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[L]a question du sens, de la place et du rôle des sexes
pourrait être la plus grande « dispute » du dernier tiers du XXe siècle,
celle qui inaugurera le XXIe siècle.
Mais il ne s’agit pas que d’une dispute spéculative :
le bouleversement de la place des sexes entraîne une restructuration profonde
des rapports humains qui touche tant au politique,
à l’économique, au culturel, à la filiation, qu’au libidinal.

Collin 1999, 7

Les processus d’émancipation engagés au cours des dernières décennies par les femmes pour plus d’égalité avec les hommes et de liberté individuelle sont éminemment politiques. En fait, le féminisme n’a pas laissé (et ne laissera pas) indemnes les rapports hétérosexuels[2], car il appelle l’imagination d’autres façons de vivre au quotidien et la mise en place de nouvelles structures sociales dans lesquelles les traditionnelles hiérarchies de genre n’ont plus (ou ont moins) d’effet. Les modifications à apporter aux rapports sociaux commandent une lutte réelle pour les femmes, car les hommes ne renoncent pas massivement ni rapidement aux bénéfices retirés par les arrangements patriarcaux en société (Devreux 2004 ; Dupuis‑Déri 2018). Comme les privilégié·es abdiquent rarement avec enthousiasme leurs avantages, il faut les y contraindre par des moyens politiques. Si l’on admet avec la philosophe Françoise Collin (1999) citée en exergue que le féminisme engage une « dispute » fondamentale dans les rapports sociaux de sexe, il semble, en tout respect, que le terme choisi reste dénué à première vue d’une dimension proprement politique a contrario de celui de conflit, surtout si l’intérêt est tourné vers ce qui advient en contexte conjugal. La dispute ou la chicane de couple s’interprète plutôt comme des désaccords personnels qui marquent de manière assez courante les unions qui se caractérisent, dans plusieurs régions du monde, par une progressive égalisation en droits des partenaires, une démocratisation de l’intime (Giddens 2004), une conception plus individualiste et utilitaire des rapports amoureux (Illouz 2012 ; 2020), ainsi qu’une précarisation croissante des liens conjugaux qui entraîne de plus fréquentes séparations (Korducki 2020). En outre, les désaccords entre les partenaires sont normalisés et il est jugé préférable de les exprimer afin qu’ils ne tarissent pas la relation, mais ceux-ci ne sont pas nécessairement considérés comme des rapports politiques.

Il y a des avantages à adopter une perspective politique à l’égard de certaines de ces querelles conjugales, car il me semble qu’elles peuvent camoufler plus fondamentalement des inégalités et des limites à la liberté des partenaires. Bien sûr, ce ne sont pas toutes les chicanes de couple qui ont une portée politique ; pensons à celles qui concernent la procédure à préconiser pour réparer un objet, le bon chemin à prendre pour aller à un lieu ou la façon de conduire un véhicule. Toutefois, celles qui peuvent s’avérer plus fondamentalement politiques découlent du fait de politiser les rapports de pouvoir qui président aux manières de vivre qui entraînent des inégalités au sein du couple, de visibiliser les formes subtiles (ou non) d’exploitation qui pèsent sur les individus et d’interroger les manifestations de privilèges dont jouissent certaines personnes. Ce qui vient d’être énuméré constitue des gestes politiques qui ont de bonnes chances de déboucher sur des conflits entre les conjoint·es, car – en dépit du sentiment amoureux – leurs intérêts, leurs opinions ou leurs pratiques quotidiennes restent façonnés par les rapports sociaux de sexe. Pour mieux capter ce qu’implique la restructuration de l’intime exigée par les mouvements féministes – à laquelle réfère Collin –, d’un côté, et ce que cela peut potentiellement entraîner comme confrontation entre les partenaires amoureux, de l’autre, il me semble que l’emploi du mot « conflit » pourrait être plus approprié. Dans la discipline de la science politique, l’emploi du mot conflit est plus commun pour désigner les rapports de force de la sphère publique. En fait, l’étymologie latine de conflit est conflictus (choc) et confligere (se heurter), ce qui recouvre l’idée générale de lutte ou d’opposition entre les groupes sociaux. Selon une conception agonistique de la démocratie (sur laquelle je reviendrai plus loin dans cet article), le préfixe grec agôn désigne sous sa forme philosophique un conflit (contestation, confrontation) dans la sphère publique qui vise à convaincre de la prééminence (supériorité) d’une opinion sur une autre pour plus d’égalité. En cela, et pour que ce soit bien clair, l’intérêt de ce texte est d’inviter à adopter une conception politique du conflit dans la sphère privée, laquelle s’écarte des formes destructrices de « conflits sévères » (Turbide et Saint‑Jacques 2019) et de l’« intimate terrorism » (Johnson 2008) qui peuvent conduire aux violences conjugales dont les impacts sont disproportionnés sur les femmes et les enfants (Lapierre etal. 2015). Bien que de banales chicanes peuvent malheureusement mener à une forme ou une autre de violences conjugales (physique, psychologique, verbale, sexuelle ou économique), cette réflexion porte sur les conflits qui sont du registre du différend d’idées ou de valeurs entre les partenaires, lequel se répercute sur les pratiques quotidiennes adoptées par les conjoint·es, même si je concède que la distinction stricte entre les formes de conflits n’est pas toujours très claire. Au Québec, depuis la fin des années 1980, les féministes tentent de faire reconnaître les violences conjugales comme un problème social devant être judiciarisé (Lavergne 1997) et pris en charge par la société (Carbonneau 2005), les distinguant nettement des chicanes de couple (Prud’homme 2012). Pourtant, il existe une différence entre le conflit entre des personnes et l’agression de l’une sur l’autre (Schulman 2020). Bref, les violences conjugales sont des rapports de domination intentionnels et prémédités qui ont pour objectif de prendre le contrôle sur l’autre, tandis que les chicanes de couple sont constitutives de la vie sociale (Sasseville, Laforest et Gagné 2015 ; Brassard et Houde 2017).

En considérant ces précisions, cet article invite à concevoir favorablement le conflit interpersonnel comme un moyen politique de transformation des arrangements intimes hétérosexuels, lequel pourrait s’ajouter au répertoire des formes d’action politique. Il importe de considérer l’utilité, voire la nécessité de risquer délibérément de provoquer du conflit avec le partenaire en politisant les dimensions des arrangements intimes hétérosexuels qui sont marquées par de persistantes inégalités ou en soulevant leur éventualité, si aucun changement n’est apporté. Dans le cadre de cette réflexion, l’horizon d’égalité entre les partenaires hétérosexuel·les suppose, entre autres, la réduction (voire l’élimination) des persistantes dissymétries genrées dans l’accès aux ressources rares (temps libre, sommeil, possessions matérielles), dans la reconnaissance des besoins respectifs et dans la prise en charge de responsabilités de care (émotionnelle, sexuelle, relationnelle, domestique), tandis que l’idée de liberté renvoie à l’élimination des contraintes (directes ou indirectes) qui font pression sur les conditions de choix et d’égale réalisation personnelle. Il va sans dire que les traditionnelles hiérarchies de genre ne marquent pas de la même manière tous les couples et dans une perspective intersectionnelle, ce ne sont pas les seuls rapports de pouvoir en présence, mais les antagonismes patriarcaux hétéronormatifs ont des incidences différenciées dans les vies personnelles sur les plans culturel, matériel, symbolique et des pratiques quotidiennes qu’il faut combattre.

Mon intérêt pour la question du conflit comme moyen politique repose sur deux constats. D’abord, les théories féministes de l’hétérosexualité, dont je ferai une rapide synthèse dans les prochaines lignes, n’ont que trop peu abordé le conflit qui survient entre les partenaires lors de leurs tentatives d’établir des arrangements intimes qui mettent à mal les hiérarchies de genre. Ensuite, la pensée politique occidentale traite du conflit qui advient dans la sphère publique, si l’on pense aux perspectives philosophiques sur la démocratie (par exemple : libérale, délibérative, participative, communautarienne, agnostique, radicale), mais elle ne s’intéresse que très marginalement au conflit interpersonnel et encore moins à celui qui se produit dans la sphère conjugale – en dépit de l’adage féministe « le personnel est politique ». En fait, j’estime pertinent de tenter les rapprochements suivants : conceptualiser le conflit interpersonnel conjugal en m’inspirant de l’apport d’une tradition de pensée favorable aux conflits : celle agonistique, et démontrer la portée réellement politique de certaines formes de conflits dans les couples qui révèlent des enjeux d’égalité et de liberté entre les personnes, que ceux-ci se produisent dans la sphère publique ou privée. Pour ce faire, la réflexion s’organise en trois parties. D’abord, le texte aborde les liens à établir entre le fait de politiser les inégalités attribuables aux relations hétérosexuelles et l’expérience quasi inévitable du conflit interpersonnel. Ensuite, l’attention se tourne vers l’apport des conceptions agonistiques de la démocratie pour envisager favorablement certaines formes de conflits conjugaux. Enfin, il est question de la portée politique et potentiellement transformatrice du conflit dans le contexte de luttes féministes pour plus d’égalité et de liberté entre les femmes et les hommes qui partagent intimement leur quotidien.

Théorisations féministes de l’hétérosexualité et conflits interpersonnels

Depuis les années 1970, des théorisations critiques de l’hétérosexualité sont proposées par les féministes, les lesbiennes, les queers, et il me semble important de présenter brièvement ces contributions. Cela me permettra de montrer que même si ces travaux invitent les femmes à politiser et à contester les inégalités subies dans leur vie hétérosexuelle, l’avènement possible de conflits entre les conjoint·es qui s’engagent dans la transformation de leurs arrangements intimes est étonnamment trop peu abordé.

Malgré la diversité des perspectives à partir desquelles ces théorisations de l’hétérosexualité sont élaborées (par exemple : radicale, lesbienne, matérialiste, intersectionnelle, poststructuraliste, queer), celles‑ci s’entendent sur le fait que l’hétérosexualité est hégémonique, construite et imposée socialement, qu’elle a à voir avec le maintien des hiérarchies entre les femmes et les hommes ainsi qu’entre les formes d’identité, d’amour et de sexualité dans les sociétés contemporaines. Parmi les travaux les plus importants, pensons à Adrienne Rich (1981) qui conçoit l’hétérosexualité comme une institution sociale qui contraint toutes les femmes, à Monique Wittig (1980 ; 2007) qui associe l’hétérosexualité à un régime politique autoritaire auquel les lesbiennes (et les gais) échappent et qui en sont la principale menace, ou bien à Judith Butler (2005) qui pense l’hétérosexualité comme une matrice au sein de laquelle doivent obligatoirement concorder le sexe, le genre et le désir d’une personne (par exemple : une personne avec un sexe femelle doit exprimer un genre féminin et éprouver des désirs pour une personne de genre masculin avec un pénis – ce qui doit idéalement conduire à la reproduction humaine). Ces trois féministes appartiennent à des traditions de pensée distinctes, mais reconnaissent le caractère déterminant de l’hétérosexualité en société, ce que certaines lesbiennes qualifient d’hétéropatriarcat (Groupe de Jussieu 1981) et certain·es queers d’hétéronormativité (Warner 1993).

Il faut savoir qu’entre les années 1970 et 1990, une partie des débats porte spécifiquement sur la compatibilité entre féminisme et hétérosexualité pour les femmes (hétérosexuelles et bisexuelles), car les relations avec les hommes sont désignées comme la forme la plus aiguë de la domination patriarcale. Par conséquent, celles qui joignent les mouvements de libération des femmes ou qui s’identifient au féminisme peuvent‑elles maintenir en toute cohérence des relations hétérosexuelles ? Les perspectives sur cette question sont tranchées. Plusieurs considèrent que les relations hétérosexuelles consistent à aimer son oppresseur (Atkinson 1975 ; Wittig 1980 ; Groupe de Jussieu 1981 ; Rich 1981). Dans une perspective féministe radicale, l’abandon de l’hétérosexualité s’impose comme un moyen politique afin de s’extraire de l’appropriation individuelle par un homme du travail émotionnel, domestique et sexuel d’une femme. L’idée du continuum lesbien de Rich (registre d’expériences impliquant une identification aux femmes) ou du lesbianisme politique de Wittig (identification comme lesbienne – une non-femme –, car une femme n’existerait qu’en relation avec un homme) s’impose en théorie et, parfois, en pratique selon l’adage attribué à Ti‑Grace Atkinson « le féminisme est la théorie et le lesbianisme est la pratique ». Autrement dit, dans une perspective d’émancipation, la solution préconisée est de mettre fin aux relations intimes avec les hommes (par le célibat ou le lesbianisme), mais celle-ci n’est pas devenue la norme[3].

Sans nier les liens politiques entre hétérosexualité et patriarcat, des féministes engagées dans ces débats, et qui s’identifient comme hétérosexuelles, refusent d’être accusées par les lesbiennes de collaborer au maintien du patriarcat : elles soutiennent la compatibilité entre hétérosexualité et féminisme (de Lesseps 1980 ; Valverde 1989 ; Segal 1994). Au tournant des années 2000, de nouvelles théorisations féministes de l’hétérosexualité sont proposées, notamment dans le sillage de Stevi Jackson avec Heterosexuality in Question (1999), après quoi l’hétérosexualité et le féminisme ne sont plus aussi explicitement jugés contradictoires. Des travaux plus récents s’intéressent spécifiquement à l’incidence de l’hétérosexualité dans l’organisation de la vie quotidienne des personnes, au maintien des inégalités séculaires entre les femmes et les hommes et, surtout, ils postulent la possibilité de transformer l’hétérosexualité ainsi que les hommes. Outre Jackson (1999), qui montre qu’il existe quatre dimensions à l’institution hétérosexuelle (structurelle, symbolique, pratique quotidienne, subjective), on peut invoquer Chrys Ingraham (1999), qui fait valoir que l’imaginaire hétérosexuel contribue, notamment à travers l’idéal du mariage, à perpétuer les systèmes de domination de sexe, de classe et de race ; Chris Brickelle (2005), qui analyse la position complexe des hétérosexuelles qui est à la fois privilégiée sur le plan normatif en correspondant et en reproduisant l’idéal de la matrice butlérienne, mais aussi dominée parce que prise dans des rapports de pouvoir inégaux naturalisés avec les hommes ; et Jenny Hockey, Angela Meah et Victoria Robinson (2007), qui insistent sur les dimensions quotidiennes de l’hégémonie hétérosexuelle. Ces quelques travaux cités ont contribué à une meilleure compréhension des manières insidieuses contemporaines par lesquelles l’hétérosexualité constitue toujours une forme discriminatoire et hégémonique d’organisation de la vie intime.

Malgré l’égalité formelle en droits, les inégalités structurelles entre les femmes et les hommes peuvent être encore documentées. En fait, un bon nombre de ces dernières est attribuable aux manières d’organiser la vie personnelle pour les couples, que ceux-ci cohabitent ou non et qu’ils aient des enfants ou non. Cependant, il s’agit là (cohabitation et parentalité) de deux conditions qui constituent des moments névralgiques à partir desquels sont convenus des « arrangements à l’amiable », pour reprendre l’expression de Christine Delphy (2015, 19), entre des partenaires adultes, dont les conséquences s’avèrent souvent inégalitaires. D’ailleurs, ces inégalités se repèrent dans différents aspects de la quotidienneté, par exemple : dans les façons traditionnellement genrées d’interagir sur les plans de la séduction et de la sexualité (Gómez 2016 ; Boisvert 2017 ; Frederick etal. 2017) et dans les manières stéréotypées d’aimer, de prendre soin de l’autre et d’entretenir la relation (Jònasdòttir et Ferguson 2014 ; Hamrouni 2015 ; Gunnarsson 2017 ; Levayer 2018). De plus, des études statistiques canadiennes sur l’emploi du temps montrent que les femmes hétérosexuelles s’acquittent d’une plus grande part des tâches domestiques (elles consacrent 54 minutes de plus par jour que les hommes à la cuisine, au ménage, aux courses [Moyser et Burlock 2018]) et qu’elles assument en priorité les soins aux enfants (par exemple : les femmes investissent 84 minutes par jour de plus que les hommes lorsque le plus jeune enfant a moins de cinq ans [Crespo 2018, 7]). Elles demeurent le « parent principal » (Hamelin 2017), même lorsqu’elles reprennent une occupation professionnelle et que les enfants vieillissent (Crespo 2018 ; Moyser et Burlock 2018). Aussi, les ententes financières établies à l’amiable se collent à une répartition genrée des dépenses entre les partenaires (par exemple : les femmes achètent ce qui est éphémère comme la nourriture ou les vêtements, tandis que les hommes investissent dans la voiture, le mobilier ou l’hypothèque) et les séparations appauvrissent généralement davantage les femmes (Statistique Canada 2016 ; Belleau et Lobet 2017 ; Bessière et Gollac 2020). Même si ces inégalités subies peuvent paraître banales (ou résulter de choix individuels), elles contribuent selon des intensités variables au maintien des inégalités patriarcales. La transformation de l’hétérosexualité pour plus d’égalité pour les femmes (hétérosexuelles et bisexuelles) dans leur intimité avec les hommes reste donc un projet politique d’actualité.

Des théoriciennes féministes (telles que de Lesseps 1980 ; Segal 1994 ; Jackson 1999 ; Brickelle 2005) confèrent un rôle clé aux femmes hétérosexuelles – celles favorables à l’égalité ou qui adhèrent au féminisme – dans la mise en oeuvre des changements à apporter à l’hétérosexualité. À ce titre, les féministes Chris Beasley, Brook Heather et Mary Holmes (2012) jettent les bases des actions à entreprendre en considérant que les transformations doivent se produire sur un registre microsocial et constituer « a challenge to normative inequalities » (2012, 94), ce qui implique de contester les rapports hiérarchiques normalisés (ou naturalisés) entre les partenaires. Cette stratégie exige une posture critique à l’endroit des arrangements intimes apparemment banals et convenus à l’amiable. L’idée d’une pratique de la confrontation dans l’intime est déjà émise par Emmanuèle de Lesseps (1980), lorsqu’elle parle de la « guérilla quotidienne » des féministes hétérosexuelles. Malheureusement, elle n’est guère explicite sur la forme concrète que cela peut prendre et n’évoque pas l’éventualité des conflits dans le couple en raison de cette guérilla.

Si l’on y réfléchit, la transformation des arrangements intimes hétérosexuels exige d’interroger les pratiques quotidiennes, de contester les privilèges des uns et les injustices subies par les autres avec l’objectif de mettre en place de nouvelles manières de vivre qui reposent sur des principes politiques d’égalité en droits et en besoins entre les conjoint·es. Dans le meilleur des cas, cela peut se produire plutôt facilement entre des partenaires qui partagent une aspiration pour l’égalité, ce qui n’exclut pas que ce soit un travail requérant une capacité autoréflexive et obligeant une transformation des individus ainsi que des manières genrées normalisées d’interagir. Pour sa part, Joanne Kates soutient que le lien d’amour entretenu entre les partenaires rend cette bataille du quotidien possible, comme en atteste cet extrait : « I fight more with the man I love, precisely because he’s the safest one to fight with. Out there in the world, fighting is dangerous. » (1982, 78) Toutefois, l’étude de Laurie Rudman et Kimberly Fairchild (2007) arrive à la conclusion que les conflits sont plus nombreux lorsque les partenaires ne partagent pas la même conception de l’égalité (pensons aux adeptes de la différence genrée qui naturalisent les rôles sociaux) ou bien quand l’un·e des conjoint·es n’aspire qu’en superficie à l’introduction du féminisme dans la vie personnelle. En dépit de la tendance conjugale contemporaine favorable à la négociation et aux rapports plus démocratiques entre partenaires (Giddens 2004), il reste une réserve à provoquer délibérément du conflit sur des aspects des arrangements intimes propices aux inégalités. À ce titre, Sara Ahmed suggère que le « bonheur patriarcal et raciste » a pour fondement « l’effacement des signes de mésentente » (2012, 83) ou l’évitement des conflits provoqués par la « rabat-joie » : celle qui « se met au travers du bonheur » (ibid., 88), tel qu’il est présenté dans nos sociétés marquées de rapports de domination. Depuis deux décennies, des travaux de sciences sociales qui portent sur les couples et les familles montrent que la répartition des responsabilités domestiques quotidiennes et parentales entre les partenaires hétérosexuel·les est à l’origine des plus fréquents conflits (Mannino et Deutsch 2007 ; de Singly 2007 ; Kosakowska-Berezecka, Korzeniewska et Kaczorowska 2016 ; Newkirk, Perry-Jenkins et Sayer 2017 ; Sullivan, Gershuny et Robinson 2018). D’ailleurs, ces conflits ont souvent pour origine les demandes provenant des femmes pour une meilleure répartition des responsabilités quotidiennes avec leur conjoint (Mannino et Deutsch 2007 ; Lamarre 2009) – ce qui peut être considéré comme des enjeux politiques qui ont à voir avec l’égalité et la liberté des personnes. Paradoxalement, les travaux féministes portant sur l’hétérosexualité susmentionnés (Ingraham 1999 ; Jackson 1999 ; Brickelle 2005 ; Hockey, Meah et Robinson 2007) n’abordent étonnamment pas les conflits qu’expérimentent (ou auxquels sont confrontées les femmes) les partenaires dans les processus de modification des normes hétérosexuelles, bien qu’ils appellent à s’engager dans la transformation. Le fait de traiter des conflits conjugaux – lesquels semblent banals a priori – permet, de mon point de vue, de normaliser leur avènement pour en dégager la portée politique, et pour envisager leur utilité dans le cadre des luttes intimes pour plus d’égalité. La présente réflexion s’inscrit explicitement dans le sillage de travaux féministes antérieurs qui soutiennent la possibilité de transformer l’hétérosexualité depuis la posture de personnes hétérosexuelles (a contrario de l’invitation à abandonner l’hétérosexualité), notamment à l’aide du féminisme et d’une appropriation politique du conflit dans la vie personnelle. Or, pour cela, il convient de se doter d’outils en explorant du côté de la pensée politique.

Conceptions agonistiques du politique et remise en cause du statut « public » du conflit en science politique

En raison du slogan féministe « le personnel est politique », les rapports de pouvoir dans l’intimité sont depuis longtemps reconnus, permettant de dénaturaliser les hiérarchies genrées et de leur conférer un statut politique analogue à ceux qui ont cours dans la sphère publique. Pourtant, les manières de lutter dans la sphère intime semblent devoir être d’un ordre différent de celles préconisées dans l’espace public où les féministes peuvent collectivement opter pour la grève, la manifestation, le coup d’éclat ou le plaidoyer, par exemple, qui sont des formes de politiques conflictuelles. Il me semble primordial d’ajouter le conflit interpersonnel au répertoire des actions politiques afin de rendre politiques certaines formes de conflits conjugaux en raison des efforts déployés pour transformer les arrangements intimes hétérosexuels. Généralement, le conflit conjugal n’est pas envisagé en des termes politiques ; il est plus souvent perçu comme des difficultés personnelles que l’on se garde d’exposer publiquement. Pourtant, il est possible de concevoir favorablement certaines formes de conflits en considérant l’apport des modèles agonistiques de la démocratie pour lesquels le conflit occupe un point nodal. Si ces perspectives ne sont pas d’emblée conçues pour la sphère privée, je soutiens ici, avec entre autres les travaux de Bonnie Honig, qu’elles ont leur pertinence pour la sphère intime.

Dans le champ de la pensée politique occidentale, le statut et la valeur du conflit font l’objet de débats depuis très longtemps. Selon les perspectives, les conflits dans la sphère publique sont évalués différemment, par exemple, comme producteurs des sociétés (Touraine 1973), régulateurs sociaux (Simmel 1992), inhérents aux rapports antagoniques entre les classes (Marx 1867) ou intrinsèques à la démocratie (Honig 1993 ; Rancière 1995 ; Mouffe 2005). Parmi les traditions de la pensée politique qui portent sur le rapport entre le conflit et la démocratie, l’apport des conceptions agonistiques[4] mérite d’être considéré pour élaborer une vision favorable aux conflits dans la vie personnelle. Dans les lignes qui viennent, je montre ce qui justifie mon intérêt pour cette tradition, mais je puis dire, d’ores et déjà, que cela repose en partie sur la conviction selon laquelle il faille, en certaines circonstances, dépasser les pratiques conjugales en phase avec les limites du paradigme consensualiste qui préconise les formes de dialogue rationnelles ainsi que les compromis évitant les conflits afin d’accepter et de valoriser, dès maintenant, la portée politique de ces derniers pour engager des changements encore nécessaires dans la sphère privée en faveur de plus d’égalité et de liberté.

Au tournant des années 1990, dans le monde anglo-saxon de la pensée politique se constitue une tradition agonistique de la démocratie (Hayat 2013 ; Wenman 2013), dont les sources d’inspirations philosophiques sont diversifiées, puisant, entre autres, chez Nicolas Machiavel, Friedrich Nietzsche, Ludwig Wittgenstein, Hannah Arendt, Carl Schmitt, mais aussi chez Michel Foucault, Gilles Deleuze et Jacques Derrida. De plus, les perspectives agonistiques s’inscrivent en filiation avec les théories postmodernes et poststructuralistes, ce qui influe sur leurs conceptions du pouvoir et du changement social qui invitent à la résistance, à la subversion, plutôt qu’à la révolution (Wenman 2013, 14-15). Il est possible de retrouver chez plusieurs de ces philosophes un intérêt pour la conception du pouvoir entendue comme potentia qui porte sur la capacité à agir et à transformer les choses, le monde, les relations, plutôt qu’à celle du pouvoir comme potestas qui est liée aux formes instituées, légales, formelles (ibid., 10). Pour ces pensées, le conflit est jugé inévitable et ses effets sont considérés transformateurs. Le conflit est envisagé comme principe définitionnel du politique, sa condition d’existence, un processus récurrent et un moyen de participation politique par lequel se renouvelle la démocratie. Ainsi, la volonté convergente de ces perspectives est de restituer la valeur fondamentale et constructive de la conflictualité en démocratie. La célébration du conflit vise à contrecarrer dans le champ de la pensée politique la prégnance du paradigme consensualiste de la démocratie délibérative, sous l’influence des perspectives rawlsiennes ou habermassiennes[5]. Les pensées agonistiques réfutent les postulats impartiaux, rationnels et universels sur lesquels s’appuient certaines articulations du modèle délibératif, qui, par la discipline argumentative, souhaite dépasser les antagonismes en agrégeant les intérêts divergents afin d’obtenir un consensus. Certains de ces primats sont critiqués par des partisanes délibératives telles Lynn Sanders (1997) pour que soit considérée l’inégalité des ressources et des opportunités, ou Iris Marion Young (2000) pour que soient reconnus et inclus les différents registres communicationnels et modes de civilité.

En dépit de la pertinence d’élargir le cercle de la discussion et de lever les obstacles à la participation des groupes exclus ou marginalisés, les modèles délibératifs d’inspiration libérale éludent, selon les philosophes agonistiques, une partie du pluralisme, des désaccords profonds, ou relèguent à la périphérie les formes perturbatrices et irrationnelles de contestation en supposant qu’il est possible de convenir dans l’intérêt général de principes pour l’égalité ou la justice (Honig 1993 ; Mouffe 2005 ; 2010 ; Vitiello 2011 ; Hayat 2013 ; Wenman 2013). Ce sont l’idéal consensuel et les formes d’exclusion entraînées (nous/eux) qui posent un problème, selon Chantal Mouffe (2004 ; 2005 ; 2010), tandis que Bonnie Honig (1993, 14) croit que l’apaisement, l’effacement et la résolution rapide des conflits et des formes de contestation indisciplinées par les institutions ou les lois en démocratie menacent les libertés, la pluralité et les formes d’individualité. En fait, la politique conflictuelle agonistique suppose de reconnaître son interlocuteur tel un « adversaire » politique (Mouffe 2004) – ce qui est distinct de l’ennemi – avec qui un rapport de force est engagé pour le convaincre sur le plan des idées. Ce rapport de pouvoir n’est pas celui de la guerre, de l’anéantissement de l’autre (agression ou violence), voire la fin de la vie en commun, car il existe « une allégeance commune [entre les parties] aux principes démocratiques de liberté et d’égalité, tout en étant en désaccord sur le sens à leur accorder », c’est-à-dire la portée de ces principes (ibid., 186-187). Mouffe (2004 ; 2010) envisage que le conflit de type agonistique entre adversaires prend appui sur des bases communes, notamment la légitimité à contester, à être entendu·es et à faire valoir sa position – ce qui exige, et j’y reviendrai, l’écoute véritable et l’attention soutenue des autres.

Sans faire l’économie des différences, on peut dégager au moins trois lieux de convergence qui caractérisent ces pensées agonistiques : la reconnaissance du caractère constitutif, irréductible et fondamental du pluralisme en société, une vision tragique d’un monde sans espoir d’une résolution définitive, complète et irréversible des conflits et une conception enthousiaste à l’avènement du conflit comme mode de participation politique (Wenman 2013, 18). Ces éléments sont constitutifs de théorisations politiques envisagées pour la sphère publique. Or, il me semble possible d’entrevoir, dans une moindre mesure, l’application de ces mêmes caractéristiques à la sphère privée, bien que le lien qui relie les personnes est conjugal et non strictement politique ou de l’ordre de la vie en commun entre citoyen·nes. Cela vient supporter mon invitation à concevoir favorablement l’avènement de certaines formes de conflit dans le privé où les enjeux d’égalité entre les partenaires méritent d’être envisagés comme agonistiques, suivant le sens de ces théories.

Certains éléments de la pensée de la politologue Bonnie Honig s’avèrent d’une grande utilité pour élaborer les bases d’une conception agonistique du conflit comme moyen politique pour transformer l’intime. Pour définir sa conception agonistique, Honig emploie les mots suivants : « agonism in a way just names the commitment to the permanence of conflict among would-be equals » (2013, 115), et elle argue que l’objectif politique réside dans « an effort to make progress on behalf of equality in various domains, but it never treats any stopping point as an achieved accomplishment from which we can then move on » (ibid., 114). Sa vision de l’agonisme exige aussi des zones d’accords entre les adversaires politiques qui portent sur l’adhésion à des valeurs éthico-politiques démocratiques, ce à quoi il est possible d’ajouter son idée d’une nécessaire coopération et réciprocité (ibid., 115). Pour elle, la célébration du conflit ne se réduit pas à une continuelle instabilité : « To affirm the perpetuity of contest is not to celebrate a world without points of stabilization ; it is to affirm the reality of perpetual contest, even within an ordered setting, and to identify the affirmative dimensions of contestation. » (ibid., 15) Bien sûr, le caractère inachevé et répétitif de la contestation politique demande du courage (ibid., 211), et on pourrait ajouter de la patience ainsi que de la résilience. En fait, Honig (ibid., 210) considère que nous ne pouvons pas être libéré·es de la responsabilité et du devoir de l’action politique (laquelle est envisagée en des termes arendtiens [Arendt 1983]), ce qui situe son avènement dans l’espace public et qui constitue l’essence de la liberté humaine. Cependant, en exégète et critique d’Hannah Arendt, Honig (1992 ; 1993, 123) argue en faveur d’une prolifération des sites de lutte, de résistance et de perturbation de l’organisation sociale et des normes disciplinaires, ce qui peut prendre la forme de grands moments politiques (valorisés par Arendt), mais aussi et surtout des pratiques quotidiennes et ordinaires. Cela l’amène à affirmer : « We might then be in a position to act—in the private realm » (Honig 1993, 121), interrogeant la distinction arendtienne entre le privé et le public. D’ailleurs, Honig soutient que l’action agonistique peut et doit porter sur un large éventail d’enjeux : « ranging from the self-evident truths of God, nature, technology, capital, labour, and work to those of identity, of gender, race, and ethnicity » (ibid.). En somme, le raisonnement de Honig offre les assises nécessaires pour penser le conflit conjugal comme un moyen politique dont les effets peuvent être anticipés favorablement comme transformateurs pour faire progresser l’égalité.

Bien que les conceptions agonistiques du politique ne constituent pas la seule tradition philosophique qui s’intéresse au conflit, elle représente une source d’inspiration pour jeter les bases d’une conceptualisation du conflit conjugal expérimenté dans le privé, comme je le ferai dans la prochaine partie. Or, il faut le relever, ces pensées politiques – comme c’est le cas généralement en science politique – portent sur des enjeux de la vie en commun, ici entendus comme relevant de la sphère publique. L’ancienne séparation entre les sphères publique et privée a évolué, mais à coup sûr le public concerne les affaires communes et le gouvernement, tandis que le privé se rapporte au domestique, à la famille (Lamoureux 2004). Toutefois, la pensée de Honig (1993 ; 2013) déroge sur ce plan, car elle suggère que l’action politique agonistique peut se produire dans le domaine du privé et porter sur des pratiques ordinaires de la vie en commun – sans évoquer à ma connaissance de manière explicite la question du conflit entre les conjoint·es. Il importe de s’interroger sur le double standard qui se maintient à l’égard de l’étude du conflit dans la pensée politique, lequel est parfois célébré dans la sphère publique et ignoré lorsqu’il advient dans la sphère privée. Cette frontière doit être revue avec plus de souplesse et, surtout, elle ne peut pas constituer une limite au processus politique de contestation des inégalités qui perdurent entre les individus.

Appropriation d’une politique agonistique et transformation de la conjugalité hétérosexuelle

En contexte hétérosexuel, il est envisageable de constater que certains des arrangements intimes établis avec la ou le partenaire sont à l’origine d’inégalités. Même s’il faut une part de bienveillance en reconnaissant l’incidence de l’intériorisation des normes patriarcales et hétéronormatives sur les pratiques quotidiennes, avoir un regard critique sur soi-même ne se résume pas à mener une vie doctrinaire ou à faire de sa vie personnelle un champ de bataille, comme le laisse sous-entendre Roxanne Gay, qui revendique pour sa part le droit d’être une « bad féministe » (2018) pour l’admission de contradictions entre les idéaux féministes et la vie ordinaire. Il n’en demeure pas moins que les inégalités subies résultent d’arrangements intimes qui bénéficient plus souvent au conjoint. Politiser des dimensions problématiques de la vie privée semble encore nécessaire pour qu’advienne plus d’égalité et, pour ce faire, la reconnaissance du caractère quasi inévitable du conflit et de sa portée politique semble indispensable aux transformations à apporter. Mon invitation à envisager en des termes politiques les conflits entre les partenaires qui portent sur les idées et les valeurs est informée de la précarisation contemporaine du lien conjugal qui se caractérise au Canada, depuis la Loi sur le divorce de 1968, d’une hausse constante des séparations/divorces pour atteindre quasiment un couple sur deux[6] et d’une préférence des conjoint·es pour l’union libre (à preuve, plus de 60 % des enfants nés en 2018 le sont de parents en union libre [ISQ 2019, 12]). Si certaines relations hétérosexuelles inégalitaires dont le partenaire avantagé n’entend pas s’engager dans la transformation valent mieux d’être abandonnées, le conflit peut être envisagé comme un moyen politique pour s’éloigner des manières patriarcales et hétéronormatives d’organiser la vie intime.

Mon intérêt pour le conflit interpersonnel comme moyen politique peut détonner avec la croyance populaire selon laquelle la vie conjugale est faite de compromis et que les conjoint·es font des « choix » parce qu’ils négocient sur un pied d’égalité (pensons seulement aux inégalités économiques qui perdurent entre les conjoint·es). De plus, mon invitation au conflit semble en contradiction avec des expressions de sens commun qui invitent à pacifier les conflits comme : « il faut choisir ses combats » et « mettre de l’eau dans son vin ». Dans les faits, l’appropriation d’une politique agonistique dans la vie conjugale sous-entend deux choses. La première est de modifier l’inconfort ou la résistance à ce qu’il advienne plus de conflits dans la sphère intime comme conséquence potentielle d’une démarche portée par l’intention de plus d’égalité entre les partenaires. La deuxième est de reconnaître et d’accepter la dimension politique (ou agonistique, selon ma proposition) de conflits engendrés dans la sphère privée mettant à mal leur interprétation dominante comme des problèmes personnels.

L’acceptation d’une politique conflictuelle pour la transformation des vies intimes a une visée normative sur le plan personnel, c’est-à-dire valoriser et légitimer la portée politique d’un conflit qui tient ses racines dans des enjeux qui concernent l’égalité entre les conjoint·es et leur expérience de la liberté eu égard à leur vie conjugale. Pour certaines femmes (et certains couples), ces inégalités qui découlent des arrangements intimes passent inaperçues, tandis que pour d’autres ce constat fait émerger différents sentiments de colère, de culpabilité, de découragement, de ressentiment ou de résignation, pour ne nommer que ceux-là. À mon avis, ces sentiments proviennent d’une expérience de l’inégalité ou d’un écart avec les idéaux, et leur visibilisation entraîne des conséquences non négligeables. Ainsi, choisir de politiser ces injustices en remettant en question les principes qui président à l’organisation de la vie conjugale s’apparente, comme je l’ai déjà évoqué, à la figure de « rabat-joie » d’Ahmed (2012). Il s’agit d’emprunter une voie qui demande d’accepter une politique conflictuelle et, éventuellement, ses conséquences sur divers registres, lesquelles ne sont pas que désagréables et incompatibles avec le sentiment amoureux – c’est le pari de cette proposition à tout le moins. Or, sous le sens commun, en désignant problématique une dimension de la vie ordinaire, les femmes « créent un problème » et « deviennent le problème », comme le note avec justesse Ahmed (2012, 79) : ce sont celles qui gâchent le bonheur, le plaisir ou les habitudes admises. Le préjugé selon lequel les femmes ont souvent à voir avec les conflits conjugaux[7], ou mieux que les féministes ne sont jamais satisfaites, est tenace et peut contribuer à leur hésitation à formuler des demandes de modification des arrangements intimes, voire à aller jusqu’à provoquer du conflit, comme évoqué précédemment. On pourrait, au contraire, tenter d’autres explications. Par exemple : si les femmes sont « concernées » par les conflits ou en sont « à l’origine », c’est probablement parce qu’elles sont – suivant les recherches susmentionnées au sujet du maintien des inégalités dans le couple – généralement désavantagées par les arrangements intimes patriarcaux ou bien qu’elles sont – à raison – déçues et désillusionnées du « bonheur » dans le patriarcat raciste, encore selon la pensée d’Ahmed (2012). Or, si l’on accepte la politique conflictuelle telle qu’inspirée par les conceptions agonistiques, on doit reconnaître que « se mettre au travers du bonheur » (ibid.) jusqu’à provoquer du conflit peut être un mode de contestation constructif pour transformer les inégalités qui perdurent. Il peut s’agir d’un passage obligé par lequel les dominants (peu importe à quels groupes sociaux appartiennent ces personnes) doivent être contraints pour renoncer à leurs privilèges.

Cette démarche est loin d’être aisée, notamment pour bon nombre de femmes qui, pour de nombreuses raisons (comme la socialisation genrée ou les conditions de dépendance économique), restent réticentes à engager de nouveaux conflits avec le partenaire au nom de l’égalité. À ce titre, bell hooks invite les femmes à « se libérer de la socialisation sexiste qui leur a appris à éviter la confrontation » (2007, 133). Il semble possible de faire l’hypothèse que le silence, la peur ou l’évitement du conflit contribuent à maintenir les inégalités qui perdurent dans les arrangements intimes, ce qu’une conceptualisation agonistique du conflit pourrait contribuer à remédier.

Revenons sur certains aspects des perspectives agonistiques mis en exergue dans la partie précédente du texte et de l’apport spécifique de la pensée de Honig, afin d’envisager maintenant une conception du conflit interpersonnel conjugal. Premièrement, les perspectives agonistiques mettent en avant l’existence d’un pluralisme constitutif du politique entre les individus et les groupes en société, ce qui conduit à l’impossibilité d’évacuer certains conflits. Dans une moindre mesure, cette pluralité existe entre les partenaires (même s’ils se sont « choisis » par amour) en raison de la socialisation genrée, des expériences de vie, des aspirations personnelles pas toujours convergentes et aussi des effets intersectionnels des systèmes de domination. L’avènement du conflit fait donc la lumière sur les intérêts contradictoires qui peuvent être objectivement opposés, faisant des partenaires des adversaires politiques qui doivent se convaincre sur le plan des idées et des valeurs, et non par la force physique ou la prise de pouvoir sur l’autre. Ainsi, il est possible de convenir que les conflits sont inhérents à la vie en commun et qu’il y a un avantage à les concevoir favorablement. Ils prennent des formes diverses dont l’objectif est de troubler, de contester, de s’opposer aux modes d’organisation de la vie, qu’elle soit publique ou personnelle.

Deuxièmement, si l’on s’accorde avec Honig (1993 ; 2013), le conflit agonistique porte sur l’égalité entre les personnes. Le conflit ne met pas à mal la vie démocratique ou les rapports sociaux, il en confronte les configurations telles qu’elles sont admises dans nos sociétés traversées par des systèmes de domination. Même si les partenaires hétérosexuel·les ont habituellement à coeur leur vie en commun, il faut reconnaître qu’objectivement, sur certains enjeux, ils peuvent avoir des intérêts contradictoires ou parfois difficilement conciliables, si l’on admet que ces injustices, généralement à l’encontre des conjointes, profitent directement aux conjoints, comme j’en ai fait état dans la partie précédente en m’appuyant sur différents travaux. À ce titre, parmi les conflits qui adviennent dans la vie intime, plusieurs camouflent des enjeux d’égalité entre les conjoint·es, ce qui rejoint la conception de Honig selon laquelle l’agonsime est un engagement perpétuel à l’égard de conflits qui concernent l’égalité entre des individus ou des groupes. Provoquer du conflit sur les dimensions problématiques des arrangements hétérosexuels peut – selon ma proposition – être compris comme un geste politique, qui, par la confrontation des manières ordinaires et admises de faire, est propice à plus d’égalité entre les partenaires et non dangereusement (ou uniquement) indiquer la fin de la relation. Le conflit doit porter sur l’interprétation et le sens à donner à ces valeurs et ces pratiques. Donc, le conflit prend le sens d’une contestation, d’une « obstination » (Ahmed 2012), et porte sur l’égalité entre les partenaires, mais aussi sur la nécessaire interdépendance à l’égard des besoins de chacun·e et sur les conditions du mutuel épanouissement personnel. En raison des inégalités subies, ce sont les modalités quotidiennes qui président à l’organisation de la vie conjugale qui seront politisées au moyen de ces conflits. Il faut nécessairement tenter de convaincre l’autre et de faire triompher sa conception de l’égalité. Pour Honig (1993), il importe que les formes de contestation ne soient pas empêchées (closures), ce qui implique d’être prêt·es à remettre en doute les manières de faire, à en assumer les conséquences ainsi qu’à entendre les postures des adversaires, dans ce cas-ci, celles de l’être aimé. Sophie Bourgault (2015, 23) suggère que pour que certain·es parlent dans la sphère publique (mais cela est valable pour la sphère privée), d’autres doivent nécessairement se taire pour entendre véritablement : le silence des dominants est nécessaire dans toutes les sphères, ce qui exige aussi une part de solidarité, de confiance et de bienveillance pour que puisse advenir un dialogue ouvert. En fait, ce silence pour une écoute véritable est essentiel. Un réel dialogue doit aussi permettre que se révèlent les pluralités d’opinions et de valeurs entre les partenaires, même celles que l’on voudrait éviter de voir exposées au grand jour. À ce sujet, hooks rappelle : « Women are afraid to hear patriarchal men speak their thoughts and feelings when what they reveal expresses a reality vastly different from how we imagined them to be. » (2003, 171) Il peut être instructif d’entendre se révéler les vues opposées sur une situation qui sont souvent gardées sous silence de peur de déplaire, de blesser, de provoquer une chicane.

Troisièmement, les perspectives agonistiques soutiennent que si les conflits sont inhérents à la vie en commun, ils sont aussi une pratique sans cesse renouvelée, car ils sont portés par une volonté d’émancipation qui n’est jamais achevée. Le conflit comme processus de contestation n’est jamais abouti ou définitivement résolu. Pour dire autrement, l’émancipation (l’élargissement des libertés et de la pleine jouissance de l’égalité) demeure un projet inachevé, ce qui rend récurrent le conflit à travers lequel les places, les rôles et les rapports sociaux sont troublés, contribuant à la reconfiguration de la scène publique et des subjectivités politiques qui y agissent (Honig 1993 ; Vitiello 2011). L’engagement à l’égard du conflit est, d’une part, continuel au profit de l’expérience de l’égalité par le plus grand nombre et, d’autre part, perpétuel, car les configurations sociales communes mériteront toujours d’être revues dans une perspective démocratique. Sans refuser des moments de stabilité dans la relation, les conflits sont envisagés comme récurrents, une tension ou une vigilance continue à l’égard des modalités de la vie ordinaire et des moments caractéristiques de la cristallisation de certains patterns genrés inégalitaires. En somme, concevoir les conflits interpersonnels à l’aune d’une conception agonistique ne se réduit pas platement à plus de conflits, mais à une modification de la conception de ceux qui adviennent déjà et à une reconnaissance de leur portée politique potentiellement transformatrice, car ils concernent généralement des enjeux plus fondamentaux d’égalité entre les partenaires.

En dépit des avantages indéniables de cette conception agonistique du politique dans la vie personnelle, la politique conflictuelle comporte des défis, dont quatre feront ici l’objet d’une discussion. Premièrement, la gestion des conflits soulève des enjeux reliés à la socialisation genrée différenciée, car elle peut donner lieu à une reconduction, voire à un renforcement des mécanismes de prise en charge émotionnelle du conjoint par les femmes et plus largement, de la relation (Gunnarsson 2017). Cela peut se traduire de différentes manières, par exemple, indiquer les problèmes dans la relation, gérer les conséquences du conflit, rassurer le partenaire, suggérer les solutions à préconiser, se dévouer davantage à la relation. À propos de la gestion des conséquences des conflits dans la vie personnelle, Collin nous avertit qu’ils ne peuvent pas être réglés par « plus d’amour », car la dispute – le conflit, selon mes termes – « y est au mieux – mise plus ou moins – entre parenthèses » (1999, 16). La résolution des conflits par la transformation des arrangements problématiques exige beaucoup d’humilité et une volonté réelle de se mettre en déséquilibre, d’imaginer et d’instaurer de nouvelles manières de vivre qui tendent vers plus d’égalité. Dans la sphère privée, les partenaires sont vraiment interdépendant·es pour la résolution des conflits relatifs aux manières d’organiser la vie quotidienne, à moins que les femmes ne « cèdent » aux logiques de domination (Mathieu 1985) ou que les hommes prennent le parti de leur conjointe en espérant que cela se « tasse » (Lamarre 2009, 38[8]) – au détriment d’exposer véritablement sa pensée et qu’elle soit réellement entendue, révélant les rapports de force en présence. Cette dynamique est reliée au deuxième défi qu’il faut traiter.

Dans le face-à-face de l’intime, les femmes sont aussi dépendantes de la volonté réelle de leur partenaire à accueillir la critique, la contestation et la remise en doute des arrangements quotidiens en vue d’en établir de nouveaux (c’est le pari fait, car d’autres options peuvent être de mettre fin à la relation, d’éviter le problème ou de s’y résigner). Or, les féministes qui problématisent l’hétérosexualité ont depuis longtemps reconnu la difficulté relative des femmes à rencontrer des partenaires prêts à s’engager dans l’élaboration d’arrangements intimes égalitaires, ce que Mariana Valverde nomme humoristiquement « un problème de rareté » (1989). Si les partenaires ne sont pas tenu·es à poursuivre une relation qui ne les comble plus (une possibilité qui diffère de la sphère publique où nous sommes condamné·es à vivre ensemble), les femmes ont besoin de la collaboration des hommes pour mettre en place d’autres manières de vivre. On peut supposer que l’inconfort à engager plus de conflits avec le partenaire, sur la base de ses principes féministes, reste de se confronter potentiellement à son déni, à son refus ou à son inertie. Il existe diverses formes d’inertie (délibérées ou inconscientes – dont l’une est peut-être plus condamnable que l’autre) aux transformations, ce qu’Anne‑Marie Devreux nomme la « résistance des dominants aux changements » (2004). Heureusement, une part plus importante des hommes n’est plus explicitement hostile à l’égalité en droits avec les femmes, mais il y a encore un travail à faire pour que l’égalité advienne dans les faits. À ce titre, Devreux considère que les formes d’inertie qui font obstacle aux changements sont « observables au niveau microsociologique dans des pratiques individuelles » (ibid., 12). En cela, les femmes sont à la merci de la volonté de leur conjoint à s’engager dans la transformation de la relation, des arrangements intimes et d’eux-mêmes (VanEvery 1995 ; van Hooff 2011). Comme l’égalité et la liberté ne sont jamais complètement acquises, elles nécessitent un travail sur le temps long et une vigilance sans cesse renouvelée, et ce, en fonction des contextes changeants de la relation (par exemple : l’aménagement conjugal, l’arrivée d’enfants, les changements professionnels, la maladie, la retraite, la vieillesse).

Le troisième défi concerne le caractère individualisé et répété de la politique conflictuelle qui peut générer des souffrances chez les partenaires, les poussant à vouloir éviter de nouvelles ou de plus fréquentes confrontations. Par ailleurs, les conflits interpersonnels sont davantage étudiés par la psychologie reléguant les conflits conjugaux principalement dans la catégorie des problèmes personnels, au détriment de celle des enjeux politiques. Certaines féministes revendiquent que la pratique traditionnelle de psychothérapie transmette des outils thérapeutiques qui conduisent à une démarche de conscientisation afin de dépathologiser, désindividualiser et politiser les problèmes des femmes (Corbeil etal. 1983). Malheureusement, la culture néolibérale individualiste et de performance laisse planer à tort que les femmes devraient être en mesure d’aménager les conditions de leur bonheur et de leur épanouissement, et que le résiduel d’inégalités leur incombe. Elles en viennent à penser qu’il s’agit principalement d’un problème de choix individuels (et non d’un problème politique) si elles n’arrivent pas à mettre en place des arrangements intimes qui leur procurent un sentiment d’égalité. Par ailleurs, il demeure difficile d’exposer explicitement les parts de responsabilités et de privilèges qui incombent au conjoint. Il est plus souvent aisé, parce que cela suggère une distance avec l’intimité, de désigner les réalités macrosociales de domination que de pointer comment cela se traduit contrairement avec la personne choisie, que l’on ne désigne pas nécessairement comme un adversaire politique sur absolument tous les plans. Le féminisme aura permis aux femmes d’affirmer leur individualité en n’étant plus l’annexe d’un homme (comme fille, épouse ou mère), ce qui, pourtant, s’accompagne des avatars modernes d’autonomie individuelle. Ainsi, l’idée de la capacité de toutes les femmes à engager des transformations concrètes pour gagner en liberté, pour négocier des ententes intimes plus justes, pour repousser l’égoïsme patriarcal afin d’avoir droit à sa part de plaisir, de choix ou de sommeil, pour redistribuer plus également les charges du travail qui maintiennent la vie, invoque une conception individuelle de l’autonomie qui comporte des limites importantes. À l’aune d’une lecture féministe intersectionnelle, les disparités de conditions parmi les femmes sont d’ailleurs exposées.

Le dernier défi qui mérite d’être discuté est intimement relié à l’isolement relatif dans lequel se met en oeuvre la transformation de l’intime. Les luttes féministes ont une dimension publique et solidaire qui ne franchit pas toujours les limites de la sphère privée, ce qui est congruent avec le double standard qui perdure entre les sphères à l’égard du conflit. Bien sûr, il n’existe pas qu’un seul mode d’emploi pour assurer plus d’égalité qui convienne pour tous les couples. Chacun dispose de la liberté pour imaginer et mettre en oeuvre des façons innovantes d’organiser la vie qui transgressent les modèles hétéronormatifs. Cette part de créativité s’accompagne certainement de bons coups et d’insatisfactions qui sont plus souvent le narratif privé des couples et ne font pas l’objet d’un étalage public. Paradoxalement, à des degrés divers, selon les cultures ou les classes sociales, les problèmes personnels rencontrés sont apparentés et les solutions à mettre en oeuvre individuellement ne s’avèrent pas toujours structurellement transformatrices. Carole Hanisch (1969), à qui l’on peut attribuer la maternité du slogan « the personal is political », soutient que les luttes des femmes ont permis de comprendre que les problèmes personnels sont politiques et que, par conséquent, « There are no personal solutions at this time » (mes italiques). En fait, on peut convenir que les solutions personnelles sont nécessaires, mais insuffisantes. Politisées individuellement, et en collaboration avec son compagnon, les inégalités découlant des arrangements intimes est une dimension essentielle de la politique conflictuelle qui prend place dans le face-à-face de l’intime ; cependant ces transformations majeures ne peuvent pas se limiter aux individus, ce qui permet de considérer que la politique agonistique doit inévitablement se déployer parallèlement dans la sphère publique. Par conséquent, il me semble essentiel d’envisager une plus grande mise en commun de ce qui est élaboré concrètement par les couples, comme assises pour des solidarités féministes élargies sur ces questions. L’espace me manque ici pour réfléchir plus longuement sur le rôle et la responsabilité politiques – qui se distingue du rôle de conseil des thérapeutes conjugaux – des tiers (par exemple : ami·es, famille, collègues), témoins in situ, ou au moyen de confidences d’arrangements intimes dont on connaît l’issue injuste à court, moyen ou long terme pour les partenaires. Néanmoins, il me semble que l’on accepte et considère nécessaire dans d’autres sphères l’intervention de tiers ; pensons aux relations de travail dont les rapports de force sont médiés par les organisations syndicales, tandis que dans l’intimité nous restons largement isolé·es.

En somme, dans une perspective agonistique, les conflits conjugaux doivent être admis pour leur incidence possible sur la transformation des rapports sociaux réclamés par les féministes et ils peuvent vraisemblablement constituer un moyen politique qui a le potentiel de faire progresser les relations conjugales par-delà les normes hétéronormatives et patriarcales.

Conflits conjugaux et leur portée politique transformatrice espérée

Les aspirations féministes pour l’égalité entre les femmes et les hommes exigent des luttes concrètes dans les sphères publique et privée. Sur le plan personnel, cela implique de défier le partenaire choisi, là où les liens de l’amour, de la confiance et de la vulnérabilité rendent plus complexes le conflit et son interprétation politique. Sans évacuer les défis qui viennent d’être énumérés, le conflit dans sa perspective agonistique n’est pas condamné à être destructeur de la vie en commun – ni même de celle conjugale –, mais plutôt une des conditions de sa transformation pour tendre, en contexte hétérosexuel, vers de nouvelles bases relationnelles qui sont plus interdépendantes, justes et épanouissantes en fonction d’un principe politique d’égalité entre les personnes. Le pari de cette proposition réside dans l’importance toujours actuelle de changer les logiques patriarcales et hétéronormatives qui président aux arrangements intimes des couples, et ce, dans le sillage des travaux qui soutiennent la compatibilité entre radicalité féministe et hétérosexualité.

Ce texte engage donc une réflexion à propos du conflit selon une double visée. D’une part, il invite à envisager, sur le plan théorique, les conflits conjugaux qui concernent des enjeux d’égalité et de liberté entre les partenaires hétérosexuel·les suivant la conception agonistique du politique. D’autre part, l’adhésion à une telle conception des conflits permet, sur le plan normatif, d’accueillir plus favorablement leurs avènements dans la sphère privée, là où les partenaires sont confronté·es à des enjeux politiques semblables à ceux que l’on observe en démocratie. Il s’agit de donner un sens politique à ce travail exigeant, bien qu’ordinaire, sur le temps long des relations intimes, pour dépasser les persistantes et insidieuses hiérarchies de genre. Autrement dit, ce texte souhaite donner une portée politique et éventuellement collective aux silences déçus, aux pleurs cachés, aux émotions vives jugées péjorativement, aux découragements fréquents, aux déceptions qui abîment les liens, aux requêtes accueillies froidement ou aux colères qui peuvent marquer le quotidien de celles qui tentent d’arrimer les manières de vivre aux idéaux féministes, tout en refusant de croire que la seule solution est de mettre fin à la relation hétérosexuelle. Le paradoxe du travail politique invisible des femmes (mères, conjointes, soeurs, amies) fait à l’endroit des hommes, pour en faire des alliés féministes ou partisans de l’égalité, reste entier.

Une conceptualisation politique agonistique du conflit conjugal pourrait prendre la forme suivante. Le conflit conjugal agonistique constitue une pratique de contestation intime récurrente sans contenu ni forme prédéterminée qui porte sur des enjeux politiques d’égalité entre les personnes qui se traduisent dans les manières d’être et de faire quotidiennes. Il s’agit de faire apparaître une agonistique dans les arrangements intimes, là où émerge un rapport de force concret – invisibilisé ou normalisé – résultant des hiérarchies entre les partenaires. L’invitation à une pratique du conflit conjugal inspirée de l’agonisme ne menace pas nécessairement la relation en soi et aucunement l’intégrité, la dignité des personnes. Ces conflits, qui portent sur les idées et les valeurs, posent momentanément les conjoint·es comme des adversaires politiques avec l’objectif de convaincre l’autre de la supériorité (morale ou politique) d’une modification à apporter à la vie ordinaire partagée. Cette conception favorable aux conflits repose sur la conviction de leurs effets transformateurs tant pour les personnes, les enjeux politiques qu’ils soulèvent, que pour les termes de la relation partagée. Le conflit agonistique constitue un moyen politique à s’approprier pour transformer les relations conjugales avec l’objectif de faire progresser l’égalité. L’égalité n’est jamais complètement atteinte ; elle requiert une vérification continue, même pour les liens les plus chéris comme la relation conjugale. En somme, le conflit résulte d’une vigilance maintenue dans l’ordinaire de la vie quotidienne afin d’éviter les pièges patriarcaux et les autres formes de domination dans la vie conjugale.