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Depuis les premières études sur la francophonie canadienne, à partir des années 1970 et 1980, la question des relations entre le Québec et les minorités francophones occupe une place privilégiée et, dans ce domaine, la thèse de la rupture a longtemps prévalu. Ainsi, l’émergence du nationalisme québécois aurait fait éclater une identité partagée qui était fondée sur une communauté de mémoire, d’histoire et de culture et contraint les minorités francophones, désormais sans projet politique, de se redéfinir elles aussi sur la base de l’appartenance provinciale et régionale (Bernard, 1996; Harvey, 1994 : 3-18; Martel, 1997; Gervais, 2003). Par la suite, certains auteurs ont remis en question cette interprétation considérant plutôt que chacune de ces collectivités francophones avait connu un développement autonome en raison des changements démographiques, sociaux, politiques et culturels qui ont refaçonné leur identité. La sécularisation de la société canadienne et les politiques keynésiennes des différents paliers de gouvernement dans l’après-guerre auraient joué pour beaucoup dans la fragmentation de l’identité canadienne-française au profit d’une appartenance francophone provinciale délestée d’un héritage religieux, tant au Québec que parmi les minorités de langue française ailleurs au pays (Frenette, 1998; Cardinal, 1997 : 213-232; Allaire, 2004 : 107-116; Dorais, 2013 : 59-99). Enfin, plus récemment, plusieurs auteurs ont tenté d’évaluer le rôle des politiques fédérales de bilinguisme et de multiculturalisme sur le discours du réseau institutionnel et associatif francophone en milieu minoritaire. Les politiques subventionnaires du gouvernement fédéral auraient incité les associations francophones à graduellement se prononcer, dans le débat constitutionnel, en faveur d’une conception trudeauiste de l’unité nationale troquant leur engagement envers le biculturalisme pour une adhésion au multiculturalisme et à la primauté de la Charte canadienne des droits et libertés enchâssée dans la Constitution en 1982. Ce repositionnement favorable à un nouvel ordre symbolique canadien aurait eu pour conséquence d’agrandir ainsi le fossé d’incompréhension entre le Québec et les communautés minoritaires de langue française (Bock, 2001a; Savard, 2005; Dupuis, 2008 : 7-39; Miville, 2012).

Malgré les avancées importantes des dernières décennies, qui témoignent d’un essor historiographique indéniable sur ces questions, encore trop peu d’études mettent en lien le thème de l’immigration avec les mutations du discours nationaliste canadien-français. La lecture préliminaire d’une revue phare du nationalisme traditionaliste canadien-français, L’Action française (1917-1928), ainsi que celle qui lui succède quelques années après sa disparition, L’Action nationale (1933-…), nous révèle pourtant l’importance de l’influence de la question de l’immigration sur la construction du discours nationaliste au Québec (Dupuis, 1992; Mann, 2005; Ryan, 2006; Courtois, 2008; Ferretti, 2019)[1].

En effet, à partir de l’après-guerre, les auteurs de L’Action nationale s’intéressent de plus en plus à la question de l’immigration. Ils s’inquiètent de la tendance des nouveaux arrivants à adopter comme langue d’usage l’anglais et surtout des conséquences que pourrait avoir l’immigration à long terme sur le poids démographique des Canadiens français et leur influence politique au pays. Ils réclament que le gouvernement provincial assume ses pouvoirs en matière d’immigration prévus dans la Constitution pour recruter des immigrants susceptibles de s’intégrer à la majorité francophone et demandent que celle-ci se fasse plus accueillante que par le passé envers ces nouveaux arrivants[2]. Cette position tranche avec les décennies précédentes, caractérisées par une méfiance envers l’immigration et un refus catégorique dans les années 1930 d’accepter les nouveaux arrivants au pays, tout particulièrement les Juifs.

Nous posons l’hypothèse que le thème de l’immigration constitue l’une des causes, grandement minimisée, du réaménagement du projet national canadien-français. Dans l’après-guerre, l’immigration a pris la forme d’un enjeu politique déterminant pour une partie des élites nationalistes canadiennes-françaises amenant celles-ci à remettre graduellement en cause le rôle de l’Église catholique comme institution nationale pour confier à l’État québécois certaines prérogatives dans le domaine de l’accueil et de l’intégration des immigrants. Ce faisant, la revue a participé à une reconfiguration du nationalisme en consacrant le gouvernement provincial comme principal dépositaire des intérêts supérieurs des Canadiens français, puis des Québécois francophones. Ce discours marque la rupture avec le projet national canadien-français présidé par une Église-nation, qui incarnait la volonté collective des francophones de perpétuer leur langue, leur culture et leurs traditions en terre d’Amérique.

Pour réaliser cette recherche, nous avons consulté tous les articles portant sur l’immigration dans L’Action française (1917-1928) et dans L’Action nationale, de 1933 à 1967, pour dégager les tendances d’un discours. Au cours de ce dépouillement, nous avons répertorié 151 articles sur la question de l’immigration (76 pour L’Action française et 75 pour L’Action nationale) sur un total d’environ 4700 textes publiés pendant cette période, dont nous avons abordé le contenu par ordre chronologique, et chacune des périodes choisies a fait l’objet d’une analyse.

Le nationalisme de L’Action française et de L’Action nationale

Le début du xxe siècle et la fin de la Première Guerre mondiale correspond à une période de bouleversements politiques, sociaux et économiques pour la société canadienne-française. La crise de la conscription et les luttes des minorités canadiennes-françaises pour défendre leurs droits scolaires dans les provinces anglophones favorisent l’émergence d’un nouveau nationalisme canadien-français plus militant[3]. De plus, les élites intellectuelles nationalistes sont fortement préoccupées par les conséquences de l’urbanisation et de l’industrialisation sur la société canadienne-française qui connaît d’importantes transformations (Boily, 2001 : 141-161; Warren, 2002 : 539-572; Lamonde, 2004).

C’est dans ce contexte sociopolitique que des membres de la Ligue des droits du français, dont le jésuite Joseph-Papin Archambault, le docteur Joseph Gauvreau et le journaliste et futur rédacteur en chef du Devoir, Omer Héroux, fondent L’Action française en 1917. La Ligue des droits du français change alors de nom pour devenir la Ligue de l’action française[4]. Omer Héroux en est le premier directeur, auquel succède en 1921 le chanoine Lionel Groulx, qui conservera un important ascendant sur la revue jusqu’à sa disparition en 1928. Maître à penser pour plusieurs membres de la Ligue, il contribue en grande partie à définir les principales orientations idéologiques de la revue nationaliste (Courtois, 2017).

L’Action française s’impose rapidement comme le principal porte-parole du mouvement nationaliste canadien-français avec un tirage qui atteint un sommet de 5 à 6000 exemplaires au début des années 1920. Ses collaborateurs se recrutent surtout dans les rangs des membres du clergé, des professions libérales, de la presse et des milieux universitaires. On compte aussi des chefs ouvriers, des hommes politiques, des financiers et des économistes. Son influence déborde largement le Québec, avec la participation de personnalités éminentes de tout le Canada français, de l’Acadie et même de la diaspora canadienne-française aux États-Unis (Morin, 2002 : 21-26).

L’Action française souhaite jouer un rôle d’éveilleur des consciences auprès des élites à qui on reproche leur indifférence, leur apathie, voire leur complaisance envers les nombreux périls qui menacent la survie du Canada français. C’est dans ce contexte d’urgence que les membres de la Ligue d’action française mettent de l’avant une doctrine d’affirmation nationale destinée à mobiliser les élites et à guider leur action pour permettre au peuple canadien-français de se relever et de reconquérir le terrain perdu dans tous les aspects de sa vie collective, que ce soit la religion, la politique, la culture, l’éducation ou l’économie (Lamonde, 2004 : 140-145).

La doctrine de L’Action française puise essentiellement dans le nationalisme traditionaliste, hérité des ultramontains du xixe siècle, qui conçoit les Canadiens français comme une communauté façonnée par trois cents ans d’histoire et rattachée à une double tradition, le catholicisme et la culture française. Selon cette école de pensée nationaliste, les Canadiens français ont le devoir d’accomplir la mission, assignée par la Providence, de propager le catholicisme sur le continent et de faire triompher ses valeurs spirituelles et morales sur le matérialisme anglo-saxon et protestant en restant fidèles à leurs origines françaises, à leur foi et à leurs traditions nationales, qui ont été préservées depuis les premiers temps de la colonie. La revue a été influencée aussi par la doctrine sociale de l’Église catholique, notamment par l’encyclique du pape Léon XIII, Rerum Novarum, qui cherchait à concilier les contradictions générées par l’essor rapide du capitalisme industriel et la montée des inégalités sociales en promouvant une réorganisation de la société, fondée sur une pensée et un mode d’action chrétiens, qui s’appuierait sur les principes du bien commun et de la justice sociale (Ryan, 2006 : 21-30).

Ainsi, pour les auteurs de L’Action française, les communautés canadiennes-françaises, éparpillées sur le continent, témoignent de l’ancienneté de l’Empire français d’Amérique, en constituent le prolongement, mais aussi les héritiers qui contribuent à perpétuer à ce jour la vocation apostolique de la civilisation française et catholique en Amérique. C’est au nom de cette conception nationale que L’Action française monte aux barricades pour défendre ces avant-postes du fait français en Amérique et soutenir chacune de leurs luttes scolaires pour protéger leur droit à une éducation catholique et de langue française, menacé par la législation des gouvernements provinciaux anglophones. Pour L’Action française, le Québec en tant que foyer national du Canada français a le devoir de montrer l’exemple en menant la lutte sur son propre territoire pour l’affirmation de la culture et de la langue françaises, mais aussi en se portant à la défense de chacun des contreforts canadiens-français, afin d’empêcher que leur disparition ne fasse sombrer dans l’abîme toute la civilisation française et catholique en Amérique (Bock, 2001b : 345–384).

Le thème de l’immigration est de bien moindre importance que celui du sort des minorités canadiennes-françaises (à peine 3 % du contenu étudié dans les deux revues toutes périodes confondues). Toutefois, c’est un thème qui revient régulièrement. Il faut souligner que l’immigration est un phénomène incontournable depuis le début du xxe siècle. En raison de l’industrialisation, amorcée à partir de la seconde moitié du xixe siècle, puis de l’expansion territoriale du Canada vers l’ouest, le gouvernement canadien a adopté diverses politiques d’immigration pour combler les besoins en main-d’oeuvre d’une économie en plein essor et peupler les Prairies (Hawkins, 1988; Burnet et Palmer, 1988; Kelley et Trebilcock, 2010; Knowles, 2016).

Cette situation inquiète la presse et les associations nationalistes canadiennes-françaises, dont la Ligue d’action française et L’Action française, qui voient d’un mauvais oeil une immigration qui risque de bouleverser la dualité culturelle au pays incarnée par deux nations fondatrices, les Canadiens français et les Canadiens anglais. Ainsi, les porte-paroles du nationalisme canadien-français craignent que les immigrants s’assimilent à la majorité anglophone et contribuent à l’anglicisation du pays, ce qui remettrait en cause le statut de peuple fondateur des francophones et conduirait à l’abolition de leurs droits politiques, religieux, culturels et scolaires (Harvey, 1987; Behiels, 1991, Lamonde, 2004).

En 1926, L’Action française de Paris est condamnée par le pape en raison de son nationalisme intégral jugé outrancier et de la subordination du catholicisme à ses visées politiques. Les membres de la Ligue d’action française, craignant sans doute d’être associés à la publication maurassienne, changent le nom de la revue, deux ans plus tard, pour L’Action canadienne-française. Bien que cette dernière revoie ses ambitions à la baisse, elle conserve sensiblement le même personnel de rédaction, et le contenu idéologique demeure fidèle à la revue précédente. Toutefois, la faillite de la revue en raison d’une mauvaise gestion financière force ses dirigeants, en 1928, à mettre fin à ses activités (Mann, 2005 : 143-162).

Au début des années 1930, les membres de la Ligue d’action française, rebaptisée la Ligue d’action nationale, sentent le besoin de relancer la défunte Action française pour recréer un espace de réflexion, de discussion et de débat afin de trouver des solutions à la crise morale, sociale et économique qui frappe de plein fouet le Canada français lors de la Grande Dépression. Dirigé par un jeune professeur de l’École des hautes études commerciales de Montréal (HEC), Esdras Minville, L’Action nationale attire surtout des laïcs recrutés dans les professions libérales. Très préoccupée par les questions économiques et inspirée par le programme de restauration sociale de l’École sociale populaire (ESP)[5], l’équipe de rédaction de L’Action nationale propose des solutions pour réformer le capitalisme, en conformité avec la pensée traditionaliste canadienne-française, en privilégiant de nouvelles formes de solidarité collective, comme le coopératisme et le corporatisme social (Trépanier, 1994 : 159-212; Warren, 2004 : 219-238). Contrairement à L’Action française qui se méfiait de la politique partisane, L’Action nationale appuie les nouveaux partis nationalistes, comme l’Action libérale nationale (1934-1936) et le Bloc populaire canadien (1942-1948), qui ont eu une existence éphémère, mais qui ont grandement influencé l’évolution des idées politiques au Québec dans l’après-guerre (Comeau, 1982; Dirks, 1991).

Bien que L’Action nationale reprenne les principaux éléments de la doctrine nationaliste de L’Action française, elle montre davantage d’intérêt pour les questions sociales et économiques et tend, à partir de l’entre-deux-guerres, à porter moins d’attention à la défense des minorités francophones que par le passé. Cela s’explique sans doute par la condamnation de L’Action française de Paris et de son nationalisme intégral par le pape qui a refroidi l’ardeur de nombreux nationalistes canadiens-français, désormais plus prudents dans leurs interventions à l’égard de la défense de la langue française et de la foi catholique (Bock, 2016). De plus, le front scolaire, qui avait soulevé une mobilisation importante des nationalistes canadiens-français contre le Règlement 17, connaît un apaisement à partir des années 1920 à la suite de nombreux compromis de la part du gouvernement ontarien permettant graduellement de lever l’interdit qui pesait sur l’enseignement du français dans les écoles bilingues (Bock et Charbonneau, 2015). Il faut aussi expliquer ce changement d’attitude, comme l’a observé Pierre Anctil dans son étude sur Le Devoir, par l’intérêt grandissant de la presse québécoise pour la politique provinciale (Anctil, 2013). Sans renoncer complètement à la défense des droits scolaires des Canadiens français dans les autres provinces et du bilinguisme dans les institutions et la fonction publique fédérale, L’Action nationale mène d’autres combats, entre autres, en exigeant le respect de l’autonomie du gouvernement québécois dans le champ de ses compétences provinciales, menacée par l’édification d’un État-providence fédéral, et en s’opposant à la conscription lors de la Seconde Guerre mondiale. La recherche de solutions pour secouer la domination des capitaux étrangers sur l’économie québécoise et mettre fin à l’infériorité économique des Canadiens français demeure aussi au premier chef des préoccupations de la revue.

L’Action française (1917-1928) : la méfiance

C’est au cours de l’existence de L’Action française (1917-1927) et de L’Action canadienne-française (1928) que le thème de l’immigration est le plus souvent abordé : 76 textes font mention de ce sujet (figure 1). Les références à l’immigration atteignent un sommet, respectivement en 1922 (11 mentions) et en 1927 (12 mentions). Au total, les mentions sur l’immigration représentent environ 5 % des textes publiés dans la revue (sur un total de 1500 environ). Toutefois, il ne faut pas s’y méprendre, l’immigration est rarement abordée comme sujet principal d’un article. Les auteurs s’y réfèrent ponctuellement lorsqu’ils traitent d’un autre sujet.

Figure 1

Nombre d’articles publiés annuellement portant sur l’immigration dans L’Action française (1917-1927) et L’Action canadienne-française (1928) (N = 76)

Nombre d’articles publiés annuellement portant sur l’immigration dans L’Action française (1917-1927) et L’Action canadienne-française (1928) (N = 76)

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Ainsi, L’Action française considère l’immigration comme un péril démographique qui menace l’avenir culturel de la société canadienne-française au même titre que le déclin de la natalité, la mortalité infantile et l’émigration aux États-Unis. Pour les auteurs de la revue nationaliste, le milieu rural constitue le « réservoir de la race canadienne-française » qui a permis aux Canadiens français de s’enraciner sur le continent et de préserver leurs traditions catholiques et françaises grâce au cadre protecteur de la paroisse et à un taux de natalité élevé. Ainsi, rappellent les auteurs, le Canada français a pu compter de tout temps sur des familles nombreuses pour faire croître la population ou maintenir son nombre et faire contrepoids à la majorité canadienne-anglaise qui, elle, se nourrit de l’immigration (Paquet, 1918 : 3-12; Lalande, 1918 : 98-108). La ville, comme l’a bien relevé auparavant les historiens Susan Mann et Yvan Lamonde (Mann, 2005 : 105-123; Lamonde, 2004 : 151-155), apparaît au contraire pour L’Action française comme un espace étranger où règne une modernité radicale associée aux manifestations culturelles de la civilisation américaine qui se déploie en milieu urbain et favorise l’acculturation des Canadiens français au contact des valeurs anglo-saxonnes, protestantes et matérialistes. Cette modernité se confond dans l’esprit des rédacteurs de la revue nationaliste avec l’individualisme exacerbé, la dépersonnalisation et l’atomisation sociale de même qu’avec le triomphe de l’utilitarisme, la laïcisation des institutions nationales et religieuses et la déchristianisation des masses (Minville, 1926 : 258-265; Dugré, 1926 : 130-153; La direction, 1927 : 130-144).

Cette américanisation est aussi amalgamée avec le cosmopolitisme qui montre, selon les auteurs de L’Action française, comment graduellement l’immigration dilue le caractère français et catholique de Montréal et menace son intégrité culturelle et religieuse (Marion, 1926 : 299). Toutefois, c’est l’attitude des élites canadiennes-françaises, caractérisée par l’anglomanie, qui est le plus ouvertement critiquée, alors que celles-ci devraient prêcher par l’exemple, tandis que les masses populaires restent fidèles aux traditions :

Les hommes de Ville-Marie ont-ils dégénéré? Leur force de tempérament, leur force de résistance s’est-elle affaiblie? Comment ne pas l’avouer? Un simple coup d’oeil sur notre ville nous en convaincra : quel agrégat informe de races, quelle cacophonie de langues, quel cosmopolitisme d’idées et de moeurs! Même nos quartiers les plus canadiens-français sont entamés. La vague saxonne les mange tranquillement. Les couches profondes de la race – nous sommes heureux de le constater – paraissent toutefois avoir été peu atteintes. L’amour et la fierté de la langue sont encore très vivaces chez le peuple, et si certaines classes moyennes, la classe commerciale en particulier, ont subi la fascination, non d’une civilisation, mais d’un système d’affaires étranger, la faute en est à nos dirigeants qui ont trop souvent exalté ses méthodes et adopté sa langue

Homier, 1918 : 375

Il reste que pour L’Action française le principal danger pour l’avenir religieux et culturel de la collectivité canadienne-française est l’émigration vers les États-Unis, qui avait fortement diminué au tournant du xxe siècle et qui reprend de plus belle avec la récession des années 1920 (Vicero, 1968; Lavoie, 1979; Roby, 1990). Les auteurs accusent les gouvernements fédéral et provincial de laisser partir les sources vives du Canada français, qui ne tarderont pas à s’acculturer dans les villes manufacturières de la Nouvelle-Angleterre (La direction, 1925 : 326-327; Vanier, 1926 : 248-265; Vanier, 1927 : 302-304). Plutôt que de retenir ce précieux capital humain et de peupler les Prairies et le nord du Québec, les gouvernements préfèrent faire venir des immigrants aux cultures et aux coutumes étrangères incompatibles avec celles des deux peuples fondateurs du Canada (Bastien, 1927 : 114-120; La direction, 1927 : 320-352; Dumont, 1928 : 239-240; Gauthier, 1928 : 4-17; Dugré, 1928 : 73-90). C’est l’avis de Joseph Bruchard, qui prône la colonisation pour retenir ses compatriotes sur le sol québécois et le rapatriement de ceux déjà exilés aux États-Unis :

Une immense propagande se fait en Europe et aux États-Unis pour recruter des dizaines et des centaines de mille immigrants pour l’Ouest et bientôt pour le Nord-Ontario. […] Mais ce que nous devons faire, faire à tout prix et tout de suite, c’est de garder nos gens chez nous et de rapatrier nos milliers de compatriotes des États-Unis, qui tendent les yeux vers nous pour que nous leur tendions les bras. Nous payons héroïquement et stupidement la traversée des mers et de nos terres pour des milliers d’Européens qui ne savent rien faire et dont nous ne savons bientôt que faire, et nous refusons le même secours à nos frères, nés dans notre maison, qui nous le demandent publiquement, officiellement par la voix des journaux et des missionnaires-colonisateurs?

Bruchard, 1921 : 155-156

Pour les auteurs de L’Action française, les politiques d’immigration du gouvernement fédéral représentent un immense gâchis. Plutôt que de favoriser la concorde entre les deux peuples fondateurs pour cimenter l’union du pays, les politiciens de la majorité anglophone ont préféré persécuter les Canadiens français et bafouer leurs droits scolaires et linguistiques. De plus, ils ont cherché à peupler les Prairies d’immigrants aux moeurs et aux mentalités radicalement différentes en espérant angliciser le pays (Groulx, 1917 : 199; Durand, 1922 : 143-144). Le résultat est que ces immigrants, loin de s’assimiler, contribuent à fonder une culture hétéroclite, éloignée de l’esprit national canadien, ce qui conduit inévitablement à détacher l’Ouest du reste du pays et à favoriser son américanisation (Bruchési, 1923: 56).

Toutefois, cette méfiance envers l’immigrant et le refus d’une immigration « massive », « déréglée » et « non sélective », pour reprendre les expressions consacrées à la question, ne signifient pas que les auteurs de L’Action française rejettent l’intégration des autres groupes culturels dans la société canadienne-française. Contrairement à la croyance populaire encore tenace, le nationalisme traditionaliste ne conçoit pas la communauté canadienne-française comme un groupe racial ou biologique, mais plutôt comme le résultat d’une histoire, de traditions religieuses et culturelles, incarnées dans des institutions politiques, sociales, juridiques et intellectuelles, qui ont été édifiées patiemment au cours des trois derniers siècles (Boily, 2003; Bock, 2004 : 94-119; Bellavance, 2004 : 37-67). Les immigrants peuvent intégrer cette collectivité s’ils disposent d’un héritage commun avec les Canadiens français et s’ils sont prêts à adopter leur tradition nationale. Ainsi, à quelques reprises, certains auteurs rappellent timidement, il est vrai, à leurs compatriotes que plusieurs immigrants pourraient se joindre sans difficulté à la nation canadienne-française s’ils partageaient avec celle-ci sa catholicité, sa francité et sa latinité (Bruchard, 1922 : 4-25; Bruchési, 1922 : 258-274; AF, 1926 : 273).

Or, cette « ouverture » dépasse rarement le stade des bonnes intentions et peu d’actions concrètes sont proposées. Sans doute de nombreux nationalistes voient l’avenir du Canada français assuré surtout par un taux de natalité élevé. Dans ces conditions, l’intégration des immigrants constitue un apport somme toute minime à la survie culturelle des Canadiens français sur le continent, comme l’explique crûment l’économiste Esdras Minville pour qui le Canada français ne peut assurer son salut qu’en ne comptant que sur ses propres « forces » :

Nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes pour notre accroissement numérique. Occupés entièrement à nous défendre contre les empiétements de nos voisins et à repousser la pénétration de notre entourage, il ne nous reste guère d’énergie pour façonner à notre image et assimiler les éléments étrangers que l’immigration jette au milieu de nous. L’expérience de toujours nous l’enseigne : nous n’exerçons qu’une influence très faible sur les sujets d’origine étrangère, si encore nous en exerçons quelqu’une. Même les nouveaux venus qui nous sont apparentés par l’origine : Français, Belges-Wallons, Italiens, Latins de toutes dénominations restent eux-mêmes au milieu de nous, forment des colonies dans nos villes, se désintéressent de nos problèmes, heureux encore quand ils ne passent pas tout simplement dans le camp adverse

Minville, 1926 : 260

Cette vision aura la vie dure et perdurera encore une vingtaine d’années, jusqu’à l’après-guerre, alors qu’une nouvelle génération de nationalistes canadiens-français remettront en cause certains postulats traditionalistes et réévalueront les relations qu’entretiennent leurs compatriotes avec les autres communautés culturelles.

L’Action nationale (1933-1945) : le refus

Comme nous l’avons vu, L’Action nationale est fondée au début des années 1930 pour relancer l’oeuvre de L’Action française. La nouvelle revue se veut un lieu de réflexion et de débat pour trouver des solutions à la crise économique et sociale qui sévit au Canada français. Elle reprend essentiellement la doctrine groulxiste selon laquelle l’intégrité culturelle et religieuse du Canada français doit être préservée par le maintien des traditions nationales face à la menace que représente un environnement à prédominance anglo-saxonne et protestante. Son directeur, Esdras Minville, propose pour sa part un programme de restauration sociale qui assurerait le développement économique de la province, grâce à l’exploitation des ressources naturelles dans les régions de colonisation par des petites et moyennes entreprises et des coopératives détenues par des Canadiens français, de façon à favoriser un décollage industriel en harmonie et en complémentarité avec le secteur agricole. De plus, fortement influencé par la doctrine sociale de l’Église catholique, il soutient le corporatisme social, développé dans l’encyclique Quadragesimo Anno du pape Pie XI, qui vise à créer un ordre stable grâce au rôle subsidiaire de l’État, qui agirait comme un arbitre pour favoriser la collaboration entre les classes sociales regroupées autour de corps intermédiaires et compétents, chargés de la régulation économique (Foisy-Geoffroy, 2000).

Sur le plan de l’immigration, L’Action nationale aborde trois thèmes principaux. Tout d’abord, elle dénonce les politiques du gouvernement fédéral qui sont destinées, selon elle, à noyer les Canadiens français sous un flot d’immigrants pour angliciser le pays. Ensuite, elle s’oppose avec virulence à une immigration juive. Enfin, certains articles se penchent, à partir des années 1940, sur les relations entre les Canadiens français et les néo-Canadiens. Il faut préciser que, pendant la période des années 1930 et du second conflit mondial, l’immigration ne constitue pas un thème majeur dans le discours de L’Action nationale. Entre 1933 et 1945, à peine 39 textes (sur un total d’environ 1200) abordent cette question, comparativement à 76 pour la période précédente, soit une proportion deux fois moindre (figure 2). Cela représente à peine 3 % de l’ensemble des écrits publiés pendant cette période. Ce qui change toutefois, c’est le durcissement de ton à l’égard des immigrants, qui s’inscrit dans le contexte politique et socioéconomique de la Grande Dépression des années 1930. Les étrangers apparaissent comme des concurrents économiques aux yeux des Canadiens français dans un contexte de crise caractérisé par plus de 30 % de chômage (Verschelder, 1933 : 163; Beaudin, 1934 : 143-152; Marois, 1936 : 229; Vanier, 1937 : 155-167; Arès, 1942 : 215; Angers, 1944 : 338).

Figure 2

Nombre d’articles publiés annuellement portant sur l’immigration dans L’Action nationale (1933-1945) (N = 39)

Nombre d’articles publiés annuellement portant sur l’immigration dans L’Action nationale (1933-1945) (N = 39)

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Pour plusieurs auteurs, le salut du peuple canadien-français reposait sur une natalité prolifique, ce qui lui a permis dans le passé de combattre avec succès les visées assimilatrices de la majorité anglophone, qui appuyait sa volonté d’anglicisation sur un programme d’immigration (Beaudin, 1938 : 301-302; Richer, 1938 : 90-101). Or le déclin de la natalité menace l’avenir des Canadiens français, qui ne pourraient plus réussir à endiguer les effets de l’immigration (AN, 1943 : 105). De plus, l’immigration, ajoutée à la baisse de la natalité, à l’assimilation dans les provinces anglophones et à l’exode aux États-Unis, risque de confiner le Canada français, et ce, même au Québec, dans une réserve culturelle au sein d’un pays anglophone qui réduirait les Canadiens français pratiquement au rang d’artefact du passé (Hertel, 1935 : 115).

Le grand changement dans l’argumentaire de L’Action nationale pendant les années 1930 est l’importance accordée à l’immigration juive. Des auteurs, comme Pierre Anctil et Sandra Dubé, ont analysé le discours des élites politiques canadiennes-françaises sur l’immigration pendant les années 1930 et ont observé que les Juifs ont personnifié plus que tout autre groupe l’immigrant indésirable et inassimilable. Ainsi, à la fin des années 1910 et pendant les années 1920, l’immigration dans son ensemble essuie les critiques de L’Action française, mais aucun groupe ethnoculturel n’est particulièrement ciblé. En revanche, dans les années 1930, l’opposition à l’immigration se confond essentiellement avec les Juifs, alors que les autres groupes passent inaperçus dans ce discours. Le Juif est pointé du doigt comme le représentant d’un groupe inassimilable en raison de son caractère essentiellement urbain, antichrétien et mercantile, jugé incompatible avec les valeurs religieuses et culturelles du Canada français. Il est couramment accusé d’oeuvrer uniquement à la réalisation de ses intérêts et d’exploiter sans vergogne les ressources de son pays d’adoption dans une période de crise économique où le chômage est endémique. Il apparaît notamment comme un concurrent déloyal à l’égard des Canadiens français dans le domaine du commerce au détail en offrant l’achat de ses produits à crédit pour les classes populaires et en ouvrant ses magasins le dimanche (Anctil, 2014; Dubé, 2015 : 87-109).

Les persécutions nazies envers les Juifs dans le milieu des années 1930 font apparaître à une partie de l’opinion publique canadienne-française la crainte d’une immigration massive des Juifs. Une perspective qui inspire des appréhensions à la presse nationaliste canadienne-française, dont L’Action nationale (Hébert, 1995 : 55-87; Côté, 2006 : 243-261; Rajotte, 2007 : 259-270). Dans ce contexte, la revue nationaliste réclame l’arrêt complet de l’immigration considérant que l’accueil de nouveaux arrivants ne ferait qu’appauvrir davantage une société ruinée par la crise économique et constituerait un fardeau financier pour le gouvernement provincial à bout de ressources. Toutefois, cette opposition catégorique à l’immigration vise les Juifs principalement (AN, 1938 : 373; Nicolet, 1943 : 299). Dans une chronique, le journaliste Roger Duhamel, qui sera successivement directeur du Montréal-Matin et de La Patrie dans l’après-guerre, puis secrétaire d’État dans le gouvernement libéral de Pierre Elliott Trudeau et, finalement, ambassadeur au Portugal dans les années 1970, s’oppose ouvertement à cette immigration qui se révèle « parasitaire » :

Quand les journaux mentionnent les réfugiés politiques, nous entendons tous qu’il s’agit des Juifs, dans une très grande proportion. Or, qu’avons-nous besoin, dans notre pays fortement centralisé, abusivement urbanisé, d’un afflux de négociants de tout acabit, d’une catégorie de citoyens qui n’ajoutent rien à la richesse nationale? Le Juif, à travers le monde, exerce une activité parasitaire, artificielle, en ce sens qu’elle se greffe sur le travail d’autrui. Il joue les intermédiaires avec une remarquable habileté, souvent doublée d’une astuce préjudiciable à ses concurrents. Par sa présence, le Juif abaisse le niveau de la moralité; le respect des contrats, la courtoisie en affaires, la confiance la plus élémentaire sont battus en brèche. Aux règles de la probité succèdent les moeurs de la jungle

Duhamel, 1939 : 49

Parallèlement à ce discours opposé à l’immigration qui comporte un fort accent antisémite et xénophobe, un autre fait son apparition centré cette fois sur les néo-Canadiens, ces immigrants et descendants d’immigrants établis, parfois depuis plusieurs générations, dans les grands centres urbains comme Toronto et Montréal ou dans les Prairies. Pendant les années 1930, la presse nationaliste canadienne-française et le clergé catholique s’étaient intéressés dans leur lutte contre le communisme aux communautés néo-canadiennes, qui étaient jugées particulièrement vulnérables à la propagande révolutionnaire. De plus, le plébiscite de 1942 sur la conscription a révélé l’influence politique grandissante de ces Canadiens d’adoption. Ainsi, le professeur à HEC et disciple d’Esdras Minville, François-Albert Angers, constate que les Canadiens français et les néo-Canadiens partagent un commun attachement à leur patrie d’origine et un refus de s’assimiler à la culture dominante. Il propose, dès 1942, aux Canadiens français de changer radicalement leur attitude à l’égard des autres groupes ethniques et de faire alliance avec eux pour défendre leur droit à la différence :

[…] c’est que nous avons toujours eu le tort, nous Canadiens français, de conduire nos luttes seuls, sans tenir compte des nombreux alliés que nous pourrions trouver partout, à travers le Dominion, pour soutenir un grand nombre de nos idées concernant la politique générale à suivre au pays. À cause de positions qui, à beaucoup d’égards, ressemblent aux nôtres, ces groupes raciaux, fiers de leur origine et désireux de la préserver, souvent catholiques comme nous, débouchent naturellement dans une conception de telle ou telle politique à pratiquer dans tel cas donné qui est exactement ou à peu chose près la nôtre. Nous avons eu le tort de l’oublier. De toujours considérer que le Canada se compose de Canadiens français dans la proportion de 28 pc et d’Anglais pour le reste. Puis d’agir en conséquence, c’est-à-dire de laisser se perdre la puissance dans une démocratie, d’une partie importante de l’opinion canadienne qui pense comme nous, mais qui, dispersée, morcelée, sans contact avec nous et vraisemblablement avec les autres groupes raciaux, ne peut pas s’exprimer avec assurance […]

Angers, 1942 : 321-323

Sans se montrer pour autant favorable à l’immigration, certains auteurs de L’Action nationale songent peu à peu à une collaboration entre Canadiens français et néo-Canadiens et n’hésitent pas à faire un mea culpa du peu d’effort de la population francophone pour accueillir les immigrants. Ils dénoncent l’attitude de leurs compatriotes qui, selon eux, met en péril l’avenir du Canada français en abandonnant les néo-Canadiens au Canada anglais, qui s’empresse de les angliciser (Angers, 1942 : 350-364; Fugère, 1945a : 354-366; Fugère, 1945b : 445-458). C’est toutefois après la Seconde Guerre mondiale qu’un discours favorable à l’immigration émergera dans les rangs des nationalistes canadiens-français, et L’Action nationale constituera l’un des principaux lieux de germination de ce nouveau courant de pensée.

L’Action nationale (1946-1967) : l’ouverture

L’Action nationale connaît dans l’après-guerre des changements importants, notamment avec l’arrivée d’une nouvelle génération de nationalistes, ce qui ne manque pas de créer des conflits avec leurs aînés plutôt traditionalistes. Sous la direction du journaliste André Laurendeau (1937-1942 et 1948-1954), L’Action nationale entreprend une réflexion pour renouveler le nationalisme canadien-français, qui est jugé mal adapté aux nouvelles réalités sociales et économiques de l’après-guerre et qui semble peu rejoindre les préoccupations des classes populaires. Grandement influencé par les courants de pensée de la gauche catholique, dont le personnalisme, Laurendeau contribue à donner une orientation nouvelle à la revue dans laquelle sont abordés différents thèmes, comme les questions ouvrières, la justice sociale et la place de l’Église dans la société. C’est en raison de cet intérêt pour les questions sociales que le discours de l’immigration connaît un tournant à la fin des années 1940 dans les pages de L’Action nationale (Ryan, 2006 : 167-180).

Deux événements, l’un religieux et l’autre politique, contribuent à marquer cette évolution. En 1947, la hiérarchie vaticane lance un appel à ses fidèles leur demandant d’accueillir les réfugiés catholiques qui fuient la guerre, les persécutions et la pauvreté afin de leur permettre un nouveau départ dans leur pays d’adoption. L’immigration de l’après-guerre, qui comprend une proportion importante de catholiques, sinon la majorité des nouveaux arrivants, laisse entrevoir pour la presse nationaliste et le clergé la possibilité qu’un certain nombre d’entre eux puissent intégrer la société canadienne-française. De plus, en 1948, le gouvernement fédéral accorde aux ressortissants français les mêmes avantages que ceux consentis aux citoyens britanniques qui immigrent au Canada, ces derniers pouvant bénéficier d’un accès privilégié à un visa d’immigration depuis 1867. Cette nouvelle mesure ouvre la porte à la perspective très attrayante pour les nationalistes canadiens-français d’une immigration française (Harvey, 1987; Behiels, 1991; Pâquet, 1997).

Il reste que la question de l’immigration constitue un thème relativement mineur dans le discours de L’Action nationale, à peine 36 textes y font référence en plus de 20 ans (figure 3). C’est environ moins de 2 % des textes publiés durant cette période (environ 2000). Un sommet est atteint en 1948 (6 textes) et en 1954 (7 textes) grâce à un numéro spécial consacré à l’immigration. À la fin des années 1950, l’économiste à HEC, François-Albert Angers, succède au journaliste Pierre Laporte à la direction de L’Action nationale. Après des décennies de déchirements entre les néo-nationalistes et les traditionalistes, ces derniers reprennent les rênes de la revue et imposent une pensée éditoriale qui renoue avec ses racines idéologiques. Sous l’égide d’Angers, la revue fait une critique acerbe de certaines réformes étatiques de la Révolution tranquille et combat avec fermeté le projet d’un ministère de l’Éducation qui, selon ses auteurs, constitue un prélude à la laïcisation des institutions scolaires (Gélinas, 2007; Carlos, 2020). Le thème de l’immigration s’en trouve alors très marginalisé, voire menacé d’extinction (à peine deux articles ou moins par année à partir de 1959, année de l’entrée en fonction de François-Albert Angers).

Figure 3

Nombre d’articles publiés annuellement portant sur l’immigration dans les revues de L’Action nationale (1946-1967) (N = 36)

Nombre d’articles publiés annuellement portant sur l’immigration dans les revues de L’Action nationale (1946-1967) (N = 36)

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Les textes de Dominique Beaudin, directeur de L’Action nationale en 1947 et en 1948, incarnent à merveille le changement d’orientation de la revue qui survient pendant l’après-guerre (Beaudin, 1948a : 9). Ami personnel d’André Laurendeau, Beaudin a fait ses premières armes pendant les années 1930 dans différents mouvements nationalistes et a été par la suite directeur et rédacteur en chef de nombreuses revues régionales, comme Le Semeur, La Terre de chez nous et Le Foyer rural. Farouche opposant aux politiques d’immigration du gouvernement fédéral dans les années 1930, Beaudin change de position après la guerre rappelant que les stratégies défensives qui ont eu du succès dans le passé pour assurer la survivance du peuple canadien-français doivent être repensées à la lumière de conditions nouvelles. Il s’insurge toujours contre une politique d’immigration massive, qui n’a pour conséquence que de minoriser davantage les Canadiens français dans leur propre pays (Beaudin, 1948b : 161; Beaudin, 1948c : 323-333). Toutefois, à défaut d’accepter l’immigration, il faut que les Canadiens français en tirent le meilleur parti possible, et la décision du gouvernement fédéral de mettre sur un pied d’égalité les ressortissants français et britanniques vient d’en fournir l’occasion :

Les raisons économiques et sociales de s’opposer à une immigration massive et sans discernement demeurent. L’immigration reste l’une des menaces les plus graves qui pèsent sur la vie du peuple canadien-français. […] Pour contrebalancer cet apport étranger, nous ne pouvons compter que sur l’accroissement naturel de notre groupe. Aussi tant que l’immigration prendra l’allure de l’inévitable, nous devrons chercher nous-mêmes à en tirer parti. Le gouvernement provincial doit fournir à des immigrants choisis de France les facilités de s’établir au Canada. Nous devons aussi tendre la main aux Néo-Canadiens, surtout à ceux qui sont catholiques comme nous. Des circonstances historiques nous ont contraints dans le passé à nous retrancher en nos positions défensives; l’heure est venue de passer à l’action hardie et positive

Beaudin, 1948d : 245-246

Toutefois, après avoir suscité de nombreux espoirs, cette mesure du gouvernement fédéral, qui était censée permettre à davantage d’immigrants français de venir au Canada, fait déchanter bon nombre de collaborateurs de la revue. Ceux-ci constatent que, dans les faits, la composition de l’immigration au Canada a fort peu changé étant constituée surtout de personnes en provenance des îles britanniques, des États-Unis et des pays germaniques (Scandinavie, Pays-Bas, Allemagne, etc.), qui s’intègrent principalement à la majorité anglophone (Beaudin, 1950 : 4; L’Heureux, 1951 : 299-307). Ils dénoncent tout particulièrement l’apathie du gouvernement québécois, qui ne semble pas vouloir jouer un rôle important en matière d’immigration, comme le lui permettrait la Constitution canadienne, laissant entièrement le champ libre au gouvernement fédéral (Léger, 1952 : 48-61; La direction, 1952 : 85-86).

Les articles sur l’immigration, écrits dans les années suivantes, témoignent de l’évolution du nationalisme québécois, notamment d’une certaine gauche nationaliste qui s’est imposée au sein de L’Action nationale au grand dam des traditionalistes et qui demande que l’État provincial joue un rôle de levier collectif pour permettre de rattraper le retard de la société canadienne-française dans plusieurs domaines d’activité. Ces articles révèlent aussi un changement de mentalité important dans les cercles nationalistes qui, bien qu’ils se défendent de se rallier aux politiques fédérales d’immigration, réclament que leurs compatriotes adoptent une nouvelle attitude à l’égard des immigrants pour favoriser leur accueil et leur intégration dans la société francophone (Harvey, 1987; Behiels, 1991; Pâquet, 2005).

Ainsi, la survivance du fait français en Amérique est désormais associée à l’intégration des immigrants dans la société canadienne-française. Autrement, le Canada français risque de se rapetisser dans un pays de plus en plus anglophone, car les nouveaux arrivants auront choisi de rejoindre la majorité canadienne-anglaise en l’absence d’une offre sérieuse de la part des Canadiens français. Cet argumentaire est complètement opposé à celui de L’Action française et de L’Action nationale de la première moitié du xxe siècle, qui tenait responsable l’immigration du déclin du fait français au Canada, voire de sa disparition possible :

Ils sont maintenant cent mille peut-être, dans la province, qui, originaires d’Europe occidentale, centrale ou orientale, sont de langue et de culture françaises, ou les connaissent suffisamment pour constituer un apport de premier ordre à notre incessant combat. […] Or, à l’heure présente, il n’existe aucun effort organique destiné à multiplier les contacts, sur tous les plans, entre Canadiens français et Néo-Canadiens. A moins de refuser délibérément l’appel implicite de ces nouveaux compatriotes, de les pousser vers l’Anglo-[C]anadien, il nous incombe d’agir et d’agir vite

La direction, 1953 : 393-394

L’autre aspect fondamental de ce nouveau discours est le recours à l’État provincial pour développer une politique d’immigration adaptée aux intérêts et aux aspirations des Canadiens français. Les auteurs rendent hommage au rôle des organisations et des associations du clergé catholique qui se sont, par le passé, occupées d’accueillir les immigrants, mais force est de constater qu’elles sont submergées par l’ampleur des besoins à combler et des tâches à réaliser. Dans ces circonstances, seul l’État québécois dispose des pouvoirs, des moyens et des ressources pour mener à bien une véritable politique d’intégration des nouveaux arrivants, qui permettra aux Canadiens français de maintenir leur poids dans la fédération canadienne et de préserver la dualité culturelle du pays (Léger, 1954; Angers; 1954). Ainsi, la gestion d’une immigration francophone et catholique revient au gouvernement provincial québécois qui, à titre de seul État français en Amérique, est responsable de maintenir le caractère français du pays :

Le Canada se compose de deux groupes ethniques : l’un de langue anglaise représentant environ 70 p.c. de la population, l’autre de langue française, qui regroupe 30 p.c. de la population. Nous devons exiger que l’immigration ne change pas ces données de base. Nous avons droit à un nombre suffisant d’immigrants de langue française ou de religion catholique ou susceptibles de devenir français, ce qui suppose notre volonté de les attirer à nous. Accepter une autre immigration que celle-là serait peu réaliste au point de vue canadien et serait un suicide au point de vue canadien-français. […] Quels organismes possédons-nous pour trouver des solutions à ces problèmes et, surtout, pour exécuter les décisions qui auront été prises? Peu de choses [sic]. Il existe quelques organismes au dévouement considérable, mais aux ressources limitées. Ils font ce qu’ils peuvent, mais c’est trop peu. La clef de voûte d’un système vraiment efficace devrait être le gouvernement de la province de Québec. Pour plusieurs raisons. En vertu de la constitution, il a dans ce domaine juridiction concurrente avec le gouvernement fédéral. Au point de vue canadien-français, il est le premier représentant de nos intérêts au Canada. Au point de vue ressources, c’est lui qui peut alimenter tout le système

La direction, 1954 : 385-386

En faisant reposer la survivance du Canada français sur les épaules du gouvernement québécois, L’Action nationale contribue peut-être, sans s’en rendre compte, à reformuler le nationalisme sur des bases territoriales et politiques, alors que le projet de société du Canada français se fondait, d’abord et avant tout, sur l’appartenance à une mémoire, à une histoire et à un héritage culturel et religieux sans égard au territoire et était soutenu par le réseau institutionnel et associatif d’une Église-nation. En souscrivant à une vision dualiste du pays qui consacre le gouvernement québécois comme le représentant des intérêts et des aspirations des Canadiens français et le gouvernement fédéral comme celui de la majorité anglophone, L’Action nationale évacue de la dynamique politique les francophones vivant à l’extérieur du Québec et les prive d’avoir voix au chapitre sur la question de l’immigration.

Toutefois, à la fin des années 1950, le thème de l’immigration perd de son importance dans les pages de L’Action nationale laissant la place à d’autres enjeux, dont celui de la question linguistique, des réformes éducatives, de l’autonomie provinciale et du rôle institutionnel de l’Église catholique dans la société. En fait, il faut attendre la décennie suivante, dans les années 1960, pour que l’intervention du gouvernement provincial dans le champ de l’immigration soit envisageable, alors que l’État québécois entreprend un vaste chantier de réformes pour que les francophones puissent rattraper le retard éducatif, social et économique qu’ils accusent sur les anglophones. Comme l’ont bien montré les historiens Martin Pâquet et Stéphane Savard dans leur ouvrage sur la Révolution tranquille, c’est dans la foulée de ces diverses mesures réformistes que les gouvernements libéraux et unioniste mettent sur pied d’abord le Service de l’immigration, rattaché au ministère des Affaires culturelles, en 1965, puis instituent le ministère québécois de l’Immigration en 1968 (Pâquet et Savard, 2021). Les parlementaires québécois souhaitaient ainsi affirmer les prérogatives de l’État provincial dans plusieurs domaines d’activité face aux empiètements fédéraux et montrer leur intention de trouver une solution à la crise scolaire de Saint-Léonard, une banlieue italophone de Montréal, où s’affrontaient les partisans nationalistes d’un enseignement de langue française obligatoire pour les allophones et les parents italiens qui exigeaient le maintien des classes bilingues. Par ce geste politique, mais aussi hautement symbolique, l’Assemblée législative, rebaptisée l’Assemblée nationale la même année, manifestait sa volonté d’intervenir sur un enjeu jugé essentiel pour la pérennité du fait français, qui visait l’intégration des immigrants à la majorité francophone au Québec (Pâquet, 1997).

Conclusion

Des revues, comme L’Action française et L’Action nationale, ne représentent jamais fidèlement un mouvement de pensée ou une opinion publique dans son ensemble. Il reste que cette étude offre un panorama de l’influence qu’a exercé le thème de l’immigration sur l’évolution de la pensée nationaliste au Canada français pendant près de cinquante ans. Dans un premier temps, les deux revues oscillent entre une réaction de méfiance et de rejet envers les politiques d’immigration du gouvernement fédéral, qui sont perçues comme l’expression de la volonté d’assimilation de la majorité anglophone à l’endroit des Canadiens français. La survie du fait français au Canada passe, selon les deux revues, par la fidélité aux traditions, le maintien du caractère rural de la société et des familles nombreuses. Or, le déclin de la natalité et la perspective d’accueillir des nouveaux arrivants francophones et catholiques dans l’après-guerre amènent L’Action nationale à reconsidérer son opposition de principe à l’immigration, à condition de pouvoir en fixer les règles et les normes à l’avantage du Canada français.

La crainte que l’immigration minorise encore davantage les Canadiens français au pays et mine leur influence pousse de nombreux nationalistes à se tourner vers le gouvernement provincial, la seule organisation politique et sociale capable, selon eux, d’adopter des mesures efficaces pour perpétuer le caractère français au pays. C’est pratiquement un changement de paradigme qui fait de l’immigration un enjeu national et qui associe la pérennité du fait français au nationalisme interventionniste de l’État québécois et non plus à une Église-nation canadienne-française. Les États généraux du Canada français, tenus en 1967, illustrent bien cette évolution, alors que des résolutions sont proposées par les délégués québécois pressant le gouvernement provincial d’assurer la primauté du français sur son territoire, de réclamer plus de pouvoirs en immigration et d’exercer une plus grande influence sur la scène internationale (Laveault, 2009 : 162-163).

Le discours de L’Action française et de L’Action nationale, brièvement esquissé dans cette recherche, nous révèle la transition d’une communauté qui se conçoit d’abord à partir de référents mémoriels, historiques et culturels, pour ensuite se définir graduellement comme une société d’accueil ouverte à l’immigration. Une transition qui semble aussi s’observer au sein de la francophonie minoritaire canadienne à l’heure actuelle. En effet, depuis les années 1990, un discours de plus en plus influent dans le réseau institutionnel et associatif des communautés francophones voit dans l’immigration la clé de leur renouvellement démographique et de leur vitalité culturelle (Farmer, 2008). C’est la preuve évidente que l’historiographie ne peut plus ignorer l’immigration comme phénomène politique et social pour mieux comprendre le passé du Canada français dans une perspective globale, ainsi que le rôle joué par la question migratoire dans les mutations identitaires des sociétés francophones au pays.