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Introduction

Depuis plus d’un siècle, les communautés minoritaires franco-ontariennes luttent pour la reconnaissance et le respect de leurs droits identitaires, linguistiques et éducatifs, notamment en revendiquant l’accès à une éducation et à d’autres services (entre autres, les services de santé) en français (Gervais, 1994). Cet article porte sur une manifestation récente et intense de ces revendications sociales. Dans le cadre d’un énoncé économique émis le 15 novembre 2018, le gouvernement progressiste-conservateur de Doug Ford dans la province de l’Ontario au Canada annonce l’arrêt du financement de l’Université de l’Ontario français (UOF), une institution gérée par et pour les francophones et l’abolition du Commissariat aux services en français de l’Ontario (qui fait partie du bureau de l’Ombudsman de l’Ontario depuis le 1er mai 2019). Cette décision déclenche un effet domino socio-politique qui mènera à l’émergence d’un mouvement de contestation public sans précédent. Par exemple, de nombreux citoyens[1] se tournent vers les médias socionumériques pour exprimer leur opposition à ces coupes, ce qui attire l’attention des médias traditionnels et, par extension, d’une grande partie de la population canadienne. Le 1er décembre 2018, près de 15 000 citoyens participent à des manifestations, tant en Ontario que dans le reste du Canada, afin de dénoncer cette décision et exprimer leur soutien à la cause du français en Ontario (Vachet, 2018). Différents membres de la société civile canadienne, dont des élus locaux, régionaux et nationaux, des experts (ex. : sociologues, historiens, politologues, économistes), des étudiants, des associations de défense des droits des communautés franco-ontariennes, des journalistes ainsi que d’autres personnalités publiques prennent position contre les compressions budgétaires du gouvernement Ford (Lord, 2021).

Interpellé par cette mobilisation au sein de la société civile, le gouvernement libéral fédéral de Justin Trudeau réagit à ces contestations en se portant à la défense des droits de la minorité francophone quelques mois avant le déclenchement de la campagne électorale fédérale en septembre 2021. En janvier 2019, il accorde une subvention de 1,9 million de dollars à l’UOF afin de mettre en place un Carrefour francophone du savoir et de l’innovation. Cette somme ne permet pas le développement du volet académique de l’université, qui est de compétence provinciale. Toutefois, elle répond à l’une de ses missions principales, soit de favoriser le développement et le rayonnement de la langue française en Ontario. L’équipe affectée à la création et à la croissance de l’université peut ainsi demeurer en poste durant encore une année, mais l’engagement du gouvernement provincial demeure nécessaire afin d’élaborer le volet académique de l’université. Les employés rémunérés à partir de la subvention fédérale ne peuvent pas travailler au développement académique. Toutefois, des professeurs en prêt de service d’autres universités ont, eux, le droit d’y travailler puisqu’ils ne sont pas employés du Carrefour francophone. Le financement d’urgence fourni par le gouvernement fédéral permet à l’équipe en place de négocier avec les deux paliers de gouvernement afin d’arriver à une entente provinciale-fédérale pour sortir de l’impasse. Avant d’officialiser une contribution financière, Ottawa tient à obtenir une assurance du gouvernement Ford que le projet de l’UOF sera mené à bon port. De son côté, le gouvernement Ford affirme ne pas pouvoir participer au financement de l’université durant les premières années de l’accord. Selon les clauses de l’entente intervenue, Ottawa assume 50 % du coût total du projet de 126 millions de dollars, en prenant en charge l’entièreté des dépenses durant les quatre premières années.

Cette entente a été qualifiée d’historique par la ministre fédérale du Développement économique et des Langues officielles, Mélanie Joly (Radio-Canada, 2020). Non seulement assurait-elle une contribution égale des deux paliers de gouvernement dans un champ de compétence provinciale, mais elle garantissait également, pour une première fois, qu’un gouvernement finançait entièrement les premières années et l’autre les suivantes. Cette entente conclue en janvier 2020 confirmait donc un financement sur huit ans à l’institution en développement (Czerwinski, 2020). De manière plus importante, la décision du gouvernement Ford de stopper le financement accordé par le gouvernement libéral précédent allait bien au-delà de l’arrêt de l’aide financière d’une institution universitaire. Elle revêtait une portée symbolique identitaire majeure pour les communautés franco-ontariennes. Plusieurs auteurs (ex. : Dupuis, 2021; Gervais, 1994) avancent que la survie de la minorité francophone en Ontario passe, entre autres, par sa capacité à fonder ses propres institutions et à en déterminer les orientations. Les coupures du gouvernement étaient perçues par plusieurs comme une attaque frontale contre la communauté francophone (Lord, 2021). D’un point de vue plus large, il est important de noter que ce conflit entre le gouvernement Ford et la population franco-ontarienne s’inscrit dans la lignée des grandes luttes pour défendre la langue et la culture francophones en Ontario. Ces luttes comprennent, entre autres, l’imposition du Règlement 17 en 1912[2] et l’annonce de la fermeture de l’Hôpital Montfort en 1997[3].

De manière plus significative dans le cadre de cet article, nous soulignons que la lutte pour la survie de l’UOF en 2018 a marqué un tournant pour le mouvement franco-ontarien : elle est la première manifestation à avoir une présence importante sur les plateformes socionumériques, dont Facebook et Twitter. En novembre et décembre 2018, différents acteurs impliqués dans le débat sur la survie de l’UOF (ex. : associations franco-ontariennes, élus, UOF) utilisent les canaux de communication socionumériques pour s’exprimer, diffuser leurs messages et mobiliser le public en appui à leur cause. Cela leur a permis de rejoindre des individus et des organisations partageant leurs inquiétudes et leurs objectifs en Ontario, au Canada et ailleurs dans le monde[4].

L’essor des médias socionumériques au cours des quinze dernières années a entraîné une évolution marquée des stratégies de communication et d’engagement politique des différents acteurs et groupes de nos sociétés (Lalancette & Raynauld, 2020a; Poell, 2019; Theocharis et al., 2022). Pour les associations militantes, il s’agit d’outils leur permettant de sensibiliser et de mobiliser les citoyens autour d’une cause commune (Theocharis et al., 2015). Plusieurs politiciens utilisent ces plateformes pour cibler et rejoindre certains segments de l’électorat et diffuser un récit stratégique sur leur leadership politique (voir notamment à ce sujet Ajjoub et al., 2021; Lalancette & Raynauld, 2020b). De manière plus large, les médias socionumériques ont eu des répercussions sur les pratiques communicationnelles des différentes institutions dans le monde de la culture (Nieborg et al., 2020), de la santé (Lupton, 2014), de l’éducation (Mead, 2016) et de l’enseignement supérieur (Luckerhoff et al., 2021).

Cet article s’insère dans un courant d’études au Canada et à l’international s’intéressant à l’usage des médias socionumériques par les membres de communautés minoritaires et/ou marginalisées à des fins de communication et d’engagement politique (ex. : Boulianne et al., 2020; Lupien, 2020a, 2020b; Mundt et al., 2018; Raynauld et al., 2018; voir aussi Raynauld et al., 2020). Ces membres peuvent être définis comme étant

des individus issus de situations d’inégalités sociales, ethniques, religieuses, culturelles, linguistiques, économiques ou politiques, en raison de leur appartenance volontaire ou involontaire à des communautés, ou constituant des réseaux et qui sont perçus comme subalternes ou, dans certains cas, de manière négative par les groupes dominants

Raynauld et al., 2020, p. 1

Cet article s’intéresse particulièrement aux transformations engendrées par l’usage des médias socionumériques dans la lutte opposant la minorité franco-ontarienne ainsi que ses alliés et le gouvernement ontarien selon la perspective d’acteurs engagés dans ce conflit : les associations franco-ontariennes, les élus et l’Université de l’Ontario français. Pour répondre aux visées de cette étude, nous avons mobilisé une approche inductive (Denis et al., 2019; Guillemette & Luckerhoff, 2009). Nous avons réalisé une analyse quantitative et qualitative du contenu des pages Facebook et des fils Twitter des acteurs engagés dans ce conflit et nous avons animé seize entretiens qualitatifs avec ces derniers (Meunier et al., 2020). Nos analyses démontrent que les médias socionumériques permettent aux citoyens d’exercer rapidement de la pression sur les acteurs politiques importants, soit les associations franco-ontariennes et les élus, afin de donner un certain momentum au mouvement social et qu’ils favorisent la diffusion et le partage de messages d’intérêt pour sensibiliser et mobiliser la communauté.

1. Un leadership d’abord citoyen

La communauté franco-ontarienne s’est dotée d’un réseau comprenant une centaine d’associations ou d’organismes franco-ontariens à travers la province. Il inclut, entre autres, l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO), l’Association des enseignantes et enseignants franco-ontariens (AEFO), la Fédération de la jeunesse franco-ontarienne (FESFO) et le Regroupement étudiant franco-ontarien (RÉFO). Dix-sept associations régionales indépendantes font partie de l’AFO. Certaines d’entre elles utilisent toujours l’ancien nom de l’organisme provincial Association canadienne-française de l’Ontario (ACFO) : l’ACFO Champlain et l’ACFO Hamilton, par exemple. Historiquement, le leadership des luttes franco-ontariennes est assumé principalement par ces regroupements (Dennie, 2012).

Nos analyses révèlent qu’en novembre 2018, le leadership du mouvement n’a pas émané, dans les premières heures, des associations franco-ontariennes. Il s’agit plutôt de citoyens qui ont d’abord sollicité leurs associations pour que ces dernières se mobilisent : le 15 novembre 2018, quelques minutes après l’annonce de l’énoncé économique du gouvernement Ford confirmant l’arrêt du financement de l’UOF et la dissolution du Commissariat des services en français, des centaines de personnes interpellent différentes associations franco-ontariennes locales via leurs pages Facebook, leurs fils Twitter ainsi que par courriel pour exprimer leur indignation face à cette décision.

Plusieurs leaders du milieu associatif ont expliqué lors d’entretiens que des citoyens, membres ou non-membres de leur association, ont exercé une grande pression et ont réclamé des gestes immédiats pour contester la décision du gouvernement. La mobilisation a donc été, en grande partie, favorisée par la pression populaire via plusieurs plateformes de médias socionumériques. Plusieurs leaders d’associations ont admis avoir été dépassés par la force du mouvement durant ses premiers jours. Cela marque un changement important par rapport aux dynamiques de mobilisation du public durant des luttes franco-ontariennes précédentes. Certains leaders ont d’ailleurs affirmé avoir dû embaucher des employés ayant une expertise en communication pour les accompagner dans la gestion de cette crise. Mentionnons ici que dès le 16 novembre 2018, l’AFO a convoqué une trentaine de leaders franco-ontariens pour une rencontre le 25 novembre afin de coordonner les actions des associations.

La première médiatisation d’une éventuelle manifestation franco-ontarienne dénonçant les coupures gouvernementales n’a pas été l’initiative du mouvement associatif dit « traditionnel ». Il s’agit plutôt de celle du Front de préservation de l’identité franco-ontarienne, un groupe Facebook lancé par Trevor Stewart, un étudiant à l’Université d’Ottawa. Il a été le premier à lancer l’invitation à manifester le 23 novembre 2018. Comme cité dans un article de Radio-Canada, le 20 novembre (Doherty, 2018), M. Stewart a appelé à une mobilisation rapide : « Le temps c’est maintenant. On ne peut plus attendre. Le plus qu’on attend, le plus que la vague de support commence à diminuer. » L’article mentionnait que les associations tels le REFO et l’AFO n’avaient pas, à cette date, confirmé leur présence à la manifestation. À la suite de pourparlers entre les différents groupes associatifs, le Front de préservation de l’identité franco-ontarienne a décidé de repousser la date de la manifestation au 1er décembre afin d’avoir plus de temps pour organiser un événement de plus grande envergure. Ainsi, le réseau plus traditionnel et expérimenté de défense des droits des francophones en Ontario s’est allié au réseau citoyen, plus pressé et réactif, oeuvrant sur les médias socionumériques, ce qui a « maximisé notre force de frappe sur la place publique » (Participant #2). Plusieurs autres associations franco-ontariennes se sont alors jointes à ce regroupement. La Figure 1 offre un exemple de publication de l’Association des enseignants et enseignantes franco-ontariens se ralliant à l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario lors de la manifestation du 1er décembre 2018.

Les élus rencontrés dans le cadre de cette étude ont souligné la facilité avec laquelle ils peuvent maintenant « prendre le pouls » de la population sur une question publique grâce aux médias socionumériques. Un député a comparé la période actuelle avec l’époque où il recevait des lettres manuscrites de citoyens s’exprimant sur des enjeux politiques. Il a également souligné la difficulté de savoir si l’opinion émise dans une lettre était unique ou si elle reflétait une tendance plus large au sein de l’électorat. Le 15 novembre 2018, les députés ontariens voient un grand nombre de réactions citoyennes de frustration concernant la décision du gouvernement Ford sur différentes plateformes socionumériques. Certains des usagers exigent que le gouvernement revoie sa décision alors que d’autres exercent de la pression sur les députés pour qu’ils fassent entendre leur voix. En quelques heures, les députés, tous partis confondus, réalisent que cette décision « ne passe pas dans la communauté » (Participant #6). La Figure 2 présente des commentaires négatifs reçus par Amanda Simard, députée provinciale progressiste-conservatrice franco-ontarienne, le 15 novembre 2018.

Figure 1

Gazouillis de l’Association des enseignantes et des enseignants franco-ontariens, 1er décembre 2018.

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2. La diffusion de messages significatifs pour sensibiliser et mobiliser la communauté

La mobilisation de la communauté franco-ontarienne et des associations mentionnées ci-haut s’est déroulée principalement via les plateformes socionumériques. Ces dernières ont contribué à amplifier la portée et l’impact de la campagne des associations franco-ontariennes, tant en Ontario qu’à l’échelle nationale. Ce faisant, elles ont consolidé d’une certaine façon l’identité franco-ontarienne et francophone pancanadienne (Lupien, 2020b).

Figure 2

Exemples de commentaires publiés sur la page Facebook de la députée Amanda Simard, 15 novembre 2018.

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Les leaders des associations rencontrés ont reconnu que les médias socionumériques permettent la diffusion de leur message à une large proportion de la population ontarienne. Le nombre d’abonnés à leurs pages Facebook et à leur compte Twitter a augmenté considérablement entre le 15 novembre et le 15 décembre 2018. Dans certains cas, ce nombre a été multiplié par dix en une semaine. En très peu de temps, des publications Facebook et Twitter peuvent être consultées et partagées par les usagers. Pour les leaders, cela s’explique par les propriétés structurelles et techniques des médias socionumériques qui permettent une diffusion facile et rapide des messages. Selon eux, ils ont une autre qualité importante : leur côté plus « personnel, humain, proche du monde que ce que projettent les médias traditionnels » (Participant #11). Cela confirme les conclusions d’autres chercheurs. En effet, plusieurs travaux scientifiques démontrent que les médias socionumériques permettent à leurs usagers de se distancer des formats plus traditionnels de communication politique et d’adopter d’autres approches. Ainsi, ils peuvent s’exprimer de façon plus informelle et décontractée, ce qui rend leurs propos et leurs actions plus intelligibles et accessibles à une proportion plus grande de la population. De manière plus large, elle permet un discours plus réactif et émotionnel qui s’arrime aux dynamiques communicationnelles de contestation politique (Duncombe, 2019; Farkas & Bene, 2021; Grusell & Nord, 2020; Peng, 2021).

Les messages publiés par les associations ou par les citoyens sont significatifs pour les partisans de la cause franco-ontarienne puisqu'ils comprennent des éléments de personnalisation qui évoquent le caractère historique, culturel et symbolique de la lutte de la communauté (Figure 3). Des témoignages de cette nature émanant de membres de la communauté franco-ontarienne, que ce soit des étudiants, des politiciens ou des personnalités publiques soutenant la cause, sont largement partagés. Des chansons sont écrites et enregistrées spécialement en appui au mouvement. La vidéo partagée sur Facebook de la chanson de Mélissa Ouimet Personne ne pourra m’arrêter, avec la participation de plusieurs chanteurs franco-ontariens, est visionnée plus de 308 000 fois[5].

Figure 3

Gazouillis de l’enseignante Julie Marcil, le 1er décembre 2018.

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Le mouvement social franco-ontarien sur les médias socionumériques s’inscrit dans la lignée des mouvements de type grassroots ayant une structure organisationnelle horizontale et largement décentralisée. D’une certaine façon, les flots d’informations et les interactions sociales sur les médias socionumériques sont devenus des structures organisationnelles permettant la planification et la gestion de l’action politique (Ekins, 2005; Kavada, 2016; Lobera & Portos, 2021). Ce type de mouvement social est ascendant, en ce sens qu’il émerge de la mobilisation des communautés locales visant à générer des changements de politique sur les plans locaux, régionaux, nationaux ou internationaux. Comme l’image de l’herbe qui pousse, c’est à partir de la pression populaire exercée par des centaines de Franco-Ontariens de toutes les régions de l’Ontario et de leurs alliés via les médias socionumériques que s’est amorcé le mouvement. Ces outils de communication ont servi de catalyseur pour rassembler les partisans de la cause à l’extérieur des canaux d’engagement politique plus traditionnels. Les médias traditionnels ont assuré un relais de cette initiative vers une plus large population, permettant ainsi au mouvement de prendre de l’ampleur et d’engendrer des actions concrètes de la part de plusieurs citoyens.

Les leaders des associations ont indiqué qu’une synergie s’était créée entre les médias traditionnels favorables à la cause franco-ontarienne (ex. : L’Express, Le Droit) et les médias socionumériques. Si le mouvement démarre d’abord sur les médias socionumériques, les médias traditionnels représentent encore des courroies de transmission permettant de diffuser la nouvelle à un large public. Ils partagent également les messages et les invitations à manifester des regroupements franco-ontariens. De leur côté, les regroupements font circuler des articles, des caricatures et des reportages qui leur sont favorables au sein de leurs communautés respectives. Le processus de médiatisation, par la presse écrite canadienne, de la crise linguistique liée à la survie de l’UOF, est marqué par une amplification médiatique de type media-hype (Lord, 2021; Vasterman, 2005).

L’annonce de l’abandon du financement de l’UOF a créé une réaction médiatique en chaîne : la grande majorité des médias écrits au Canada en a parlé et cette couverture a perduré pendant quelques semaines, ce qui a nourri le mouvement franco-ontarien (Lord, 2021). Pour les leaders interviewés, il ne fait aucun doute que l’effervescence communicationnelle créée sur les médias socionumériques, puis traditionnels, a mené à la présence de quatre Franco-Ontariens à la populaire émission Tout le monde en parle[6] sur les ondes de la télévision de Radio-Canada. Ce moment télévisuel a aussi contribué à l’amplification du mouvement (Lord, 2021).

Nos analyses révèlent que l’usage des médias socionumériques a facilité l’organisation des actions liées au mouvement de résistance : les leaders d’associations souhaitent que les différentes populations franco-ontariennes et franco-canadiennes sensibilisées à leur cause se mobilisent autour d’actions concrètes. Les citoyens sont invités à signer des pétitions virtuelles et à porter le vert et le blanc, couleurs emblématiques de la communauté (Figure 4). Encore une fois, cela démontre qu’une forme d’identité émerge en lien avec le mouvement de contestation.

Figure 4

Publication de la professeure agrégée de l’Université Laurentienne Michèle Minor-Corriveau sur sa page Facebook, 30 novembre 2018.

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Les invitations aux différentes manifestations circulent également sur Facebook et Twitter. Ce témoignage d’un leader d’une association illustre l’effet d’engouement, mais également l’utilité des médias socionumériques dans l’organisation des manifestations :

Nous étions fin novembre et avions à envoyer du matériel, des pancartes, pour les manifestations partout en Ontario. On n’était pas certain que ça se rende à temps par la poste. Un groupe de jeunes a décidé de faire le tour de l’Ontario en voiture pour aller porter les pancartes à chaque communauté. Leur parcours a été présenté sur les réseaux sociaux, ils étaient encouragés et attendus dans chaque ville où ils s’arrêtaient. Les gens leur donnaient de la bouffe et du café

Participant #7

Selon les participants interviewés, lors des dernières luttes franco-ontariennes d’envergure en 2000, les organisateurs de manifestations devaient mobiliser les citoyens par des moyens plus conventionnels et moins réactifs, que ce soit le service postal, le téléphone ou les campagnes de porte-à-porte. Toutes ces actions prenaient davantage de temps.

Les manifestations ont également permis de poursuivre la sensibilisation et l’éducation de la population à la cause franco-ontarienne. Par exemple, plusieurs participants présents à l’une ou l’autre de ces manifestations, organisées partout au Canada, publient des photos ou des vidéos de l’événement; ces images sont par la suite largement partagées sur les différentes plateformes. Comme il est possible de voir à la Figure 5, une publication Facebook de l’AFO a obtenu 998 réactions positives et 161 partages.

Figure 5

Gazouillis de l’AFO, 1er décembre 2018.

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Pour Cardinal et Normand, « la trajectoire conduisant à la création de l’UOF ne suit pas la séquence habituelle des mouvements engagés dans la résolution des problèmes publics » (2021, p. 19). Cette dernière est constituée de trois étapes : 1) la mise en sens (les acteurs définissent le problème); 2) la mise en scène (les acteurs publicisent les enjeux pour en débattre); 3) la mise à l’ordre du jour politique (les acteurs font pression pour que le projet se réalise). La séquence n’a pas été définitive dans le cas de l’UOF en raison de la décision du gouvernement Ford, ce qui a créé une deuxième période de politisation et de médiatisation intense en vue de rétablir le financement de l’UOF. Selon les leaders des associations rencontrés, l’utilisation des médias socionumériques a permis de médiatiser et de sensibiliser à propos de leur enjeu pour, ultimement, amener le gouvernement à revenir sur sa décision.

En analysant le contenu des entretiens que nous avons animés avec des élus, nous constatons que l’utilisation des médias socionumériques permet de communiquer directement avec les citoyens. Si le Parti libéral du Canada s’est doté d’une politique institutionnelle des médias socionumériques (Lalancette & Raynauld, 2019), l’utilisation de ces outils varie grandement selon les députés et les partis politiques dans les provinces et les villes canadiennes. Des politiciens rencontrés nourrissent eux-mêmes leurs plateformes alors que d’autres préfèrent confier ce travail à des assistants ou des relationnistes. L’événement suivant illustre bien ce fait. Devant le tollé suscité par les coupes du 15 novembre, le gouvernement Ford annonce, le 23 novembre 2018, la création d’un poste de commissaire aux services en français relevant du bureau de l’ombudsman. Pour communiquer sa réaction à cette annonce, Amanda Simard publie une lettre signée par 111 juristes et avocats francophones et francophiles saluant sa position adoptée lors de cette crise via ses plateformes Facebook et Twitter. La publication de cette lettre s’accompagne d’un seul mot : « Résistons » (Figure 6).

La députée n’envoie pas de communiqué de presse, n’organise pas de conférence de presse pour diffuser son message. Elle utilise les plateformes socionumériques pour rejoindre les citoyens directement. Les journalistes reprennent cette information et la diffusent via les médias traditionnels (Radio-Canada, 2018). Il est plutôt rare d’entendre un député s’exprimer publiquement contre son propre parti[7] (Marland, 2020); les médias socionumériques offrent toutefois aux politiciens le canal de communication pour le faire facilement (Ajjoub et al., 2021).

Figure 6

Publication de la députée Amanda Simard sur sa page Facebook, 23 novembre 2018.

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3. L’absence de débat sur les médias socionumériques

Différents acteurs ont pris la parole à propos de l’arrêt du financement de l’UOF dans la sphère publique. Si le premier ministre Ford est la personne responsable de cette crise linguistique, c’est davantage Caroline Mulroney, ministre ontarienne des Affaires francophones et des Transports, qui s’exprime sur le dossier dans les médias traditionnels pour les progressistes-conservateurs (Lord, 2021). Amanda Simard, députée francophone du Parti progressiste-conservateur, quitte son parti pour contester la décision et prend, de ce fait, une grande place dans l’espace médiatique. Du côté du Parti libéral du Canada, Mélanie Joly, ministre du Tourisme, des Langues officielles et de la Francophonie, prend la parole sur le sujet. En Ontario, les politiciens provinciaux et fédéraux liés à des circonscriptions francophones ou associés à des dossiers importants pour la communauté franco-ontarienne ainsi que les associations franco-ontariennes s’expriment dans la presse écrite (Lord, 2021).

Dans les médias traditionnels, lorsqu’il est interpellé sur le sujet, le gouvernement progressiste-conservateur défend sa décision d’arrêter le financement de l’UOF en raison de la situation économique difficile de la province (Rieti, 2018). Le gouvernement Ford, isolé, ne défend toutefois pas sa position sur ses plateformes numériques. En effet, nos analyses révèlent qu’il n’y a eu que très peu de débats publics sur la question de la survie de l’UOF dans les médias socionumériques. En fait, entre le 15 novembre et le 15 décembre, les députés du Parti progressiste-conservateur diffusent très peu de publications sur la question de l’UOF et du Commissariat des services en français. Ils semblent ignorer la question et mettent plutôt de l’avant d’autres réalisations de leur gouvernement. La quasi-totalité des publications des différents acteurs concernés par la crise recensée dans le cadre de cette recherche[8] dénonce la décision du gouvernement Ford. Le Nouveau Parti démocratique (NPD) et le Parti libéral, tant au provincial qu’au fédéral, appuient la cause du mouvement franco-ontarien et leurs députés s’expriment abondamment via les médias socionumériques. Plusieurs députés de ces partis sont présents le 1er décembre, jour de la manifestation dénonçant l’arrêt de financement du gouvernement Ford. Ils publient des photos et des vidéos de leur présence à cet événement pour démontrer « qu’ils partagent aussi la frustration des Franco-Ontariens en cette journée » (Participant #1) (Figure 7). Ce courant dénonçant la décision du gouvernement Ford dans les médias socionumériques semble clore le débat sur la question du financement de l’UOF. La très grande majorité des interventions médiatiques vont dans le même sens : la décision du gouvernement est mauvaise et il doit corriger le tir.

Qu’en est-il de la position des principaux acteurs concernés par la décision Ford? Pour les dirigeants de l’UOF, si le gouvernement n’abrogeait pas la loi constitutive de l’université, il annonçait toutefois l’abandon de son financement. À cette époque, l’UOF terminait sa première année d’existence[9]. Les treize membres du Conseil de gouvernance et les cinq employés de l’UOF (dont la majorité était un prêt de service d’une autre université ou du gouvernement) avaient alors le mandat d’assurer la gouvernance ainsi que le développement des programmes de l’UOF. Ils ont alors dû faire face à une crise menaçant la survie même de leur institution (Boivin, 2021).

Figure 7

Gazouillis de la ministre fédérale Mélanie Joly, 1er décembre 2018.

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L’analyse des publications de l’UOF sur les médias socionumériques en novembre et décembre 2018 révèle que l’université ne s’est pas engagée dans le débat sur sa survie. Les dirigeants de l’UOF ne publient ou ne relaient pas d’interventions critiquant le gouvernement Ford ou appuyant les associations citoyennes sur leurs plateformes socionumériques. Les entretiens que nous avons animés démontrent que la direction de l’UOF ainsi que le Conseil de gouvernance désiraient garder la communication ouverte avec les différents paliers de gouvernement et ne pas intervenir publiquement dans le débat afin d’établir un dialogue constructif dès que possible. Durant les semaines suivant l’annonce du gouvernement Ford, l’UOF publie davantage des communications sur les réalisations qu’elle accomplit, que ce soit du point de vue de sa planification académique ou de sa gouvernance (Figure 8). Il s’agissait là d’une façon de montrer que le développement de l’université se poursuit. L’organisation de manifestations scientifiques, le développement de programmes, le développement de partenariats, la réalisation de projets de recherche commandités et la création d’une revue scientifique ont permis à la jeune université de communiquer positivement même en temps de crise.

Figure 8

Gazouillis de l’Université de l’Ontario français, 11 décembre 2018.

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Par ces publications, l’UOF envoyait le message qu’elle continuait d’exister, malgré la décision du gouvernement. Si l’institution ne négociait pas sur la place publique avec le gouvernement, de nombreuses discussions se sont déroulées en coulisses.

Conclusion

Cet article démontre que l’usage des médias socionumériques par les membres du public intéressés par la cause du français en Ontario a transformé la dynamique des interactions entre les parties concernées par la lutte des Franco-Ontariens. Les analyses du discours des principaux acteurs engagés dans la crise ainsi que celles de leurs publications sur les plateformes socionumériques révèlent, dans un premier temps, que le mouvement franco-ontarien de 2018 fut d’abord initié par les citoyens franco-ontariens. Les médias socionumériques, et plus spécifiquement les usages des plateformes Facebook et Twitter, leur ont permis d’exercer des pressions rapides et directes sur leurs associations et sur leurs élus pour que ces derniers se mobilisent contre l’arrêt de financement du gouvernement Ford. Ce mouvement, inscrit dans la lignée des grassroots movements, émane d’une communauté locale mobilisée pour susciter un changement.

Dans un deuxième temps, les partisans de la survie de l’UOF ont utilisé les médias socionumériques comme canal de communication direct vers la population. Ils ont contribué à l’amplification du message du mouvement de résistance, notamment par des publications particulièrement significatives pour la communauté, et à la mobilisation citoyenne. Ils ont été les principaux acteurs présents sur les réseaux socionumériques. En effet, les acteurs défendant la position du gouvernement Ford (le gouvernement lui-même, notamment) se sont très peu exprimés sur Facebook et sur Twitter. La très grande majorité des acteurs ayant publié sur la question de l’UOF entre le 15 novembre et le 15 décembre 2018 dénonçaient la décision de Ford et/ou plaidaient pour que ce dernier se rétracte. Dans le cas de la crise linguistique de 2018, les médias socionumériques ont permis à une communauté de mettre de la pression sur un gouvernement, mais ne sont pas devenus une arène de discussion publique sur ce débat de société.

Cette recherche s’inscrit dans le courant d’études sur les usages des médias socionumériques par des groupes minoritaires et/ou marginalisés. À l’instar de plusieurs travaux sur le sujet (Boulianne et al., 2020; Lupien, 2020a, 2020b; Mundt et al., 2018; Raynauld et al., 2018; Raynauld et al., 2020), cette étude fait voir que les médias socionumériques permettent aux Franco-Ontariens de sensibiliser et de mobiliser rapidement une communauté sur un large territoire, d’exercer une pression sur les différents acteurs politiques et de contribuer à générer un changement. Cette étude montre également que les acteurs engagés au sein d’un mouvement social utilisent différemment les médias socionumériques selon leur statut (associatif, citoyen ou institutionnel); ils ne bénéficient pas de la même liberté de parole et n’ont pas les mêmes visées de communication. Ils contribuent toutefois tous, à leur façon, à la naissance et à l’essor du mouvement.

Si le leadership des luttes des Franco-Ontariens du siècle dernier a davantage été porté par les élus ou les associations franco-ontariennes, car la mobilisation citoyenne prenait davantage de temps à se mettre en place, l’analyse du cas du mouvement de résistance franco-ontarienne de 2018 témoigne du fait que les médias socionumériques ont été utilisés efficacement et ont eu un effet indéniable. Sans eux, il y aurait, sans doute, eu un mouvement social de résistance en Ontario en 2018, mais ce dernier aurait mis plus de temps à s’articuler et n’aurait eu ni l’ampleur ni la portée observées.