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Introduction

Entre le 16 et le 23 janvier 1980, Michel Foucault a consacré deux de ses séances au Collège de France à l’émergence de la vérité et aux méthodes qui permettent d’y parvenir – dont en premier lieu le témoignage –, et ce, à travers l’exemple de l’alètheia oedipienne. Ce devait être pour lui le point de départ d’un travail archéologique sur la place de la vérité dans le rite catholique, comparable dans la forme si ce n’est dans l’intention au travail sur l’office auquel se livrerait Giorgio Agamben trente-cinq ans plus tard. Ce n’est pas tant le propos de Foucault sur la religion qui nous intéresse ici que la relation entre récit et vérité, comprise comme relation entre le témoignage et la doctrine dans l’univers judéo-chrétien, et comme syncrétisme du récit et la doctrine dans le monde gréco-romain.

Le droit reconnaît trois types de preuve. La présomption, son niveau le plus faible, qui se compose d’un faisceau d’éléments ou d’indices; la preuve parfaite, qui se caractérise par une présomption irréfragable; enfin, un niveau intermédiaire : celui de la preuve imparfaite, également dite de la présomption mixte. La preuve juridique est par ailleurs définie comme la démonstration de la réalité d’un fait, d’un état, d’une circonstance ou d’une prétention. Le lien scientifique entre le fait et la connaissance que les chercheures et chercheurs peuvent en établir n’échappe pas, nous le verrons ci-dessous à travers l’exemplarité du témoignage, aux définitions juridiques de la preuve.

Les sciences expérimentales sont réputées plus exigeantes que les sciences humaines et sociales, et le public leur concède ce niveau de certitude que seul suppose l’irréfragabilité, la perfection dans la détermination des causes, de leurs effets et des liens qui les unissent. Une telle science, une science des certitudes, serait à jamais figée dans un univers de connexions parfaites entre le fait observable et la description qui en est donnée, fermée au progrès et au changement. Pourtant, la physique moderne, celle qui a connu un passage transformateur par l’univers quantique, se contente de vérisimilitudes que Karl Popper (1998) donne pour croissant avec leur contenu de vérité et pour décroissant avec leur contenu de fausseté. Nous éviterons l’écueil qui consiste à chercher du côté de Platon la Vérité à laquelle se rapporte toute réponse aux questions scientifiques et resterons de ce côté-ci de la caverne, seul domaine accessible à une connaissance qui n’est jamais un savoir. Les connaissances sont humaines, et déterminer leur succession paradigmatique dans le temps est l’affaire des disciplines.

Dans le domaine juridique, un ou une juge qui prononcerait sa sentence sur la base d’un taux variable de culpabilité passerait pour un hurluberlu ou une hurluberlue, et c’est pourtant la fonction dont sont investies certaines prérogatives des magistrates et magistrats; une circonstance atténuante – ou son pendant, la circonstance aggravante –, ne représente-t-elle pas après tout une réduction ou une augmentation pourcentuelle de la responsabilité légale? Sans une telle appréciation, un même crime mènerait toujours à la même condamnation, ce qui n’est bien entendu pas le cas dans le monde réel. C’est que la loi, lorsqu’elle s’appuie sur une jurisprudence, mais aussi lorsqu’elle considère l’intime conviction, rejette l’idée d’un positivisme radical et cherche « un cas particulier de l’application d’une généralité à une situation concrète et particulière » (Gadamer, 1996, p. 500). Dans nos sciences et hormis les pratiques caméristes de la sociologie, l’application première d’une donnée textuelle se trouve dans sa compréhension. L’alèthurgie est « l’acte par lequel la vérité se manifeste » (Foucault, 2009, p. 5), et cet acte est ici l’herméneutique d’un entretien devenu texte.

Dans le christianisme, l’exemplarité de la vie de Jésus apparaît comme un récit où une partie de la doctrine est prescrite par son protagoniste lui-même, mais la fonction prescriptrice majeure du catholicisme est l’oeuvre étalée dans le temps des pères de l’Église et de tous leurs successeurs. Ce trait, particulièrement marqué dans le catholicisme et sa profusion de Saintes et Saints exemplaires, semble issu du judaïsme, où l’on trouve deux corpus textuels, deux ensembles de documents soumis à l’appréciation et à l’expertise des croyants, la Halakha et la Aggada, dont Hayyim-Nahman Bialik dit que « l’une est pointilleuse, stricte et dure comme l’acier : c’est l’attribut de rigueur [tandis que] l’autre est tolérante, indulgente et plus douce que l’huile : c’est l’attribut de compassion » (2017, p. 7). C’est cette binarité que nous aspirons à présenter ici, celle où notre halakha, notre doctrine, se trouve illustrée par le fait commenté, analysé et probablement exemplifié. Notre Aggada, le terrain des sciences sociales, son déroulement et sa citation dans un texte composent le déploiement alèthurgique d’où sortira la doctrine nouvelle, c’est-à-dire le remplacement paradigmatique des connaissances, des doctrines qui ont construit notre expertise, ou tout aussi bien l’illustration renouvelée des connaissances appartenant à une « tradition » épistémique.

Pour illustrer notre propos, nous irons aux terrains que nous connaissons le mieux, à savoir ceux que Fanny Chabrol et Gabriel Girard (2010) conçoivent implicitement comme une entité spécifique aspirant légitimement à la globalité, c’est-à-dire les terrains de recherche sur le VIH/sida. Il semble y avoir, et nous croyons l’avoir constaté en sept ans de terrain en Amérique latine, des universaux du sida qui permettent d’extrapoler le général depuis ce cas particulier. Un versant de ces terrains, celui qui omet le spécifique pour aller à la communauté des traits, en fait un champ épistémique, c’est-à-dire un savoir particulier qui structure une aire de la connaissance qui le dépasse largement. C’est un révélateur de vérités qui, par-delà des anecdotes qui sont souvent spectaculaires, comme le sont les risques fantasmés décrits par le même Gabriel Girard (2013), fonde une rigueur inusitée de la description, de l’analyse et de la théorisation du qualitatif en sciences sociales. Notre Aggada illustre d’autant mieux notre Halakha que sa fonction, sa méthode et sa pratique ont fait l’objet d’une épuration attentive pendant quarante ans.

Notre intention, outre l’ambition de défendre la légitimité de l’entretien, de la méthode qualitative telle qu’elle s’est développée dans la foulée de ces illustres prédécesseures que sont Claude Faugeron, Amanda Fricker ou Janine Pierret, est de viser ce moment spécifique de son utilisation qui, après la transcription, transforme certaines de ses parties, presque toujours choisies, en textes, leur conférant une qualité littéraire dont on retrouve les précédents dans les fables, les aggadot et les paraboles. Elles deviennent l’illustration minutieusement sélectionnée, choisie avec un talent littéraire et métaphorique, d’une construction intellectuelle. Il y a, dans l’agencement savant de tout récit de vie, l’expression d’une liberté éditoriale, ce qui suppose une part importante de préméditation. Les injustices épistémiques, les invisibilisations, mais aussi les interprétations, même minutieusement argumentées, font partie d’une violence sociale dont nous-mêmes sociologues sommes responsables.

L’idée d’une herméneutique de l’entretien, de l’étude des traits qui lui confèrent une signification savante, nous impose un passage par quatre étapes. Le premier élément producteur de sens d’un texte est ce que la sémiotique appelle l’intentio, et dont l’importance apparaît pour le chercheur ou la chercheure et le récit de leur terrain dans l’intersection entre ces quatre entités interconnectées que sont l’enquêté ou l’enquêtée, l’auteur ou l’autrice, le texte et le lecteur ou la lectrice, destinataires privilégiés de toute production textuelle. Les sociologues disposent d’un nombre limité de leviers sur la compréhension finale de leur texte, y compris des extraits d’entretiens qu’il contient, parmi lesquels le plus important est sans doute la démarche réflexive et son introduction dans la production textuelle au nombre des mises en garde préalables à toute lecture. La position de cette deuxième partie de notre travail s’impose comme une prémisse de la partie suivante. Notre troisième partie concernera la question de l’ancrage et de la production théoriques que permet tout récit ethnographique, c’est-à-dire de la part de Aggada que suppose toute Halakha, et ce, en tant que ressource commune à toutes les parties impliquées dans la production de sens, mais aussi de la part de Halakha qui explique toute Aggada et qui s’inscrit dans le texte comme une caractéristique et un choix supplémentaire de son auteur ou autrice. Cette partie posera pour la première fois dans cet article la question de la théorie comme modalité de construction d’un terrain, mais aussi de construction depuis un terrain. Comment, en somme, le chercheur ou la chercheure devenu auteur ou autrice pose la relation entre un bagage sociologique et sa recherche, et décrit comment cette dernière permet des conclusions qui la dépassent. La quatrième partie se penchera sur la valeur scientifique du récit biographique, c’est-à-dire sur le degré de vérité qu’il contient.

L’intentio et la question du sens

Dans sa leçon du 9 janvier 1980, Michel Foucault définit l’alèthurgie comme « l’ensemble des procédés possibles, verbaux ou non, par lesquels on amène au jour ce qui est posé comme vrai par opposition au faux, au caché, à l’indicible, à l’imprévisible, à l’oubli » (2012, p. 8). Notre alèthurgie, celle des sciences sociales qui se partagent l’utilisation raisonnée des méthodes qualitatives, est une procédure par laquelle les entretiens, ou plutôt les extraits cités d’entretiens, sont amenés à faire sens et révélation. La question est donc, si, comme le disait Umberto Eco en 1992, toute interprétation d’un document textuel, et a fortiori d’une transcription d’entretien, suppose la recherche d’une intentio auctoris, d’une intentio operis et d’une intentio lectoris – auxquelles il faut bien évidemment ajouter une intentio inquisitis, puisque nos victimes sont toujours douées de raison et de volonté –, de quelle manière pouvons-nous tirer quelque vérité d’une telle somme de « vouloir dire » indépendants? Le texte issu des méthodes qualitatives, celui qui cite des propos d’enquêtés, est l’interface dans laquelle interagissent au moins trois personnes intentionnées. Pour reprendre les mots de Michel Foucault, nous pourrions appeler

acte de vérité la part qui revient à un sujet dans les procédures alèthurgiques, part qui peut être définie (1) par le rôle qu’il y joue comme opérateur, (2) par le rôle qu’il y joue comme spectateur, (3) par le rôle qu’il y joue en tant qu’objet même de l’alèthurgie

2012, p. 79

C’est pourtant le triple autorat qui détermine la fonction alèthurgique d’un procédé herméneutique.

En 2013, nos enquêtées du panoptique de Santiago, issues de ce que José Luis Pérez Guadalupe appelle la délinquance socio-culturelle, tiraillées entre ces vecteurs identitaires variés que sont la culture carcérale, la transsexualité, la prostitution et la séropositivité au VIH, luttaient pendant deux heures d’entretien pour s’avancer comme celles qui méritaient l’indulgence de l’institution qui en avait la charge et de la justice chilienne dont elles nous attribuaient spontanément la représentation, sans pour autant cesser de mettre en exergue une morale carcérale irréprochable, celle qui interdit la collaboration trop visible avec le personnel pénitentiaire et la délation. Le dilemme identitaire n’était pas effacé pour autant, mais plutôt souligné par une liste de priorités contradictoires qui étaient toutes légitimes. Notons toutefois qu’en cette occasion notre méthode a concilié le qualitatif et le quantitatif, puisque nous avons comptabilisé les occurrences d’une sélection de thématiques pertinentes dans les discours de nos enquêtées, ne versant dans un penchant herméneutique que de manière occasionnelle, pour confirmer ou infirmer des propos dont la fréquence seule nous semblait révélatrice. Rendons à César ce qui appartient à César et admettons que l’intentio inquisiti saturait heureusement la signification des entretiens que nous avons cités en cette occasion. Notons encore toutefois au détour de ce paragraphe que le ou la sociologue, appelant des propos de leurs enquêtés ou enquêtées, les disposant à des endroits stratégiquement choisis de leur propre texte, en deviennent l’éditeur oul’éditrice et leur font une violence involontaire; la violence de l’omission et du silence n’est pas ici la moindre.

En 1996, Hans-Georg Gadamer écrivait :

Comprendre, en vérité, ce n’est pas comprendre mieux, ni au sens où l’on aurait un savoir meilleur de la chose grâce à des concepts plus clairs, ni au sens de la supériorité fondamentale que le conscient aurait par rapport au caractère inconscient de la production. Il suffit de dire que, dès que l’on comprend, on comprend autrement » [en italique dans le texte original]

1996, p. 476

Nos interviewés et interviewées ont une compréhension de leur propos qui n’est pas celle du sociologue ou de la sociologue qui les interprète, qui est à son tour éloignée de la compréhension qu’en font ses lecteurs ou lectrices. Il apparaît même que « le texte est un artifice tendant à produire son propre lecteur » (ECO, 1992, p. 37), ce qui lui conférerait cette part de sens que suppose l’intentio operis.

Il est aisé de comprendre combien cette intention est déterminante et justifie l’invocation d’une notion issue de la sémiologie : celle de connotation, définie comme « toutes les “valeurs supplémentaires” du signe, qui s’ajoutent dans la communication à [sa] fonction purement informative » (Gary-Prieur, 1971, p. 97). C’est le sens second, inévitable et systématique, qui accompagne les productions langagières. En présence d’a priori, toute mise en garde et la plupart des velléités réflexives sont un peu vaines. Le point de vue critique et son pendant élogieux sont des biais cognitifs contre lesquels il n’existe pas de vaccin. Le vouloir savoir de la lectrice et du lecteur est toujours un vouloir savoir depuis une position relative dans le dévoilement de la vérité. Contre cette certitude-là, la sociologie scientiste et ce que pourrait être son épistémologie sont parfaitement impuissants.

Il y a, dans la détermination du sens connoté tel que l’interprètent la lectrice ou le lecteur, des éléments identifiables qui sont souvent les mêmes : la réputation des auteurs et autrices, les habitudes des disciplines et de celles et ceux qui s’y consacrent, la réputation des revues et des maisons d’édition, les traditions épistémiques dans lesquelles s’inscrivent les unes ou les uns et les autres. Cela nous ramène une intentio lectoris qui pourrait apparaître comme la contrepartie de l’intentio auctoris dans un combat sans merci pour imposer du sens à un texte. En réalité, le sens est le produit d’une collaboration étroite entre toutes les parties impliquées, collaboration d’autant plus évidente que l’auteur ou l’autrice et le lecteur ou la lectrice, les acteurs et les actrices du drame sociologique, se sélectionnent mutuellement en fonction de traits et d’intérêts communs qui ressemblent à des accointances. La lecture d’auteures ou d’auteurs contestés n’est qu’une version un peu plus compliquée de ces mêmes principes.

La connotation est donc, comme la métaphore, le fruit d’inférences textuelles. Eco la définit comme « une fonction sémiotique complexe (expression plus contenu) renvoyant à un autre contenu qui pourrait éventuellement être représenté par une ou plusieurs autres expressions », (1992, p 164). Dans le rapport de connotation, le premier sens ne disparaît pas pour produire le second. Il y a donc là, comme dans le cas de la métaphore, deux significations – ou davantage – pour un même énoncé. Le premier, littéral, est issu de ce que les linguistes appellent un dictionnaire, alors que les sens seconds sont ceux d’une encyclopédie intersubjective, c’est-à-dire de la somme de sens et de connaissances qu’une société ou un groupe donné associent à un contenu. Ces connaissances sont très souvent le fruit de charges émotionnelles et d’opinions partagées. Les connotations sont le non-dit mais toujours compris de la Aggada des sciences sociales.

L’intentio operis et l’intentio lectoris coïncident en un point du processus alèthurgique et méritent donc une analyse simultanée. La première suppose une compréhension depuis les mécanismes internes d’un texte, et la deuxième une compréhension depuis la subjectivité du lecteur ou de la lectrice. Il n’y a pas là une différence dont nous pourrions faire usage, puisque le point de vue adopté reste toujours celui de la ou du destinataire, que l’on croie ou non à l’existence d’une lectrice ou d’un lecteur idéal doué d’un sens inné de la compréhension objective. En dehors de énoncés constatifs, l’intentio operis demeure donc une supposition.

Chaque acteur ou actrice du drame qui se joue entre la récollection des données et la lecture achevée d’un écrit est doué d’une naïveté qui n’interdit pas la volonté. Et toutes ces intentions collationnées produisent un texte qui est le « paramètre de ses propres interprétations », (Eco, 1992, p. 43). Un texte sociologique, dont les citations d’entretien qu’il contient, est interprétable, mais il est aussi utilisable, et toute lecture qui en sera faite portera ce double trait, avec cette condition déterminante qu’il est le produit d’un triple autorat. C’est probablement cette généalogie complexe qui permet la comparaison entre la recherche qualitative et le binôme Halakha/Aggada. Les sociologues portent la première tandis que la seconde sera issue d’enquêtés ou enquêtées institués en objets, appellation qui prend tout son sens lorsqu’on adopte la perspective de cette triple signature, puisque le rapport objet/sujet se déplace progressivement du binôme enquêté ou enquêtée/sociologue au binôme sociologue/lecteur ou lectrice, emportant avec lui la responsabilité du sens. La dernière volonté qui lutte ici pour s’imposer, celle qui aura en définitive le dernier mot, est bien celle de la ou du destinataire du texte, puisque si « toute écriture implique que l’auteur essaie d’influencer le point de vue des lecteurs », (Van Maanen, 1988, p. 16), c’est bien une construction dont il s’agit : le sens d’un texte dépasse son auteur, non pas occasionnellement, mais toujours. C’est pourquoi « la compréhension est une attitude non pas uniquement reproductive, mais aussi et toujours productive », (Gadamer, 1996, p. 476). C’est seule la notoriété d’un texte, celle qui rend publiques ses différentes lectures, qui permettra de conférer un sens collectif à cette « production de vérité ».

Il est commun de faire commencer la généalogie des méthodes dites qualitatives avec Malinowski et l’observation participante, en ce que, contrairement à ce précurseur qu’a été Henri de Tourville, son travail ne reposait pas sur une nomenclature standardisée, mais sur l’appréciation cognitive et émotionnelle d’une altérité en exercice. Contrairement à la méthode de de Tourville, celle de Malinowski supposait que l’interchangeabilité des chercheurs et chercheuses grâce à la positivité des méthodes soit absurde. Dans le même temps, s’il est possible, comme le font Stéphane Dufour, Dominic Fortin et Jacques Hamel dans leur travail sur l’enquête de terrain en sciences sociales, d’estampiller « observation participante » un travail comme celui de Léon Guérin sur la famille Casauban (Dufour et al., 1991), les trois auteurs cités se refusent à conférer à son oeuvre les qualités scientifiques auxquelles il aspirait pourtant. Le triple autorat ne suffit pas à produire de la vérité. Il y a des circonstances où une production textuelle connote plus qu’elle ne dénote, et sa signification « trahit », au sens littéral, l’intention de son auteur ou autrice. Le travail de Guérin est trahi par un amour non objectivé de son pays et de ses gens. C’est que les sociologues transcrivant les propos de ses enquêtés et enquêtées ne disposent vraiment, en guise de précaution épistémique, que de leurs choix éditoriaux et de ce qu’ils savent sur eux-mêmes et dont ils peuvent ou non informer leur public. Ce travail repose, comme ce sera le cas dans les multiples travaux inspirés par Les argonautes du Pacifique occidental (Malinowski, 1963), sur une qualité de l’observateur ou de l’observatrice que les éditeurs d’Everett Hugues appelleront plus tard un « regard ».

L’oeil sociologique

L’idée d’un oeil sociologique suppose que l’enquêteur ou l’enquêtrice exerce une influence sur ses entretiens qui est, par une évidente nécessité, largement réflexive. Les travaux sur la position du chercheur et de la chercheure ont été largement diffusés et se comptent parmi le fonds commun des sciences sociales. Sur la question de la réflexivité, comprise comme le dévoilement du chercheur et de la chercheure et de sa fonction dans le processus alèthurgique, tout ne semble pourtant pas avoir été dit. Le chercheur ou la chercheure intervient de multiples manières dans l’élaboration de son travail, et si « parmi les auteurs, aucun n’a pu faire l’économie de se pencher […] sur le fait de savoir “d’où je parle” » (Chabrol & Girard, 2010, p. XI), il faut que les sociologues deviennent auteurs pour épuiser sans l’éliminer la question de sa subjectivation. C’est la part de leur travail que n’épuise pas la notion d’intentio auctoris.

L’illusion posée par le scientisme positiviste est celle d’une neutralisation d’un « moi-sujet » dont le pouvoir manipulateur – même s’il l’est presque toujours de manière inconsciente –, ne s’exercerait plus sur un « moi-objet ». Grâce au dévoilement de la chercheure ou du chercheur, à sa définition épistémique en tant qu’elle intervient dans toute recherche qu’elle ou il pourrait mener, et que nous avons ailleurs appelée la « politesse du sociologue », la relation entre l’enquêteur ou l’enquêtrice et l’enquêté ou l’enquêtée deviendrait neutre.

Dans la recherche qui nous a permis d’entrer dans les prisons chiliennes, nous avons choisi de dévoiler notre propre séropositivité au VIH aux recluses transsexuelles que nous avons interviewées, et ce, pour neutraliser l’effet institutionnel des circonstances des entretiens. Cet effet, atténué grâce à un subterfuge qui est également propre à satisfaire le voyeurisme inhérent à notre profession, constitue ce que nous pourrions appeler une précaution réflexive, mais il n’épouse pas la totalité des contours de la réflexivité. Cette dernière ne deviendrait effective qu’à l’heure de rédiger un texte final. Dans notre cas, l’aveu réflexif s’est traduit par l’attribution de caractéristiques qui ne sont pas les nôtres, mais qui étaient hautement probables dans cette circonstance, comme l’homosexualité. Il en a résulté une manipulation productive de nos interlocutrices, promptes à se livrer à un pair. Cette trahison, comparable dans sa nature avec l’adoption d’un profil mimétique par les enquêtrices et enquêteurs des études les plus riches en entretien, stratagème largement validé par nos professeurs et professeures, semble inopinément vertueuse parce qu’elle est porteuse d’une vérité qui impose des critères moraux aux conditions d’entretien. La question de la morale, celle des fins et des moyens, restera une parenthèse, puisque notre propos dans cet article n’est pas d’y répondre.

Il apparaît, et c’est un apport tardif de nos disciplines à ce qui était déjà acquis par une part non négligeable des sciences expérimentales, que la ou le sociologue en tant qu’elle ou il est un instrument de mesure, exerce une influence sur son objet. Sujet ou sujette et objet, en tant qu’elles ou ils participent de la même soupe sociale, sont sous leur influence mutuelle. Alors même qu’une sociologie scientiste garde à coeur d’éliminer le sujet et la sujette pour ne préserver de la situation épistémique que l’objet des sciences sociales, les sciences expérimentales, et au premier plan la physique quantique, ont depuis longtemps admis que « le processus d’interaction entre l’objet et l’appareil (de mesure), nécessaire pour que la mesure soit enregistrée par celui-ci, peut en retour perturber l’objet » (Balian, n. d., p. 3). Le scientisme manque désormais du degré d’incertitude qui lui conférerait une plus grande crédibilité scientifique.

Dans La généalogie de la morale, ouvrage dont beaucoup de propos ont été légitimement contestés, Nietzsche évoque la position du chercheur et de la chercheure en des termes qui permettent d’illustrer notre propos :

Il n’y a de « connaissance » que perspective, et plus nous laissons de sentiments entrer en jeu à propos d’une chose, plus nous savons engager d’yeux différents pour cette chose, plus notre « concept » de cette chose, notre « objectivité » sera complète

1971, p. 141

La notion de réflexivité, telle qu’elle a été décrite par un sans nombre d’auteurs et d’auteures, prête à de multiples confusions, mais elle offre également une position confortable depuis laquelle définir la pratique des sociologues. « Ce qui définit le concept de situation, c’est précisément le fait qu’elle représente un lieu où l’on se tient et qui limite les possibilités de vision » (Gadamer, 1996, p. 485). On serait en fin de compte sociologue sans qu’il soit possible d’apprendre à le devenir par la seule acquisition de connaissances, mais plutôt par un précepte socratique, le célèbre gnothi seauton (connais-toi toi-même). La compréhension de la citation d’entretien et de ses commentaires dépendrait des connaissances des sociologues qui s’y appliquent, mais aussi de la connaissance qu’ils ont d’eux-mêmes.

Même si une aubaine telle que la neutralisation du sujet ou de la sujette se réalisait, une question serait pourtant omise : la recherche qualitative en sciences sociales commence par un terrain défini dont le début précède même souvent l’émergence d’une problématique, mais l’entretien ne devient pleinement récit, Aggada, qu’une fois son intégration rédactionnelle terminée. Cette intégration éditoriale intervient de quatre manières dans la signification des entretiens et du travail qu’ils soutiennent : elle intervient d’abord dans la sélection d’un sujet de recherche, ensuite dans les entretiens eux-mêmes et dans la manière dont ils sont menés, puis dans la sélection des extraits qui en sont cités, et enfin dans leur interprétation telle qu’elle est déterminée par la théorie. Les théories des sciences sociales, leur Halakha, sont des éléments prééminents de l’herméneutique sociologique telle qu’elle s’applique à une citation d’entretien, la zone de confort maximal appartenant aux chercheures et chercheurs qui sont devenus leur propre référence.

La Halakha, ou la doctrine en sciences sociales et son rapport à l’entretien

En 1979, Karl Popper écrivait : « Toute connaissance, y compris nos observations, est imprégnée de théorie » (1998, p. 133). Signalons donc pour commencer qu’il y a, dans le rapport du citoyen et de la citoyenne à la légalité, mais aussi en science comme en religion, un précepte premier : « nul n’est censé ignorer la loi ». D’un point de vue épistémologique, c’est probablement le principe à partir duquel on peut analyser toutes les productions de connaissances. Dans le travail sociologique, la doctrine première, celle qui se donne pour mission de filtrer les références empiriques et d’inscrire la chercheure et le chercheur dans une « école » de leur discipline, détermine les outils dont ils se serviront pour produire un élément de doctrine, leur apport personnel à la discipline dans laquelle ils s’inscrivent.

La question de la connaissance théorique, en tant qu’elle serait le fondement nécessaire de la recherche, ici la recherche de terrain, a été abordée par Hans-Georg Gadamer dans la deuxième partie de son ouvrage Vérité et méthode, et ce, dans les pages consacrées à ce qu’il appelle les « préjugés issus de la tradition », que chacun comprendra comme « les savoirs précurseurs intériorisés dans un domaine scientifique » :

L’anticipation de sens qui guide notre compréhension d’un texte n’est pas un acte de la subjectivité, mais se détermine à partir de la communauté (Gemeinsamkeit[1]) qui nous lie à la tradition. Or cette communauté est saisie en continuelle formation par rapport à la tradition

1996, p. 471

Il est aisé d’en comprendre que, quel que soit le sujet d’un entretien issu du terrain, la Halakha des sciences sociales précéderait son Aggada; les faits sont en réalité plus compliqués que cela. L’encyclopédisme issu d’une spécialisation ferait partie des conditions premières de toute recherche, et la contribution à une encyclopédie, terme compris ici dans l’acception linguistique à laquelle il a été fait allusion plus haut, fait partie du cycle naturel de la quête de sens de l’entretien en sciences sociales.

C’est dans les interstices des connaissances préalables, dans les préjugés propres à tout agir herméneutique, que s’immisce pour la première fois la question de la théorie, et ce, sur le mode d’une nécessité : nulle recherche de terrain ne commence et ne se développe dans un espace vierge de présupposés théoriques. Il y a toujours ce que Jacques Hamel appelle une « théorie en acte » (1997, p. 121), c’est-à-dire une théorie qui détermine les deux premières étapes de toute recherche que sont la compréhension et la description, dont nous voyons bien qu’elles annoncent le point de vue de l’auteur ou auteure. Il y a ensuite, nous l’avons précisé plus haut et c’est l’idée qui nous semble s’imposer comme en creux dans la précédente, l’intention légitime de tous les sociologues, c’est-à-dire l’ambition d’effectuer un apport à la doctrine commune ou mieux, un remplacement paradigmatique des doctrines dominantes.

Dans un appel à communication daté de 2016, les sociologues Pamela Millet et Mira Niculescu ont convoqué un séminaire sur la participation du chercheur et de la chercheure à son terrain et l’expertise qu’elle suppose. Pour elles, il deviendrait urgent de poser désormais les questions de l’extériorité et de l’intériorité du chercheur : « Quels atouts et quelles difficultés, heuristiques, théoriques, éthiques et épistémologiques, écrivent-elles dans leur appel à contribution, présentent la position de “scholar practitioner” ou de chercheur engagé dans son objet de recherche? » L’engagement, auquel sont associés des « atouts », ne serait pas un obstacle épistémique à la manière de Bachelard, mais un effet de notre condition humaine : il n’y aurait d’observateurs et d’observatrices qu’engagés. C’est de ce point de vue que nous pouvons affirmer que notre parcours académique en matière de VIH a débuté par une contamination transfusionnelle, s’est poursuivi par des années d’activisme et s’est terminé par un doctorat. Pourtant, si nous avons bien été un expert, nous n’étions pas un chercheur en sciences sociales, et c’est seulement l’accession à une Halakha, au « macrotexte » de notre discipline, et ce, par l’étude, qui nous a conféré ce statut.

L’utilisation transversale d’un jargon suppose quelques définitions. La nôtre l’est ici depuis la linguistique et depuis la traductologie, sa soeur cadette. Selon le chercheur Jacky Martin (1996), le « macrotexte » est le discours dominant d’une discipline. Pour qu’un écrit soit admis comme un apport au macrotexte des sciences sociales, pour qu’il devienne une contribution à la sociologie ou à l’anthropologie, il faut d’abord que le candidat ou la candidate contributeur soit accrédité par ses pairs et pairesses, c’est-à-dire qu’il ou elle soit admis dans leur communauté épistémique, dans « un réseau de professionnels possédant une expertise et une compétence reconnues dans un domaine particulier » (Haas, 1992, p. 3). Il faut ensuite que son apport soit effectué et rédigé selon des règles canoniques. Doublement accréditée, la nouvelle contribution opérera comme une brique de Lego, prenant une place qui est sa place en tant qu’elle est déterminée par l’espace laissé vacant par les apports alentour et déterminant les apports ultérieurs. Il est donc important de noter que c’est ce même macrotexte qui supporte l’auteur ou l’autrice à l’heure de comprendre son terrain et qui renaît ensuite transfiguré à l’heure de le décrire, c’est-à-dire d’en livrer une interprétation qui détermine idéalement toute analyse ultérieure sur le même sujet. Dans une recherche de terrain en sciences sociales, la Halakha s’attribue une double fonction au regard de la discipline où elle opère; elle est à la fois une prémisse et une péroraison de la Aggada.

De la doctrine, de notre Halakha, Michel Foucault disait en 1971 qu’elle

lie les individus à certains types d’énonciation et leur interdit par conséquent tous les autres; mais elle se sert, en retour, de certains types d’énonciation pour lier les individus entre eux, et les différencier par là même de tous les autres

p. 45

La double fonction de la doctrine en sciences sociales n’épuise pas la comparaison avec la Halakha juive. Bialik cite le cas d’un certain « “Daniel le tailleur” [qui] n’a pas craint d’attaquer un précepte passif et grave de la Tora, en souhaitant qu’il fut aboli pour toujours dans le futur » (2017, p. 11). Contrairement à ce que suppose le sens commun, le propre de la doctrine n’est pas l’irréfutabilité mais l’accessibilité à une certaine forme de raison issue de la Aggada, du qualitatif lui-même, ce qui coïncide malgré tout avec les conditions popperiennes de la scientificité. L’irréfutabilité est le propre du dogme, elle reste sans rapport avec la science, où, comme parfois en religion, la doctrine est le plus souvent perméable à l’influence depuis les apports du terrain. La religion juive des origines et le christianisme des premiers siècles ressemblent peu aux religions actuelles.

Signalons en passant qu’il y a, dans le désir de connaître de la chercheure et du chercheur en tant qu’il est distinct du désir de savoir, une guise de violence faite à la doctrine et à sa propre communauté épistémique d’appartenance, mais aussi à ces victimes complaisantes que sont les enquêtées et enquêtés. Le premier volet de cette affirmation suppose une violence dont les formes et la radicalité sont dictées par un droit implicite, une sorte de Convention de Genève des conflits académiques qui travestissent les polémiques les plus violentes en sages controverses. Le deuxième volet, et l’intrusivité inhérente au terrain n’en est pas le seul exemple, suppose une sorte de violence faite aux enquêtés et enquêtées qui, malgré l’« amour intellectuel » que leur vouait Bourdieu et que tout bourdieusien devrait leur vouer (Bourdieu, 1993, p. 1406), sont mis au service d’un récit qui n’est plus tout à fait le leur et auquel ils ou elles n’adhéreraient pas nécessairement.

La doctrine, même contestée, contient ses propres règles de modification, et depuis ces règles toute nouveauté est ancrée dans le passé. Foucault disait que « les philosophies sont […] conçues, par l’histoire de la philosophie, comme étant dans un rapport réciproque de répétition et de commentaire » (2012, p. 58). Les sciences sociales n’échappent pas à ce principe, et leur richesse vient en partie de la diversité de leurs doctrines, même opposées, même contradictoires. La question qui émerge alors est celle de la scientificité dans la diversité des doctrines et des récits qui en argumentent. Cette question est d’autant plus critique qu’un même entretien peut illustrer des constructions théoriques différentes, voire opposées.

La Aggada et la scientificité

Dans son ouvrage La connaissance objective, Karl Popper pose comme condition de la scientificité d’une idée dont les contenus de vérité et de fausseté sont relatifs – non la seule mais l’une des principales –, sa réfutabilité, c’est-à-dire sa nature remplaçable dans un processus paradigmatique normal. Le mot paradigme est porteur d’une quadruple définition sans être un mot-valise. Pour les grammairiens, les paradigmes sont les mots qui peuvent être donnés comme modèle pour une déclinaison ou une conjugaison; pour les linguistes, ce sont les mots commutables en un même point du discours. Mais les définitions qui nous intéressent ici sont un peu différentes, ce sont celle des autres sciences sociales et celle de l’épistémologie. Pour les sociologues, le paradigme est une représentation cohérente du monde qui repose sur un modèle; pour l’épistémologie et sous la plume de Thomas Kuhn, le paradigme est « une découverte scientifique universellement reconnue qui, pour un temps, fournit à la communauté des chercheurs des problèmes type et des solutions » (1983, p. 11). Les sciences sociales ont ceci d’extraordinaire qu’elles permettent la coexistence plus ou moins pacifique de plusieurs paradigmes autour d’un même champ social. C’est cela et non nécessairement la méthode qui révèle leur différence avec les sciences expérimentales.

Le propre de l’entretien, de l’observation participante ou du récit de vie, est de faire partie du même texte que les apports à la doctrine ou que les confirmations doctrinaires, sans en avoir toutes les caractéristiques. Ils possèdent une signification fluctuante dont l’inclusion dans un texte fait identité de sens. D’après la linguiste Sophie Fisher,

l’exemple est un discours au second degré, un discours dans le discours, encastré à la manière des poupées russes dans une enveloppe, distincte mais possédant des propriétés similaires, il s’agit de produire un autre registre, un analogue du contenu

1995, p. 460

Nous le notons à la lecture des travaux matures de chercheures et chercheurs confirmés : il y a une parfaite adaptation entre les citations d’entretiens, la doctrine qui les soutient et la doctrine qu’ils soutiennent. Les citations d’entretien que contient un ouvrage doivent ressembler à la fois des a priori et à des a posteriori d’une halakha, elles doivent illustrer la doctrine qui les soutient et la doctrine qu’elles soutiennent.

Définissant l’exemple, Aristote disait que le rapport entre ce dernier et son référent

n’est pas dans le rapport de la partie au tout, ni dans celui du tout au tout, mais dans le rapport de la partie à la partie, du semblable au semblable, lorsque les deux termes se rangent sous le même genre et que l’un des deux est plus connu que l’autre, qu’il y a exemple

Aristote, trad. 2007

L’entretien est astreint à l’exemplarité et malgré sa spécificité, il y a une sorte de bilinguisme entre les différentes parties de tout travail qualitatif en sciences sociales. Il est impératif qu’un travail qualitatif réussi, un travail dont les trois parties principales, l’introduction, le développement et la conclusion entretiennent un rapport de nécessité, disent au moins deux fois les mêmes choses en utilisant ces deux langages différents que sont la Halakha et la Aggada. Les entretiens doivent dire les deux niveaux de la doctrine, prémisse et péroraison, avec les mots de celles et ceux qui sont appelés à témoigner de sa validité, définissant par là même son niveau de vérisimilitude. C’est une part essentielle du processus alèthurgique tel que l’entendent les recherches qualitatives en sciences sociales.

Les entretiens sont traités par les sciences sociales comme des faits. Pour l’épistémologie, « il existe des faits bruts sur la base desquels nous pouvons construire la connaissance » (Popper, 1998, p. 177), mais il manque à cette définition l’antériorité d’une connaissance, cette part de tricherie qu’il y a dans la violence exercée sur le fait pour le faire correspondre à une « tradition » scientifique qui se pose en prémisse d’une découverte. Il n’y a pas là de différence notable entre la sociologie ou l’anthropologie et des sciences à la réputation établie depuis plus longtemps. Pour trouver les véritables obstacles épistémiques à la scientificité de l’entretien, il faut encore chercher du côté du sujet et non de l’objet lui-même.

Les deux premiers obstacles épistémiques à la rigueur scientifique des méthodes qualitatives tiennent à leur proximité avec le bon sens d’une part, et avec le journalisme de l’autre. À l’heure d’éditer l’entretien d’une transsexuelle hospitalisée pour une affection opportuniste liée au VIH et condamnée à vingt ans de prison pour avoir tué une collègue prostituée de 40 coups de couteau sur un trottoir de Santiago du Chili, nous ne pouvions tout simplement pas renoncer à la tentation d’en citer de larges extraits; cette dérive était l’aporie journalistique du travail sociologique et nos évaluatrices y ont réagi favorablement. La fierté qui accompagnait cette inclusion dans un texte académique tenait à la qualité spectaculaire du récit davantage qu’à la pertinence de son illustration d’une quelconque doctrine sociologique. De même, à l’heure de commenter une sexualité sans protection chez des adolescents séropositifs homosexuels du même Santiago, il était très difficile d’éviter un regard moralisateur dicté par le bon sens. Les deux attitudes étaient singulièrement peu scrupuleuses, et si nous avons cédé à la première, nous avons su résister à la deuxième.

Croire que la fonction des entretiens est à jamais celle, esthétique et décorative, d’un accessoire de la pensée est une erreur. La Aggada des sciences sociales, ces fameux récits de soi sur lesquels sont de plus en plus souvent jugés les travaux scientifiques des sciences sociales, illustre d’abord la « théorie en acte » en tant qu’elle s’inscrit dans la doctrine passée, permet la compréhension qu’une problématique naïve – celle qui se déroule dans un processus temporel normal –, et facilite l’émergence d’une Halakha renouvelée. Il existe une relation qui va de l’avant, de la conclusion d’un travail de recherche, vers l’arrière, vers l’extrait d’entretien qui en est l’exemple. Le crime est prémédité, et de même que l’auteur ou auteure tire idéalement ses conclusions de résultats de son travail de terrain, il ou elle utilise son travail de terrain pour illustrer ses prémisses théoriques. Nous signalons en passant que l’ordinateur et l’écriture achronique qu’il permet contribuent à développer ces relations temporelles complexes entre les différentes parties d’un même texte.

Dès lors que les entretiens sont analysés puis cités dans un document, ils deviennent une donnée textuelle à la manière de celles que les archéologues incluent dans un système documentaire. « Ces données, enregistrées ou estimées, alimentent ou mettent à jour des problématiques […] avec les contraintes implicites de leur représentativité, de leur fiabilité et de leur capacité sémiologique à traiter la problématique posée » (Djindjian, 2011, p. 70), seule peut parfois leur manquer la systématicité informatique qui permet de tirer des conclusions d’une citation d’entretien plutôt que de justifier des citations trop adaptées à des conclusions prématurées. C’est le travers contre lequel nous avions tenté lutter au Chili en comptant des occurrences plutôt que de commenter des propos.

Est-ce à dire que l’herméneutique de l’entretien est toujours abusive et manque de scientificité? Il va de soi que la chosification des jugements tient toujours de la réification, et que la réification est ce contre quoi nos maîtres et maîtresses nous ont abondamment mis en garde pendant toute la durée de nos études. C’est une hantise que les sciences de l’esprit, dans la lignée de l’École de Francfort, ont tenté de transformer en phobie d’impulsion, en peur irraisonnée de notre propre tendance délictuelle. Pendant une série de cours sur les classes sociales, nous avons nous-mêmes péniblement tenté de distinguer chez Marx ce qui est marxiste de ce qui est marxien, conférant au premier adjectif les connotations sulfureuses que méritent les opinions et au deuxième les vertus immaculées qui accompagnent les outils conceptuels scientifiques. La question que se posera probablement ici le lecteur ou la lectrice non initié à l’approche épistémologique, concerne la « chose en soi » (Kant, 1980, p. 51) et ses rapports avec l’entendement humain. En 2018, Alain Cambier, spécialiste de la post-vérité, livrait une vision au pessimisme raisonné sur les ambitions scientifiques déraisonnables :

la science elle-même ne peut plus apparaître que comme une croyance raisonnée, même si elle peut se prévaloir d’être bien mieux assurée que l’opinion ou la foi. Seule une différence de degré les sépare, et non plus une différence de nature

p. 18

Les objets des sciences sociales, en tant qu’ils sont objets d’une science, interdisent toute Vérité à leur sujet. En 2010, le philosophe italien Gianni Vattimo écrivait :

[…] la question de la vérité est reconnue comme une question d’interprétation, de mise en action de paradigmes qui, à leur tour, ne sont pas « objectifs » (puisque personne ne les vérifie ni ne les falsifie, si ce n’est sur la base d’autres paradigmes) mais plutôt le sujet d’un consensus social[2]

p. 18

Conclusion

Notre intention n’était pas de nous limiter ici à cette sorte d’isomorphisme entre l’entretien et la Aggada juive que viendrait compléter un autre isomorphisme entre la Halakha et les théories des sciences sociales, mais d’utiliser l’aubaine d’une ressemblance pour illustrer les différentes fonctions des approches qualitatives et des productions textuelles qu’elles permettent. Ce n’est d’ailleurs pas tant d’un isomorphisme entre les formes des unes et des autres qu’il s’agit que d’une identité des relations qu’elles entretiennent : la Aggada illustre et commente la Halakha dont elle est issue, tout comme les entretiens transcrits illustrent et commentent les théories des sciences sociales.

Élargir notre propos à certaines questions propres à une approche linguistique des sciences sociales était notre intention initiale, et il nous apparaît que cette volonté était scientifiquement et historiquement pertinente. Nos méthodes de travail et nos outils théoriques sont depuis longtemps tributaires de certains progrès passés des sciences du langage, tant et si bien que nous pouvons nous en dire un peu les héritiers et légitimer une guise de retour aux sources. Des notions comme signe, intentio, métaphore, macrotexte, dénotation ou connotation sont au coeur de travaux des sciences du langage; elles sont également au centre d’une épistémologie des sciences sociales. Nous avons également fait un emprunt aux méthodes et notions de l’archéologie, et ce, sans arrière-pensées foucaldiennes. Nous pourrions légitimement plaider en faveur d’une importation de la méthode archéologique et de sa subdivision en processus, sous-processus, phases, tâches, données d’entrée et données de sortie au sein du traitement informatique d’un entretien devenu document.

Nous avons cité l’intentio auctoris en tentant de définir la nature bijective des rapports qu’elle entretient, d’abord avec la production des enquêtés ou enquêtées et ensuite sur la longueur d’une carrière de chercheur ou de chercheure avec l’interprétation par leurs lecteurs et lectrices. Ces rapports semblent à première vue fixés dans cette production langagière qu’est le texte, mais force est d’admettre que les significations fuient la dénotation et s’enrichissent de connotations à chaque nouvelle lecture. Les textes des sciences sociales – et en réalité tous les textes – sont doués d’une faculté de renaissance perpétuelle. Nous avons décrit comment l’entretien, la Aggada des sciences sociales, que l’on supposerait inaccessible à toute manipulation, fait brut et figé dans le temps, s’enrichit de significations multiples et variées. S’il est en apparence maîtrisé par la « liberté éditoriale » de l’auteur ou l’autrice, ces derniers doivent avoir l’humilité de se reconnaître vulnérables à des manipulations ascendantes.

Le pouvoir des sociologues est celui de transformer en connaissance leur vision du monde social. Le structuralisme, devenu parfois scientisme, a pu entretenir l’illusion d’une connaissance qui pourrait être vierge de subjectivisme. Dans ce processus, le sens, s’il échappe un peu à la volonté de l’auteur ou de l’autrice comme à celle du lecteur ou de la lectrice, n’est pas le fruit du hasard. Il s’inscrit dans une encyclopédie intersubjective où dénotation et connotation invoquent des sens composites.

Si la Vérité platonicienne est inatteignable, si la science est le domaine du pacte épistémique autour d’une approximation, l’herméneutique de l’entretien – l’alèthurgie propre aux méthodes qualitatives –, n’est pas si éloignée de l’alèthurgie propre à des disciplines préjugées plus exigeantes en matière de méthodes et de résultats. En même temps, les entretiens ethnographiques, en tant qu’ils révèlent des vérités sur le monde social, présentent par bien des traits une ressemblance avec les formes d’écriture qui se veulent artistiques. Dans l’une comme dans les autres, il s’agit d’une triangulation qui n’est plus la mise en oeuvre de plusieurs démarches de recherche, mais la multiplication des horizons au sein d’une même démarche, c’est-à-dire, en paraphrasant Gadamer (1996), la multiplication des champs de vision, tout ce qu’on peut voir depuis une multiplicité de points, la compréhension consistant à fusionner ces horizons. La relation entre plusieurs points du monde social permet de donner la position du champ à propos duquel les sociologues se sont proposés de révéler une vérité savante, et ces différents points du monde social sont les Aggadot des sciences sociales.

La question d’une impossible neutralité toute scientifique nous amène à nous interroger sur la position – ne faudrait-il pas dire « la fonction » – politique des chercheurs et chercheures en sciences sociales. Nous en avons fait l’expérience dans un parcours qui allait de la contamination transfusionnelle au VIH à la recherche, en passant par l’activisme. C’est la critique, une critique aiguë y compris de notre propre rôle et de celui d’organisations auxquelles nous avons été attaché, qui nous a permis de divorcer aimablement de nous-même et de porter un regard sans complaisances sur les pratiques individuelles et collectives concernant le sida au Chili, mais comment se prémunir contre tout jugement de valeur lorsqu’on est soi-même un être politique et moral? En ce sens, nous avons signalé la part que tient l’engagement des sociologues dans leurs propres recherches et, même s’il est peu recommandé de citer un auteur dans le développement d’une conclusion, Durkheim mérite sa place ici lorsqu’il nous interpelle :

Usons donc de nos libertés pour chercher ce qu’il faut faire et pour le faire, pour adoucir le fonctionnement de la machine sociale, si rude encore aux individus, pour mettre à leur portée tous les moyens possibles de développer leurs facultés sans obstacles, pour travailler enfin à faire une réalité du fameux précepte : À chacun selon ses oeuvres!

1898, p. 13

La voix, l’arène, la légitimité de nos enquêtées et enquêtés elles-mêmes leur ont été fournies par les sociologues et leurs armes. Avant qu’une tribune leur soit ouverte, ces gens-là avaient tout en commun avec les six personnages en quête d’auteur de Pirandello lorsqu’ils gémissaient :

Perdus, voyez-vous, en ce sens que l’auteur, qui nous a créés vivants, n’a pas voulu ensuite ou n’a pas pu matériellement nous mettre au monde de l’art. Et ç’a été un vrai crime, monsieur, parce que lorsque quelqu’un a la chance d’être né personnage vivant, ce quelqu’un peut se moquer même de la mort. Il ne mourra jamais! L’homme, l’écrivain, instrument de sa création, mourra, mais sa créature ne mourra jamais! Et pour vivre éternellement, elle n’a même pas besoin de dons extraordinaires ou d’accomplir des miracles

1921, p. 24