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Introduction

L’explicitation est au coeur de la pratique guidée, qui est elle-même au coeur du développement des compétences. Il y a autant d’approches par compétences qu’il y a de définitions du concept de compétences. Dans une certaine approche par compétences que nous assumons (Guillemette et al., 2019), on considère la compétence comme une action (Tardif, 2017). L’apprentissage ne peut se réaliser que dans l’action (Hattie, 2017), à partir de l’expérience (Kolb, 2015) et selon la pratique guidée (Archer & Hughes, 2011).

En effet, l’action et l’expérience ne sont pas en soi formatrices. Pour développer des compétences à partir des actions et des expériences, la pratique réflexive (Schön, 1983) est nécessaire et cette dernière se déploie, entre autres, dans le processus qui rend explicite ce qui est implicite dans l’action professionnelle (Vermersch, 2019). Il s’agit de partir de la pratique pour aller vers la mobilisation des théories (Guillemette & Luckerhoff, 2016).

Cet article présente les résultats d’une recherche qui avait pour objectif de comprendre cette pratique de l’explicitation dans la relation mentorale. Plus précisément, nous visions à comprendre comment le mentor peut guider le mentoré dans cette composante majeure de la pratique réflexive.

Dans le cycle d’apprentissage expérientiel (Kolb, 2015), entre l’expérience vécue (première étape) et l’explication (troisième étape) s’inscrit plus spécifiquement l’explicitation, c’est-à-dire la prise de conscience et son réfléchissement, au sens du reflet en miroir, de l’action professionnelle. Il n’y a pas de véritable apprentissage sans cette prise de conscience. Lors de la phase d’explicitation, l’implicite est réfléchi, reflété et formulé. L’expérience est donc rendue consciente dans ses dimensions extérieure (faits) et intérieure (pensées et ressentis).

Dans le cadre d’un apprentissage professionnel, on ne peut pas réduire la compétence à un comportement précis. L’explicitation prend ici tout son sens (Vermersch, 2019) puisqu’elle permet de dépasser la description du comportement observable pour aller à l’essentiel, c’est-à-dire l’acte professionnel lui-même avec sa composante cognitive qui est beaucoup plus importante que sa composante comportementale observable de l’extérieur.

De plus, nous voulons ici présenter l’apprentissage de l’explicitation dans une relation mentorale qui se met au service du développement des compétences des mentorés. Il s’agit pour le mentor de guider le mentoré dans son propre apprentissage actif, sans apprendre à sa place. C’est le mentoré qui apprend, mais il ne peut pas apprendre seul ou sans être guidé. Cela s’opère dans la relation pédagogique ou andragogique, qu’elle soit définie comme mentorale, de coaching ou de supervision professionnelle, dans laquelle l’entretien d’explicitation présente une importance toute particulière au bénéfice de l’apprentissage, des pratiques réflexives et de l’amélioration des pratiques professionnelles.

1. Problématique

L’explicitation ne va pas de soi et, pour devenir une méthode au service du développement professionnel, elle doit être apprise et se développer avec rigueur. Elle est un acte professionnel en soi, dont il faut rendre compte. Notons que les termes explicite et implicite existent, mais seul le terme expliciter existe et non pas le terme impliciter. Expliciter nécessite une action en lien avec un processus inductif par lequel on fait émerger l’implicite, dans un cheminement cognitif méthodique.

Il y a différentes façons de favoriser l’explicitation ainsi que l’apprentissage de son exercice afin de rendre conscients la dimension intérieure de l’action (sa perception) et le discours intérieur qui accompagne toujours l’action. La technique essentielle pour l’apprentissage de l’explicitation est l’entretien d’explicitation (Vermersch, 2019). Il s’agit d’un accompagnement permettant, entre autres, la prise de conscience, par la personne qui en bénéficie, de ses actes professionnels.

L’explicitation est un outil puissant, par exemple pour déceler dans la description du vécu de l’action la distinction entre la théorie professée explicitement et la théorie pratiquée implicitement (St-Arnaud, 1992). L’explicitation permet de faire émerger à la conscience la théorie implicite qui est imbriquée dans l’action et qui a donc un impact réel sur la pratique, au contraire de la théorie professée qui n’a souvent aucun impact réel sur l’action professionnelle.

Le guidage par le mentor de la description de l’action par le mentoré aide ce dernier à mettre en lumière, à partir de ce qu’il évoque et verbalise, ce qu’il a fait et ce qu’il a élaboré dans son action. Cela permet ensuite (dans la phase de l’explication du cycle d’apprentissage de Kolb) au mentoré de mettre en lien, d’une part, ce qui a émergé de l’explicitation et, d’autre part, des connaissances, des théories et des ressources pertinentes en fonction de ses besoins en termes de développement professionnel. Il pourra par la suite considérer une action ou un plan d’action à décider pour améliorer ses pratiques, toujours en étant soutenu et guidé par le mentor.

Par la technique de guidage qui consiste à recréer le moment vécu comme s’il s’agissait d’un « film intérieur », l’action est revécue avec une perception actualisée, devenant ainsi une « mémoire concrète », sensorielle et actuelle. Pendant la phase d’explicitation, il s’agit donc de faire raconter le « film intérieur », à l’indicatif présent, et de tenir des questions d’ancrage dans le sensoriel : « Qu’est-ce que tu vois? Qu’est-ce que tu entends? », jusqu’à un niveau suffisant d’évocation, afin de nourrir les réponses à la question cognitive plus principalement en lien avec l’explicitation : « Qu’est-ce que tu te dis dans ta tête? » (discours intérieur). Ainsi, le mentoré expérimente une reconstruction du vécu de l’action.

L’explicitation n’a pas comme but d’accéder avec exactitude à l’acte passé, ni au souvenir. Vermersch parle de ressouvenir, en lien avec le revécu. Par son guidage, le mentor fait faire une verbalisation de ce que le mentoré a vécu (donc dans le passé), mais selon ses perceptions actuelles (donc dans le présent). C’est cette expérience actuelle, au présent, qui fait l’objet de la verbalisation. Il s’agit de rendre explicite et intelligible le concret du « revécu » tel qu’il se présente à la conscience dans un effort de prise de conscience. Plus précisément, l’expérience passée est reconstruite, et donc modifiée, mais c’est pour être plus fidèle à cette expérience passée, plus en cohérence, que dans l’effort de reconstitution que l’on trouve dans l’enquête policière. En d’autres mots, l’expérience passée ne peut pas être reconstituée si l’on veut qu’elle demeure une expérience. L’expérience ne peut être qu’au présent; elle doit donc être présentifiée (Depraz et al., 2011).

L’entretien d’explicitation (Vermersch, 2019) intègre donc la mobilisation du vécu au sujet de l’action professionnelle, au bénéfice de l’amélioration de cette dernière. On se trouve ici dans des fonctions cognitives, affectives, sensorielles, instrumentales, exécutives et relationnelles, au service des pratiques réflexives dans/sur/pour l’action et sur la réflexion à leur sujet. Des chercheurs élaborent au sujet de l’explicitation selon les travaux de Vermersch, par exemple Faingold (2020) qui parle d’entretiens de décryptage, avec la visée que le sens émerge de l’explicitation, tout en intégrant davantage le niveau émotionnel. D’autres types d’entretien ont été élaborés depuis de nombreuses années. Citons notamment l’entretien non directif (Rogers, 1969) et l’entretien de protocole (Piaget, 1947). Cet article prend le parti d’analyser plus précisément et de manière centrale les apports de Vermersch (2019), tout en faisant certains liens avec d’autres théorisations.

2. Méthodologie

Les questions de l’explicitation en lien avec le développement des compétences professionnelles et de la relation mentorale nécessite de clarifier des concepts reliés qui sont sous-tendus par la démarche d’explicitation, d’offrir une perspective compréhensive des buts poursuivis et des techniques utilisées et enfin, de recadrer le potentiel de l’entretien d’explicitation afin de considérer son aspect fondamental dans l’apprentissage et le développement professionnel.

Les mentors pourront ainsi en tenir compte dans leurs pratiques, selon une approche d’accompagnement inspirée de la pédagogie inductive et réflexive, en ayant un riche aperçu des aspects théoriques sous-jacents et des considérations pratiques pertinentes. La démarche méthodologique utilisée pour la réalisation de cet article est une approche inductive, selon la méthodologie de la théorisation enracinée, dite MTE (Luckerhoff & Guillemette, 2012, 2017), en prenant comme données à l’étude des écrits scientifiques (Horincq Detournay, 2018, 2021; Tourigny Koné, 2014) pour analyser, construire et présenter une compréhension de l’entretien d’explicitation notamment selon son initiateur, Pierre Vermersch, et certains de ses enjeux, ainsi qu’une clarification conceptuelle de l’explicitation.

3. Origine des travaux de Vermersch

Vermersch a commencé ses essais sur le développement et la systématisation d’une technique d’aide à l’explicitation du vécu et il a mené des recherches sur l’entretien d’explicitation dès la fin des années 80. L’explicitation se rapporte toujours à un vécu passé, l’entretien est donc mené a posteriori. L’explicitation concerne le fait de rendre l’implicite explicite, grâce à des techniques de guidage, toujours dans le but de réguler l’action. Il s’agit de faire appel à la mémoire du vécu de l’action, un mode de rappel que Vermersch a nommé « évocation ». Il a été étonné de la richesse, de la qualité, mais aussi de la quantité des informations recueillies sur un vécu passé par les techniques de l’entretien d’explicitation. Étant donné ses études en psychologie au sujet de la mémoire et du fonctionnement cognitif, il n’avait pas été préparé à ce qu’il observait. La personne qui évoquait partageait cette surprise en découvrant le détail très fin de ce dont elle se souvenait, alors qu’elle ne croyait en avoir aucun souvenir. Il y a un étonnement de soi et un vécu de cet étonnement qui peuvent se comprendre selon les théorisations faites par Vermersch sur la mémoire et la prise de conscience. Du côté du mentor, il s’agit de savoir questionner pour soutenir la subjectivité. Vermersch (2015) n’est pas parti de la subjectivité, ni de l’introspection, pour élaborer l’entretien d’explicitation. Il dit que ces dernières étaient mal considérées au moment où il menait ses recherches en psychologie, mais il y est revenu par la suite, sur la base de ce qui émergeait dans ses recherches.

Ainsi, l’entretien d’explicitation vise à faire verbaliser l’action, ou plus précisément le vécu de l’action. Il s’agit de ressouvenirs, de revécus, puisque la technique replonge le mentoré dans – au sens du dedans – son action. L’objectif de l’explicitation est d’aider le mentor à s’informer et surtout au mentoré à s’auto-informer sur ses pratiques professionnelles réelles.

4. Modes de conscience, cognition, mémoire et sémiose

Vermersch s’est longuement intéressé à la cognition et à la mémoire. À partir de ses travaux sur cette dernière, il a développé une méthode d’entretien dont l’objectif est de reconstruire un souvenir à l’aide d’une technique de guidage précise et élaborée, pour évoquer une action vécue comme source privilégiée d’informations.

L’entretien d’explicitation est un outil qui repose sur un ensemble de pratiques d’écoute et de techniques de relance qui ont pour objet d’accompagner un interviewé vers la mise en mots du déroulement du « vécu de son action »

Lecefel, 2016, p. 9

La mémoire passive devient une mémoire d’évocation, souvent étonnamment bien plus riche que l’on pourrait le croire.

Par l’évocation la personne accède au préréfléchi. En effet, dans toute action, il y a un préréfléchi, qui n’est pas conscient. Vermersch (2012) s’est inspiré des analyses phénoménologiques de Husserl (1950), notamment sur les modes de conscience. Il s’agit de l’inconscient (champ de prédonation, passivité), de la conscience préréfléchie (conscience en acte) et de la conscience réfléchie. En orientant spécifiquement vers la description de l’action (que tu fais?), à partir du sensoriel (que vois-tu ? Qu’entends-tu ?) et du cognitif (qu’est-ce que tu te dis dans ta tête ?), le mentor oriente le mentoré vers la description fine du vécu de son action et le mentoré construit un « film intérieur » de l’action vécue qui offre une prise de conscience détaillée de l’action. Ici, en référence à la pensée de Piaget, on voit une distinction entre le réfléchissement et la réflexion, ou entre la réflectivité et la réflexion. En français, cette distinction n’est pas aussi courante qu’en anglais, mais on la comprend bien dans le terme réflecteur pour parler d’un miroir. L’explicitation est un réfléchissement ou une réflection (qu’on nous permette ce néologisme) qui constitue une prise de conscience construite sous forme de langage exprimant un ressouvenir de l’action, mais avant la réflexion sur cette action. C’est cette reconstruction de l’action – ou plus précisément celle du vécu de l’action – qui devient objet de réflexion et de régulation de cette action pour l’amélioration de la pratique professionnelle.

Afin de stimuler la mémoire, le mentor favorise une collecte de données par le mentoré pour « retracer » les traces rétentionnelles et réactualiser sa pratique professionnelle. C’est une mise au présent d’une action antérieure, racontée avec des verbes conjugués au présent de l’indicatif à partir des traces sensorielles qui constituent le matériau de re-construction du « film » de l’action, située dans l’espace et selon un déroulement temporel. Cela permet de passer de la mémoire passive à la mémoire d’évocation, à partir des traces sensorielles et rétentionnelles qu’offre l’intelligence de la mémoire. Le mentor favorise cette remémoration dans le présent (une forme d’actualisation) par des pratiques d’amorçage et des techniques de relance.

L’approche est résolument inductive. Le constat de l’étonnement de la richesse de la description s’explique par des connaissances en neurosciences concernant le fonctionnement de la mémoire (Dworczak, 2004; Gazzaniga, 1998; Piaget, 1974; Piaget & Inhelder, 1968; Seron, 2002) et par les analyses phénoménologiques. En effet, Vermersch (2012) réfère aux travaux de Husserl en phénoménologie (1950), notamment pour proposer l’éveil des rétentions (à partir des traces) et la mémoire d’évocation, qui sont infiniment riches, telle la madeleine de Proust, dont l’odeur le replongeait dans des souvenirs d’enfance. Mais le rappel de manger une madeleine, son réfléchissement (le vécu de l’action représentée), ne peut se confondre avec le fait de la manger instamment (l’action réalisée).

5. Du réfléchissement au reflètement et à la réflexion : création et recréation de sens

Le processus du réfléchissement s’accompagne d’un changement qualitatif au sujet de l’action et du vécu de l’action. L’action représentée intègre l’utilisation de signifiants internes, une fonction symbolique, à partir de l’action réalisée. L’explicitation des vécus passés passe par le rappel du vécu et repose sur ce réfléchissement, qui est l’acte de prise de conscience réfléchie à partir du préréfléchi. Vermersch (2012) parle de « présentification du vécu passé » (p. 166). En ce sens, on peut dire qu’il y a une création d’une nouvelle réalité qui est à la fois bien enracinée dans la réalité passée et qui va au-delà de la simple représentation (Vermersch, 2019). Guillemette et Lapointe (2010) parlent de « représentification » de l’action qui constitue une nouvelle réalité psychique. En référence aux modes de conscience de Husserl (1950), le passage de l’inconscient à la conscience préréfléchie nécessite une saisie intentionnelle; elle fait déjà sens. En d’autres mots, il n’y a pas une prise de conscience et, ensuite, un ajout de sens à ce qui est ressouvenu. Le sens est dans la prise de conscience parce que celle-ci est elle-même une construction (ou une reconstruction) de sens. Le sens se trouve intrinsèquement dans le passage de la conscience préréfléchie à la conscience réfléchie, dans le réfléchissement. Ensuite, le reflètement ou la réflexion est le passage d’une conscience réfléchie à une autre conscience réfléchie (Vermersch, 2012)

Selon Le Boterf (2007), le moment de l’explicitation est le premier temps de la réflexivité, une première prise de recul, qui ne peut pas être un simple reflet, récit ou enregistrement de l’action.

Par l’explicitation, il y a une transformation des événements en histoire (« en récit » [Cyrulnik, 2012]). Les actions prennent place dans une totalité intelligible pour la personne qui explicite, en lien avec la mémoire des faits et la réorganisation de ces derniers par la mémoire d’évocation et les signifiants associés. Un nouveau sens émerge dans le récit qui se construit.

La question du sens et de sa définition nous amènerait au-delà de l’objet de cet article, mais à titre de clarification essentielle, il faut préciser que le concept de « sens » comme l’entend Vermersch (2012) réfère à la sémiotique, qui renvoie au concept piagétien de sémiose, en lien avec le développement de l’enfant quand celui-ci acquiert la fonction sémiotique, c’est-à-dire quand il peut se représenter un objet en dehors de sa présence, qu’il peut s’y référer sans pouvoir le montrer du doigt, puisque l’objet est physiquement absent. Vermersch (2012) parle de différenciation entre un objet et son « représentant », en s’inspirant des aspects de l’ontogenèse selon Piaget. « Avec le réfléchissement, il y a production d’un sens expérientiel sémiotisé verbal et non verbal » (Vermersch, 2012, p. 399). Vermersch réfère notamment aux travaux de Tengelyi (2005) pour clarifier la notion de « sens expérientiel », qui permet la recherche de sens à partir de l’expérience vécue : « […] tout “vivre” est potentiellement source de sens pour celui qui le vit » (Vermersch, 2012, p. 399). Le sens dont on parle ici est un sens expérientiel, par opposition au sens linguistique qui recherche dans l’explication et l’assimilation de concepts des interprétations de discours.

Concrètement, Vermersch (2012) distingue, d’une part, les premiers moments de l’entretien d’explicitation où il y a le rappel du vécu de l’action par évocation et ressouvenir, ce qui amène un réfléchissement (passage du préréfléchi au réfléchi) qui se situe au niveau descriptif et, d’autre part, le sens expérientiel descriptif. S’ensuit un second dégagement de sens, selon soit une réflexion (contrôlée et voulue) qui mène à une compréhension explicative sur la base d’un sens expérientiel explicatif et construit, soit un reflètement (spontané, émergent) qui mène à un sens expérientiel reflété ou émergent, un sens nouveau, une création, une sorte de révélation de type « eurêka », qui offre une élucidation du déroulement de l’action. Branch et Paranjape (2002) considèrent qu’il s’agit ici d’une prise de conscience globale et contextualisée (dans un contexte large) tout intégrée dans l’unicité de l’expérience vécue au présent et dans l’assimilation et la réorganisation des concepts, des compétences, des connaissances et des valeurs dans des structures de connaissances préexistantes.

Dans la relation mentorale, l’explicitation permet donc, par le guidage du mentor, la mise en lumière par le mentoré de ses actes professionnels selon différentes prises de conscience de sa pratique professionnelle et de la coordination de ses actions, du réfléchissement à la réflexion réalisés à partir de l’expérience explicitée et de la création de sens expérientiel au présent. Naturellement vont s’en suivre une régulation et une transformation de l’action, par la réflexion, une réorganisation de la pensée et des actions à venir. Sans cette phase de l’explicitation, la phase suivante de réflexion-explication risque de se « décoller » du vécu de l’action et de tomber dans un recours applicationniste à des théories tellement abstraites qu’elles n’auront aucun impact développemental sur la transformation de l’action et sur le développement des compétences professionnelles.

6. Attention et cibles de l’explicitation

Vermersch (2012) se réfère à Husserl (1950) au sujet de la mémoire et de l’attention, en lien avec la conscience. « L’attention, c’est ce qui module la conscience en termes de visée (orientation, direction, focalisation) et en termes de formes de saisie (désengagement, saisie, maintien de prise) » (p. 203). La conscience a une structure intentionnelle qui comprend un acte, un contenu et une personne. Toute conscience est une production de sens qui comprend une double attention : le « remarquer » (le représentant : la trace, la sonorité, l’écrit, en bref le signifiant) et le « élire » ou « prendre intérêt » (le référent : le sens, ce à quoi renvoie le signifiant, en bref le signifié). Ce qui module le champ du contenu saisi, c’est l’attention. Elle doit donc être guidée. En effet, pour la personne, l’attention est en lien avec son degré d’intérêt, d’une part, et avec une diversité d’objets, d’autre part. Le champ attentionnel n’est pas univoque, c’est-à-dire que, même si l’attention est centrée sur un point précis, il y a simultanément une attention sur des objets qui sont plus à la marge, il y a une multiplicité simultanée des visées de l’attention. De plus, de façon dynamique, ce champ attentionnel présente des mouvements, le fait de déplacer ou de maintenir l’attention, de focaliser ou d’élargir le champ de l’attention sur un acte vécu.

Concrètement, avec l’aide du mentor, l’attention va être dirigée sur un point central d’attention au départ de l’explicitation. Tout en gardant la prise sur celui-ci, c’est-à-dire sur l’objet attentionnel qui est évoqué, il s’agira ensuite de déplacer l’attention, de moduler l’éclairage et la fenêtre du regard ou encore de viser un autre centre d’intérêt, à côté – voire à l’opposé – du point de mire actuel, qui n’est pas encore conscientisé. Ce sont les relances, les questions qui le permettent, par exemple : « […] et au moment où cette chose t’apparait, y a-t-il encore autre chose qui se donne à toi? » (Vermersch, 2012, p. 226). On parle de viser, de saisir, de maintenir-en-prise (et aussi de procédés de fragmentation, de granularité de ce qui est « pris » et décrit), de moduler la prise, de lâcher-prise.

7. Intention et effets perlocutoires

Toute parole a une dimension performative. Dire, c’est agir sur soi et son environnement. Selon Austin (1970), dans une conférence nommée « Quand dire, c’est faire », il faut distinguer les sortes d’actes : locutoires (dire quelque chose), illocutoires (actes effectués en disant quelque chose) et perlocutoires (actes effectués par le fait de dire quelque chose). Vermersch (2012) présente son intention majeure qui est de préparer les mentors à « produire des effets perlocutoires au plus proche de leurs intentions perlocutoires » (p. 292). Citons le fait de produire des relances intelligibles, d’obtenir des réponses pertinentes (pour et par le mentoré) par les questions et les relances du mentor, d’induire un changement d’état vers l’introspection, ce qui nécessite un excellent climat relationnel. Il s’agit d’installer de la confiance et du respect afin que le mentoré puisse consentir à se tourner vers son vécu interne et à le décrire, d’agir sur les croyances au sujet du vécu de l’explicitation, sans chercher à persuader, mais plutôt en rassurant le mentoré, en suggérant qu’évoquer un vécu passé est possible, en rappelant que c’est un processus naturel et habituel, mais dont on n’est pas conscient, en faisant des suggestions sur un mode de confiance, d’un allant de soi, une sollicitation qui révèle la croyance du mentor comme quoi c’est possible : « […] je vous propose de prendre le temps de laisser venir un moment où vous avez vécu… » (Vermersch, 2012, p. 314), accompagné d’un non-verbal soutenant et confiant.

Ainsi, le soutien à l’explicitation doit permettre au mentoré de cibler une action singulière, précise, une tâche réelle et spécifiée, comme point de départ pour accéder aux connaissances inscrites dans l’action. L’action en soi peut être envisagée à différents niveaux de généralité, mais l’action vécue ne peut être que singulière et c’est uniquement à partir de ce niveau fondamental d’informations que se révèlent les apprentissages, les pratiques réelles, les défis et les appels au développement (Vermersch, 2019). Ce n’est que dans un second temps qu’il est possible d’aller vers de la généralisation, au besoin. Il s’agit donc d’abord d’amorcer le processus à partir d’une trace mnésique, pour favoriser l’éveil et l’évocation, pour déclencher le rappel. La meilleure manière pour y arriver (ou pour aider le mentoré à y arriver) est de cibler un moment vécu passé, spécifié. C’est là que va se situer l’amorçage. L’entretien d’explicitation implique que le mentor se centre très spécifiquement sur l’accompagnement et l’aide à la verbalisation au sujet du vécu spécifique de l’action du mentoré. Le vécu est une globalité qui comprend différentes dimensions : faits extérieurs ou observables, significations conceptualisées, émotions, comportements, imagination, réel matériel. C’est bien uniquement sur l’action (vécue comme elle est revécue, exprimée à l’indicatif présent) que se focalise l’entretien d’explicitation selon Vermersch (2019). Il s’agit de soutenir la description de cette action spécifique, à la différence de techniques qui focalisent davantage sur la personne et sur la verbalisation descriptive des émotions (comme dans l’entretien non directif de Rogers, 1998) ou de techniques qui intègrent les émotions et le sens de celles-ci, comme dans l’entretien de décryptage de Faingold (2020). Très clairement, Vermersch (2019) oriente la verbalisation spécifiquement et uniquement vers la description du vécu de l’action.

Comme le vécu s’exprime spontanément à partir de diverses dimensions, le mentor va d’une part vérifier si le mentoré fait bien référence à son action et va toujours guider le mentoré vers la verbalisation centrée (ou spécifiée) sur cette action. D’autre part, il va permettre de faire émerger les savoirs à partir des actes, selon une approche inductive. Vermersch (2019) insiste sur le fait qu’au sujet de l’action, il y a des connaissances déjà (plus ou moins) conceptualisées, il y a des savoirs-en-acte, préréfléchis mais pas encore conscientisés, et que le sujet ne sait pas (encore) qu’il les sait. Ce sont ces savoirs agis en acte, ou les théories pratiquées (St-Arnaud, 1992), que vise l’explicitation en guidant vers la conscientisation par la verbalisation, l’accès au sens expérientiel. De ce fait, il s’agit d’éviter des questions sur le « pourquoi? ». S’il est demandé « pourquoi as-tu fait cela? », le mentoré est orienté vers des réponses de justification, d’explication et cette orientation va à l’encontre de la prise de conscience du vécu spécifique, sans parler du processus de culpabilisation que cela peut induire.

En revanche, ne pas demander « pourquoi? » va à l’encontre des habitudes bien ancrées dans notre vécu scolaire et dans les avenues naturellement prises par les mentors et les mentorés. La visée de compréhension des actions bifurque très souvent vers une visée de rationalisation et de justification morale. La logique de compréhension doit utiliser un moyen indirect pour atteindre l’intelligibilité de la conduite expérientielle du mentoré. Celle-ci s’exprime dans la description de ce qu’il a réellement fait et dont il prend conscience au moment même grâce aux stratégies de soutien à l’explicitation utilisées par le mentor. Cela nécessite une formulation particulière de questions : passer du « pourquoi as-tu fait telle action? » à « que fais-tu quand tu fais telle action? » et « comment la fais-tu? ». De plus, le mentor va favoriser la description fine et détaillée de l’action, séquentielle, étape par étape, comme dans la description d’un film. L’activité cognitive est alors de l’ordre du réfléchissement, au sens de l’élaboration d’un reflet du référent (du vécu de référence) concrètement décrit.

Selon Nadine Faingold (2001), cette approche bouscule notre perception du questionnement. Le mentor doit adopter une attitude de miroir afin de s’effacer au profit du mentoré. Le rôle du mentor est de renvoyer au mentoré ce qu’il a formulé, de lui faire des relances, de lui poser des questions, afin de l’amener à pousser plus loin sa description. La chercheuse insiste sur le fait qu’expliciter n’est ni expliquer ni raconter. Du côté du mentor, il s’agit de se mettre dans une posture de découverte de l’activité mentale qui construit l’action vécue, en s’abstenant de tout commentaire afin de privilégier la description. Cela permet au mentoré d’être réflexivement conscient de l’action.

Concrètement, il s’agit d’abord d’amorçage. Selon Vermersch (2012), « on peut appeler “amorçage” le processus par lequel une trace mnésique est conduite à l’éveil à partir d’un éveil partiel par résonance d’une propriété, d’une relation connexe de la chose » (p. 188). L’amorçage est déterminé par l’intention directe vers un but qui n’est accessible que par l’évocation (Vermersch, 2012) : cibler un moment vécu spécifié, porter un focus directement sur le vécu, déclencher un acte de rappel sur le mode de l’évocation. Sans s’identifier à la verbalisation du vécu sensoriel (premier niveau) ni à celle de la pensée (aperception; deuxième niveau), la verbalisation du vécu de l’action peut être guidée à partir de ces deux niveaux de vécu. Le mentor utilise des stratégies pour permettre au mentoré de retrouver une expérience passée que l’on cherche à évoquer, grâce aux mécanismes de la mémoire concrète, c’est-à-dire en partant des impressions-sensations et des images mentales qui donnent accès à la conscience d’une action.

Le domaine de verbalisation du vécu sensoriel (vision, proprioception, audition, odorat, goût, etc.) permet de mobiliser les sens comme point de départ, déclencheur, d’une évocation d’un vécu passé. Par exemple, le mentor peut demander : « Qu’est-ce que tu sens dans ton corps? » (Vermersh, 2019, p. 30). Puis, il peut passer à un autre niveau, celui de la verbalisation de l’expérience de la propre pensée actuelle du mentoré et de la perception de son fonctionnement mental (aperception), ce qui permet de mobiliser des actions mentales, par exemple : « Comment fais-tu dans ta tête? À quoi cela ressemble-t-il dans ta pensée? Comment sais-tu ce que tu sais? » (Vermersch, 2019, p. 32), en conservant toujours le focus sur le discours intérieur (entendu intérieurement : « Je me dis que… ») imbriqué dans le vécu de l’action. L’amorçage, cette stratégie de soutien de la verbalisation, peut, quand la pensée est accompagnée d’une évocation, révéler une texture de cette évocation, « c’est-à-dire la nature des signifiants internes que le sujet met en oeuvre pour se représenter une réalité absente ou pour donner un support figuré à des concepts abstraits » (Vermersch, 2019, p. 32). En effet, par exemple, la représentation mentale découle d’une sensation, une forme de codage sensoriel qui n’est pas directement liée au sens prescrit, mais qu’il ne faut pas confondre avec le vécu sensoriel lui-même. En d’autres mots, on peut dire qu’il y a le vécu sensoriel (actualisé dans le présent), mais il y a aussi le vécu sensoriel de ce vécu sensoriel. Il ne faut pas confondre les deux. Par exemple, un son peut être associé à sa provenance plutôt qu’à ce qu’il produit pour l’organe sensoriel qu’est le système auditif (de l’oreille au cerveau). Mais, dans tous les cas, le mentor doit relancer l’entretien vers le domaine de verbalisation de l’action vécue, en n’oubliant pas que l’action est toujours liée à un discours intérieur (« Je me dis… »), que l’on cherche à rendre explicite, pour favoriser l’autorégulation des actions suivantes. C’est ce que Schön (1983) appelle la double boucle de la réflexivité; on réfléchit sur l’action et on réfléchit sur cette réflexion sur l’action.

8. Cible de la description : dimension procédurale de l’action

Une fois que l’amorçage est réussi et que l’évocation est mise en branle, le mentor va utiliser des relances centrées sur le vécu de l’action, et uniquement sur sa description, pour soutenir l’explicitation par le mentoré de son discours intérieur. C’est le déroulement de l’action effective qui est au centre de l’explicitation, c’est sa dimension procédurale. « Le vécu de l’action concerne la succession des actions élémentaires que le sujet met en oeuvre pour atteindre un but » (Vermersch, 2019, p. 33). Le procédural concerne les savoirs pratiques, présents en actes, autant que le déroulement des actions élémentaires, les actions mentales matérielles, matérialisées, concrètement agies. Ces actions ont des fonctions qui sont, par exemple, des fonctions de prise d’information, d’identification, de réalisation, d’exécution. En ce sens, la démarche relève d’un certain pragmatisme (Dewey, 1933) et l’explicitation se centre vers les informations sur le procédural, sur le « comment », en référence à un déroulement d’actions, leur enchaînement, leur succession, leur articulation. Comme le rappelle Petitmengin (2006), il faut non seulement passer du pourquoi au quoi, mais aussi du quoi au comment.

Le mentoré sera constamment tenté de bifurquer vers les contextes (circonstances, environnement), vers les jugements (évaluations subjectives, opinions, valeurs, croyances), vers le déclaratif (les savoirs théoriques, les principes, les règles, les protocoles, les prescriptions) et vers les intentions (les buts, les justifications, les arguments défensifs et déculpabilisants). Toutes ces avenues sont des esquives pour ne pas plonger dans l’expérience sensorielle du vécu de l’action. Elles se présentent à l’esprit naturellement et en premier lieu. Elles sont plus faciles à nommer parce que tellement plus habituelles que l’évocation du vécu de l’action. Le mentor est aussi tenté par ces esquives et peut croire qu’il a aidé à une description précise lorsque le mentoré emprunte ces avenues de discours, mais ils manquent alors la cible de l’explicitation. Le mentor doit chercher à soutenir l’évocation de l’action et l’information divulguée par le mentoré, afin que celui-ci puisse construire la succession des actions vécues telles qu’il les revit (dans le ressouvenir) et les exprime, à l’aide du langage. Guillemette et Lapointe (2010) rappellent :

C’est ainsi que Vermersch parle de la « mémoire concrète », dans le sens de la construction d’une actualisation sensorielle, un peu comme un film, à partir des traces sensibles que sont les images, les sons, etc., présents dans le cerveau

p. 53

Ce « film intérieur » sur les actions et leur coordination, sur le procédural, est soutenu. Le mentoré est appelé à s’y plonger de façon à en faire une narration impliquée (au « je ») et actualisée (décrite au présent de l’indicatif).

9. Granularité et fragmentation de la description

S’il s’agit pour le mentor de guider le mentoré vers l’action spécifiée, il est aussi important de permettre au mentoré d’approfondir la description de l’action dans des détails de plus en plus raffinés. L’action peut être décrite en passant progressivement du global au particulier. La granularité de la description est variable et s’adapte aux besoins en lien avec l’intelligibilité recherchée et le niveau d’élucidation visé pour comprendre et réguler l’efficacité de l’action. Cette progression requiert de fragmenter de plus en plus précisément le déroulement temporel de l’action décrite, de réduire la description à une échelle temporelle de plus en plus petite. Il pourrait s’agir de partir de la description d’une tâche complète pour ensuite en voir les différents segments d’actions composant cette tâche, pour la restreindre à une action encore plus élémentaire, à des opérations, jusqu’à percevoir les microactions qui la composent. On voit ici les différents degrés de granularité dont parle Vermesch, ceux-ci se situant sur un continuum et non sur des étages nettement distincts les uns des autres. Il est souvent nécessaire de ralentir fortement la description du film intérieur afin d’accéder à la fragmentation de l’action. Ensuite, il s’agit de faire des relances afin de faire émerger la granularité de la description des microactions dans l’action visée, selon le degré de la texture du grain recherchée.

10. Position de parole incarnée

Vermersch (2019) distingue le type de relation cognitive que le mentoré entretient avec ce qu’il a vécu, au moment où il en parle (qu’il nomme la position de parole), et le type de relation cognitive qui correspond à la potentialité de verbaliser le vécu d’une action (qu’il nomme la position de la parole incarnée). La position de parole renvoie à la relation subjective à l’expérience, point de départ de toute abstraction réfléchissante, au sens de Piaget (1974). La position de parole incarnée « est un fait privé, qui n’est pas directement observable, sauf par le sujet lui-même » (Vermersch, 2019, p. 51). Pour soutenir la position de parole incarnée, il faut donc guider en ramenant « le sujet vers lui-même », vers son expérience, passée et présente (Vermersch, 2019); en somme, vers l’évocation. Il est donc important de reconnaître les indicateurs de cette position recherchée, pour la favoriser, pour guider le mentoré vers cette position.

Certains indicateurs sont non verbaux et ils sont efficaces et clairs pour soutenir le mentoré dans la position recherchée; le décrochage du regard, par exemple, manifeste que le sujet tourne son attention vers sa propre expérience interne. Le regard est détaché, les yeux s’orientent vers le haut et/ou dans une direction lointaine (ils regardent nulle part). Le mentor doit donc s’assurer que le mentoré ne lui fait pas une description de son « film intérieur » en le regardant dans les yeux, ce qui nuirait à une bonne posture d’introspection. L’objectif pour le mentor est de guider le mentoré à garder un regard fixe et un peu absent, bien à l’abri des stimuli externes afin de mieux percevoir et d’entendre son « film » et son discours intérieurs. Les yeux fermés peuvent révéler une attention sur le film intérieur, mais ce n’est pas aussi évident que dans le décrochage du regard. Pour favoriser ce décrochage du regard, le mentor peut lui-même regarder un peu nulle part, en évitant de regarder le mentoré dans les yeux (ce qui solliciterait une réciprocité). Il est également important qu’il n’y ait pas de distractions externes qui attireraient le regard du mentoré.

La position de la parole incarnée se manifeste aussi dans le ralentissement du rythme de la parole, de même que dans la congruence du verbal et du non verbal. D’autres indicateurs sont verbaux, mais plus équivoques : un vocabulaire spécifique, descriptif, concret, relié à des connotations sensorielles de l’action décrite, de même qu’une conjugaison spontanée des verbes à l’indicatif présent. Le mentor peut aussi ralentir directement le débit de la parole du mentoré en lui proposant de prendre davantage de temps pour décrire l’action, ou en donnant des consignes au mentoré qui l’obligent à revenir sur les faits concrets de l’action, en lui demandant de spécifier tel ou tel détail, par exemple, ou encore en demandant de décrire la texture sensorielle de la représentation quand le sujet évoque l’action présentement (son vécu actuel relatif au fait de se représenter cette réalité primaire). Le mentor peut aussi reformuler à l’indicatif présent des descriptions que le mentoré formule au passé composé, par exemple. Ce sont toutes des stratégies qui permettent de soutenir que le mentoré puisse être dans une position de parole incarnée.

11. Dimension relationnelle

Dans la dimension relationnelle de ce qui se passe entre le mentor et le mentoré, Vermersch (2019) propose des stratégies d’accord relationnel. Citons l’attention au rythme et au ton de la voix (s’accorder surtout dans la phase initiale de l’entretien, puis utiliser un ton de voix calme et bas pour faire les relances, sans déranger l’autre dans son cheminement intérieur), l’accord postural et l’attention portée à la gestualité (il ne s’agit pas d’imiter, mais bien de s’accorder, avec des petits gestes semblables, pour soutenir l’expression), l’écoute de la langue sensorielle utilisée (le codage sensoriel peut se manifester par des schémas oculaires, des gestes, le vocabulaire). Ces stratégies sont importantes pour assurer une relation de confiance avec le mentoré, dans laquelle l’explicitation peut alors offrir une grande richesse de compréhension et ouvrir sur l’amélioration des pratiques professionnelles explicitées.

En cours d’entretien, le mentor doit guider, c’est-à-dire canaliser avec rigueur et délicatesse, vers l’objectif de l’explicitation, tout en restant non directif dans l’écoute ouverte et sans diriger le contenu. C’est le mentoré qui sait ce qu’il sait à partir de son expérience vécue. Selon Faingold (2001), le mentor ne sait rien du vécu. Ainsi, le mentor est en quelque sorte dans une posture d’ignorance. Tout ce qu’il connaît, ce sont les techniques de guidage, tout d’abord pour garder le mentoré dans le bon domaine de verbalisation puis pour soutenir l’explicitation par des techniques de relance. Le mentor doit développer une attitude non directive, tout en ayant une forte technique de guidage visant à écarter les commentaires qu’il serait tenté de faire, afin que le mentoré se concentre sur la description du déroulement de ses actions matérielles et mentales. Toutefois, comme le savoir subjectif du mentoré reste grandement méconnu par le mentor, celui-ci doit laisser au mentoré le choix du moment qu’il veut explorer.

Ainsi, pour Vermersch, opérer un guidage, c’est intervenir, c’est formuler des relances qui cherchent à influencer l’intention de verbalisation du mentoré.

Réaliser ce guidage, c’est compenser par une médiation le fait que la mise en mots spontanée n’est que rarement descriptive, qu’elle se rapporte plus souvent à des généralités, un « parler autour de », qu’elle ne vise quasiment jamais une tâche spécifiée; c’est rattraper l’auto-blocage de notre mémoire par un accompagnement habile vers un accès dont nous avons peu ou pas l’expérience réfléchie

Vermersch, 2019, p. 138

Les relances (Vermersch, 2019) peuvent être des reformulations en écho (reprendre un mot, la fin d’une phrase en écho), émerger des dénégations (« je ne sais rien » induit une relance de type « et quand tu ne sais rien, que sais-tu? » ou « comment sais-tu que tu ne sais rien? »), partir des indicateurs verbaux d’implicite (omissions, généralisations, imprécisions…), ce qui nécessite des relances pour focaliser et aider à augmenter la granularité de la description. Vermersch (2019) donne comme contre-exemples d’indicateurs à l’explicitation les verbes non spécifiés (tels que faire, agir, comprendre…), les nominalisations qui sont des expressions abstraites qui ne décrivent plus (ex. : « je l’ai fait avec méthode »), celles sans index référentiel, qui ne renvoient pas précisément (ex. : les « on », « les gens », « j’ai appliqué cette règle »), les comparatifs et superlatifs dont la référence reste informulée (ex. : « c’est plus facile »). Il s’agira pour le mentor de guider le mentoré pour le resituer dans l’action (« donne-moi un exemple »), partir de l’observation des gestes qui miment ou métaphorisent les actions mentales pendant que le mentoré explicite; le geste donne accès au préréflechi pour et par le mentoré et le mentor soutient ces moments d’explicitation.

Conclusion

En guise de conclusion, nous donnons ici l’essentiel de ce que doit faire le mentor qui veut favoriser l’explicitation chez le mentoré. Ainsi, les principales techniques de guidage favorisent la description de l’action en faisant appel à la mémoire concrète en lien avec la situation vécue, comme elle est ravivée dans le présent de l’énonciation par la conscientisation.

Le processus de guider ne doit pas être confondu avec celui de la directivité. Le guidage est une canalisation active vers le vécu du sujet, au sujet de l’action spécifiée. Il s’agit de ramener vers le domaine de la verbalisation de l’action vécue, de la dimension procédurale et d’y rester. Il faut éviter les pièges pour le mentoré de poursuivre l’énonciation des émotions, des opinions, des justifications, des descriptions superficielles des faits, des rationalisations théoriques, des déclarations de principes, des croyances ou des valeurs. Il faut éviter les pièges par le mentor de donner son avis, ses commentaires, idées et théories au mentoré. Lorsqu’il dirige l’entretien, le mentor rappelle au mentoré de porter son regard et son écoute sur son « film intérieur de l’action », c’est-à-dire ce que sa mémoire projette dans sa tête. Il faut aider le mentoré à décrire les actions, leur succession, leur coordination, leur fragmentation et de les décrire précisément, à divers degrés de granularité. Pour aider le mentoré à décrire l’action, le mentor n’hésite pas à poser les questions et les relances pertinentes pour ramener le mentoré dans le film qui se déroule dans sa tête et il utilise le vocabulaire sensoriel pour resituer le mentoré dans l’action quand il s’en éloigne (« Qu’est-ce que tu vois? »; « Qu’est-ce que tu entends? »). Le mentor n’hésite pas non plus à faire ralentir ou arrêter (arrêt sur image) le déroulement du film intérieur, afin de permettre au mentoré de décrire particulièrement des moments précis (gros plan).

Le soutien à l’introspection est essentiel. Le mentor soutient et guide pour que le mentoré s’exprime au présent de l’indicatif et maintienne un discours descriptif. Le mentor, lorsqu’il constate que le mentoré succombe à un automatisme de raconter au passé l’action qu’il a vécue, doit réagir soit en demandant au mentoré de reformuler sa description avec des verbes au présent de l’indicatif, soit en reformulant lui-même une affirmation du mentoré en remplaçant les temps de verbe passés par le présent de l’indicatif, afin que le mentoré reprenne et continue la description au présent.

Le mentor demeure attentif aux signes révélateurs de la position de parole incarnée chez le mentoré. Le décrochage du regard est un indicateur majeur de l’état introspectif du mentoré. Dès que le mentoré montre un signal de décrochage du regard, le mentor utilise surtout des relances de soutien de ce qui est explicité : relances en écho, silences, petits sons (« hmm hmm »), attitude gestuelle et posturale de soutien, pour signaler la présence soutenante, sans perturber l’introspection du mentoré.

Les relances de la part du mentor ont différentes fonctions et le choix de la relance nécessite une prise de décision selon l’objectif poursuivi au moment de l’entretien. Chaque relance est un aiguillage, elle induit une direction ou un effet. Vermersch (2019) identifie quatre fonctions des relances : 1) au début ou pour une reprise d’échange, il y a la fonction d’amorçage ou d’initialisation de l’entretien, pour orienter vers l’activité d’explicitation et instaurer la confiance et la communication; 2) quand le domaine de questionnement est potentiellement immense (supervision, par exemple), la relance peut servir à la fonction de focalisation, en cherchant avec le mentoré le moment, le point particulier qui fera l’objet de l’entretien (ces deux premières fonctions de relance sont des prémices à l’utilisation des suivantes); 3) la fonction d’élucidation consiste à mettre en lumière le déroulement de l’action et à guider vers les détails; 4) au besoin, à tout moment, la fonction de régulation de l’échange maintient les meilleures conditions permettant la verbalisation de l’action.

En somme, la description procédurale du vécu de l’action spécifiée est la cible de l’explicitation. Elle doit être assez fine, selon l’objectif poursuivi en lien avec l’évocation de l’acte passé, ressouvenu, revécu au présent, présentifié et représentifié. L’explicitation s’inscrit dans le développement professionnel selon une pédagogie inductive (par l’expérience) et réflexive. Pour le mentor, il ne s’agit pas d’enseigner au sens commun du terme. Il s’agit plutôt de guider, de favoriser l’accès au préréflechi, à l’introspection ciblée sur l’acte professionnel. Les techniques d’explicitation permettent aux mentors de sortir des modèles pédagogiques transmissifs et d’application pour s’ouvrir à l’accompagnement selon le cycle d’apprentissage expérientiel (Kolb, 2015), selon les pratiques réflexives (Schön, 1983) et le soutien à la métacognition (Flavell, 1985) des mentorés. Selon cette approche, le mentorat se caractérise par le guidage, au bénéfice des mentorés et du développement de leurs compétences, à partir de leurs expériences et de leurs apprentissages déjà consolidés. L’explicitation est au coeur de cette pratique guidée. Le mentoré re-trouve ainsi la possibilité, dans l’entretien d’explicitation, de prendre conscience, à partir de son expérience personnelle et singulière, des différents fragments de son action vécue, de leur coordination et de leur complexité. Par ce réfléchissement et grâce à l’accès à la conscience préréfléchie de l’action et des savoirs intrinsèques mis en oeuvre, la réflexion sur l’action émerge spécifiquement.

Accompagner l’explicitation dans le mentorat, c’est aider à la métacognition et à l’autoreconnaissance par le mentoré de ses réussites et de son développement (Bandura, 1997). C’est là que se situe un fondement essentiel du développement des compétences et de l’apprentissage continu. C’est pour cette raison que c’est autonomisant pour les mentorés et une source de satisfaction professionnelle et d’étonnement pour les mentors.