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Introduction : la « dystropie ethnonymique[1] » franco-louisianaise

La communauté louisianaise des Cadiens/Cajuns[2], francophone et minoritaire, implantée dès la fin du xviiie siècle en Louisiane, après le traumatisme du Grand Dérangement en 1755 qui a conduit à l’exil plus de 10 000 Acadiens (environ 75 % de la population), tente de résister activement à un processus d’américanisation qui s’est développé inexorablement depuis le début du xxe siècle. Le texte poétique étudié arbore manifestement une vocation militante (du latin militare : « être soldat »), car Jean Arceneaux affirme avec force sa « cadienneté » (« Je suis Cadien »), c’est-à-dire son identité ethnoculturelle, menacée de disparition. Il revendique une historicité, celle des Acadiens qui ont reconstitué une communauté en Louisiane après la diaspora causée par le Grand Dérangement. Il l’affirme en français, car le groupe culturel en lequel il se reconnaît est francophone, donc minoritaire dans le contexte hégémonique de la langue anglo-américaine en Louisiane. Il s’agit ainsi d’un texte de combat qui défend la cause cadienne et dénonce une situation d’assimilation et de minorisation, c’est-à-dire d’infériorisation linguistique et culturelle de sa propre communauté minoritaire. La publication[3] des Nations Unies (2010), intitulée « Droits des minorités : normes internationales et indications pour leur mise en oeuvre », précise que

le terme « minorité » renvoie généralement aux minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques et que l’existence d’une minorité est une question de fait et que toute définition doit tenir compte à la fois de facteurs objectifs (comme l’existence d’une ethnicité, d’une langue ou d’une religion commune) et de facteurs subjectifs (notamment l’idée que les individus concernés doivent s’identifier eux-mêmes comme membres d’une minorité)

ONU, 2010 : p. 2

En outre, selon Francesco Capotorti, rapporteur spécial de la sous-commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités en 1977, une minorité pourrait se définir comme suit :

Un groupe numériquement inférieur au reste de la population d’un État, en position non dominante, dont les membres − ressortissants de l’État − possèdent du point de vue ethnique, religieux ou linguistique des caractéristiques qui diffèrent de celles du reste de la population et manifestent même de façon implicite un sentiment de solidarité, à l’effet de préserver leur culture, leurs traditions, leur religion ou leur langue

ONU, 2010 : 12

Ainsi, dans un contexte d’insécurité et d’attrition sociolinguistiques, un ensemble de stratégies de revitalisation de la langue vernaculaire et des traditions culturelles autochtones a été mis en place tardivement, à partir de la création en 1968 du CODOFIL, le Conseil pour le développement du français en Louisiane, par l’acte législatif N°409. David Cheramie, directeur exécutif du CODOFIL en 2009, présentait les objectifs de cette « agence des affaires francophones » en ces termes[4] :

La mission du CODOFIL a deux volets : offrir aux citoyens louisianais, qu’ils soient d’origine française ou pas, l’occasion soit d’apprendre le français, soit d’améliorer et d’utiliser le français qu’ils connaissent déjà; et d’explorer, de comprendre et de soutenir l’héritage cadien, créole et francophone en Louisiane pour le plus grand bien culturel, économique et touristique de tous ses citoyens. Nous allons chérir notre passé pour enrichir notre avenir en affirmant notre identité francophone par le biais de l’éducation, du service communautaire et des échanges internationaux.

Le thème identitaire, décliné dans ces quelques lignes selon une perspective d’identarisation[5], accompagnée par son cortège de paramètres attendus : affects (« chérir »), prééminence du passé, de l’origine (« chérir notre passé »), affirmation d’un héritage (« soutenir l’héritage cadien »), dynamique grégaire (« service communautaire »), installe d’emblée les visées de cet organisme dans la revalorisation d’une identité vacillante à ré-essentialiser. Le CODOFIL a toutefois, il faut le reconnaître, relancé de manière décisive le fait français quasiment moribond en Louisiane. On peut noter les effets stylistiques du slogan : « Nous allons chérir notre passé pour enrichir notre avenir », l’opposition « passé/futur », habituellement de l’ordre de l’antithèse, est niée (déniée) par la paronomase « chérir/enrichir », qui établit une continuité théorique et rhétorique. Roman Jakobson avait bien montré le rôle politique majeur de la paronomase dans une élection américaine (le slogan « I like Ike »). Il s’agit ainsi pour les militants de la cause cadienne de poser les bases d’une renaissance identitaire du peuple cadien (cajun) fort de son héritage acadien, débarrassée des stigmates[6] de la minorisation dont certaines dénominations ethnonymiques dépréciatives (« Coonass », « Bougali », etc.). Shane K. Bernard explique que le nom ethnique « Cajun » était affecté d’un sémantisme fortement péjoratif et que « many Cajuns believed that they were indeed a backward people[7] » (Bernard, 2003 : 87). Ainsi, dans ce contexte de disqualification et d’assimilation, l’écrivain américain d’expression française Jean Arceneaux affirme avec force son identité ethnonymique dans l’un des tout premiers recueils poétiques en langue vernaculaire : Je suis Cadien, rejetant par cet acte performatif tous les autres ethnonymes concurrents associés à des représentations dysphoriques, dont le plus communément rencontré « Cajun » est considéré comme une corruption sociolinguistique. On assiste plus globalement à une entreprise glottopolitique des militants de la cause cadienne, qui vise la revalorisation identitaire et culturelle de cette communauté minoritaire par une stratégie onomastique d’imposition du signifiant « Cadien » comme nom propre du groupe :

Cette communauté francophone de Louisiane qu’il faut pourtant bien nommer pour en parler est ainsi désignée par un paradigme ethnonymique d’une vingtaine de variantes orthographiques qui peut se réduire à quatre séries concurrentes : Cajun, Cadien, Acadien, Cadjin puis à la paire ethnonymique Cajun/Cadien. La poly-nomination ethnonymique en Louisiane révèle un symptôme culturel, une forme de maladie du nom propre qui pourrait être nommée : « dystropie ethnonymique » car elle constitue en Acadiana un enjeu ethnique et idéologique pour la communauté militante. En effet, les différentes formes ou signifiants ethnonymiques déterminent des représentations communautaires divergentes, voire « concurrentes ». Ainsi, le signe n’est plus arbitraire mais motivé, voire remotivé. Des productions de sens différentes opèrent selon le signifiant ethnonymique choisi pour nommer la communauté et ainsi construire une certaine réalité du fait franco-louisianais. Ainsi, « Cadien » et « Acadien » représentent une conception culturaliste de la « cadienneté » aux dépens d’une autre conception que nous pourrions qualifier de « sociopragmatique », c’est-à-dire fidèle à la réalité onomastique prégnante rencontrée sur le terrain, portée par les désignants « Cajun » et « Cadjin »

Gonzalez, 2010 : 2 et 7; 2013 : 56

Traduire l’intraduisible

Le Je suis Cadien, une suite poétique, qui a d’abord été performé oralement à La Rochelle en 1982, procède, dès les trois premiers mots de son titre, à un dévoilement identitaire (coming out) qui s’inscrit dans toute une mythologie. Le schème syntaxique est nimbé d’une aura revendicatrice, ce que suffiraient à rappeler des autodésignations comme « je suis Bohémienne » (Carmen), « nous sommes tous des Juifs allemands » et, plus près de nous, « je suis Charlie ». « Je suis Cadien » n’est pas seulement un « acte de langage » (speech act), c’est un « acte de langue » (language act)[8], un acte qui légitime une langue minorisée par son seul usage. Le sujet parlant « prouve » ainsi la vérité de son appartenance en recourant à une langue censurée, (officiellement interdite dans l’enseignement de 1916 à 1968, disqualifiée aujourd’hui encore tel un « broken language ») et en arborant un ethnonyme insubstituable (la traduction anglaise de Sheryl St. Germain, en 1994, a laissé telle quelle la phrase-titre[9]). Surgit alors ce que l’on pourrait appeler le spectre (vengeur) de l’intraduisible. Traduire les poèmes du français cadien en anglais – traduire la langue censurée par la langue censurante –, provoque une espèce de court-circuit entre l’énoncé et l’énonciation (le sémantique et le glottique). Et c’est à cette tension que renvoie la traductrice elle-même, dans une épanorthose à peine déguisée, quand elle évoque son travail : « a difficult and, perhaps, a foolish task » (une entreprise absurde). Perhaps (peut-être) sonne comme la version euphémisée d’un « ou plutôt ». Un autre traducteur plus tardif (2004), Clint Bruce, se justifie (si l’on peut dire) en parlant de « trahison du trahi », formule qui renchérit sur le topos du Traduttore traditore : la culture cadienne a été trahie de l’extérieur et de l’intérieur, et la traduire est la retrahir (Bruce, 2004)[10]. De fait, Sheryl St. Germain pose le « Je suis Cadien » comme intraduisible[11]. Elle conserve donc intacts le titre du recueil, son incipit, qui est aussi son explicit (le texte s’inscrit dans une vaste antépiphore), en reproduisant la langue-source (à cette différence près qu’elle met en italique les vers d’ouverture et de fermeture, ce qui les met à distance citationnelle, comme un sic). Mais le principe d’intraduisibilité n’est pas longtemps tenable. De fait, un peu plus loin, « Je suis devenu Cadien » est rendu par « I became Cajun ». De même, « on est rien que des Cadiens » devient « they are just Cajuns ». Mais la tentation d’antitraduction en dit long sur la non-équivalence des ethnonymes et le postulat d’une singularité signifiante absolue. Le texte poétique (le manifeste politique) a pour mission de représenter la langue, de « discourir la langue[12] ». Interrogé par Olivier Marteau, en 2006, sur le choix du genre poétique, Arceneaux a répondu : « J’ai surtout fait de la poésie parce que c’est comme cela que ça vient dans ma tête. Je ne l’ai pas fait exprès. » En fait, il existe un mythe tenace selon lequel seule la poésie peut « glorifier » (manifester dans son essence) la langue. François Paré, franco-ontarien, affirme que

[d]ans les petites cultures, le genre poétique prédomine largement… et nous convoque, en tant que minoritaires, à l’expérience d’un langage revalorisé… Ce passage vers la verbalité pure du poème est vécu dans les cultures de l’exiguïté comme une véritable consécration, un transfert sacral, célébrant la naissance au langage de l’identité

Paré, 1994 : 103

Recourir au discours poétique, c’est accroître le risque (ou, plutôt, le plaisir) d’être intraduisible, dès les premiers mots (le titre de la « suite poétique ») et, même, dès le premier mot. De fait, le mot le plus provocant du titre, c’est peut-être le tout premier, « Je ». S’identifier à une langue-culture moribonde relève d’un défi. On interrogera quatre modes de manifestation de la personne de rang 1 dans le recueil d’Arceneaux. Ce que l’on pourrait appeler les hypostases (si l’on accepte cette métaphore théologique) ou les anamorphoses (si l’on préfère cette métaphore picturale) du « je ».

Le « je » autobiographique

Cet aspect du « je » se manifeste pleinement dans l’anamnèse enfantine. Dans un texte de juillet 1978, primitivement intitulé Schizophrénie linguistique – comme si au Grand Dérangement historique répondait un dérangement mental –, le poète en vient à ressusciter (à revivre) une punition scolaire, où « je » doit se dire en anglais. Le français a été proscrit en Louisiane dès 1910; une loi de 1916 l’interdit dans les écoles et les foyers. La sanction, dans son cas, consistait à « faire des lignes ». On sait que les punitions ont pris des formes diverses, en Louisiane, et qu’elles incluaient des châtiments corporels. Moi, Jeanne Castille de Louisiane (autobiographie publiée en 1982) en mentionne quelques-unes : se laver les dents au savon, ou s’agenouiller pendant une heure sur des épis de maïs. Purification, macération. La langue est une affaire de corps. Chez Arceneaux, parler français équivaudrait à un geste obscène : « Comme si vivre en français / C’était se picocher dans le nez » (p. 38). Le pensum scolaire suppose, classiquement, un apprentissage (copier des passages de grammaire latine ou grecque[13]), tandis qu’en Louisiane, il s’agit de désapprentissage : « I will not speak French on the schoolgrounds ». Dans les deux cas, cependant, devenir l’esclave de l’écriture mécanique incite fortement à « tricher ». Balzac, au Collège de Vendôme, a inventé, à dix ans, la « plume à trois becs » (la plume infatigable). Quant aux actes de résistance cadiens aux lignes censurantes en anglais, il faut mentionner le procédé de Kirby Jambon (« Allons z’enfants », L’école Gombo, 2006, p. 15), qui les écrit en français et sous forme assertive : « Je veux parler français à l’école » (traduction et positivation : deux armes du renversement protestataire). Arceneaux, de son côté, mène un jeu beaucoup plus dangereux :

I will not speak French on the school grounds.
I will not speak French on the school grounds.
I will not speak French…
I will not speak French…
I will not speak French…
Hé ! Ils sont pas bêtes, ces salauds.
Après mille fois, ça commence à pénétrer
Dans n’importe quel esprit.
Ça fait mal; ça fait honte.
Et on speak pas French on the school grounds
Et ni anywhere else non plus

p. 20

La citation est périlleuse : elle revient à effectuer de nouveau la punition (pas de différence entre l’usage et la mention). La répétition agit comme un supplice (une vrille[14]), au risque des vertiges de la dépersonnalisation. L’ironie du sort, ou de la langue, c’est que le nom school grounds (= cour d’école) contient grounds, qui renvoie à ce qui sert de base, de fondation. Quant au pronom « I », il joue ici un rôle pervers. Dire « I » implique une introjection de la censure, un viol de la conscience. En ce sens, le mot du titre le plus provocant, c’est « je ». En français, les pronoms des allocutaires sont le « tu » et le « vous ». Mais d’autres personnes peuvent leur être substituées, par le jeu des énallages. Au lieu de dire « vous » à son interlocuteur, on peut lui dire « on » ou « nous » (comme les médecins), on peut lui dire « il » ou « elle » (comme les commerçants). Celui à qui l’on s’adresse peut être « onnoyé », « nounoyé », ou « illoyé ». On peut pratiquer aussi le « jejoiement » : le « je » remplace les personnes 2 et 5 dans bien des dispositifs à ordres « intériorisés » qui stimulent-simulent une conduite. Les tables de la loi, formulées bibliquement en « tu », tendent de plus en plus à s’écrire à la personne de rang 1. L’adresse en « je »/« I » travaille de façon redoutablement efficace à l’intériorisation des actes à (ne pas) faire. Contrairement à la définition rassurante de Benveniste (« est “ego” qui dit “ego” »), celui qui dit « je » peut être un autre, et aliénant (une instance surmoïque). Mais, en même temps, dans une sorte de transmutation, d’alchimie de la douleur, les lignes punitives deviennent des vers poétiques. On le sait, les lignes d’une punition sont destinées à être écrites, non à être lues. Mais ici, un jeu polyglottique permet de détourner la répression scolaire : faire des « lignes » revient à faire des lines (vers), le pensum aliénant devient poésie militante. Conformément à l’une des hypothèses de Freud, c’est l’instance refoulante elle-même (le texte interdicteur) qui permet le retour du refoulé[15]. Triomphe d’un inconscient bilingue et hors temps, contractant le passé et le présent, le même geste d’écriture, dans un palimpseste littéral, relève de la soumission et de la transgression. La tentation de « parler comme » la langue aliénante revient, à maintes reprises. On la retrouve à l’oeuvre, par exemple, dans la variation lexicale concurrente cadien/coonass :

Coonass, non, non, ça gêne pas.
C’est juste un petit nom.
Ça veut rien dire.
C’est pour s’amuser, ça gêne pas.
On aime ça, c’est cute.
Ça nous fait pas fâchés.
Ça nous fait rire.

p. 24

« Coonass » est un mot cryptogénétique : diverses hypothèses étymologiques ont été émises, jusqu’aux plus péjoratives (Gonzalez, 2005). C’est un pseudo-terme affectueux (un « petit nom »), un « faux » hypocoristique. Les désignatifs Cadien/Coonass ne sont pas à égalité pour des raisons axiologiques évidentes : « coon-ass » (littéralement « cul de raton-laveur ») implique, au mieux, une totémisation, une animalisation. Cette désignation argotique, méprisante, un « derogative term » pour le sociologue Jacques Henry (1998), apparaît sur la plaque d’immatriculation ou la vitre arrière de nombreuses voitures en Louisiane revendiquant l’appellatif « Coonass » : « Proud to be a Coonass » ou encore « Coonass Nation Loud & Proud », « Registered Coonass », etc. (figure 1).

En outre, les Cadiens entre eux s’interpellent parfois dans leurs conversations courantes et familières en utilisant cet appellatif, qui cumule sans doute les fonctions d’identifiant communautaire et d’autoreprésentation dépréciative. Ce paradoxe apparent (comment se reconnaître dans une désignation avilissante?) nécessite un commentaire métapsychologique que nous ne ferons qu’esquisser dans cet article selon l’hypothèse d’une identification collective à un trait péjoratif qui est devenu structurant. Ce mécanisme inconscient met en évidence l’intériorisation de cette évaluation dysphorique du groupe et rappelle la fonction d’aliénation linguistique de tout marqueur diglossique. Robert Lafont en 1985 (Cahiers de praxématique, n° 5) explicite ce mécanisme d’occultation du travail du sens qui aboutit à l’opacité du signe linguistique et de la production signifiante. Les Cajuns en « jouant » avec cette minorisation s’approprient ce signifiant et, ensuite, peuvent le revendiquer comme un marqueur identitaire. On assiste à une rédemption du stigmate.

Figure 1

Retournement axiologique de l’étiquette dénominative « Coon Ass »

-> Voir la liste des figures

Le retournement des étiquettes dévalorisantes a fait l’objet de nombreuses recherches, notamment dans le champ de la sexualité. Judith Butler l’a théorisé sous les noms de « répétition subversive » (subversive repetition) ou de transgressive reinscription (Butler, 1990 et 2004). Il s’agit là, en fait, d’une très vieille tactique, que la rhétorique appelle « antiparastase » et qui consiste à se vanter de ce qui est reproché. Mais tout, ici, n’est pas affaire de « volonté ». Selon le philosophe Christophe Laudou, la conversion d’un mot stigmatisant en mot revendiqué s’apparenterait au syndrome de Stockholm et reviendrait à s’identifier au bourreau (2016, communication personnelle). La conversion d’une triste obligation en « désir » est, quoi qu’il en soit, un mécanisme redoutable, que Bourdieu nomme le « choix du nécessaire » (dans La distinction) et Freud, « formation réactionnelle » (qui pousse à choisir le « coffret de plomb », plutôt que ceux en argent et en or, dans Le thème des trois coffrets). De tels mécanismes pourraient être au travail dans le recueil d’Arceneaux, autour du parasynonyme de Cadien. Mais le « ça veut rien dire » peut aussi (et peut-être surtout) s’interpréter comme une dénégation ou une antiphrase. Tout y pousse, à commencer par l’insistance mise à minimiser. On sait au moins depuis Umberto Eco (et même Philon d’Alexandrie) que le viol du principe d’économie est un signal d’alerte, un déclencheur herméneutique. Il faut penser aussi aux ambiguïtés d’un Rimbaud : « ça ne veut pas rien dire » (à double interprétation contradictoire[16]). Les implications péjoratives de « Coonass » sont faussement (dé)niées dans le recueil. Notons, pour finir, que l’usage du « on », du « nous », renvoie à une communauté synchronique. Un pas de plus, et l’on bascule dans l’Histoire.

Le je-peuple (prosopopée/épopée)

Le recueil rend compte d’une histoire (« J’écris mon histoire »), comme il rencontre l’Histoire. C’est ce que montre la chaîne onomastique : « Je suis Cadien » => « j’étais Français » => « je suis devenu Acadien » (p. 8) => « Je suis devenu Cadien » (p. 12). Tout se joue dans une dérivation régressive : Acadien/Cadien, et un polyptote : je suis / j’étais. Tout versus du genre « autrefois »/« aujourd’hui » tend à être traumatisant (dans Les Contemplations de Hugo, ce qui coupe le recueil en deux, c’est la mort de Léopoldine). Mais on peut tricher avec le fleuve de l’Histoire. Il s’agit, pour le poète, de « regricher le courant », c’est-à-dire de le remonter, de nager à contre-courant, et il n’est pas indifférent que la première attestation, en français, de cette locution au sens figuré soit une métaphore politique[17]. L’univers du recueil nous plonge dans une sorte de « mythistoire », pour reprendre le mot de Jean-Paul Latouche[18] (1984). On sait qu’Arceneaux est amateur de mots-valises, à preuve « colonihilisme » et « génosuicide ». « Je suis Cadien » est un performatif total, au sens où il est consubstantiel à la langue, mais aussi en ce qu’il représente la totalité des Cadiens. Le « je » n’est pas (seulement) un je autobiographique ou lyrique, c’est (aussi) un je transhistorique : « Longtemps passé, j’étais Français ». Le recueil enregistre les scansions traumatiques et notamment les césures du Grand Dérangement et de la déportation des Acadiens. De même qu’il évoque, avec « les pieds embourbés / dans l’huile au fond d’un baril » (p. 16), les embourbements de l’Histoire[19]. Le « je » est doté d’une sur-vie ou d’une survie exorbitante comme les vampires, ou le Juif errant : « le Créole-Errant » (« Toujours à la recherche du Créole-Errant… », p. 26). Le « je » inaugural n’est pas seulement un je-individu, mais un je-peuple, pas seulement un je autobiographique, mais un je « ethnobiographique[20] ». Ainsi, le recueil est à la fois une épopée et une prosopopée (le poète se fait « porte-parole »), et de nombreux sujets sont appelés à se rassembler dans la première personne : le « je » joue sur l’antanaclase[21].

Rien de mieux, sans doute, pour une défense et illustration de la langue cadienne, que l’écriture poétique/épique. La poésie manifeste, plus justement, peut-être, que d’autres champs génériques, l’essence même de la langue. Soulignons le style « formulaire », litanique, du recueil d’Arceneaux, informé par des anaphores rhétoriques, des hypozeuxes (parallélismes de construction), des homéoptotes (série des désinences en –er de l’infinitif, série des participes passés adjectivés en –é), etc. Cependant, le genre/registre épique est perpétuellement contrarié (dévoyé?) par un style conversationnel, phatique : il y aurait à dire, par exemple, sur l’insistance du « ça » dans la « suite poétique » cadienne : « ça commence à pénétrer », « ça fait mal, ça fait honte ». Puis encore : « écrire ça », « ça laisse voir », « faut cacher ça », « faut dépasser ça ». Le pronom neutre est un marqueur de familiarité : pensons au naturalisme zolien, ou aux théories de Freud et de Groddeck (sur « le ça », la pulsion, l’Innommable). Le démonstratif contracté est au service d’une brutalité essentielle[22]. Deleuze et Guattari (1975) ont montré que l’art de Kafka tient pour beaucoup à sa façon de faire « bégayer » la langue (allemande), de faire un « usage minoritaire » d’une langue majeure. Tout se passe comme si Arceneaux, en mêlant grandiloquence et oralité « maladroite », hésitait entre usage majoritaire et minoritaire d’une langue mineure, au risque de tous les balbutiements. Si le « je » parle souvent dans une syntaxe orale lâche, voire « fautive », c’est que feindre une interlocution, une complicité « phatique », opère un déni de solitude. À tout moment, le recueil donne l’impression d’osciller entre oralisation lyrico-épique et fragilité conversationnelle. Peine d’amour perdue?

Le je-seul (déréliction)

« Je suis Cadien » est, en même temps, un performatif absolu en ce que l’assertion signifie : « je suis le seul à l’être »; il y a, en elle, un côté « seul au monde », « le dernier des… ». Le « je » qui représente quasi tous les sujets, n’en représente pourtant qu’un seul, qu’un esseulé : « Pourquoi écrire ça? / Personne va lire. » Il n’y a pas loin de la sensation de solitude d’Arceneaux : « Je me sens seul sur la terre », à celle qui inaugure, en 1782, les Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau : « Me voici donc seul sur la terre » (Première promenade). Règne une impression forte de déréliction, d’« abandonnisme ». « Et pour pleurer, c’est en quelle langue qu’on pleure? / Et pour crier? » (p. 24). Le verbe « crier » pose la question de la langue et n’est pas sans faire songer aux Cris sur le bayou (sous-titré Naissance d’une poésie acadienne en Louisiane), recueil collectif publié en 1980, auquel Arceneaux a contribué, avec sept autres Louisianais, ou à la vox clamantis in deserto. « Personne va lire » peut se lire d’au moins trois façons : comme un exorcisme (fonction apotropaïque), comme une captatio benevolentiae (ruse topique), ou, au-delà de toute rhétorique, comme le spectre de la brutalité factuelle : en 1970, le recensement fédéral comptait 750 000 francophones, et seulement 140 000 en 2010. Le constat est alarmant : 80 % d’attrition linguistique en 40 ans. Le linguiste Albert Valdman parlait de « variété moribonde de français », et un récent Dictionnaire du français louisianais, publié en 2010, a été rédigé dans le souci de préserver cette langue qui ne possède plus de locuteurs unilingues. Le français cadien (qui n’englobe pas toute la francophonie louisianaise) ressemble à une peau de chagrin. Ici comme hélas ailleurs, se réveille le cauchemar des linguistes, l’extinction des langues, la langue qui meurt, faute de pratiquants. Sartre a posé une question supposée essentielle : « Pour qui écrit-on? » On peut, en fait, écrire « pour personne », ce qui ne veut pas dire forcément « pour rien ». On peut écrire pour « pas un » (Montaigne)[23].

Même érotiquement, le sujet est seul. Ainsi, le « je » confie avoir quitté « une belle si belle / Qui fait briller la nuit comme le jour ». Et il ajoute : « Je te manque comme si le soleil / Avait oublié de se lever à ce matin » (p. 26).  Mais ce « je te manque », pour dire l’absence de l’être (ou du pays) aimé, sonne étrangement, là où l’on eût attendu, plus logiquement, « tu me manques ». Tout se passe comme si l’on avait affaire à un lapsus-calque ou à un anglicisme aliénant. La version anglaise, à tort et à raison, traduit-trahit ce vers par « I miss you ». Un « manque » (celui de l’objet du désir) dont on ne sait pas jusqu’à quel point il est manqué, manquement suprême. Cauchemar linguistique, cauchemar érotique, c’est tout un. Ici se révèlent des traumas majeurs : une langue aliénée, altérée, une langue qui court le risque de disparaître.

Le « je » tend à redevenir, pour le pire, une ultime personne. Tout se joue dans une apparente double contrainte (double bind) : en français, ancienne langue censurée, il n’y a plus de lecteurs; on peut en espérer davantage en anglais, mais c’est la langue censurante. Le recueil suggère, à sa façon, qu’il faut préférer les missions désespérées aux démissions désespérantes.

Le « je » pseudonyme/hétéronyme

« Je suis Cadien » sonne comme un effet de vérité. L’énonciation met pourtant en scène un faux « je ». C’est que la « vérité » du « je » est, en un sens, contredite par l’usage d’un pseudonyme : « Jean Arceneaux » n’est pas « Barry Jean Ancelet ». Barry Jean Ancelet est né en 1951, Jean Arceneaux, en 1978. La 4e de couverture de Suite du loup (recueil publié chez Perce-Neige, en 1998) bascule même dans l’adynaton, en proclamant que l’auteur est « né à l’âge de 27 ans » (à l’occasion de la « Première rencontre des peuples francophones », à Québec, le 25 juin 1978). On le voit, la « schizophrénie linguistique » se double ici d’une « schizophrénie biographique ». Olivier Marteau (2006) rapporte que, lors de cette « rencontre », Ancelet en est venu à simuler une conversation téléphonique avec son double pour se demander l’autorisation de publier un poème et l’obtenir : la schizophrénie a ses limites. Le poème s’intitulait « Chanson pour Louise », titre que l’on pourrait aussi comprendre : « Chanson pour la Louisiane (francophone) ».

Au-delà du pseudonyme, Arceneaux, doté d’une vie propre, est un hétéronyme. On pense à Pessoa, qui raconte ses contacts avec ses doubles : Alvaro de Campos, Ricardo Reis ou Alberto Caeiro. Pourquoi se rebaptiser? Ancelet explique, dans un entretien (Marteau 2006), que « Jean » est son deuxième prénom, et qu’« Arceneaux » est le nom de sa grand-mère. Ajoutons que « Barry » symbolise la part anglaise vouée à l’autocensure. Ajoutons aussi qu’« Ancelet » ne figure pas sur le « Mur des noms » (Wall of Names) du monument acadien[24] à St Martinville (Louisiane) et qu’« Arceneaux », oui (figure 2). Ce qui n’empêche pas ceux qui s’appellent vraiment Arceneaux de prendre des pseudonymes : pensons à Curtis John Arceneaux (1947-2011), devenu « Coco Robicheaux » par référence au folklore local (c’est le nom d’un méchant enfant enlevé par un loup-garou).

Figure 2

ACADIAN EXILES IN LOUISIANA: The wall of names[25]

The Wall of Names lists approximately 3000 persons identified as Acadian refugees in early Louisiana records. Their names are engraved on twelve bronze plaques and framed in granite. Visitors of Acadian descent are encouraged to use the wall, or our online database, “Ensemble Encore,” as a starting point for genealogical research. We hope these resources will reunite many Acadian families. An inscription on the Wall reads in both English and French, “Pause friend, read my name and remember…”. Voir : https://www.acadianmemorial.org/the-wall-of-names.php

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Tout pousse, on le voit, à une surenchère dans l’ancrage. Pour Jean Arceneaux, il s’agit d’afficher une sur- (ou une sûre) cadienneté. Le nom « Arceneaux », qui connaît des variantes graphiques, est ici écrit selon l’orthographe acadienne typique. Il permet en outre de relier « poétiquement » patronyme et toponyme : ARC/eneaux = ARC/adie. Au patronyme, au nom paternel, Ancelet préfère un nom grand-maternel. Le sur-hommage à la « langue maternelle » suppose une distanciation à l’égard de la « langue paternelle » (sermo patrius), dès lors que l’humiliation du père est humiliante : « Un silence comme un enfant qui voit son père abaissé » (p. 28). Le sujet ne peut parler que sous un masque qui efface et affiche son orthonyme, conservant un prénom sur deux et choisissant un nom au plus près du « vrai », de l’être cadien, un ontonyme : trisyllabique, paronymique et à initiale identique. De même, en ce qui concerne les dates, Ancelet et Arceneaux sont nés un 25 juin : même moi(s), même quantième.

Conclusion : perspectives

Les quatre « je », qui ont été distingués ici, peut-être exagérément, pour la clarté de l’analyse (autobiographique, transhistorique, abandonnique, hétéronymique), ne semblent guère compatibles entre eux. De sorte que le recueil poétique semble informé par une « monstruosité » énonciative : tous les coups sont permis pour assurer la survie de la langue. Rien d’étonnant, en un sens : la littérature est spécialisée dans les choses impossibles (les impossibilia, les adynata), et en particulier dans les impossibilités énonciatives[26], qui constituent un immense dossier. Mais ce qu’il y a peut-être de plus impossible, dans le champ du langage, c’est de parler une langue « pure » (ou de parler purement et simplement une langue). C’est ce que montre, s’il en était besoin, l’avant-dernier mot de la fin : « Je vas le faire ». L’auxiliaire du futur périphrastique renvoie à un état ancien de la langue. La concurrence allomorphique vas/vais fait songer au mot du grammairien Vaugelas sur son lit de mort (ultima verba attribuées aussi à d’autres) : « Je ne vais pas, je m’en vais ou je m’en vas car l’un ou l’autre se dit ou se disent. » La promesse finale de Je suis Cadien s’énonce dans un effet d’hybridation linguistique, à la fois écho de la langue française classique et anglicisme (to make it, locution verbale = « réussir »). Il n’est pas étonnant que le français tende à être assimilé à un « dialecte », à un « patois », à un « créole ». Beaucoup se jouent dans un entre-deux-langues, comme le dit, à sa façon, le nom même de l’organisme officiel voué au développement du français en Louisiane : le CODOFIL. Depuis le début de la « renaissance » cadienne (c’est-à-dire depuis 1968), le loup est dans la bergerie, dès lors que CODOFIL est un acronyme issu de l’anglais : COuncil for the Development Of French In Louisiana. Mais, d’un autre côté, il donne l’impression fugitive d’un mot français : CODOFIL joue sur la graphie « fil » et fait référence à l’idée de lien, de fil du discours ou de fil d’Ariane. En même temps, cette dernière syllabe fait écho au paradigme des mots suffixés (interfixés) en « -phile », comme un chantage à l’amour.

Militer, c’est porter la langue à ses limites d’étrangeté, d’étrangèreté, porter un masque énonciatif, voire un masque tout court. Dans l’édition bilingue de 1994, sur la photographie de la 4e de couverture (figure 3), Jean Arceneaux apparaît en contre-plongée, en costume cadien de Mardi gras : c’est la fête louisianaise la plus populaire, dont l’enjeu majeur est une quête culinaire[27].

Figure 3

Quatrième et première de couverture du recueil poétique de Jean Arceneaux : Je suis Cadien

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Le rituel est si bien ancré dans le folklore qu’il est enregistré par une locution : « (le) Courir du Mardi gras ». Mais rien n’interdit, évidemment, de soupçonner l’image de surdétermination : l’auteur est costumé et masqué, selon le scénario classique de la clandestinité justicière. Il n’y a pas loin, en effet, de « je suis Cadien » à « je suis ca/ché ». On connaît la devise de Descartes : larvatus prodeo (« j’avance masqué »). Ce genre d’aveu est paradoxal. Dans le cas d’Arceneaux, le paradoxe se double d’une ambiguïté sémantique : il n’est pas étonnant que le poète ait écrit Suite du loup, un recueil poétique publié en 1998, en jouant sur la polysémie de « loup », à la fois masque et animal : « Le loup rôde la nuit / Derrière son masque d’homme » (p. 23), « Le loup joue le fou toute la journée / Pour pouvoir porter le masque du sourire éternel » (p. 24). De fait, la visée est aussi d’installer le cadien dans la francophonie littéraire… pour un lectorat non cadien (très peu de Cadiens lisant le français). La poésie d’Arceneaux est (aussi) une poésie à vocation d’oralisation, qui métisse le français standard et le français cadien. Le loup-poète a une âme solitaire. Cécilia Camoin l’a rappelé, en 2008 : la lycanthropie renvoie à « la mythique Arcadie dont le premier roi, Lycaon, fut transformé en loup par Zeus » (Camoin, 2008 : 118-119)[28]. Loup damné, loup condamné à la solitude. Ainsi, dès le début, « être Cadien » touche à un univers métamorphique et tératologique. Le masque ne va pas sans le sursaut sauvage.

Le « je » parle pour (au double sens de « à l’adresse de » et « à la place de ») : il parle pour tous, et pour personne. Le « je » est un pronom capable de dénier ou de défier la mort, entre le « je suis mort » (du Valdemar de Poe) et le « je suis encore vivant » (du Caligula mourant de Camus). Comme l’a postulé saint Augustin, il y a une valeur quasi mystique du shifter : tant qu’un sujet peut dire (lire à haute voix), sur une épitaphe, le « je » du mort, le mort reste vivant[29]. On peut se demander jusqu’à quel point cette survie tient à la survie de la langue. Pour Flaubert (lettre à George Sand du 4 décembre 1872), écrire, c’est écrire « pour tous les lecteurs qui pourront se présenter », « tant que la langue vivra ». Reste à parier sur la longévité de la langue. Ou à parier sur des résurrections. Autre tactique, autre genre : Jean Arceneaux a aussi publié des fabliaux : Le trou dans le mur, Fabliaux cadiens (2012). Tactique habile, en ce que les textes donnent l’impression de remonter le temps, en confondant historiettes et Histoire. Les fabliaux fondent un contrat générique qui ancre la langue dans une épaisseur « transhistorique », pérenne, même et surtout s’il y est question d’agonie. Car la mort est toujours là, même en contexte ludique : Et in Acadia(na) ego. Ainsi, Arceneaux raconte l’histoire d’un agonisant qui réclame un (bon) plat et à qui l’on réplique : « Pas avant l’enterrement ». Mourir pour mieux jouir de la vie marque le triomphe de ce que la rhétorique appelle une « hystérologie », dont l’Énéide fournit l’exemple prototypique : « Moriamur et in media arma ruamus » (« Mourons, et jetons-nous au milieu des armes »). Ce « conte à rire » (comme disait Joseph Bédier des fabliaux médiévaux) dénonce la rigidité du rite familial/social, avec une certaine misogynie. Mais aussi l’agonisant devient immortel, son histoire est immortalisée. Tout se joue dans sa « transmission ». De même, une langue ne se laisse pas facilement enterrer. Comme le dit bien Pascal Quignard, il n’y a pas de « langues mortes », il y a des « langues-fantômes ». Et l’on peut compter sur les fantômes pour faire la fête après l’enterrement. Pour Barry Jean Ancelet, l’optimisme reste de rigueur malgré une langue vernaculaire cadienne qui cède la place à l’enseignement d’un français de référence dans les classes d’immersion et un nombre de locuteurs francophones en baisse constante depuis plus de cinquante ans. Dans un courriel du 16 mai 2015, il salue la parution récente d’un Dictionary of Louisiana French: As spoken in Cajun, Creole and American Indian Communities (Albert Valdman, 2010) : « Je pense que nous allons enfin dans la bonne direction après des décennies d’errance ». L’héritage est conservé, et le français reste protégé par des lois linguistiques. On notera toutefois qu’« errance » ne signifie pas « erreurs », et que le mot, nimbé d’une mythologie spatiale, renvoie à une pérégrination éprouvante, des tribulations du genre : Exode biblique, ou Juif errant.

Ce « je » cadien, pluriel, que nous avons analysé, ouvre ainsi un espace littéraire intersubjectif et produit sur le lecteur des effets d’identification et d’incorporation. La voix poétique portée par un ethos ethnolinguistique et historial, subjectif et communautaire, garantit en écriture une légitimité identitaire au monde représenté par le corps textuel. Ainsi, une probable identification du lectorat communautaire se dessine, condition d’une subjectivation de l’ethnonyme « Cadien », enjeu dénominatif majeur.