleine mutation.

Dans ces espaces ruraux, l’éthique originelle est celle d’une responsabilité partagée entre les femmes et les hommes quant à la gestion des affaires de la communauté (Ndami 2018, 77 et suiv. ; 2019 ; Ndengue 2018b, 64‑68). De cette perspective particulière découle un ordre social organisé autour de la séparation, mais également de l’interdépendance, des sphères féminines et masculines. La logique est celle d’un pouvoir partagé entre les deux pôles, dans le respect des prérogatives de chacun (Amadiume 1997, 103 et suiv. ; Hanson 2002). En tant que principales productrices vivrières, mais également du fait de leur fonction reproductrice, les femmes coproduisaient l’ordre social, en prenant part à la gestion des terres agricoles et des cultures. Cette réalité est progressivement remplacée par les logiques coloniales qui les excluent du processus de prise de décision. Elles passent alors d’un statut social valorisé et respecté, source d’autonomie et de pouvoir sur les plans sociopolitique et religieux, à la mise au ban social et politique.

Entre 1957 et 1961, une succession de mesures coloniales foncières et agraires les dépossède de la terre et expose leurs familles à la précarité. Face à cette situation, les femmes rurales des Grassfields expriment leur ressentiment à l’égard des autorités. Elles recourent à un « incivisme apparent » ancré dans les cadres locaux d’organisation sociale (Diduk 2004) pour remettre en cause la subordination des femmes à l’oeuvre dans les évolutions sociales. Dans la région de Bamenda, après avoir formulé des récriminations formelles aux autorités, lasses de l’inaction de celles-ci, des femmes se mobilisent pour dénoncer les mutations des institutions sociales en cours (Ndengue 2018b, 169 et suiv.). Elles déplorent une tendance à asservir les femmes et décident de faire cesser cette offense en déclenchant des insurrections qui s’étendent au cours des années 1957 et 1958. En 1959, dans la région de Bafoussam, les mêmes raisons conduisent les femmes à participer au mouvement insurrectionnel nationaliste qui sévit alors dans la région (ibid., 149 et suiv.). Ces femmes déploient des actions qui visent à ostraciser et à humilier leurs adversaires. Leurs mobilisations mettent en scène une ritualisation des « technique[s] de corps » (Bayart 2004 ; Bertrand 2004) dans l’espace public. On retrouve les mêmes expressions de résistance dans d’autres groupes socioculturels de l’est comme de l’ouest de l’Afrique (O’Barr 1984 ; Diduk 1989 ; 2004 ; Wipper 1989 ; Falola et Paddock 2011 ; Fallon et Moreau 2016), où les femmes profèrent des paroles et emploient des gestes obscènes et violents. Dans le cadre d’un activisme empreint d’une symbolique locale, ces femmes s’instituent en sujets politiques par l’intermédiaire des chants, des cris, des danses, l’exposition de leur vagin, etc. Leurs actions s’inscrivent dans une économie morale particulière qui autorise l’expression de la colère des femmes par une incursion codifiée et crainte dans l’espace public.

En effet, les mobilisations de femmes de Bamenda (ré)activent des structures latentes de protestations féminines qui existent dans les cultures locales, à savoir l’Anlu, le Kelu et le Fombuen. Il s’agit de manifestations qui visent à sanctionner toute offense faite aux femmes. Elles consistent à suspendre l’ordre social en vigueur en imposant celui des protestataires, qui investissent et s’approprient alors l’espace public. Dans la région de Bafoussam, on observe une dynamique relativement similaire. Les femmes se mobilisent et occupent l’espace public en procédant à une politisation des modalités de sociabilité rurales (Mischi 2015, 10 et suiv.), notamment celles utilisées dans le cadre des activités agricoles. En groupe, elles détruisent des infrastructures routières coloniales afin d’entraver la circulation des autorités, ou les réaffectent à des fins agricoles. À travers ces actions, elles rappellent leurs droits d’accès à la terre en tant que productrices de cultures vivrières. Il s’agit de « s’emparer des prérogatives de l’élite » et de récupérer à l’arraché ce que le nouvel ordre social leur a enlevé : des terres cultivables et le droit de se prendre en main (Malaquais 2002, 331‑332). L’activité séditieuse des femmes des Grassfields vise à contester une version monophonique et masculine de la modernité (Sanna et Varikas 2011). Elle rend compte « des manières particulières d’être au monde » (Chakrabarty 2009) et, notamment, de l’existence de modernités contre-hégémoniques fondées sur la dyarchie et l’équilibre des pouvoirs et des responsabilités entre les femmes et les hommes.

Les contestations des femmes des Grassfields émergent dans un contexte sociopolitique particulier qui articule les enjeux locaux et nationaux. Dans la région de Bamenda, les mobilisations ont lieu alors que les femmes accèdent enfin au droit de vote en 1958, et deux partis locaux – le Kamerun National Congress (KNC) et le Kamerun National Democratic Party (KNDP) – s’opposent par rapport à l’avenir du territoire dans le cadre de l’indépendance à venir. Les protestataires prennent fait et cause pour le KNDP, qui leur a apporté son soutien au cours des mobilisations. Durant leurs manifestations, elles mènent une campagne de dénigrement du parti adverse et donnent des consignes de vote en faveur du parti qu’elles soutiennent. Celui-ci remporte les élections de janvier 1959. Ainsi, l’activité protestataire a consisté à convertir des solidarités locales et sociales développées et cultivées dans le cadre des mobilisations en ressources politiques réinvesties dans le cadre institutionnel hégémonique (Mischi 2015, 13).

Au lendemain des indépendances, les institutions de régulation sociale issues de la modernité coloniale priment sur tous les autres modes d’organisation sociale. Et alors que les décennies post-indépendance sont synonymes d’autoritarisme au Cameroun, comme dans de nombreux États africains, la volonté des femmes de défier l’ordre masculin autoritaire ne faiblit pas. Elles s’attèlent à exprimer une citoyenneté indocile.

Défier les logiques autoritaires, affirmer une citoyenneté indocile

Au Cameroun, les années 1960 sont caractérisées par la consolidation des fondements autoritaires de l’État postcolonial. Sous prétexte de favoriser l’unité nécessaire au pays nouvellement indépendant, les autorités essaient de subordonner toutes les forces sociales et politiques à leur projet hégémonique. Ce processus génère des tensions. Il bute notamment sur la détermination de Camerounaises qui, en dépit des risques encourus, continuent de mettre en oeuvre une citoyenneté indocile. Elles initient ou prennent part à des dynamiques séditieuses (Ndengue 2018b, 225 et suiv.) qui s’expriment aussi bien à travers des actions protestataires collectives qu’individuelles. Pour rendre compte des différentes modalités d’expression du non-consentement des femmes, j’ai porté mon regard « en dehors des sites les plus évidents de l’observation du politique », dans une perspective qui « problématise la connexion entre protestation, ordre social et ordre politique » (Banégas, Pommerolle et Siméant 2010 ; Bereni et Revillard 2012). Cette démarche prolonge les travaux relatifs aux mobilisations collectives qui, en examinant le terrain africain et/ou des actions protestataires féminines, s’attèlent à dépasser les approches classiques de la sociologie.

En 1962 et 1963 dans le département du Bamboutos, dans la région de l’Ouest Cameroun, Marie Manguelon et Régine Poundé, deux figures de l’élite sociale locale, s’opposent aux cadres politico-administratifs masculins locaux, garants de l’ordre social et politique autoritaire (Ndengue 2018b, 225‑232). Elles n’hésitent pas à transformer les structures de l’ordre hégémonique, au sein desquelles elles sont insérées, en territoire de lutte de pouvoir pour le contrôle des ressources et le maintien de leur statut (Katzenstein 2012). La première est présidente d’une importante association locale de mères et membre d’un comité de base (CB) de l’Union camerounaise (UC), le parti au pouvoir. La seconde est présidente d’une sous-section du même parti. Toutes deux créent ou identifient des opportunités dont elles se saisissent « pour jouer des “coups” » (Mathieu 2002, 82). Elles adoptent un esprit mutin qui consiste à défier, voire à renverser, temporairement, l’autorité qu’on veut leur imposer (Loez 2005). Il s’agit de continuer à s’affirmer comme actrices autonomes au sein de l’espace social et politique autoritaire et patriarcal. Bien que leurs actions ne soient pas arrimées à l’émergence d’un mouvement social à proprement parler, celles-ci relèvent néanmoins d’une véritable politique contestataire située dans les « couloirs de la vie institutionnelle » ; et elles traduisent une volonté de provoquer une perturbation à travers le refus de se conformer et de coopérer (Katzenstein 2012, 119 et suiv.).

Lors d’un défilé officiel du parti, Manguelon fait acte d’insubordination. Elle renverse les relations d’autorité entre son CB et une section du parti. Contrairement aux usages, elle prend la tête du défilé en arborant la plaque de son CB, reléguant le passage des militant·es de la section à la deuxième place. Quelques jours après cet événement, Manguelon interpelle violemment un de ses collègues du parti. Elle l’accuse d’entraver l’extension d’activités associatives qu’elle mène dans le cadre de son association de mères et lui reproche d’essayer de subordonner l’ensemble des activités sociales féminines de la région aux instances du parti. Dans un contexte où le développement des activités militantes du parti hégémonique est essentiellement assuré par des cadres masculins, cette altercation met en scène un des enjeux importants du contexte autoritaire d’alors, à savoir : l’encadrement et le contrôle des mobilisations d’une partie de la population.

À l’instar de sa collègue, Poundé brave également les logiques autoritaires. Elle aussi prend ses distances avec la discipline du parti et remet en cause l’ordre politique. Dans le cadre du renouvellement de l’exécutif du CB de sa localité, elle élimine toutes ses adversaires pour pouvoir être la seule à se porter candidate et s’assurer ainsi la victoire. Son attitude contrevient pourtant à une circulaire du parti. De plus, quelques jours après cette élection, Poundé s’insurge contre la mise en place d’un service d’ordre pour assurer la sécurité d’une réunion du parti, cela alors même que la région est en proie à une guerre qui oppose des insurgé·es nationalistes, en désaccord avec les conditions d’accession du Cameroun à l’indépendance, aux forces armées. Les activités protestataires menées par Manguelon et Poundé confirment que les institutions (autoritaires) peuvent être des sites de contestation, en dépit des contraintes (Katzenstein 2012, 121 et suiv.). Ces actions mettent au jour une expérience qui révèle une position particulière, située dans un entre-deux : l’« outsider de l’intérieur » (Katzenstein 2012, 125 ; Hill Collins 2017a). Cette posture interroge l’appréhension classique des dynamiques contestataires qui tend souvent à établir une distinction binaire entre insiders, qui font partie de l’establishment, et outsiders, qui contestent depuis l’extérieur.

Élaborer des « tactiques » visant à déborder l’État autoritaire et à relativiser, voire à disqualifier, son champ d’action (Bayart 1983) n’est pas le seul fait d’outsiders de l’intérieur. Durant les années 1970-1980, alors que, d’une part, le contexte politique est caractérisé par la terreur due à une élimination systématique des forces sociales et des politiques dissonantes ; et, d’autre part, que le mouvement nationaliste connaît des tensions, une partie de ses militant·es et sympathisant·es s’attèlent néanmoins à perpétuer, clandestinement, l’esprit d’insubordination qui le caractérise (Ndengue 2018b, 241 et suiv.). Les trajectoires d’Elisabeth Mendomo et Rose Ndzie incarnent cette démarche. Ces activistes pratiquent une forme militantisme « distancié » (Collovald 2015), qui brave les représailles violentes des autorités ainsi que les dissensions au sein de l’espace militant. Elles expriment une citoyenneté enracinée dans une subjectivité qui est à la fois un rapport à soi et un rapport au monde (Tarragoni 2016). Face aux autorités, tout comme au sein de leur mouvement, Mendomo et Ndzie affirment, chacune, une subjectivité politique contestataire qui rencontre le projet d’émancipation collective. Leur engagement perpétue le discours critique nationaliste, qui dénonce une reconfiguration de l’ordre colonial dans les États africains indépendants. Elles se posent alors en artisanes du nouvel ordre social et politique à venir. Mendomo explique notamment que conformément à l’idéologie nationaliste, il faut poursuivre la lutte anticoloniale dans le Cameroun post-indépendance. Elle considère en effet que l’indépendance acquise dans les années 1960 est critiquable et déclare notamment : « Ils ont donné une fausse indépendance ! Ce n’était pas la vraie ! Ce n’était pas la vraie indépendance que Um Nyobe et compagnie ont demandé pour leur pays. Donc la lutte doit continuer et ça continue jusqu’à maintenant ! » (Ndengue 2018b, 299)

Les discours et les activités politiques de Mendomo et Ndzie ne se limitent pas à reproduire l’antienne nationaliste. À travers des interactions individuelles qui portent la marque d’une culture du conflit, elles expriment leur désaccord à l’égard aussi bien des agents de l’État que des pratiques de certains de leurs camarades. Elles développent alors une perspective dans laquelle leur subjectivité politique contestataire et le projet d’émancipation collective qu’elles portent se nourrissent mutuellement.

En guise de conclusion. Ce que le genre et le terrain africain font à la science politique

En somme, analyser l’espace politique camerounais sur un temps long en croisant l’approche genre et les perspectives postcoloniales permet de décloisonner et de décoloniser la science politique, en produisant une sociohistoire genrée du politique en Afrique. À partir d’une approche empirique et féministe des expériences des Camerounaises, cet article dépasse alors une vision « appauvrie et dénaturée » des réalités sociopolitiques africaines (Imam 2004, 16). En effet, d’une part, l’analyse des sources primaires écrites (abondantes) et orales met au jour les rapports de pouvoir qui structurent non seulement l’espace social et politique africain, mais également la production des savoirs sur le sujet. Ces rapports sont empreints de logiques patriarcales imbriquées aux rapports globaux de domination, liés notamment à la colonisation, au racisme, à l’autoritarisme et à l’impérialisme (Bouka 2020). D’autre part, cette démarche éclaire les modalités plurielles à travers lesquelles les femmes, contraintes à la subalternité, participent à la production du politique en transcendant les limites sociales et politiques qui leur sont imposées (Ndengue 2018b, 33). Rendre compte de l’hétérogénéité de l’agir politique des Camerounaises permet d’enrichir le contenu de la citoyenneté politique et de l’étendre hors des limites du cadre politique formel et institutionnel. Cette démarche rappelle également que le terme « femmes » désigne une catégorie politique aux contours mouvants (Scott 2012, 109). À titre individuel ou dans une perspective d’émancipation collective, les Camerounaises habitent l’espace social et politique depuis différentes positions, à partir desquelles elles s’affirment comme des agentes légitimes de cet espace. Elles ne cessent alors de défier les mécanismes de la modernité (post)coloniale qui tend à les condamner à la subalternité sociale et politique. Ainsi, analyser l’espace africain sous l’angle du genre, en tenant aussi bien compte des contours sociohistoriques de sa production politique que du périmètre qui en découle (Achin et Bereni 2013, 35 et suiv.), permet d’interroger les rapports de pouvoir qui structurent toutes les échelles de la vie sociale (Imam 2004 ; Bouka 2020). Elaborer des sciences sociales, et plus précisément une science politique, qui intègrent l’expérience des Africaines relève d’une posture politique et épistémologique qui, au-delà d’enrichir les connaissances produites sur l’Afrique, interroge les canons de production des savoirs.