Corps de l’article

Introduction

Cet article présente les résultats de trois projets de recherche en évaluation de programme. Une évaluation qualitative a été réalisée sur trois programmes de mentorat dans des institutions québécoises d’enseignement supérieur. Plus précisément, nous nous intéressions au vécu communicationnel des personnes de la dyade mentor-mentoré. Selon Houde (2010), le terme mentorat réfère à la relation entre deux individus, le mentor et le mentoré, et à une action d’intervention planifiée auprès des membres d’une organisation.

Dans le premier programme, que nous désignerons par M1, la relation mentorale est vécue entre un professionnel en exercice qui enseigne et un étudiant (un professionnel en formation). Dans le deuxième programme, que nous désignerons par M2, la relation mentorale est vécue entre un enseignant expérimenté et un enseignant novice dans une institution d’enseignement supérieur. Dans le troisième programme, que nous désignerons par M3, la relation mentorale est vécue entre deux enseignants (en enseignement supérieur), des pairs, et donc de manière non hiérarchique, égalitaire. Les trois programmes ont été implantés soit en réponse à un besoin exprimé par les enseignants soit en réponse à la volonté de l’institution d’offrir un soutien au développement professionnel, à l’apprentissage d’une profession et à l’amélioration des pratiques.

Bien que les trois programmes de mentorat se ressemblent, certaines différences sont à signaler quant à la formule de mentorat privilégiée. Le programme M1 est réalisé dans une relation où le mentor joue essentiellement un rôle de modèle pour le mentoré. Le programme M2 en est un de mentorat dit individualisé dans lequel le mentor a une posture d’expert (parce qu’expérimenté) avec un novice comme mentoré. Le mentor observe le mentoré avec des outils d’évaluation et l’aide à réfléchir sur l’amélioration de ses pratiques. Le programme M3 se distingue des formes habituelles par le fait que c’est un mentorat entre pairs (Allen, 2007) où il n’y a pas de hiérarchie entre le mentor et le mentoré (Martineau, 2011). Dans les trois programmes, l’accompagnement de la pratique réflexive du mentoré est une composante importante de la relation (Lavoie et al., 1995).

Sur le plan des ressemblances entre les trois programmes, le processus de recrutement se fait sur une base volontaire. Ainsi, chacun choisit de s’inscrire ou non au programme (Martineau & Messier Newman, 2010). La fréquence des rencontres et l’endroit où elles se déroulent font l’objet d’une décision commune entre le mentor et le mentoré. Les mentors sont choisis par l’institution, essentiellement pour leurs qualités humaines (Andrews & Martin, 2003; Lavoie et al., 1995) et relationnelles. Le jumelage entre un mentor et un mentoré est assuré par l’institution. De plus, dans les trois programmes, le mentorat mise sur le développement de l’autonomie dans le sens où c’est le mentoré qui fixe ses objectifs. Le mentoré s’engage dans une démarche d’auto-observation et de mobilisation de ressources en vue d’améliorer ses pratiques professionnelles (Guillemette et al., 2021a).

Les trois démarches de recherche qui font l’objet de cet article ont été réalisées auprès des mentorés, évidemment, mais aussi auprès des mentors, et auprès des responsables du programme et des gestionnaires de l’institution. Dans les trois cas, l’approche de recherche était résolument inductive et les données ont été recueillies par des entretiens individuels et des entretiens de groupe (Luckerhoff & Guillemette, 2012).

1. Problématique

Le mentorat représente une des mesures de soutien les plus utilisées pour faciliter l’insertion professionnelle (De Stercke et al., 2010). En effet, les recherches ont montré que les professionnels en stage ou en début de carrière font face à un certain nombre de problématiques issues, entre autres, du décalage entre la représentation du « métier » et la réalité professionnelle (Huberman, 1989, dans Blaya & Baudrit, 2006). Les écrits scientifiques foisonnent sur le mentorat comme moyen d’accompagnement professionnel en formation et en début de carrière (Carpentier et al., 2020), notamment pour réduire le décrochage et favoriser l’engagement professionnel (Abonneau & Campoy, 2014), ainsi que pour soutenir la persévérance et l’apprentissage tout au long de la carrière (Bernatchez et al., 2010), pour ne citer que ces études.

Pourtant, rares sont les recherches qui ont évalué les programmes de mentorat avec une approche communicationnelle ou interpersonnelle. Si l’évaluation des programmes de soutien comme le mentorat revêt une importance primordiale (Brault-Labbé, 2015), il nous paraît pertinent d’emprunter une approche communicationnelle pour une telle évaluation, car le mentorat relève d’une relation d’accompagnement où la communication est centrale (Kalbfleisch, 2002). Les approches communicationnelles permettent par ailleurs de procéder à des analyses de témoignages pour faire surgir le sens qui est donné aux expériences et au vécu. Concrètement, dans notre cas, cela revient à explorer comment les mentorés vivent le soutien qui leur est offert aussi bien que comment les mentors vivent leur rôle d’accompagnateur. L’objectif commun aux trois études était d’explorer le vécu des mentors et des mentorés à la recherche de l’impact expérientiel du mentorat en tant qu’individu et en tant que membre d’une institution d’enseignement supérieur.

2. Une méthodologie qualitative et inductive

Dans les trois projets de recherche, nous avons adopté une démarche qui visait à inclure différentes dimensions du programme de mentorat et différents types de personnes concernées par la problématique (Karcher et al., 2006). Cette démarche nous a incités à élargir notre premier questionnement, d’ordre communicationnel, à d’autres dimensions plus institutionnelles, comme la culture organisationnelle, la promotion du développement professionnel et la communication interne (Larose et al., 2008). Dans un premier temps, nous avons étudié ce que représente concrètement, dans une perspective communicationnelle, l’accompagnement par le mentor d’une pratique réflexive chez le mentoré (Mullen, 1994), de même que la nature de la pratique réflexive elle-même, et ce, en termes de communication avec soi-même (Kolb, 1984, 2015; Schön, 1983). La clarification conceptuelle ayant résulté de ce processus nous a conduits, dans un deuxième temps, à envisager certains concepts proches de celui du mentorat – par exemple, le coaching (Doyon, 2000) –, mais dont la compréhension demande d’opérer des distinctions essentielles afin de mieux délimiter le champ du mentorat (Dumoulin, 2004; Houde, 2010; Lusignan, 2003). Dans un troisième temps, nous avons porté divers regards sur le vécu des mentorés et des mentors (St-Jean, 2012).

Pour réaliser nos recherches, nous avons choisi une approche qualitative sur les plans épistémologique et méthodologique, notamment parce que nous nous intéressions à l’évaluation du programme de mentorat par l’entremise d’une analyse du vécu des mentors et mentorés. Alors que les gestionnaires utilisent de plus en plus l’évaluation en tant qu’outil de gestion pour améliorer les pratiques, pour guider la programmation future ou pour la reddition de comptes (Gaudreau, 2001; Hurteau et al., 2006), nous nous inscrivons dans la lignée des chercheurs qui font ressortir l’importance de l’implication des acteurs concernés dans l’évaluation de programme (Hurteau et al., 2012).

Le critère de pertinence des évaluations de programmes correspond à l’exigence, en recherche qualitative, de la participation des personnes dans les projets de recherche qui portent sur des phénomènes qui les concernent (MacPherson & McKie, 2010; Guillemette et al., 2021b). Comme le rappelle Paillé (2007), la recherche qualitative est particulièrement attentive à l’expérience telle qu’elle est vécue par la personne qui vit le phénomène à l’étude (Mayan, 2009)[1].

Par ailleurs, comme le soulignent Anadón et Guillemette (2007), à cause de ses fondements épistémologiques, la recherche qualitative « valorise l’exploration inductive » (p. 30) et ses processus essentiels sont inductifs parce que « la connaissance est produite à partir des données par opposition au raisonnement déductif où les connaissances théoriques précèdent la lecture de la réalité » (p. 31). Pour sa part, Paillé fait remarquer que le chercheur qualitatif « a confiance dans le mouvement d’analyse qui va des données à la théorie et est plus suspicieux lorsque la théorie intervient en surplomb des données empiriques » (Paillé, 2007, p. 423). Concrètement, il s’agit de collecter et d’analyser les données tout en développant une compréhension du phénomène en s’abstenant temporairement de recourir aux écrits pour cette compréhension. Ce n’est qu’après avoir développé une compréhension à partir des données qu’on mobilise les connaissances existantes et les résultats des recherches antérieures (Horincq Detournay, 2018; Luckerhoff & Guillemette, 2012). Ainsi, pour les chercheurs qui s’inscrivent dans cette perspective inductive,

suspendre la référence à des cadres théoriques constitue un refus d’appliquer a priori des cadres théoriques explicatifs aux données qu’ils ont récoltées. En d’autres mots, pour eux, il s’agit de ne pas imposer aux données empiriques un cadre d’explication qui serait non construit à partir de ces données et qui viendrait dicter la pertinence de certains concepts et de certaines hypothèses

Guillemette & Luckerhoff, 2009, p. 10

Cela étant dit, nous constatons que, lorsque vient le temps d’évaluer un programme de mentorat, les coordonnateurs ou gestionnaires privilégient une approche hypothético-déductive et quantitative. Pour plusieurs, il faut nécessairement mesurer lorsque l’on veut évaluer. Il faut donc des instruments de mesure comme des questionnaires, des échelles et des indicateurs gradués. (Brousselle et al., 2009; Ridde & Dagenais, 2009; Giroux & Tremblay, 2002). Bien que ces démarches soient pertinentes, elles bénéficieraient de l’apport d’une démarche inductive qui permet de comprendre le vécu des mentors et des mentorés et ainsi d’avoir accès non seulement aux objectifs de chacun, mais aussi à l’atteinte de ces objectifs dans une perspective qualitative et non dans une perspective de mesure. L’approche qualitative inductive permet l’enracinement de la recherche dans les vécus des personnes.

Dans nos recherches évaluatives sur le mentorat, le but était de comprendre les phénomènes et non de les mesurer. Les données à analyser étaient essentiellement du discours, car la conscience que les participants ont de ce qu’ils vivent passe par le langage ou le discours. C’est dans le discours que se construit l’expérience humaine. En effet, la conscience est en elle-même un discours intérieur, un langage que l’on tient envers soi-même (Guillemette et al., 2021b).

La perspective épistémologique fondamentale que nous avons choisie appelle donc des méthodes de collecte de données qui vont permettre d’avoir accès au vécu tel qu’il est vécu par les personnes qui le vivent. La relation mentorale est un phénomène dont l’essentiel du vécu n’est pas vraiment observable puisqu’il est essentiellement « intérieur ». Lorsqu’on veut recueillir ce type de données (des perceptions, des évaluations personnelles, des relations interpersonnelles, des événements communicationnels), l’entretien est un outil pertinent parce qu’il favorise et suscite l’expression et la construction libres du discours sur le vécu (Patton, 2018b). L’entretien de recherche qualitative est approprié lorsqu’on cherche la « signification subjective » d’un phénomène (Seidman, 1991) ou lorsqu’on veut étudier un phénomène du point de vue du sujet (Kvale, 1996).

Dans le cas des recherches évaluatives sur le mentorat,

décider de recourir à l’entretien […] c’est considérer qu’il est plus pertinent de s’adresser aux individus eux-mêmes que d’observer leur conduite et leur rendement à certaines tâches ou obtenir une autoévaluation à l’aide de divers questionnaires

Mayer, et al., 2000, p. 116

Par ailleurs, l’entretien se distingue des méthodes qualitatives d’observation par lesquelles le discours construit est celui du chercheur et non celui des personnes qui vivent le phénomène à l’étude (Martineau, 2005).

Cette perspective correspond à un paradigme important dans les recherches en évaluation de programme. Il s’agit du paradigme participatif qui prend en compte d’abord et avant tout les parties prenantes dans l’évaluation. Ce paradigme est aussi celui de l’empowerment ou du développement du pouvoir d’agir (Ridde & Dagenais, 2009). Il s’est développé en particulier sous le leadership de Michael Patton dès les années 1980 (Patton, 1982). Patton a d’ailleurs publié un texte en français dans lequel il reprend ce paradigme participatif en le traduisant dans des conseils pratiques pour le chercheur qui s’inscrit dans ce paradigme (Patton, 2018a). Son texte est paru dans un ouvrage dont le titre est évocateur : L’évaluation de programme axée sur la rencontre des acteurs (Hurteau et al., 2018) et duquel nous nous inspirons dans nos recherches.

Nos démarches de recherche sont également fondées sur le courant de la recherche appréciative (Reed, 2007) qui mise sur l’étude des forces chez les parties prenantes de l’évaluation. Concrètement, à l’intérieur des épisodes de collecte des données comme des épisodes d’analyse, cette perspective est traduite dans ce que Carl Rogers appelle le « prizing » (Rogers, 1945, 1951), que l’on traduit par « considération positive d’autrui ». Dans cette perspective appréciative, le chercheur considère que le participant fait cadeau d’un élément de son monde intérieur à l’intervieweur qui le recueille pour les besoins de sa recherche (Meunier et al., 2020).

Dans les trois programmes de mentorat évalués, les données ont été collectées par des entretiens auprès des personnes qui vivent les programmes. L’évaluation était ainsi conduite sans mesurer ni étudier l’impact des programmes de mentorat. Notre méthodologie privilégiait la participation des détenteurs d’enjeux, communément appelés stakeholders. Contrairement au modèle qui fonde l’évaluation sur des théories a priori, le modèle participatif privilégie la recherche qualitative. Dans ce modèle, les personnes qui vivent le programme sont considérées comme les principales ressources susceptibles de favoriser sa compréhension et donc son amélioration.

Dans les processus d’analyse, nous avons aménagé des discussions entre chercheurs. Nous avons été spécialement attentifs à discuter notre compréhension du vécu des participants à la lumière des résultats de l’analyse qualitative qui avait été réalisée par les auteurs de cet article. Nos discussions ont enrichi les résultats, notamment parce que nous avons exploité l’écart entre nos différentes interprétations, soit en ajoutant des éléments que l’un d’entre nous pouvait avoir vus sans que les autres les aient vus, soit en apportant des nuances sur la compréhension des phénomènes à la suite de désaccords de points de vue qui ont abouti dans des synthèses plus riches et plus nuancées (Diallo & Fall, 2019).

Par ailleurs, on notera qu’il nous est apparu pertinent d’étendre notre enquête au-delà du cercle des personnes directement concernées par le programme de mentorat, en incluant des responsables des programmes et des gestionnaires des institutions.

Enfin, sur le plan méthodologique, nous avons intégré la discussion entre nos résultats de recherche et les résultats d’autres recherches dans le corps de la partie « Résultats » qui suit afin de tenir compte des limites imposées par le format d’un article de revue.

3. Résultats

Dans cette partie, nous avons regroupé les résultats de nos recherches dans des thématiques différentes, à savoir la richesse de la relation mentorale, l’apport du mentorat pour les mentors et les mentorés, leur appréciation de l’expérience et les défis du mentorat.

3.1 Une relation mentorale nourricière pour les mentorés et les mentors

Pour les mentorés qui ont participé à nos recherches, la relation mentorale est une démarche exigeante qui demande implication, réflexion et acceptation face à une éventuelle remise en question. Cette expérience rejoint ce que Doyon (2000) mentionne dans ses recherches sur le mentorat. Les mentorés sont notamment préoccupés par l’amélioration de leurs pratiques professionnelles et du bien-être des personnes avec lesquelles ils interagissent au quotidien. Les mentorés apprécient être accompagnés dans leur propre recherche de solutions.

Dans les mots d’un des mentors participants, « la visée première de la relation mentorale, c’est l’autonomie du mentoré, donc qu’il puisse réfléchir par lui-même » (Mentor Claude[2]). Ce propos rejoint celui de Gervais (1999), qui souligne l’importance d’une relation mentorale orientée vers l’autonomie du mentoré, et celui de Larose et al. (2008), qui en font l’un de ses trois besoins fondamentaux.

Cela ne signifie pas que le mentoré soit laissé à lui-même. En effet, bien que la relation mentorale ne se déploie pas toujours dans le cadre d’une relation de conseil, les mentorés ont mentionné qu’elle leur a apporté un éclairage nouveau sur les situations abordées. La réflexivité s’exerçant au cours de ce processus est donc nourricière (Le Boterf, 2000). En ce sens, un des mentorés participant à nos recherches rapporte un aspect de la relation qu’il a vécu avec son mentor :

Ce n’était pas « Fais ça! ». Je n’ai pas eu quelqu’un qui ne croyait qu’en ses méthodes d’enseignement, mais qui se questionnait lui aussi. J’avais quelqu’un de passionné, qui s’autoévaluait, qui cherchait toujours à s’améliorer

Mentorée Sylvie

Il s’agit d’une relation de soutien qui est orientée vers l’autonomie, c’est-à-dire où le mentoré fixe lui-même ses objectifs, trouve lui-même ses solutions et ses ressources, décide lui-même des changements et les planifie.

Le fait d’appartenir à la même communauté professionnelle instaure en outre une solidarité qui porte les mentorés à se sentir au centre des échanges. La latitude relationnelle est telle que, selon les problématiques abordées, un mentoré nous a raconté avoir invité son mentor à venir l’observer en train d’exercer sa profession afin qu’il puisse lui donner une rétroaction (Houde, 2010) sur son fonctionnement. Les mentorés aiment qu’un regard se pose sur eux afin de pouvoir chercher à deux des solutions aux problèmes rencontrés (Martineau & Messier Newman, 2010).

Les rencontres mentorales constituent aussi des moments de réflexion privilégiés pour les mentorés (Martineau & Messier Newman, 2010). Un participant nous a confié que son mentor le « laissait parler », avant d’ajouter : « On trouvait les points à améliorer, les points que je voulais travailler dans les deux ou trois prochaines semaines et on se donnait un objectif » (Mentoré Jean-Pierre).

3.2 Apport du mentorat

La pratique réflexive se présente comme l’outil privilégié dans les trois programmes étudiés. Les participants l’identifient comme étant ce qu’ils privilégient dans le mentorat. Selon eux, cet outil permet de cibler et d’établir des objectifs menant à une action. En outre, lorsque les mentorés identifient une expérience concrète, ils y reviennent dans leur journal ou dans les échanges avec le mentor et en font une analyse réflexive, toujours dans la perspective de la transformation des pratiques. Par la suite, ils approfondissent la compréhension de la situation et de leurs actions pour en arriver à mobiliser des ressources théoriques ou professionnelles et à se questionner sur ce qu’ils feront à l’avenir pour améliorer leurs stratégies (Guertin, 2012; Lavoie et al., 1995). Cet outil devient ainsi une source de motivation qui les incite à s’investir dans leur propre développement professionnel, à s’ouvrir à des visions et à des façons de faire différentes et à réfléchir par eux-mêmes afin de trouver des solutions.

Les référents théoriques auxquels ont recours les mentors sur la pratique réflexive sont divers. Bien sûr, il y a l’ouvrage de Donald Schön (Le praticien réflexif, 1983), mais aussi, entre autres, ceux de David Kolb (1984, 2015), de Taggart et Wilson (1998), de même que de Thibeault (2003).

Le rapport entre l’aspect sécurisant du mentorat et la vulnérabilité que les mentorés peuvent vivre dans l’exercice de leur profession se présente aussi comme un élément positif des programmes de mentorat étudiés. Il constitue pour eux une occasion de croître en confiance, dans un contexte où ils vivent plusieurs défis importants et des situations stressantes, notamment en stage ou en début de carrière (Andrews & Martin, 2003). Se savoir mieux outillé génère donc chez le mentoré une perception de sa compétence, un constat de réussite, une meilleure confiance en ses moyens, ainsi qu’une amélioration de sa capacité d’adaptation. De plus, pour certains, prendre eux-mêmes la décision d’agir d’une certaine façon et constater les bienfaits que cela apporte fait en sorte qu’à l’avenir ils seront plus enclins à prendre une décision rapidement, afin que les situations problématiques ne s’aggravent pas (Andrews & Martin, 2003).

Pour sa part, le mentor guide le mentoré vers une meilleure expression de ses besoins et de ce qu’il vit. L’apprentissage consistant à s’ouvrir et à verbaliser son vécu est déterminant dans le succès que le mentoré vit à l’intérieur de la relation. Au coeur des bénéfices partagés par les mentorés participants à nos recherches, on retrouve fréquemment le renforcement de leurs aptitudes déjà présentes (Bernatchez et al., 2010). Certains mentionnent, en outre, que le programme de mentorat diminue leur stress (Andrews & Martin, 2003; Weva, 1999), notamment parce qu’ils disposent d’un lieu et de moyens pour l’exprimer et en rechercher les causes.

L’expérience du mentorat leur permet d’être rassurés à propos de leurs acquis, mais aussi de développer de nouvelles compétences (Lusignan, 2003). Pour des participants, l’expérience s’apparente en quelque sorte à un processus de formation continue qui, par l’auto-observation et la réflexion, constitue une démarche efficace de développement professionnel plutôt que de régler des problèmes ponctuels. Alors que le mentor peut partager ses idées et ses expériences (Houde, 2010), c’est vraiment le mentoré qui prend ses propres décisions et qui agit avec autonomie professionnelle. Les mentors disent d’ailleurs s’efforcer de laisser le plus souvent possible la parole au mentoré, tout en l’amenant à faire ses propres analyses et à s’engager dans l’amélioration de ses pratiques.

Pour les mentorés interviewés, l’une des forces du mentorat est le développement d’une meilleure aptitude à trouver ses propres solutions : « Travailler dans ce cadre de réflexion, qui nous fait consulter des ressources, et qui nous fait surtout développer une compétence à résoudre nous-même les problèmes, c’est ce que j’appelle un professionnel » (Mentoré Jules). Des mentorés avouent qu’ils ont carrément changé leurs stratégies professionnelles pour mettre en place de nouvelles façons de travailler. Cela nous permet d’affirmer que le programme de mentorat profite aussi indirectement aux personnes qui accompagnent les mentorés (Gauthier et al., 1997). D’autres nous disent que le mentorat les a également aidés à stimuler leur intérêt pour certaines tâches moins attrayantes. À partir des propos recueillis, nous faisons le constat que le programme de mentorat permet aux mentorés d’acquérir de l’assurance et les aide à moins douter d’eux-mêmes (Lusignan, 2003).

3.3 Appréciation des programmes de mentorat

Parmi les apports du mentorat qui ont été nommés par les participants à nos recherches, signalons, à titre d’exemples, la normalisation de situations perçues comme problématiques, l’effet libérateur du partage de difficultés professionnelles, la diminution du sentiment de solitude, la construction identitaire professionnelle, le courage de changer ses pratiques, l’adoption de nouvelles stratégies à expérimenter, l’augmentation du sentiment d’appartenance à l’institution, de même que le développement d’une vision plus large des différents aspects de l’exercice de la profession.

Les mentorés participants ont souligné l’ouverture et la flexibilité des mentors au moment de fixer le cadre des rencontres, alléguant par exemple que leur horaire chargé aurait pu représenter un frein à la relation mentorale. Un mentoré nous a confié l’émotion qu’il a vécue lorsque son mentor l’a appelé pour prendre de ses nouvelles : « Il m’a vraiment donné toutes sortes d’attentions dont j’avais besoin. En fait, toute l’attention que j’avais besoin, je l’ai eue » (Mentorée Cindy). Ces propos rejoignent ceux de Shea (2004) qui rappelle l’importance de la dimension affective dans la relation mentorale. D’ailleurs, l’appréciation positive de l’expérience du mentorat, qualifiée de riche et pertinente, montre que ce programme répond à un besoin manifeste des mentorés d’échanger avec d’autres professionnels sur différents aspects variés et précis de leurs pratiques (Lavoie et al., 1995). La flexibilité et le rythme du programme, adapté aux besoins des participants, sont des points positifs qui ressortent des entretiens. Le terme clé en main employé par un mentoré pour qualifier le programme traduit bien son efficacité et le fait qu’il soit vécu comme étant complet en lui-même. Un professionnel expérimenté nous a confié qu’il aurait aimé pouvoir bénéficier d’un tel programme dans ses emplois antérieurs et spécialement en début de carrière.

De leur côté, des mentors ont constaté l’amélioration et l’évolution de la qualité de leurs propres pratiques professionnelles (Bateman, 2001). Les mentors racontent qu’ils vivent une expérience positive, qui leur laisse l’impression d’avoir fait la différence. Ils sont engagés dans une relation d’accompagnement qui a enrichi leur propre développement professionnel (Latour, 1994). Ils disent aussi avoir beaucoup appris en tant que mentors et considèrent enrichissante la possibilité de partager ce cadre de réflexion en profondeur, de vivre une expérience de croissance professionnelle avec un collègue. Certains iront jusqu’à qualifier la relation mentorale de « bonheur professionnel », de « partage » et « d’avancement ensemble ».

Dans le même sens, un mentor tente de nommer cet aspect d’enrichissement mutuel :

Je ne fais pas de l’enseignement et je ne donne pas des connaissances, ce n’est pas vraiment tangible la relation mentorale, mais pour moi ça m’apporte de me sentir utile […] sans dépasser certaines limites qu’on n’a pas à franchir. Ce n’est pas mon étudiante, ce n’est pas mon conjoint, ce n’est pas mon ami. C’est une relation particulière qu’on a avec quelqu’un que l’on veut faire cheminer

Mentor Denis

Le fait que la relation s’instaure entre deux personnes qui exercent la même profession semble important pour de nombreux mentors. Ils sont animés par un désir de collégialité et de codéveloppement. L’apport mutuel est donc au coeur des expériences positives recueillies : « Je n’ai pas l’impression de perdre mon temps, mais plutôt que je m’enrichis. Je m’enrichis autant dans les périodes où je rencontre ma mentorée que dans les périodes où on va se rencontrer entre mentors » (Mentore Claudia).

De façon générale, les mentors sont décrits par les mentorés comme étant disponibles (Nault, 1993), et ce, malgré les défis que représente la conciliation des agendas. Les mentors s’assurent aussi de faire en sorte que les mentorés se penchent sur leurs pratiques de manière positive et comprennent mieux le processus réflexif afin qu’ils puissent le reproduire de manière autonome. Dans le but de nous expliquer que les compétences des mentorés ne se transforment pas toujours sous l’influence des mentors, l’un de ces derniers mentionne : « C’est comme quand on lance une roche dans l’eau, ça fait une vague. Ce n’est pas la première chose qui va être changée, mais cela a un effet sur d’autres compétences » (Mentorée Michelle).

Selon les mentors interviewés, il existe une très bonne collaboration entre eux. De fait, la relation entre les mentors entretient certaines similitudes avec celle qui s’installe entre les mentors et les mentorés du fait qu’il s’agit également d’une relation entre professionnels (Martineau, 2011). Se rencontrant six à sept fois par année afin de se ressourcer et de s’entraider, plusieurs mentors nous ont fait remarquer qu’ils utilisent les mêmes outils que ceux dont ils se servent lors des rencontres mentorales et qu’ils réalisent pour eux-mêmes la pratique réflexive, et ce, non seulement pour l’exercice de leur profession, mais aussi pour leur rôle de mentor. Loin de vouloir faire de ces échanges entre eux un lieu pour se donner des solutions toutes faites aux problèmes rencontrés, les mentors ont pour but, par exemple, de discuter des expériences de mentorat et de la pratique réflexive, ou encore de recevoir de la formation supplémentaire sur le mentorat (Martineau et al., 2010). Les mentors affirment que l’un des sujets qui reviennent souvent est la difficulté que représente l’engagement de ne pas proposer directement une solution à un problème concret, alors qu’ils se doivent plutôt de guider le mentoré dans sa propre démarche de résolution de problèmes (Association des directeurs municipaux du Québec [ADMQ], 2013).

3.4 Défis liés à la mise en place des programmes de mentorat

Parmi les défis rencontrés par les mentors et les mentorés, le facteur temps constitue un enjeu important (Nault, 2003) puisque les professionnels ont souvent un horaire chargé. Il nous apparaît cependant important de mentionner que les mentors et les mentorés participants à nos recherches ont assuré qu’ils finissent toujours par trouver des moments pour leurs rencontres mentorales. Enfin, pour certains participants, l’une des contraintes à l’inscription au programme de mentorat est l’interprétation qui pourrait en être faite, soit la manifestation d’une incompétence ou d’un besoin d’aide révélant une incapacité à s’acquitter de leurs tâches. Il arrive, notamment lorsque le mentor est présenté comme un expert qui va « aider » le mentoré, que le mentoré se sente diminué. En lien avec cette réalité, certains auteurs soulignent l’importance du secret professionnel dans la relation mentorale, notamment parce qu’il favorise l’engagement des mentorés dans la démarche (Blaya & Baudrit, 2006).

Conclusion

En conclusion, nous relevons que la relation mentorale, dans les trois programmes, en est une qui porte sur la manière de réfléchir dans une perspective de transformation des pratiques professionnelles plutôt que de porter sur un transfert d’expertise qui ne serait qu’illusoire. Le mentorat est ainsi vécu comme une relation qui mène résolument vers l’autonomie, c’est-à-dire où le mentoré fixe lui-même ses objectifs, trouve lui-même ses solutions et ses ressources, décide lui-même des changements et les planifie. Il s’agit d’un mentorat qui est un accompagnement entre collègues, où il n’y a aucune approche déficitaire (identifier les lacunes), mais plutôt de la reconnaissance et de la croissance ensemble. En ce sens, le mentoré n’est pas un récipiendaire des commentaires sur les points faibles de sa pratique, il est plutôt un praticien réflexif (Malo, 2008) qui prend part à l’élaboration de ses outils et à la construction de son savoir expérientiel.

Les programmes de mentorat étudiés sont grandement appréciés par les personnes qui y participent et leurs structures sont bien installées. L’une des conditions gagnantes pour les programmes serait certainement d’améliorer les façons de faire le recrutement des mentorés. En effet, bien que nous ayons posé la question, il ne nous a pas été possible de repérer une méthode spécifique s’appliquant au recrutement des mentorés et des mentors. Les meilleures pratiques en ce domaine ne semblent pas non plus avoir été répertoriées.

Un suivi auprès des participants des programmes après le démarrage de la relation mentorale constituerait aussi un ajout pertinent, qui pourrait se voir réalisé dans un bref bilan (Michaud, 2010), rédigé après quatre ou cinq rencontres, afin d’évaluer le processus en cours de route et de s’assurer qu’il répond aux besoins du mentoré. Dans le même ordre d’idées, au fil de nos entretiens, nous avons constaté qu’après le début de la relation mentorale, les contacts avec les responsables du programme sont rompus. À cet égard, nous croyons qu’un suivi ponctuel (Houde, 2010) pourrait être mis en place afin de permettre aux mentorés d’exprimer certains besoins ou suggestions précises.

En ce qui a trait au développement des programmes, certaines pistes ont été abordées par les participants que nous avons rencontrés. Par exemple, la mobilisation systématique de ressources (ateliers, lectures, consultation de sites internet, etc.) et le mentorat collectif pourraient enrichir l’expérience du mentorat individuel.

Les démarches inductives permettent souvent de mettre en lumière des aspects de la recherche qui n’ont pas été déterminés par le cadre théorique ou par une grille d’analyse, qu’elle soit rigide ou flexible. Dans notre cas, la démarche inductive nous a permis d’explorer la relation mentorale d’un point de vue expérientiel. Nous avons également fait un parallèle entre l’analyse du vécu des mentors et des mentorés et les écrits théoriques bien que cela n’ait pas été notre objectif de recherche. Dans ce sens, nos résultats permettent de donner une signification cohérente à plusieurs textes théoriques sur le mentorat à travers l’expérience de ceux qui vivent le phénomène.

Nos résultats ont montré que dans le programme de mentorat où la dyade est entre pairs, la relation mentorale qui se développe en est une de réciprocité. L’absence de hiérarchie entre expérimenté et apprenti permet aux deux participants de vivre une expérience particulièrement enrichissante. En effet, les mentors comme les mentorés connaissent un développement professionnel et un enrichissement personnel. La pratique réflexive, les échanges entre professionnels et la volonté d’aider un collègue dans son cheminement font du mentorat entre pairs un programme particulier qui a été étudié par peu de recherches. Il s’agit donc d’un aspect important que nos résultats ont relevé et qui permet d’enrichir les connaissances en jetant la lumière sur une relation mentorale valorisant l’égalité et qui se différentie des autres formes d’accompagnement pédagogiques.

Dans une autre veine, l’important aspect de l’originalité de notre recherche est sans doute notre démarche qualitative. Notre étude a permis d’évaluer des programmes de mentorat dans trois situations différentes avec des données provenant de trois institutions d’enseignement supérieur. Rappelons que nous nous sommes intéressés non à des chiffres, mais au vécu des acteurs impliqués : les mentors, les mentorés et les gestionnaires. Comme nous l’avons mentionné, dans les trois projets de recherche, l’objectif visé n’était pas de mesurer l’atteinte des objectifs des programmes de mentorat, mais plutôt de comprendre ce que vivaient les personnes concernées par ces derniers. C’est ce qui apporte une richesse aux résultats, comparativement à des évaluations traditionnelles qui se font à partir d’un cadre théorique préétabli.

Nos résultats nous permettent d’avancer que lorsque la relation mentorale s’inscrit dans un cadre de réciprocité, les deux parties de la dyade enrichissent leurs connaissances et se développent professionnellement. Cet aspect encourage les mentors à s’impliquer davantage dans leur rôle. Cela mérite à nos yeux plus d’investigations dans une future recherche pour mieux évaluer le rôle de la réciprocité dans le recrutement et l’engagement des mentors.