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En dépit d’un demi-siècle de critiques féministes adressées à la science politique conventionnelle, Jill Vickers (2015) ne peut que constater la forte réticence au changement au sein de la discipline : les chercheur·es tendent toujours à définir et à étudier les comportements politiques au regard d’un modèle normatif masculin, tout écart à celui-ci étant interprété comme le signe d’un engagement politique[1]. Accompagnant les évolutions sociodémographiques internes à la science politique, les appels à réviser les postulats fondamentaux de la discipline se sont bien multipliés au fil des années pour encourager à « démanteler les valeurs androcentristes (masculinist) » qui structurent la discipline (Anonyme 2014) ou à « inscrire dans notre discipline » une perspective queer sur « la sexualité, le genre et le corps » (N.J. Smith et Lee 2014, 11) [ma traduction]. Mais le déni de l’agentivité guidant les comportements politiques subalternes dans l’analyse conventionnelle ne saurait être résolu sur une base argumentative ou procédurale, et c’est bien une transformation en profondeur des pratiques de recherche qui s’avère nécessaire. La question des stratégies de prise en compte des savoirs subalternes depuis une position d’énonciation dominante dépasse de fait les frontières disciplinaires, pour constituer un problème émergent dans l’ensemble des sciences sociales. Viviane Namaste (2019) ressent par exemple le besoin de théoriser les « savoirs créoles » pour la rédaction de son histoire de l’impact du sida sur la communauté haïtienne de Montréal, tandis que Leila Celis (2022) souligne les tensions et les difficultés qui accompagnent toute tentative d’établir un « dialogue épistémique » entre chercheur·es non autochtones et personnes autochtones par-delà les rapports asymétriques coloniaux. Cet enjeu s’est imposé à moi dans le cadre de mes recherches doctorales, lorsqu’il m’est apparu nécessaire de prendre en compte ma position d’énonciation masculine pour traiter de l’influence du genre sur les représentations antiféministes. Une étape essentielle de ma réflexion a été la lecture de l’oeuvre de Patricia Hill Collins, qui invite à faire des savoirs subalternes un critère de signification de la recherche, mais laisse hélas en suspens la question des modalités de cette prise en compte dès lors que l’on ne partage pas l’expérience vécue dont il est question. Les débats entourant l’épistémologie des savoirs situés (ÉSS) m’ont heureusement aidé à aborder cette difficulté, concernant à la fois la pertinence et les risques associés à la mobilisation des savoirs situés par-delà l’expérience vécue.

Je reviendrai tout d’abord, pour expliquer les réticences à l’évolution des pratiques disciplinaires, sur l’existence d’un mécanisme dénialiste. J’aborderai ensuite, en contrepoint, la manière dont cet enjeu de positionnalité se trouve intégré à la pratique scientifique dans l’ÉSS, en m’arrêtant en particulier sur la perspective de Collins. Ses recherches étant toutefois menées à propos et en fonction d’un vécu féminin noir étasunien, j’aborderai dans une troisième section les difficultés à transposer sa proposition à des travaux menés depuis une positionnalité dominante, en m’associant notamment à la position défendue par Uma Narayan. Pour finir, je formulerai à partir de la littérature existante une série de propositions allant dans le sens d’une mise en pratique des appels à faire évoluer la science politique.

L’obstacle du dénialisme

Les luttes d’auto-émancipation se trouvent aujourd’hui moins contestées pour leur objectif politique que pour les transformations sociales nécessaires à leur concrétisation. C’est dans cet entre-deux que s’inscrit souvent le phénomène dénialiste, qui consiste en une réaction de minimisation, d’externalisation causale ou de déni de réalité des manifestations d’un rapport de domination. Outre les opinions haineuses, le dénialisme accompagne aussi l’indifférence aux causes d’auto-émancipation, voire le soutien qui peut leur être apporté depuis une positionnalité dominante. Dans la recherche scientifique, le déni se manifeste en premier lieu par la délégitimation des témoignages et des analyses des personnes subalternes concernant leur propre vécu, ainsi que par leur réduction à un rôle social passif, dénué d’agentivité. On le constate par exemple en archéologie, où perdure la pratique d’attribution d’un genre aux squelettes en fonction du connoté guerrier ou domestique des objets présents dans leur tombe malgré les avancées en ostéologie et en génomique (Belard 2014). On le voit également en sociologie, où les études sur les violences faites aux femmes soulèvent toujours des critiques reposant sur « la négation du fait que les relations entre les hommes et les femmes […] constituent des rapports sociaux et que ces rapports sont inégalitaires » (Jaspard et al. 2003, 72), et l’on pourrait multiplier les exemples. Quelle que soit la discipline, les énoncés fallacieux se trouvent d’autant plus facilement répétés comme des évidences qu’ils viennent conforter le préjugé selon lequel la forme normative actuelle des rapports sociaux serait immuable et/ou d’ores et déjà égalitaire, et dès lors inutile à interroger.

L’institutionnalisation d’approches scientifiques inspirées des mouvements d’auto-émancipation s’est dans ce cadre effectuée par une rupture avec cette prémisse conservatrice, par l’identification et la contestation d’un biais dominant non reconnu comme tel, constitutif d’un dénialisme structurel portant obstacle à la réception de leurs conclusions. Teresa de Lauretis (2007, 82) constate par exemple l’ineffectivité des patients efforts de démonstration face à l’ampleur des efforts dominants pour « contenir le trauma du genre, c’est-à-dire la disruption potentielle de la fabrique sociale et du privilège masculin blanc qui deviendrait monnaie courante si la critique féministe comme production idéologico-technologique venait à être très répandue ». Au mieux l’objet « de brèves mentions ou de références occasionnelles », les autrices féministes ne sont le plus souvent tout simplement pas lues, le lectorat cismasculin montrant de la sorte sa réticence à l’existence même d’une pensée spécifiquement féminine (ibid., 82‑83).

Le phénomène dénialiste se trouve modélisé comme intrinsèque à la reproduction symbolique de la domination dans l’étude bourdieusienne des rapports sociaux de classe. Le capital symbolique constitue en effet pour Pierre Bourdieu (1980, 200) un « capital dénié » dans le sens où sa légitimité même s’exerce par le fait qu’il est « méconnu comme capital » : la distribution des rôles au sein d’un champ social dépend d’une « croyance (comme méconnaissance collective) dans les effets d’une forme particulière d’alchimie sociale », sans laquelle deviennent impossibles les « opérations de transfert de capital symbolique […] par lesquelles […] une institution agissant par l’intermédiaire d’un agent dûment mandaté investissent de valeur un produit » (Bourdieu et Delsaut 1975, 23‑24). Cette croyance constitue ce que Max Weber (1992, §9) nomme, en sociologie de la religion, la « théodicée du bonheur », soit un récit légitimateur qui vient associer aux privilèges le sentiment « d’y avoir droit », comblant un besoin de « pouvoir croire qu’en ne possédant pas le même bonheur, le moins fortuné n’a que ce qu’il mérite ». En contestant la validité d’un tel mode de véridiction, la recherche subalterne provoque alors des réactions conservatrices qui ne sont pas nécessairement perçues comme telles par les agent·es privilégié·es qui en font montre, de sorte que « le système et les effets du système ne se donnent jamais dans leur vérité, à ceux-là mêmes qui en bénéficient le plus directement » (Bourdieu et Delsaut 1975, 26).

Collins (2017, 387) offre une seconde explication au dénialisme universitaire, centrée cette fois sur « les procédés de validation du savoir ». Faire reconnaître dans sa discipline l’apport scientifique d’une proposition implique en effet de convaincre une communauté d’expert·es dont les représentations sociales seront guidées par leur positionnalité, souvent dominante. Une femme noire aura conséquemment plus de difficultés à faire reconnaître la valeur de son propos à devoir convaincre « une élite d’hommes blancs ostensiblement hétérosexuels ayant la nationalité américaine », peu réceptifs à des idées hétérodoxes (ibid.). La validation d’une thèse tendra donc à être facilitée par sa proximité à la fois avec les évidences d’un état des savoirs scientifiques et avec les préjugés guidant la sociodicée de la domination, compliquant par avance la validation d’une lecture subalterne des rapports de pouvoir.

Dorothy E. Smith (1987, 29‑34) évoque enfin le traitement différencié d’un même propos dépendant de la position d’énonciation des chercheur·es qui l’expriment, moins du fait d’une volonté consciente d’exclusion que par l’attribution automatique d’une autorité symbolique supérieure aux propos masculins. Les propos féminins sont de ce même fait plus aisément mésinterprétés et maltraités dans leur réception, quand ils ne sont pas tout simplement ignorés. Cette invisibilisation de la parole féminine se trouve facilitée selon la sociologue par la place centrale accordée au médium textuel dans la production universitaire, dans la double mesure où l’abstraction conceptuelle met à distance la réalité vécue des rapports sociaux et où la modélisation chosifiante qui en résulte est présumée être reçue de la même façon par l’ensemble du lectorat formé à sa compréhension (D.E. Smith 1999, 49‑50).

En somme, le dénialisme constitue un phénomène dynamique, dont la complexité tient au fait qu’il participe de la définition même de nos identités sociales, et touche dès lors autant à notre individualité qu’aux structures sociales et aux institutions. Les émotions politiques conservatrices et les réticences individuelles ne participent ainsi pas seulement d’une volonté de nuire, mais peuvent provenir aussi de l’inconfort qui accompagne tout écart au modèle normatif. Représentations sociales, fonctionnement institutionnel et procédures scientifiques de véridiction se renforcent mutuellement, rendant difficile la remise en cause de ces « évidences » dans la pratique scientifique quotidienne. La volonté de contrer les « effets symboliques de méconnaissance que l’on produit, sans avoir besoin de le vouloir ou de le savoir » (Bourdieu 2003, 101), pose dans ce cadre la question des mécanismes de prise en compte de perspectives bel et bien exprimées, mais continuellement délégitimées.

Les savoirs situés par-delà l’expérience vécue

Le vécu subalterne comme critère de signification

Pour de Lauretis (2007, 91), c’est cette relégation aux « espaces en marge des discours hégémoniques » qui engendre la nécessité pour les théoriciennes féministes de « créer de nouveaux espaces de discours, de réécrire les récits culturels et de définir les termes d’une perspective différente – une vue d’“ailleurs” ». La théorie féministe se doit dès lors d’être élaborée en tentant d’« habiter les deux types d’espaces à la fois » et en assumant « la tension d’une double force qui, s’exerçant dans des directions contradictoires – la négativité critique de sa théorie et la positivité affirmative de ses politiques –, est à la fois la condition historique de l’existence du féminisme et sa condition théorique de possibilité » (ibid., 94). Cet ailleurs producteur de résistances se trouve théorisé dans l’épistémologie des savoirs situés (ÉSS), dont les trois principes généraux sont, selon Tracy Bowell (2011) : a) le postulat d’un caractère socialement situé du savoir, b) celui d’une perception et d’une appréhension particulières des enjeux sociaux de la part des personnes subalternes, et c) la construction des pratiques de recherche depuis la perspective des personnes subalternes, en particulier pour l’étude des rapports de pouvoir. Collins (2004, 247) prend ainsi acte du fait que si son expérience individuelle du racisme est unique, « les possibilités et les contraintes auxquelles [elle] fai[t] face sur une base quotidienne ressembleront à celles auxquelles font face les Africain·es-Américain·es comme groupe » [ma traduction]. L’expérience de la domination s’avère ainsi collective du fait que l’on ne saurait s’en extraire, et elle se trouve définie dans sa spécificité par l’histoire partagée des oppressions et des résistances, dont elle résulte (ibid., 247‑248). L’identité individuelle est enfin définie par une multiplicité de facteurs, structurels, situationnels ou conjoncturels, dont Stuart Hall (1996, 476) invite à saisir les permanentes ambiguïtés : « Nous sommes toujours en négociation, non pas avec un seul ensemble d’oppositions qui nous placerait toujours dans la même relation aux autres, mais avec une série de positionnalités. » [Ma traduction] L’intersection des différentes expériences de la domination n’efface pas le partage d’une expérience commune, mais en multiplie les modalités : le vécu du genre ne sera ainsi pas identique pour une femme noire et une femme blanche, du fait même que la féminité noire se trouve normativement définie par un contraste négatif avec la féminité blanche.

L’ÉSS propose une alternative au biais dominant sur lequel s’est historiquement construite la pratique scientifique, dont l’une des manifestations est la prétention à s’extraire du monde social pour en décrire le fonctionnement. Cette conception classique de l’objectivité est considérée par Sandra Harding (1992, 438) comme « trop faible pour accomplir jusqu’aux objectifs pour lesquels elle a été construite », car elle suppose l’existence d’un éther de neutralité venant annuler le caractère socialement situé des subjectivités [ma traduction]. Un tel mythe ne fait que rationaliser un réflexe de projection sur l’ensemble des groupes sociaux de la subjectivité collective du groupe dominant, la certitude d’incarner l’universalité étant circulairement facilitée par le fait de ne pas être soi-même systématiquement altérisé·e. Influencée par l’épistémologie kuhnienne, Harding (2004, 10‑11) prend acte de la distance irréductible entre la réalité et sa modélisation scientifique, dont la production se trouve culturellement, historiquement et socialement située. La sociologue estime que construire l’analyse à partir du vécu des représentant·es des catégories dominées permet à l’inverse d’atteindre une « objectivité forte » à laquelle aucune abstraction surplombante ne pourrait prétendre avec rigueur (Harding 1992). Pour Collins (2004), il importe toutefois de ne pas attribuer l’objectivité forte à la parole dominée elle-même, celle-ci ne provenant pas d’une position sur une échelle des oppressions mais du croisement analytique des savoirs spécifiques, c’est-à-dire de la multiplicité des lectures en remplacement du monopole d’une subjectivité dominante.

L’épistémologie des savoirs situés constitue ainsi une réponse autant épistémologique que politique au résidu positiviste qui guide toujours la pratique scientifique conventionnelle. Elle représente pour Collins (ibid., 247) « un cadre interprétatif dédié à l’explication de la manière dont la connaissance demeure centrale au maintien et à la transformation de systèmes de pouvoir injustes », qu’on ne peut réduire à « une discussion apolitique sur la vérité et la méthode féministes » sans en contredire le fondement. Ce constat ne signifie pas un rejet de la scientificité mais la mise en question, au regard d’un projet de transformation sociale, de la logique sous-jacente aux règles de véridiction scientifique en vigueur, pour intégrer à l’analyse la conflictualité politique inhérente à leur établissement. Pour Uma Narayan (2004, 221), l’un des aspects les plus féconds de l’ÉSS est de renverser par ce biais l’injonction à se conformer à la perspective du groupe dominant. Comme l’exprime Collins (2004, 252), la prévalence d’une subjectivité par rapport à une autre ne s’établit pas en répondant abstraitement à « la question de savoir qui occupe la meilleure, la “plus vraie” ou la plus privilégiée des positions », dans la mesure où le mode d’établissement des critères de vérité se trouve lui aussi situé. La question à poser est alors davantage celle de savoir « pourquoi nous croyons ce que nous estimons être vrai » (Collins 2017, 384).

Dans la continuité des réflexions foucaldiennes sur le processus politique de production de la vérité, Collins (ibid., 408‑409) se refuse à toute hiérarchisation entre le savoir spécialisé de la théorie féministe noire étasunienne et le savoir commun porté par les femmes noires étasuniennes : « Cette approche permet de décrire la tension créatrice liant la manière dont les conditions sociales influencent un point de vue situé de femme noire et comment le pouvoir des idées elles-mêmes a donné aux Africaines-Américaines la force de transformer ces mêmes conditions sociales. » Privées d’accès aux institutions productrices d’un savoir légitimé, elles ont historiquement transmis leurs savoirs par des moyens plus informels comme « la musique, la littérature, les conversations courantes et le comportement quotidien » (ibid., 384). Cette affirmation d’une capacité créatrice apparaît à Collins (1989, 746‑749) une condition de possibilité de l’agentivité politique pour les femmes noires étasuniennes, qui se voient structurellement dénier toute autonomie intellectuelle dans l’interprétation de leur situation d’oppression.

Par ses implications politiques, l’approche de Collins s’oppose aux conceptions verticales de la reconnaissance portées par Charles Taylor (1994), qui supposent de faire reposer sur la bonne volonté masculine et/ou blanche l’ouverture à des demandes considérées spécifiques, et donc de maintenir une relation de dépendance vis-à-vis du groupe dominant. Comme le relèvent Marc Bessin et Elsa Dorlin (2005, 15‑17), la « bienveillante tolérance » vis-à-vis des approches féministes a pour coût « une certaine dépolitisation des positionnements féministes », dont la légitimité ne repose plus alors sur leur fondement vécu mais sur la traduction de ce vécu dans une forme abstraite faussement objectivante. Le contre-modèle associé à l’ÉSS, parce qu’il intègre la matérialité des rapports sociaux, se rapproche davantage des théories de Frantz Fanon (1952), qui place l’initiative dans les mains des personnes subalternes elles-mêmes, la pratique de recherche devenant alors aussi l’affirmation performative d’une capacité d’agir et de penser sans la tutelle intellectuelle ou morale du groupe dominant. Contre la distanciation chosifiante, Collins (2017, 390‑399) construit l’alternative d’une épistémologie qui prend le vécu des femmes noires étasuniennes comme « critère de signification » et développe sa méthodologie en fonction de leur subjectivité ainsi que d’une éthique de la sollicitude (care) et de la responsabilité. Parce que situé, ce modèle n’a pas de prétention à la validité universelle, mais démontre l’applicabilité du principe consistant à placer la subjectivité collective d’un groupe subalterne « au centre de l’analyse » pour examiner la relation entre le vécu quotidien, le « savoir évident partagé […] en tant que groupe social », le savoir spécialisé produit par des intellectuel·les issu·es de ce groupe et « les conditions sociales qui modèlent les deux types de pensée » (ibid., 408). Cette composante collective de la production de la connaissance introduit une différence significative avec la conception normative de la science portée par l’épistémologie kuhnienne, « qui réduit la plupart des pratiques scientifiques à une routine de résolution de problèmes à l’intérieur d’un paradigme établi » (Connell 2007, 224 [ma traduction]).

Point de vue situé et positionnalité autre

Il apparaît dans ce cadre nécessaire de se situer soi-même dans l’analyse produite (auto-distanciation critique), car le processus d’objectivation s’effectue en fonction d’intérêts situés. L’expression « point de vue situé », souvent employée pour traduire l’anglais standpoint, recouvre toutefois au moins deux interprétations possibles, distinguées par Bourdieu par les notions simili-wébériennes de Standpunkt et de Gesichtspunkt. La première approche, celle défendue par le sociologue lui-même, consiste à considérer le point de vue comme un point dans l’espace social (Standpunkt) retenu volontairement pour « prendre une vue […] sur cet espace » (Bourdieu 2001, 185). L’enjeu est alors de « penser différentiellement, relationnellement, en fonction des positions alternatives possibles auxquelles » cette position dans l’espace social « s’oppose sous différents rapports (revenus, titres scolaires, etc.) ». La seconde approche décrite par Bourdieu, plus proche de la vision de Collins, fait plutôt du point de vue une « vue prise à partir d’un point particulier (Gesichtspunkt), d’une position particulière […] dans l’espace social », laquelle nous oblige à « rompre avec l’illusion du point de vue absolu » du fait que « la mise en relation de l’espace des positions et de l’espace des points de vue » dépend de l’habitus associé à notre positionnalité de chercheur·e. Reconnaître l’inaccessibilité du « point de vue de Dieu » leibnizien – position surplombante en dehors du monde social – pour accepter la partialité des visions situées ne constitue donc qu’une étape dans l’élaboration d’une stratégie d’« objectivation de l’espace des points de vue » (ibid., 185‑186) : la nécessité demeure ensuite de prioriser l’une ou l’autre de ces deux stratégies.

Si l’on privilégie le Standpunkt, comme le fait Bourdieu, la démarche retenue dérive de la sociologie compréhensive wébérienne, « science qui se propose de comprendre par interprétation […] l’activité sociale et par là d’expliquer causalement […] son déroulement et ses effets » (Weber 1995, I §1). Le sens se trouve reconnu comme historiquement et culturellement spécifique, mais pour Weber (ibid., I §1 A), « la capacité de reproduire soi-même une activité d’autrui analogue ne constitue pas comme telle une condition de compréhensibilité : “Il n’est pas besoin d’être César pour comprendre César” ». Que ce soit par la rationalité abstraite ou par l’empathie, l’interprétation se trouve ainsi présumée possible peu importe la positionnalité, du moment qu’est appliqué un principe de neutralité axiologique, soit une estimation du rapport aux valeurs en lieu et place d’un jugement de valeur. Bien qu’« attentif aux variations culturelles », Weber prend toutefois « rarement en compte, dans l’ensemble de la discussion, des points de vue rattachés à des positions sociales, qu’il s’agisse par exemple des positions occupées dans les rapports sociaux de classe ou de sexe » (Pfefferkorn 2014, 89).

Si à l’inverse on privilégie le Gesichtspunkt, comme le fait Collins (2017, 50), le postulat est que « le statut d’outsider-within peut ouvrir de nouveaux points de vue sur l’oppression », dans la mesure où l’assignation à un groupe subalterne force, afin d’éviter des violences punitives, à observer et à développer un savoir sur le fonctionnement social des groupes dominants avec lesquels on doit interagir au quotidien, et à développer de la sorte une conscience comparée des deux réalités sociales. Historiquement employées au service domestique de la bourgeoisie blanche, les femmes noires étasuniennes ont ainsi développé, selon Collins (1986, S26, S29), un savoir démystifié de la vie quotidienne de la classe dominante. À construire leur recherche en tant qu’étranger·ères de l’intérieur plutôt que de se soumettre à la fausse alternative entre assimilation et auto-exclusion, les universitaires subalternes peuvent alors, toujours selon Collins (ibid., S29), maintenir cette « tension créatrice » en « faisant confiance à leur vécu personnel et culturel comme source de connaissance » [ma traduction]. Dans une variante de cette notion d’étranger·ère de l’intérieur, Gloria Anzaldúa (2011, §1‑8) théorise enfin la figure de la mestiza, prise à jongler entre plusieurs cultures et systèmes de valeurs et qui, de ce fait, « transforme l’ambivalence » en une « conscience des frontières[2] ».

Par la stratégie retenue, l’approche développée par Collins met en tension un savoir sociologique universitaire largement masculin et blanc avec le contre-savoir construit par les femmes noires étasuniennes sur la base de leur expérience. Pour María Puig de la Bellacasa (2012, 219), la question est alors « de savoir, si l’on comprend le standpoint comme une construction liée à un processus singulier, jusqu’à quel point on peut le convertir en une métathéorie, transposable dans des agencements différents, sur un mode qui permettrait de prendre en compte les singularités de chaque situation ». Autrement dit, à privilégier les contre-savoirs comme critère de signification et à prendre acte de l’influence de la positionnalité sur le mode d’interprétation, se pose la question de leur intégrabilité à une étude produite depuis une positionnalité autre, a fortiori dominante. L’enjeu épistémologique demeure toutefois peu exploré par Collins (2017, 86‑88), dont la proposition de construire des « coalitions éthiques » se situe davantage sur le terrain de la transformation sociale, puisque l’idée de collaborer avec les chercheur·es subalternes, de lire et de valoriser leurs travaux et de soutenir leurs initiatives s’applique indifféremment à la positionnalité individuelle. Or, « faire des recherches et enseigner sur les femmes latinas » comme y invite Collins (ibid., 88) n’aura pas la même implication suivant que la personne qui effectue cette tâche est par exemple une femme noire, un homme blanc ou un homme latino, et la sociologue concède « la difficulté de soutenir de tels dialogues par-delà les rapports de pouvoir », sans hélas poursuivre la réflexion. Pour Puig de la Bellacasa (2012, 239), le choix de Collins de présenter « la position de l’outsider-within comme une attitude que l’on pourrait épouser peut facilement contrecarrer sa propre conviction que le contenu du savoir est inséparable du processus ».

Positionnalité dominante et appropriation des approches subalternes

Usages et mésusages des approches intersectionnelles

Du fait de sa généalogie distincte liée aux théories féministes racisées nord-américaines, l’épistémologie intersectionnelle introduit, selon Ange-Marie Hancock (2016, 82‑86), une rupture vis-à-vis de la pensée à somme nulle et de la conception additive des rapports de domination initialement associées à l’ÉSS : plutôt que de simplement « remplacer une analyse de classe par une analyse de race ou de genre », il s’agit désormais de « reformuler l’analyse elle-même » [ma traduction]. La notion de positionnalité, associée à l’ÉSS, est conséquemment d’abord considérée avec ambivalence avant de se trouver intégrée par Collins (2017) à son modèle théorique dans une « convergence des épistémologies afrocentrique et féministe » (Hancock 2016, 89‑90). Cette synthèse demeure toutefois fragile pour Sirma Bilge (2015, 19‑20), car la popularisation des théories de l’intersectionnalité s’accompagne aujourd’hui d’une transformation des savoirs subalternes en un marqueur de distinction « dans un environnement élitiste néolibéral », phénomène que la sociologue décrit comme le « blanchiment de l’intersectionnalité ».

L’idée d’universaliser l’approche intersectionnelle ne fait donc pas l’unanimité parmi les théoriciennes féministes racisées, Hancock (2007a, 247‑251) distinguant à ce titre deux grandes tendances. Une première définit les études sur l’intersectionnalité autour d’un contenu spécifique, celui de « la subjectivité des femmes qui vivent à l’intersection de marginalisations fondées sur la race, le genre, la classe et l’orientation sexuelle », tandis que la seconde considère plutôt ce domaine de spécialité comme « un corps de théorie normative et de recherche empirique » qui tire des apports de la pensée féministe racisée un mode d’analyse de l’interaction des rapports d’oppression [ma traduction]. Se rattachant à la première tendance, Nikol G. Alexander-Floyd (2012) regrette que la popularisation des travaux féministes noirs et latinos dans la recherche critique ait pu mener à une réécriture blanche de leurs concepts, invisibilisant l’enjeu de la racisation et privant paradoxalement les femmes les plus directement concernées de la possibilité d’exprimer leur vécu. Madina Tlostanova (2015, §8) le résume ainsi : « sur sa route vers un statut global de terme-parapluie, [l’intersectionnalité] a perdu ou commencé à dissimuler sa localité, son ancrage dans une histoire locale particulière, prenant une posture de retrait vis-à-vis de toute localité et restant en quelque sorte suspendue dans l’air ». Abordant la problématique sous un angle décolonial, Jasbir K. Puar (2012, 50, 53) pointe plutôt l’incohérence à traiter la féminité noire étasunienne comme le référent ultime de l’analyse intersectionnelle, car ce choix produit en retour « une ironique réification de la différence sexuelle » et de la « différence raciale » avec un vécu féminin noir étasunien qui finit par être confondu avec celui de l’ensemble des « femmes de couleur », créant une catégorie « simultanément vidée de toute signification spécifique dans son omniprésente application, et pourtant surdéterminée dans sa mobilisation » [ma traduction]. Pour la théoricienne étasunienne, l’affirmation de la spécificité des vécus se trouve contredite par cette universalisation arbitraire de catégories qui « ne traversent pas nécessairement les frontières nationales et régionales ni les exigences généalogiques » (ibid., 54). Plus qu’un élargissement de l’application du concept d’intersectionnalité, elle défend donc le développement d’articulations théoriques complémentaires, par exemple autour du concept d’agencement[3]. Enfin, quelque part entre ces deux positions et sur une ligne postcoloniale, Narayan (2004, 220) rejette l’idée que la connaissance individuelle puisse se limiter à ce qu’une personne « a expérimenté personnellement », pour retenir plutôt la prémisse qu’il est possible d’« atteindre une forme de compréhension de notre expérience [de femmes non occidentales] ou une forme de sympathie à notre cause » [ma traduction]. La « nature contextuelle de la connaissance », c’est-à-dire son lien à l’expérience vécue, pousse toutefois la philosophe à estimer qu’« il est plus facile et plus probableque les opprimé·es développent une perspective critique sur les conditions de leur propre oppression que cela n’est le cas pour celles et ceux qui vivent en dehors de ces structures » (ibid., 220). À ne pas vivre une forme spécifique de domination, en effet, les soutiens extérieurs à une lutte d’auto-émancipation manquent souvent de « comprendre pleinement les complexités émotionnelles » associées à un vécu subalterne et échouent alors à développer une perspective systématique incluant leurs propres comportements. Face à l’existence de « contextes contradictoires » et à leurs coûts matériels et psychiques, Narayan (ibid., 222‑223) invite enfin à considérer avec prudence la « doctrine de la “double vision” », c’est-à-dire à ne pas la « réifier en une métaphysique qui servirait de substitut à une analyse sociale concrète »[4].

Penser les rapports de pouvoir dans un champ universitaire défini par ces derniers

Le concept d’intersectionnalité circule au sein d’un champ intellectuel traversé par les rapports de pouvoir qu’il est censé permettre de décrire, et cette circulation se trouve médiée à la fois par un état des rapports de force et par la positionnalité des agent·es qui en revendiquent l’usage, créant le risque de reproduire, dans l’analyse, les biais qui avaient initialement rendu pertinente la création du concept (Cho, Crenshaw et McCall 2013, 791). Devant cet obstacle, Narayan intègre l’enjeu de la positionnalité dominante à sa caractérisation des savoirs situés et nous oriente vers la prise en compte de deux formes complémentaires de dénialisme : la romantisation et l’infériorisation. Geneviève Pagé (2015, 147‑148) explore un exemple du premier phénomène en relevant dans le mouvement féministe québécois l’existence d’un « désir de racisation » de la part de militantes blanches face à l’émergence des perspectives intersectionnelles, c’est-à-dire « une demande d’accès à cette position unilatérale subalterne [féminine et racisée], porteuse du privilège épistémique et donc de légitimité du leadership ». Or, comme on l’a vu avec Collins, le développement des savoirs subalternes se trouve guidé par une logique de survie et de résistance face à un vécu de précarité, lequel ne saurait être considéré comme enviable sur le plan matériel sans méconnaître ses propres privilèges. Quant à l’infériorisation, autre forme de dénialisme, Suruchi Thapar-Björkert et Madina Tlostanova (2018, 1029) en proposent une analyse lorsqu’elles lisent dans le postféminisme néolibéral une tendance à la désidentification vis-à-vis de la lutte féministe par l’externalisation causale du phénomène de la domination masculine, dont le domaine d’application se trouve alors arbitrairement restreint à certains groupes racisés : « lorsque la désidentification est mésappropriée par des femmes blanches qui prétendent avoir atteint l’émancipation, elle devient un outil de la colonialité davantage qu’un outil libérateur » [ma traduction]. En miroir au désir de racisation correspond ainsi un racisme culturel, l’agencement des deux constituant un dispositif de relégitimation de la positionnalité dominante associée à la féminité blanche. Thapar-Björkert et Tlostanova (ibid.) en posent l’hypothèse que la « désidentification » à une identité assignée, dès lors qu’elle est effectuée depuis une positionnalité dominante, mène à la perpétuation de la matrice de la domination.

L’économie symbolique de la domination reposant sur la silenciation des membres des catégories subalternes (Lagarde 2010), toute contestation du monopole dominant de la parole légitime produit en retour un réflexe de préservation d’un état de distribution des espèces de capital (Bourdieu 2013), dont la rationalisation dénialiste peut être punitive et/ou victimaire. La tentation est donc toujours forte, depuis une positionnalité dominante, de réécrire l’expérience subalterne sous un angle davantage valorisant pour soi, en déconsidérant les savoirs subalternes. Sumi Cho (2013, 387) identifie notamment ce comportement dans les critiques adressées aux théories de l’intersectionnalité par des hommes racisés ou des femmes blanches acceptant mal l’idée d’appartenir à des catégories « partiellement privilégiées », à l’intersection d’une positionnalité dominante et d’une positionnalité subalterne [ma traduction].

Même à essayer d’intégrer à l’analyse sa propre positionnalité dominante, la prégnance du phénomène dénialiste continue enfin de se faire sentir, avec des tentatives qui se traduisent souvent par une réécriture de l’expérience subalterne elle-même. L’idée d’abandonner la prétention à la neutralité pour « engendériser » l’analyse masculine, défendue par Joseph A. Boone et Michael Cadden (1990), mène ainsi rapidement à ce que la positionnalité dominante ne soit plus traitée comme telle, masculinité et féminité étant alors davantage vues comme spécifiques et complémentaires. Anne-Marie Devreux (2004, 6-7) suggère que cette dynamique d’évidement politique s’explique par un mimétisme formel avec la recherche féministe, au vu notamment de « l’importance donnée à la parole et à l’expression du vécu individuel », ainsi que par une tendance « à postuler une équivalence heuristique entre l’analyse du masculin pour laquelle il faudrait combler un retard pris par les sciences sociales, et les recherches sur les femmes, un peu comme si les spécificités des femmes étaient équivalentes aux spécificités des hommes ». Celle-ci ajoute (ibid., 9) : « travailler sur le masculin ou les masculinités ou encore l’identité masculine ne conduit pas forcément à l’étude des hommes comme acteurs des rapports sociaux de sexe, ni même à l’analyse de la domination masculine ». Pour Thapar-Björkert et Tlostanova (2018, 1035), « [l]a désidentification, plutôt qu’un processus de déballage des discours hégémoniques, devient à la place encore une autre façon d’emballer de nouvelles hiérarchies de la connaissance ».

Bilan et propositions

Sumi Cho, Kimberlé W. Crenshaw et Leslie McCall (2013, 788) proposent de considérer l’intersectionnalité comme « un point nodal » plutôt qu’un « système clos », c’est-à-dire comme un « lieu de rassemblement pour des questionnements ouverts quant aux dynamiques conflictuelles de race, de genre, de classe, de sexualité, de nation, entre autres inégalités » [ma traduction]. Les juristes et la politologue défendent la thèse d’une productivité, pour les études sur l’intersectionnalité, de la coexistence d’une dynamique « centrifuge » d’une part, adaptative aux spécificités méthodologiques et théoriques de chaque discipline, et « centripète » de l’autre, plus ancrée dans les marges disciplinaires et « souvent sceptique quant à la possibilité d’intégrer des méthodes et théories classiques à leur recherche intersectionnelle » (ibid., 792‑793). Les chercheuses concèdent le caractère quelque peu atténué de la charge critique dans le premier cas et la plus forte propension à innover dans le second, mais soulignent la productivité des efforts déployés pour modifier les pratiques de recherche dans les différentes disciplines (ibid.).

À cette première tension s’en ajoute une seconde, qui porte sur la positionnalité relative des chercheur·es avec leur sujet d’étude. La différence de positionnalité impose une prudence analytique, de manière à ne pas romantiser ni inférioriser le vécu subalterne comme nous en avertit Narayan, mais aussi à en intégrer et à en visibiliser la spécificité tel que nous y invite Collins. L’obstacle épistémologique s’avère plus important lorsque l’analyse se trouve formulée depuis une positionnalité dominante, puisque, comme le remarquent Thapar-Björkert et Tlostanova (2018), toute tentative de se distancier de sa positionnalité dominante risque fort de mener à une simple reformulation du discours légitimateur d’un rapport de domination. Le mimétisme formel avec les théories de l’auto-émancipation apparaît dans ce cadre comme une stratégie à éviter, car ne pouvant que venir renforcer le statu quo oppressif. Elsa Dorlin (2009, 13) souligne que le privilège ne résulte en effet pas d’une différence biologique mais de l’association symbolique d’une transparence sociale à des marqueurs physiologiques ou comportementaux. Pour elle, cela consiste à « être socialement interpellé comme une personne, plutôt que comme un individu métonymique – constamment ramené à un prétendu groupe, une entité, altérisé, minorisé ». « Engendériser » une positionnalité masculine ou « racialiser » une positionnalité blanche ne feront ainsi qu’invisibiliser le mécanisme de la domination qu’est la réduction des individus subalternes à une identité assignée dont les caractéristiques stéréotypiques guident normativement les interactions sociales quotidiennes. Se pose donc la question des stratégies envisageables pour compenser au moins en partie les effets du dénialisme structurel, à suivre l’hypothèse narayanienne d’une communicabilité des expériences vécues. Deux grandes stratégies au moins se trouvent identifiables à cette fin, qui supposent d’accepter la spécificité non réplicable de l’analyse située subalterne pour tirer enseignements de ses résultats. La première stratégie repose sur une réforme des méthodes classiques, tandis que la seconde suppose de considérer plus directement la positionnalité dominante en traitant les savoirs subalternes comme un critère de signification. Bien que compatibles, ces stratégies renvoient à des logiques distinctes. Elles méritent à mon sens d’être mobilisées de front.

Première stratégie : la réforme des approches classiques

La première stratégie s’inscrit dans la logique centrifuge de Cho, Crenshaw et McCall et correspond à ce que Susan Hardy Aiken (1986, 298) désigne comme la stratégie du « polylogue », c’est-à-dire une relecture du canon dominant au regard d’une tradition subalterne. On la retrouve notamment dans l’objectif de Scott Coltrane (1994, 57) de rendre les études sur les rapports de genre « adaptable[s] aux pratiques traditionnelles de la recherche sociologique » [ma traduction]. Le chercheur reconnaît le risque de « reproduire la conscience patriarcale », à trop concentrer la recherche sur la subjectivité masculine au risque de victimiser les hommes violents, et suggère de contrebalancer l’étude approfondie des émotions et des expériences masculines en les plaçant « dans un contexte structurel » et en cherchant à identifier dans le discours des hommes « comment et pourquoi ils excluent les femmes » (ibid., 55-56). Cette approche ne prend en compte que partiellement les implications d’une position d’énonciation masculine (Gesichtspunkt) en se construisant surtout autour de la subjectivité dominante (Standpunkt), mais vient compléter la sociologie compréhensive d’un contrepoint au dénialisme structurel dominant. Ange-Marie Hancock (2007b, 66‑71) ouvre par ailleurs à une opérationnalisation quantitative de ce principe avec l’idée de méthodes de collecte de données sur la base de la théorie des sous-ensembles flous (fuzzy-set) de manière à mieux saisir la « diversité qualitative intra-groupe affirmée par les théoriciennes de l’intersectionnalité[5] ». Si la proposition ignore la question de la positionnalité, l’ambition portée par la politiste n’en est pas moins de combler un angle mort de la recherche quantitative par un artefact venant imiter les approches qualitatives subalternes. C’est dans un même esprit de combler les angles morts que Danielle Chabaud-Rychter, Virginie Descoutures, Anne-Marie Devreux et Eleni Varikas (2010) invitent par ailleurs à relire les théories canoniques au regard des critiques et des apports féministes, face au constat que nombre d’auteur·rices se seraient trouvé·es en mesure de traiter des questions de genre au regard de leur cadre théorique, mais n’ont tout simplement pas entrepris de le faire.

Parmi les mises en pratique possibles de cette stratégie, je retiens tout d’abord l’utilité d’une problématisation construite autour de la spécificité des vécus, ainsi que la nécessité de prendre en compte la systématicité et l’historicité des rapports de pouvoir. Construire une problématique autour d’un vécu spécifique, qu’il soit subalterne ou dominant, aide en effet à identifier des enjeux qui tendraient sinon à se trouver ignorés, comme nous le montrent par exemple les suites de la controverse historiographique de l’Historikerinnenstreit (« controverse des historiennes ») ayant porté à la fin des années 1980 sur la caractérisation des comportements politiques féminins durant la période nazie. L’historienne américaine Claudia Koonz s’y attachait à démontrer l’existence d’une participation enthousiaste au régime nazi de la part d’un certain nombre de femmes considérées « aryennes », volontarisme que Gisela Bock, historienne allemande, tentait à l’inverse de minimiser pour faire de l’ensemble des femmes, juives ou non, des victimes d’une politique nazie antinataliste (Grossmann 2004). Par le fait de porter son attention au vécu spécifique des femmes décrétées « aryennes » par le régime nazi, Koonz venait contredire le mythe de l’innocence féminine perpétué dans le féminisme blanc allemand. Sa démarche ouvrait à des questions comme celle « d’une logique féminine spécifique par rapport à l’antisémitisme et à la xénophobie » (Windaus-Wasler 2004, 233) ou celle de savoir « comment les catégories de race et de sexe se sont combinées au sein de la rhétorique et la pratique nazie, et dans la vie quotidienne », en particulier pour les femmes juives ou roms (Grossmann 2004, 221‑222). Davantage que le sujet de recherche, c’est bien la problématisation d’un vécu dans sa spécificité qui a joué un rôle transformationnel.

Ces problématiques nouvelles gagnent de plus à être abordées avec une préoccupation à la fois pour la systématicité intersectionnelle des rapports sociaux et pour leur inscription dans une historicité. Sur le premier point, Mari J. Matsuda (1991, 1189) invite à toujours « poser l’autre question », c’est-à-dire à interroger la présence d’autres rapports de domination, préconisation à laquelle on peut ajouter la pertinence d’intégrer à la réflexion des enjeux moins souvent abordés dans la littérature scientifique, à l’image de l’intersexuation, des rapports Nord/Sud ou du handicap. Comme nous le montre l’exemple allemand, cette problématisation ne peut de plus que s’inscrire dans une historicité, l’insistance de Collins sur ce point renvoyant à une préoccupation de ne pas surgénéraliser les conclusions d’une étude portant sur une modalité spécifique de la domination, constituée par un effet de sédimentation historique quand bien même elle dérive d’une même matrice de la domination. Pour Collins (2017, 62, 173‑174), cette spécificité située se trouve saisissable à partir de l’histoire des résistances et des savoirs subalternes, car c’est à travers celles-ci et ceux-ci que l’agentivité et la conscience subalternes se trouvent identifiables dans l’analyse.

Cette première stratégie implique par ailleurs d’intégrer une réflexion sur la nature des rapports de pouvoir, pour étudier leur multidimensionnalité ainsi que le caractère contextuel de l’expression des identités sociales. La prise en compte de l’intersectionnalité des rapports sociaux passe ainsi chez Collins (ibid., 418) par l’étude de plusieurs « domaines du pouvoir ». La sociologue en dénombre quatre, qui sont respectivement : a) les « institutions sociales imbriquées à grande échelle », b) « les hiérarchies bureaucratiques et les techniques de surveillance », c) le dispositif intellectuel visant à « justifier les pratiques de ces domaines de pouvoir » et d) la dynamique dénialiste qui fait que « chaque groupe identifie l’oppression qui lui est fondamentale et confère moins d’importance aux autres » (ibid., 418‑433). Bilge (2015, 17) leur ajoute un « domaine psychique et incorporé du pouvoir », pour intégrer les enjeux d’affects et de corporéité. Plutôt que de retenir un mode d’analyse privilégié parmi les approches structuraliste et poststructuraliste, Collins (2009, xi) invite à les mettre « en dialogue l’une avec l’autre », de manière à inclure à l’analyse la tension dialectique entre les mécanismes de perpétuation et de transformation des rapports sociaux [ma traduction]. Danièle Kergoat (2009, 119‑120) décrit de son côté la « coextensivité » et la « consubstantialité des rapports sociaux », soit respectivement le « fait que les rapports sociaux se coproduisent mutuellement » et « l’entrecroisement dynamique de l’ensemble des rapports sociaux, chacun imprimant sa marque sur les autres ». Enfin, la relationnalité des rapports sociaux gagne à être considérée dans sa composante contextuelle. Comme le relève Gillian Rose (1997, 311), il apparaît impossible de mettre en scène une « réflexivité transparente », c’est-à-dire un récit exhaustif des composantes de nos identités sociales. L’interdépendance des rapports d’oppression implique en effet que l’on choisisse toujours un angle d’approche du phénomène de la domination[6]. Dans ce cadre, « la réflexivité est peut-être moins un processus de découverte que de construction de soi » qui doit prendre en compte le fait que nos identités n’existent « qu’à travers des relations sociales mutuellement constitutives » (ibid., 313‑314). Contre l’illusion faussement objectivante de la mise en scène discursive de notre positionnalité, Rose (ibid., 315‑316) encourage à intégrer à la méthodologie le doute inhérent à la réflexivité sur la performance de nos identités sociales. Il s’agit en somme de chercher à saisir tout à la fois la dynamique oppressive structurelle et la négociation perpétuelle des individus entre une multiplicité d’identités choisies ou assignées.

Seconde stratégie : faire des savoirs subalternes un critère de signification

La seconde stratégie consiste plutôt à faire des savoirs subalternes un critère de signification, face au constat que la stratégie « réformiste » ne tient pas compte de l’angle mort des règles de véridiction préexistantes. Critique face à la montée des comparaisons quantitatives sur des enjeux intersectionnels en science politique, Leela Fernandes (2013, 187‑188) relève en effet que le critère d’objectivation n’y est plus le savoir ni l’agentivité subalternes, mais qu’elles réintroduisent plutôt par la quantification une illusion de neutralité « dans un mouvement qui efface l’intervention méthodologique des féministes de couleur étasuniennes » [ma traduction]. Le retour au confort de l’abstraction renforce en effet la performativité assujettissante associée à la quantification dans la pratique de gouvernement. L’intégration de l’enjeu de la positionnalité dominante implique dès lors de recourir à une seconde stratégie, inspirée de celle construite par Linda Singer (1993, 23) autour de la figure de la bandita, qui vient « [j]ouer avec les restants d’hommes morts, [les] piller sans merci, prendre ce qui est nécessaire et laisser le reste » [ma traduction]. Si la stratégie de la bandita se trouve inapplicable depuis une positionnalité dominante, du moins la métaphore aide-t-elle à saisir la nécessité de transformer la pratique scientifique elle-même, comme le soulignait Hancock à propos de la critique intersectionnelle.

Léo Thiers-Vidal (2007, 81) en propose un exemple en entreprenant d’adapter à sa positionnalité masculine « l’épistémologie du point de vue développée par les féministes matérialistes anglosaxonnes ». À partir du postulat que pour tout·e membre d’un groupe dominant, la « connaissance [d’une situation d’oppression] sera toujours de seconde main, indirecte » et incomplète, le sociologue propose de manière pertinente de placer cette inaccessibilité au centre du cadre théorique (ibid., 86). À défaut des savoirs subalternes eux-mêmes, Thiers-Vidal fait ainsi de l’analyse féministe matérialiste un « outil de vérification de la pertinence des analyses masculines en matière d’oppression ». Il relie la positionnalité dominante à une nécessité de concevoir la recherche sur un modèle distinct de manière à prendre pour référence un savoir inaccessible aux membres du groupe dominant[7]. À appliquer ce principe à la proposition théorique de Collins, ce sont alors les savoirs subalternes eux-mêmes qu’il convient de placer en repère objectivant, c’est-à-dire en critère de signification, afin de ne pas laisser en suspens la question de la positionnalité. La sociologue postule en effet l’existence d’un entre-deux positionnel où les chercheur·es subalternes peuvent se trouver à la fois dans l’objectivité scientifique et dans la subjectivité vécue, et effectuer en quelque sorte la médiation entre savoirs subalternes et savoirs scientifiques, par le biais d’une traduction analytique et d’une synthèse (Collins 2017, 21). Dans cette version universitaire du vécu de la frontière, le savoir subalterne ne se confond pas avec la théorie d’auto-émancipation, mais cette dernière apparaît tout de même comme un passage obligé pour toute personne souhaitant placer le vécu subalterne en référent de l’analyse, a fortiori lorsqu’elle est elle-même extérieure au groupe social.

Aux fins d’une mise en pratique de cette seconde stratégie, je retiens la nécessité de prendre en compte sans la romantiser la position d’énonciation subalterne et la nécessité d’instaurer une relation de redevabilité vis-à-vis des sujets subalternes ainsi que vis-à-vis des valeurs et du régime de vérité guidant leurs savoirs et leurs pratiques de résistance, par un abandon de toute prétention à la « pureté théorique ». La prise en compte de la position d’énonciation s’avère tout d’abord importante pour Leila Benhadjoudja (2015, 51), qui encourage, à propos de son sujet de recherche, à « être attentive à qui produit un certain savoir sur les femmes musulmanes et qui identifie et balise les frontières de la catégorie féminismes musulmans ». Ce n’est en effet qu’à cette condition qu’il lui apparaît possible « de s’intéresser à la fois à une littérature produite par des femmes musulmanes qui ont réfléchi sur l’islam à partir d’une perspective féministe » et « à des travaux de recherche qui ont porté sur les femmes musulmanes » (ibid., 50‑51). Mais ce critère ne saurait par ailleurs être absolu, à lire Richa Nagar et Susan Geiger (2007, 269‑270) qui expriment leur frustration à devoir sans cesse faire état « en quelques pages » du détail complexe de leur positionnalité féminine, respectivement racisée et immigrante, comme condition pour recevoir une forme de validation universitaire de leur propos de la part de leurs collègues blanc·hes. Au-delà des identités assignées, elles invitent donc à « discuter plus explicitement des processus et des structures économiques, politiques et institutionnelles contextuelles qui définissent la forme et les effets du travail de terrain » (ibid., 270 [ma traduction]).

Une façon de ne pas réessentialiser le vécu des chercheur·es subalternes passe alors par un déplacement du référent de l’identité assignée vers les savoirs eux-mêmes, de manière à maintenir les théories auto-émancipatrices dans leur rôle de médiation à vocation transformatrice des vécus et des savoirs subalternes. Dans le cadre de travaux impliquant des sujets vivants, se développent d’une part les démarches de co-construction de la recherche, qui n’effacent jamais la différence de positionnalité mais permettent d’en mitiger les effets et d’enrichir la démarche compréhensive d’un retour immédiat de la part des agent·es, anticipant ainsi la rétroaction que la recherche aura sur le monde social (Vivas-Romero 2017). D’autre part, Rose (1997, 318) encourage, à propos de la collecte de données par entrevue, à décrire sa positionnalité contextuelle par le compte-rendu des rapports de pouvoir dans les interactions avec les personnes interrogées, notamment leurs réactions et stratégies par rapport au protocole de recherche.

Cette attention à une plus forte horizontalité dans les conditions de production de la recherche vise tout autant à produire une connaissance plus exacte qu’à établir une forme de redevabilité vis-à-vis des agent·es subalternes dont ils et elles objectivent le vécu. Namaste (2019, 10, 30) insiste par exemple sur « la nécessité pour les chercheur·es de maîtriser la langue créole » lorsqu’elle expose sa démarche de placer « le vécu, les expériences, le travail et les réponses de la communauté haïtienne » montréalaise au centre de son analyse. Outre la démonstration d’« un intérêt et [du] sérieux de [la] démarche », la compréhension du créole haïtien participe selon elle d’une démarche décoloniale et aide à ne pas « négliger certaines nuances » sémantiques et perceptuelles présentes, y compris dans les discours formulés en français, et à incorporer un rapport au savoir qui suppose de « pouvoir admettre qu’on ne saisit pas tout » (ibid., 33‑37).

La nécessité de se mettre en position d’apprentissage participe de ce que Michael Anthony Hart (2010, 9) désigne comme une « redevabilité relationnelle », qui ne se limite pas aux personnes mais comporte également, pour le sujet qui l’intéresse, une recherche de cohérence avec les visions du monde autochtones [ma traduction]. Il s’agit dès lors de distinguer, à la suite de Leanne Betasamosake Simpson (2018, 37‑39), d’une part l’utilisation de la pensée critique occidentale « pour diagnostiquer, pour révéler et même pour interroger le colonialisme » et, d’autre part, « la contextualisation de la résistance à l’intérieur de la pensée autochtone ». Imposer un cadre unique formulé depuis une positionnalité dominante perpétue en effet l’« impérialisme cognitif », alors même que « la théorie des mouvements sociaux ne parvient pas à expliquer les forces qui génèrent et animent notre résistance parce qu’elle est ancrée dans une connaissance et une vision du monde occidentales » (ibid., 20, 41).

Cette délimitation clarifiée du domaine d’investigation envisageable depuis une positionnalité dominante implique enfin le sacrifice d’une certaine « pureté théorique » pour légitimer non seulement ce que Gayatri Chakravorty Spivak (1990, 11‑12) a pu désigner comme l’« essentialisme stratégique », mais aussi les régimes de vérité subalternes en eux-mêmes, dès lors qu’ils sont distincts du rationalisme abstrait de l’analyse scientifique [ma traduction]. C’est là la proposition de Namaste (2005, 8), pour qui considérer socialement construites les catégories « femme » ou « trans » ne contredit pas la reconnaissance de leur performativité symbolique, et donc de la possibilité d’en faire usage – que ce soit à des fins stratégiques ou pour donner sens à un vécu. La démarche n’est dès lors pas d’imposer une vision comme « vraie » à l’instar de la dynamique hégémonique du rationalisme abstrait. Elle n’est pas non plus de traiter l’ensemble des représentations du monde comme si elles étaient également valides, mais plutôt de prendre comme critère de légitimation d’un régime de vérité son effet performatif sur le plan des rapports sociaux. Là par exemple où la mobilisation des cosmogonies autochtones participe de la construction d’une autonomie politique, juridique et intellectuelle en contexte colonial, le discours androcentré du masculinisme participe à l’inverse d’un renforcement de la domination masculine par la reformulation victimaire de sa sociodicée – et n’a dès lors pas vocation à se trouver légitimé dans une perspective critique.

Placer les résistances au centre de l’analyse implique en somme de remettre en cause à la fois la toute-puissance explicative du discours scientifique et l’omniscience divine de la figure de l’universitaire pour tenir compte conjointement des apports de l’épistémologie de l’intersectionnalité et de celle des savoirs situés. L’apprentissage de la modestie intellectuelle est certainement difficile, dans la mesure où la remise en cause des certitudes théoriques se trouve sans cesse à recommencer et où les savoirs subalternes, dotés d’une performativité propre, ne sauraient être assimilés au rationalisme abstrait. Mais la démarche ouvre également à un élargissement des horizons de la science politique, afin de répondre aux nombreux appels à en transformer les pratiques de recherche.