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Le dimanche, c’est un écrasement ; par certains dimanches de soleil, on a calculé que près d’un quart de la population, cinq cent mille personnes, prenaient d’assaut les voitures et les wagons, et se répandaient dans la campagne[1].

Difficile de vérifier l’exactitude de cette estimation livrée par un « on » aussi affirmatif qu’anonyme : elle marque en tout cas l’effarement de Zola devant un phénomène qui prend une ampleur inédite en cette fin de XIXe siècle – la partie de campagne. S’inscrivant dans ce qu’Alain Corbin a nommé « l’avènement des loisirs[2] », l’escapade dominicale vers les environs encore verdoyants de Paris prend l’allure d’un nouveau rituel partagé par le plus grand nombre. La conquête du dimanche chômé, le développement des transports périurbains[3], l’importance nouvelle accordée aux préoccupations hygiénistes permettent de démocratiser l’échappée récréative hors de la ville et poussent les Parisiens vers la plus ou moins proche banlieue, où ils découvrent de nouveaux divertissements, de nouveaux paysages.

C’est à ce titre que les abords de la capitale font leur entrée sur la scène romanesque : la banlieue verte, celle des bords de Seine et des déjeuners sur l’herbe, celle des canots et des guinguettes, devient l’un des objets de ces « mises en texte du social[4] », analysées par Judith Lyon-Caen, qui caractérisent le réalisme du XIXe siècle. Relevant d’une mode où se révèlent certains traits saillants de la société contemporaine, la partie de campagne s’impose comme un passage presque obligé des romans de ce siècle et comme l’un des grands motifs de la peinture impressionniste. Mais loin du cadre idyllique propice aux rêveries rousseauistes et aux amours champêtres qu’ils représentent encore avant 1850, les environs de Paris sont vite représentés comme le décor surpeuplé de divertissements bruyants et ostentatoires, le déversoir de ce qu’il faut bien appeler une foule – envahissante, vulgaire, excessive. C’est une véritable ruée vers la nature que mettent en scène les romans contemporains, transformant les alentours champêtres de la capitale en sa banlieue, espace placé sous le ban d’une foule parisienne et modelé pour répondre à sa soif de distractions. Ainsi, la fonction même de la représentation de l’échappée dominicale hors de la capitale change : au lieu d’ouvrir une parenthèse bucolique dans les intrigues romanesques, elle constitue un décor où se révèle la médiocrité du siècle – et où affleure un certain effroi devant le nombre.

Foules du dimanche, Parisiens en goguette

Il ne sera pas question dans cet article de la « zone », cette friche en lisière immédiate de Paris déclarée non aedificandi (non constructible), prise entre les barrières et le mur d’enceinte érigé au cours de la décennie 1840. « Pays des usines, des fabriques et des manufactures, cette banlieue proche est fréquemment représentée comme territoire de la misère, des fraudeurs et de la débauche. C’est la campagne des dimanches d’une grande partie des Parisiens[5] », rappelle pourtant l’historienne Julia Csergo. Espace intermédiaire et interlope fréquenté par un peuple qui semble exotique à ceux qui l’observent, aux odeurs fortes et prononcées, au relief incertain et trouble, la « zone » forme un décor pittoresque, « jungle suburbaine où les indigènes aux moeurs sauvages parlent la langue verte[6] ».

La destination des parties de campagne que nous étudions est plus lointaine ; les paysages en sont plus nettement champêtres et n’ont rien de louche ; ils ne provoquent aucun frisson, mais plutôt un soupir d’aise. Leur mention ne sert pas le dépaysement du lecteur ni son divertissement canaille. C’est aussi que leurs protagonistes n’ont rien de commun avec les aigrefins des faubourgs. La plupart des Parisiens de fiction qui s’échappent en banlieue verte le temps d’un dimanche appartiennent à la (petite) bourgeoisie, et leurs escapades hors de la ville reflètent et confirment leur statut et leur rang. S’opère un partage des espaces, comme si l’aisance se mesurait à la distance prise par rapport à la capitale. Balzac le constate déjà : quand « [les ouvriers] jettent, grands seigneurs d’un jour, leur argent le lundi dans les cabarets, qui font une enceinte de boue à la ville ; ceinture de la plus impudique des Vénus », « [le] lundi [du bourgeois] est le dimanche ; son repos est la promenade en voiture de remise, la partie de campagne, pendant laquelle femme et enfants avalent joyeusement de la poussière ou se rôtissent au soleil »[7]. Aux plus modestes, la première ceinture d’herbe ; à la petite bourgeoisie, les communes les plus facilement accessibles : Madame Vauquer rêve de « faire de petites parties le dimanche à Choisy, Soissy, Gentilly[8] » une fois sa pension vendue et son statut de bourgeoise assurée. L’aristocratie et la grande bourgeoisie se réfugient dans les environs plus verdoyants et plus lointains qui abritent les châteaux des gens du « Faubourg » (Seriyz, d’Aiglemont), de la Chaussée-d’Antin ou de très riches commerçants (Lebas à Corbeil). Louise de Chaulieu choisira Ville-d’Avray, « à quarante minutes de Paris[9] », pour construire son « nid » amoureux – qui se révélera mortifère. Zola le confirme quelques années plus tard : « Si les pauvres gens font leurs délices du fossé des fortifications, les petits employés, même les ouvriers à leur aise, poussent leurs promenades plus loin. Ceux-là vont jusqu’aux premiers bois de la banlieue[10]. »

C’est précisément cette « banlieue » qui nous intéresse ici : espace alors résolument campagnard, où l’on se rend en calèche ou en train, et non à pied ; espace éminemment mouvant, puisque l’extension urbaine repousse toujours un peu plus loin les étendues champêtres et agricoles ; espace essentiellement menacé, aussi, puisque même quand il échappe pour un temps à l’urbanisation et à l’industrialisation, il est pris d’assaut par une foule qui en défigure les charmes champêtres. Plein air vs intérieurs confinés, cadre verdoyant vs gris des façades et de l’asphalte, farniente des loisirs vs temps du travail, liberté des corps vs contraintes de toutes sortes : la banlieue verte est l’autre de la grande ville, promesse du « vertige d’un trop beau dimanche[11] » qui fera vaciller Cendrars. Petites employées des grands magasins (Denise et Pauline d’Au Bonheur des dames), obscur commis travaillant dans un ministère quelconque (M. Patissot[12] des Dimanches d’un bourgeois de Paris), commerçants (les Dufour d’Une Partie de campagne), tous sont à la recherche d’une échappée belle rompant avec le laborieux quotidien de la semaine, le temps d’un dimanche à Joinville, à Bougival ou à Saint-Germain. Mais loin de représenter une parenthèse enchantée, les parties de campagne mises en scène par les grands romanciers naturalistes font signe vers une certaine inquiétude. Alors que les personnages balzaciens pouvaient encore trouver un lieu authentiquement champêtre en s’éloignant de la capitale[13], le tableau livré par les romanciers de la fin du siècle n’est pas sans ombre – et de taille : c’est la foule qui s’y précipite.

C’est le nombre, d’abord, qui impressionne. Dès le hall de la gare, les descriptions romanesques insistent sur la multitude : c’est une cohue disparate qui se forme dans les compartiments du train de banlieue avant de se déverser dans les allées des bois ou les sentiers de promenade. Le dimanche de l’ouverture de la pêche, elle prend des proportions inquiétantes, la foule formant, sous la plume de Maupassant, une armée d’épées brandies :

La gare était pleine de gens armés de cannes à pêche. […] C’était comme une forêt de fines baguettes qui se heurtaient à tout moment, se mêlaient, semblaient se battre comme des épées, ou se balancer comme des mâts au-dessus d’un océan de chapeaux de paille à larges bords[14].

Même le regard nostalgique et infiniment plus sympathique de Vallès exilé à Londres se souvient du flux incessant des Parisiens prenant les trains d’assaut pour passer un dimanche loin de la ville :

En plus ou moins content ou fâché, pressé, pincé, poussé, le public s’enfile dans les balustrades, monte les escaliers, assaille les wagons […]. Une autre fournée monte les escaliers et prend à son tour place sous les voûtes, toute chaude de la cuisson de la ville et avide de la fraicheur des champs[15].

Une fois arrivés, les Parisiens forment une concentration digne des grands boulevards, la foule en goguette étant aussi composite que celle des artères de la capitale :

[I]ls s’en allèrent par les routes, par les sentiers pleins de groupes endimanchés. Entre les haies, couraient des filles en robes claires ; une équipe de canotiers passait en chantant ; des files de couples bourgeois, de vieilles gens, de commis avec leurs épouses, marchaient à petits pas, au bord des fossés[16].

Même attention accordée par Maupassant aux promeneurs, à leurs origines sociales, à leurs vêtements, à leur démarche :

C’étaient des filles avec des jeunes gens, des ouvrières avec leurs amants qui allaient en manches de chemise, la redingote sur le bras, le haut chapeau en arrière, d’un air pochard et fatigué, des bourgeois avec leurs familles, les femmes endimanchées et les enfants trottinant comme une couvée de poussins autour de leurs parents[17].

Hommes et femmes ordinaires s’y croisent – les grands bourgeois et les aristocrates ne s’y mêlent guère, eux ont leurs maisons de campagne –, dans un large brassage d’âges et de conditions. Mais tous sont parisiens : dans ses représentations romanesques, la foule dominicale exclut ceux que l’on appellera les banlieusards.

Les habitants des communes limitrophes en sont en effet remarquablement absents, réduits aux vagues silhouettes des tenanciers et des serveurs des ginguettes, muets et diligents, parfois roublards mais jamais en avant de la scène. Le banlieusard ne deviendra une figure littéraire que sous les traits (peu flatteurs) du propriétaire de pavillon, reclus dans son jardinet, à l’écart des grands mouvements de foule dominicaux. Il ne participe pas à cette déambulation collective, préférant l’isolement (ou son illusion) à l’ombre de ses chétifs arbustes[18]. C’est là un prisme important de la représentation romanesque : si les écrivains du temps sont attentifs à la transformation des environs de Paris, de leurs paysages et de leurs fonctions, ils ne s’intéressent pas à ceux qui y vivent, alors même que, comme le souligne Alain Faure, « au dénombrement de 1886, la banlieue représente déjà plus du cinquième de la population totale du département [de la Seine][19] ». L’évocation de la banlieue verte s’inscrit dans des intrigues parisiennes, et non comme un nouveau territoire sociologique à explorer pour lui-même.

C’est d’ailleurs une société parisienne qui se reconstitue aux marges de la capitale. Au point que les employés des grands magasins comme « Au Bonheur des Dames » finissent par tous se rencontrer à Joinville sans s’être donné rendez-vous : Denise et sa collègue Pauline y retrouvent par hasard et sans grand plaisir M. Hutin, M. Albert et Deloche ainsi que des employés d’enseignes rivales. L’escapade se fait retrouvailles ; la sortie hors de la ville, plongée dans la multitude parisienne. La quête d’un moment à soi, d’un espace affranchi du regard des autres, d’une échappée belle hors du quotidien et à l’abri du regard de ses voisins se heurte à cette toile de fond omniprésente qu’est la foule : « derrière chaque buisson, il y a une société[20] », s’alarme Zola. L’idéal attaché à la nature, au plein air revigorant et régénérateur, résiste mal à l’impossibilité de se soustraire à la multitude, à la proximité subie, à l’air irrespirable des auberges et des mauvaises fritures. « Chaque chemin [longeant les bords de Seine] semblait une rue populeuse et bruyante[21] », s’effraie le narrateur de Thérèse Raquin : les sentiers champêtres se sont transformés en leur antithèse, une artère quasi urbaine où se bouscule une cohue de promeneurs au bavardage tapageur.

Herbe piétinée et guinguettes bondées

En retour, ce « peuple de Paris » ne saurait laisser intact l’environnement qu’il foule et s’approprie. Manne commerciale, l’afflux des Parisiens transforme les environs de la capitale en une destination de loisirs où s’égrènent les baraques des guinguettes : il s’agit désormais de répondre à la demande de récréation des citadins. Si la dimension bucolique des alentours de la grande ville affleure encore dans les souvenirs de jeunesse des romanciers[22], elle semble les avoir désertés dès lors qu’ils veulent les saisir dans leur contemporanéité.

Élément minimal de la « campagne », signe élémentaire de la « nature », l’herbe est l’objet de la quête de ces Parisiens en mal de verdure. La compagne de petite vertu du bourgeois de Paris moqué par Maupassant se met ainsi « à chanter à tue-tête des morceaux d’opéra traînant dans sa mémoire de linotte […] aussitôt qu’elle fut dans les feuilles et qu’elle aperçut de l’herbe[23] ». Mais cette dernière, maltraitée par les foules dominicales, se fait rare, comme sous les yeux des Goncourt dans le bois de Vincennes, « un de ces lieux champêtres où vont se vautrer les dimanches des grands faubourgs, et qui restent comme un gazon piétiné par une foule après un feu d’artifice[24] ». Dans la fiction naturaliste, l’herbe n’est plus aussi verte qu’autrefois : elle est « fripée[25] » dans Une Belle Journée d’Henry Céard ; « écrasée, desséchée, jaunie et morte, éparpillée comme une litière[26] » dans Germinie Lacerteux. Plus généralement, elle semble n’être plus que le support du fameux « déjeuner sur l’herbe », rituel incontournable des parties de campagne mises en scène dans le roman et la peinture du XIXe siècle. Ainsi en est-il des Dufour, les protagonistes de la nouvelle de Maupassant précisément intitulée Une partie de campagne. Pour assouvir, sans doute, « cet amour bête de la nature qui les hante toute l’année derrière le comptoir de leur boutique », « ces bourgeois privés d’herbe et affamés de promenades aux champs »[27] tiennent absolument à manger par terre : « [E]t pour que ce fût plus champêtre, la famille s’installa sur l’herbe sans table ni sièges[28] ». Quand bien même tous cherchent « une position commode, qu’il[s] ne trouv[ent] pas du reste[29] », quand bien même les fourmis se glissent partout, quand bien même il est fort incommode de manger un lapin par terre, nos citadins se doivent de déjeuner sur l’herbe – qu’on imagine passablement abîmée sous le poids de ces convives « lourds, flasques, et la figure écarlate[30] ».

Elle finit même par être introuvable, recouverte par des baraques toutes semblables : « À droite et à gauche, s’étendaient deux files de guinguettes et de baraques de foire[31] », observe le narrateur de Thérèse Raquin. C’est jusqu’à la couleur verte qui finit par déserter les tableaux des bords de Seine ou de Marne : « [S]ous les tonnelles, entre les feuilles rares et jaunes, on apercevait la blancheur des nappes, les taches noires des paletots, les jupes éclatantes des femmes[32] ». Il manque le vert ; dans le Joinville d’Au Bonheur des dames, « un crépuscule verdâtre tombait des peupliers[33] », l’approximation (« verdâtre ») a remplacé la verdure. Le vert disparaît sous le bariolage des baraques destinées à amuser la foule, qui, par son nombre et ses aspirations, contribue à détruire le cadre préservé qu’elle était venue chercher.

Sous la plume des romanciers, la foule modifie ainsi la physionomie des environs qu’elle envahit. Réservée aux citadins, la guinguette, lieu du relâchement dominical par excellence, en est l’élément le plus marquant dans la mesure où elle annihile tout ce qui pouvait relever de la « nature » bucolique – ou de son fantasme. Les mauvaises odeurs et les bruits désagréables y règnent en maîtres : les Raquin s’installent « sur une sorte de terrasse en planches, dans une gargote puant la graisse et le vin », dans une maison qui retentit « de cris, de chansons, de bruits de vaisselle » ; y plane « une odeur de friture et de poussière »[34]. Les mêmes bruits de vaisselle résonnent dans l’atmosphère étouffante de la guinguette où s’entassent les employés du « Bonheur des Dames » : « On étouffait maintenant […]. Le bruit était assourdissant, des rires, des appels, des chocs de vaisselle[35]. » L’harmonie joyeuse des tableaux de Renoir[36] semble avoir laissé place à une agression de tous les sens. Passage obligé de la partie de campagne, la guinguette éradique précisément toute dimension « campagnarde » des environs de la capitale : ne s’y mêlent que des Parisiens endimanchés, dans une atmosphère marquée par le relâchement des manières et l’affirmation crue des corps et des passions.

Aussi la foule dénature-t-elle les environs de Paris – au sens littéral du mot. Telle qu’elle est mise en scène dans les romans étudiés, elle ne se contente pas, en effet, de goûter les paysages ou de somnoler sur l’herbe : il lui faut des divertissements – des loisirs – qui impriment leur marque sur les rives de la Seine et de la Marne. Cela correspond bien à un phénomène historique, si l’on en croit l’historienne Julia Csergo, qui mentionne l’apparition de nouvelles infrastructures venant rythmer les paysages :

Ainsi submergé par l’irrésistible désir de campagne d’une cohue de Parisiens, le territoire de la vie et des loisirs urbains s’étend finalement bien au-delà de la seule partie agglomérée. À leur tour, les sollicitations industrielles du plaisir investissent ces nouvelles aires récréatives : bals, cafés, concerts de plein air, kermesses, fêtes foraines, loisirs nautiques travaillent de plus en plus l’espace vert et les bords de fleuves[37].

Le « temps calculé, prévu, ordonné, précipité de l’efficacité et de la productivité […] a suscité la revendication de l’autonomie d’un temps pour soi », constate Alain Corbin, qui pointe aussitôt que « le désir de ce temps vide, insidieusement menacé par l’ennui, a paradoxalement suscité un autre temps de loisir et de distraction, à son tour prévu, organisé, rempli, agité[38] ». Or, le même mouvement paradoxal s’observe au niveau de l’espace : l’envie de changer d’horizon, de savourer le plus intensément possible la rupture à l’égard du quotidien laborieux et les plaisirs champêtres, entraîne, si ce n’est la disparition, du moins l’altération de ces alentours de Paris si ardemment désirés. Henri Lefebvre le résume à grands traits quand il évoque la revendication du « droit à la nature », écho à son Droit à la ville :

La nature entre dans la valeur d’échange et dans la marchandise ; elle s’achète et se vend. Les loisirs commercialisés, industrialisés, organisés institutionnellement, détruisent cette « naturalité » dont on s’occupe pour la trafiquer et pour en trafiquer. La « nature » ou prétendue telle, ce qui en survit, devient le ghetto des loisirs, le lieu séparé de la jouissance, la retraite de la « créativité ». Les urbains transportent l’urbain avec eux, même s’ils n’apportent pas l’urbanité ! Colonisée par eux, la campagne a perdu les qualités, propriétés et charmes de la vie paysanne. L’urbain ravage la campagne. […] Le droit à la nature et le droit à la campagne ne se détruisent-ils pas eux-mêmes[39] ?

Les guillemets s’imposent désormais, la « nature » étant plus un objet de désir et de consommation qu’une réalité à part entière. Son attrait et son accessibilité la menacent d’altération, voire de disparition. Le terme même de « campagne » s’infléchit : « [O]n se donnerait de la campagne par-dessus la tête[40] », se promet le trio des employés d’Au Bonheur des dames en se rendant à Joinville – l’ivresse du plein air n’est pas seule au programme, il s’agit de goûter à tous les plaisirs qu’offrent les bords de Marne, jusqu’à l’excès :

[Pauline] dévorait, d’une gourmandise affamée de fille mal nourrie au magasin, se donnant dehors une indigestion des choses qu’elle aimait ; c’était son vice, tout son argent passait là, en gâteaux, en crudités, en petits plats dégustés lestement aux heures libres[41].

Ainsi, alors même qu’il ne saurait encore être question de la banlieue résidentielle et de ses pavillons brinquebalants et hétéroclites, les environs de Paris se muent-ils en sa banlieue, c’est-à-dire en un espace placé sous le ban des Parisiens, façonné par leur soif de divertissements. Formé par l’association de la racine germanique bann, qui se rapporte aussi bien à la proclamation publique qu’à l’exclusion, et du terme leuga (la lieue), le mot « sert [d’abord] à désigner la couronne qui entoure la ville, d’une lieue de large en principe[42] ». D’un point de vue administratif, « la banlieue était un “îlot de droit urbain” dans les campagnes environnantes et dans lequel la bourgeoisie de la ville possédait le plus souvent de multiples intérêts fonciers et économiques[43] », rappelle Alain Faure. Si le terme perd sa dimension juridique sous la Restauration pour simplement désigner les environs immédiats d’une ville, bien au-delà d’une lieue désormais, la banlieue verte telle qu’elle est mise en scène renoue avec cette caractéristique : sur elle pèse l’emprise exercée par la ville, qui décide largement de sa fonction. Sous l’effet de la foule qui s’y précipite, elle est représentée, dans les romans envisagés, comme l’extension de la capitale plus que son ailleurs : « C’est une poussée universelle qui va grandissant chaque année, et qui finira par faire de la banlieue un simple prolongement de nos boulevards, plantés d’arbres maigres[44] », s’inquiète Zola. Ce qui faisait le charme des environs de la capitale est menacé de disparition, au point d’effacer la distinction entre la ville et son ailleurs qui avait paru si désirable. L’uniformisation guette.

Sentiers balisés

Tels qu’ils sont représentés par les romanciers du temps, les Parisiens en goguette semblent tous suivre les mêmes chemins. Au-delà de leur nombre, c’est bien l’identité de leurs aspirations et de leurs comportements qui fait d’eux une foule. C’est ainsi en effet que le XIXe siècle conçoit ce terme auquel réfléchissent, entre autres, Tarde et Le Bon :

La personnalité consciente s’évanouit, les sentiments et les idées de toutes les unités sont orientés dans une même direction, il se forme une âme collective, transitoire sans doute, mais présentant des caractères très nets. La collectivité devient alors ce que, faute d’une expression meilleure, j’appellerai une foule organisée, ou, si l’on préfère, une foule psychologique. Elle forme un seul être et se trouve soumise à la loi de l’unité mentale des foules[45].

La foule se caractérise par une homogénéité des envies, des désirs et des gestes. Sous la plume des écrivains de la fin du siècle, la banlieue verte en est un décor privilégié : le chatoiement des habits du dimanche ne dissimule pas une fondamentale uniformité, un confondant conformisme, qui font de la foule des Parisiens en goguette une cible privilégiée de l’ironie critique.

Topographiquement d’abord, la « campagne » se réduit à un ensemble d’itinéraires balisés que tous empruntent les uns après les autres. C’est tout le paradoxe de cette foule en mal de vert : les Parisiens qui la composent sont en quête d’une petite aventure ; mais ils s’agglutinent aux mêmes endroits, se livrent aux mêmes divertissements. Doté d’une remarquable « faculté simiesque d’imitation[46] », le M. Patissot de Maupassant se trouve ainsi pris dans un flot dont il ne peut s’extraire – ce qu’il ne cherche d’ailleurs nullement à faire : « Tout le long de la route on voyait des hommes se diriger dans le même sens, comme pour un immense pèlerinage vers une Jérusalem inconnue[47] », constate le narrateur à sa sortie du train. Loin des déambulations et des zigzags des flâneries urbaines, les promenades dominicales se font boucles :

Ils […] descendaient jusqu’à l’eau, remontaient sur le chemin, et tous arrivés au même endroit, s’arrêtaient, attendant le passeur. Le lourd bachot allait sans fin d’une rive à l’autre, déchargeant dans l’île ses voyageurs[48].

Non seulement la foule empêche toute forme de solitude, mais elle fait obstacle à l’épanouissement des envies, à la spontanéité des désirs, tant elle modèle les comportements et décide des aspirations de tous. « Tas de moutons de Panurge[49] ! » lance un personnage de Maupassant à ses collègues qui ne pensent qu’à leur partie de campagne dominicale. Ainsi, ce qui était rêvé comme une échappatoire se fait souvent enlisement : l’imitation des autres et des modes y est là aussi tellement forte que l’escapade en plein air représente moins une parenthèse libératoire qu’elle ne marque une suspecte sujétion au nombre, renforçant au lieu de les rompre d’inébranlables habitus. En témoigne encore notre M. Patissot, qui n’envisage pas de sortir de Paris sans l’équipement complet du parfait promeneur[50], tout à fait disproportionné par rapport à ses besoins. Le matériel de randonnée ou de pêche s’accumule, inutile si ce n’est qu’il signale l’adoption de l’accoutrement de rigueur – ou, ici, sa caricature outrée.

Certes, la banlieue verte est aussi, dans nombre de romans envisagés, le théâtre d’expériences singulières, impossibles ailleurs. Les bois et les herbes hautes sont en effet propices aux parties de cache-cache qui se prolongent souvent en étreintes amoureuses, suggérées sans ambiguïté. La « partie de campagne » de Maupassant prend vite les allures d’une partie carrée. Se forment des couples qui échappent tout à fait à l’ordre bourgeois d’abord incarné par les protagonistes et le renversent : alors que les deux hommes de la famille Dufour, le mari et le promis, somnolent, tout à leur « espérance de prendre du goujon, cet idéal des boutiquiers[51] », la digne et appétissante boutiquière s’est un moment divertie des « laideurs secrètes de son mari[52] » dans les bras d’un canotier ; sa fille, prise d’« un besoin vague de jouissance », fait pour la première fois l’expérience du désir, « pénétrant comme le soleil[53] » ; elle y repensera « tous les soirs[54] ». La banlieue, et en particulier ses îles[55], ménage encore des recoins à l’abri des regards, où se déploie la liberté des corps et des étreintes. À ce même titre, elle surgit comme le lieu des suicides et des meurtres. L’eau, en particulier, ne laisse pas d’inquiéter[56]. Si Yvette, personnage de la nouvelle éponyme de Maupassant, ne se livre qu’à un simulacre de suicide, monsieur Paul, confronté à l’indéniable trahison de sa maîtresse, se jette dans la Seine : l’eau où barbotent les courtisanes, où s’amusent les canotiers devient soudain un lieu mortifère, où la mort et la métamorphose des corps sont particulièrement rapides. On se souvient aussi que c’est lors de l’une de ces parties de campagne que sera assassiné le mari de Thérèse Raquin, noyé dans la Seine. Le meurtre lui-même a lieu lors d’un passage obligé de la partie de campagne, la promenade en canot. En en faisant le lieu du meurtre, Zola redonne une part à la nature sauvage, qui n’a pas entièrement déserté ces environs de Paris. Saint-Ouen est ici le lieu du crime, non seulement parce que ses rivages sont loin du passage parisien où tous vivent sous les regards de chacun, mais aussi parce qu’ils représentent cet espace où coïncident encore les contraires, les espaces déserts et les points où se concentrent la foule, les îles isolées et les baraques de foire : une certaine sauvagerie, propice au déploiement des pulsions et des passions, sous-tend les comportements, soudain désinhibés. Une inquiétante étrangeté s’empare alors de ce chronotope de l’intermédiaire qu’est la banlieue au crépuscule. Ainsi, le décor familier des escapades dominicales se fait celui du drame, la banlieue verte devient noire et les promeneurs ne sont pas tous animés par la seule joie tapageuse d’un dimanche au soleil. Le lieu de la joie et de l’amour fait place à la mort.

Reste néanmoins que la partie de campagne représente un moment fort de la critique de la petite bourgeoisie, y compris au sein d’intrigues qui en font le cadre de moments exceptionnels et d’actes terribles. Échouant à faire advenir un être sinon nouveau, du moins autre et singulier, affranchi des conventions sociales et des préjugés de sa classe, la sortie dominicale semble en effet faire partie de la panoplie obligatoire du bourgeois parisien, révélant sans détour sa médiocrité et son ridicule, immuable porte-voix des idées reçues compilées par Flaubert :

CAMPAGNE – Les gens de la campagne meilleurs que ceux des villes : envier leur sort. À la campagne tout est permis ; habits bas, farces, etc.

NATURE – Que c’est beau la nature ! À dire chaque fois qu’on se trouve à la campagne[57].

Les Dufour de Maupassant ne manquent pas de lancer, en effet, de telles exclamations : « En arrivant au pont de Neuilly, M. Dufour avait dit : – “Voici la campagne enfin !” et sa femme, à ce signal, s’était attendrie sur la nature[58]. » Ce « ravissement » devant la nature banlieusarde semble relever d’un réflexe pavlovien dont le mécanisme paraît incompatible avec une émotion véritable.

La foule n’oppresse donc pas seulement par son nombre ; elle semble imposer à chacun certains comportements, certaines expressions, certains gestes, exerçant une force de mimétisme qui se fait conformisme – jusque dans l’excès et la régression la plus grossière. Loin de la ville, la foule parisienne s’en donne en effet à coeur joie, prenant corps dans l’exaltation des passions les plus crues. Henri Mitterand remarque, à propos des parties de campagne zoliennes :

Cette foule n’est pas la compagnie insouciante des canotiers de Renoir. Les odeurs de graillon et de friture, les bruits de vaisselle, le tapage des gargotes, la trivialité des gestes et des propos, la cacophonie criarde des silhouettes, des couleurs et des bruits, imposent la sensation d’une vitalité frénétique, vulgaire, primitive, sordide. […] [Zola] éprouvera toujours, devant la foule débridée, ce même mouvement contradictoire d’attirance et de dégoût[59].

Le tableau que livre Maupassant de la Grenouillère est plus redoutable encore, lieu de la régression la plus abjecte :

Dans l’établissement flottant, c’était une cohue furieuse et hurlante. […] Toute cette foule criait, chantait, braillait. Les hommes, le chapeau en arrière, la face rougie, avec des yeux luisants d’ivrognes, s’agitaient en vociférant par un besoin de tapage naturel aux brutes. Les femmes, cherchant une proie pour le soir, se faisaient payer à boire en attendant. […]

Ce lieu sue la bêtise, pue la canaillerie et la galanterie de bazar[60].

Au fil des heures, la foule dominicale se déchaine, laissant libre cours à ses penchants les plus débridés. Le cadre autrefois idyllique, propice aux rêveries et aux amours champêtres, devient celui d’une explosion de vulgarité grégaire où se concentre toute la bêtise abhorrée par les grands romanciers du siècle. Il ne s’agit plus – ou plus seulement – de chanter les charmes bucoliques des environs de la capitale, mais de donner à voir une collectivité marquée par l’uniformisation des aspirations, jusque dans ses divertissements – et de s’en effarer.

La composition sociale de cette foule, en particulier celle des guinguettes, n’y est pas pour rien dans cet effarement. À lire Zola, Maupassant ou les Goncourt, « c’est l’égout de Paris[61] » qui s’y est donné rendez-vous. Voici ce qu’observent les deux frères à Asnières :

[D]es ouvriers à profils de maquereaux et de tapettes, des mendiants et des mendiantes à mines de rôdeurs de barrières, des chiens de chasse canaille et galeux. La boue de tous les métiers et de tous les plaisirs de Paris, amassés là, à la première station de banlieue, comme en un tas d’ordures, balayées ici sur un seuil près de l’eau d’un ruisseau[62].

Le tableau que dresse Maupassant de la Grenouillère n’a rien à envier à celui des Goncourt :

[C]ar on sent là, à pleines narines, toute l’écume du monde, toute la crapulerie distinguée, toute la moisissure de la société parisienne : mélange de calicots, de cabotins, d’infimes journalistes, de gentilshommes en curatelle, de boursicotiers véreux, de noceurs tarés, de vieux viveurs pourris ; cohue interlope de tous les êtres suspects, à moitié connus, à moitié perdus, à moitié salués, à moitié déshonorés[63] […].

Marginaux de la misère ou de la pseudo bohême se rassemblent dans un « mélange » douteux, caractérisé par une forme de dégénérescence diamétralement opposée à la régénération associée à l’escapade champêtre. Êtres incomplets, à l’identité fuyante, dont la force corruptrice l’emporte sur les promesses d’air pur.

Les femmes, surtout, inspirent les plus vives inquiétudes – ou les dégouts les plus manifestes. Soudain majoritairement rousses – ce qui ne laisse aucun doute sur leur activité –, elles gênent. Dans le restaurant où se retrouvent les employés d’Au Bonheur des dames, on aperçoit « le jeune Lhomme, au milieu de trois femmes équivoques, une vieille dame en chapeau jaune, à mine basse de pourvoyeuse, et deux mineures, deux fillettes de treize ou quatorze ans, déhanchées, d’une effronterie gênante[64] ». Les danseuses de la Grenouillère ne sont plus que des bêtes, occasion d’un blason inlassablement péjoratif :

Les femelles, désarticulées des cuisses, bondissaient dans un enveloppement de jupes révélant leurs dessous. Leurs pieds s’élevaient au-dessus de leurs têtes avec une facilité surprenante, et elles balançaient leurs ventres, frétillaient de la croupe, secouaient leurs seins, répandant autour d’elles une senteur énergique de femmes en sueur[65].

Corps exhibés et désarticulés dans des danses frénétiques qui ne sont plus que l’amorce de l’acte sexuel, hystérie des propos, des rires et des rumeurs, spectacle interlope dans le clair-obscur du jour déclinant : la guinguette est représentée comme un lieu carnavalesque mais dénué de l’atmosphère bon enfant qui pouvait prévaloir dans les bals champêtres. L’inversion des normes n’aboutit qu’à une explosion de bestialité, les marginaux entraînant tout le monde dans leur déchéance. On est soudain bien proche de la « zone » : comme si sa faune et ses divertissements trop populaires pour être tout à fait honnêtes progressaient, envahissant peu à peu les contrées qui apparaissaient autrefois lointaines et préservées.

Foules redoutées

Réduite à une toile de fond, bruyante, envahissante, épuisante, mais non agissante, la foule en goguette ne produit rien, si ce n’est des nuisances. En ce sens, elle préfigure la passivité attachée plus tard à la notion de « masse », caractérisée par un consumérisme et un comportement moutonniers. Saisie dans un cadre urbain, la foule se révèle toute prête à devenir peuple, force de contestation, de rébellion voire de révolution[66] ; elle perd en revanche toute dimension politique quand elle s’amuse dans les environs de la capitale. Il s’agit alors d’un rassemblement sans revendication – sinon celle d’un bonheur individuel, d’un temps arraché à la monotonie de la semaine laborieuse, d’une parenthèse de loisirs, mais aussi d’une explosion de bassesses. N’obéissant qu’à elle-même et n’aspirant à rien d’autre qu’à être elle-même, la foule endimanchée ne se fait jamais force.

Phénomène purement sociologique et non politique, la foule en goguette est éminemment parisienne, mais elle est l’autre de la foule protestatrice et revendicatrice qui s’est imposée comme un acteur historique dans les rues de Paris. Aux antipodes du demos, elle est celle du délassement, celle même du relâchement. Il ne faudrait cependant pas trop noircir le portrait. Ce qui la caractérise, c’est sa soif de légèreté. Le grand air lui sied et la distingue de ce « serpent aux mille couleurs » gisant « dans les exhalaisons putrides des cours, des rues et des basses oeuvres[67] » redouté par Balzac. D’ailleurs cette foule n’est jamais nocturne : elle est strictement diurne, liée au soleil. Éphémère, elle ne prend corps que le temps d’un dimanche ensoleillé et se dissoudra dès son retour à Paris.

Pourquoi dérange-t-elle tant les romanciers du temps ? Pourquoi occupe-t-elle une telle place dans l’évocation des parties de campagne au fil du siècle ? Qu’il s’exprime par la moquerie ou par l’amertume, cet effroi devant la multitude révèle le regard d’écrivains que la multitude dérange : obstacle à l’admiration des paysages, entrave au dépaysement et aux courses solitaires, le nombre est envisagé comme ce qui anéantit les plaisirs goûtés par les esprits exigeants.

Un petit détour, sommaire, par le cinéma montre que cette vision de la foule dominicale relève bien d’une certaine idéologie et que sa représentation peut être tout autre. Plusieurs cinéastes français dresseront en effet le tableau d’une banlieue riante, décor d’une collectivité épanouie et heureuse, force de l’avenir plutôt que masse écervelée. Émaillant sa Belle Équipe de plans rapprochés sur de jeunes ouvriers et ouvrières un dimanche printanier, mais aussi sur des femmes plus âgées ou sur un ivrogne sympathique, Julien Duvivier donne corps au rêve de ses protagonistes : celui d’une partie de campagne ouverte à tous et toutes, et en particulier aux ouvriers – rêve démocratique où le plus grand nombre peut s’adonner aux joies du canotage, de la pêche à la ligne, des bals populaires de guinguette. Loin de dénoncer le tapage d’une multitude trop bruyante et perturbant le calme du lieu, sa caméra rend admirablement le plaisir simple d’une promenade au bord du fleuve ou l’heureux vertige d’un bal champêtre dans un magnifique travelling virevoltant qui se détache des danseurs pour se perdre dans les feuillages, le chant des oiseaux se mêlant à la musique.

Dans la lumineuse étude documentaire qu’il tourne à 20 ans, Marcel Carné filme lui aussi les ginguettes des bords de Marne, les dimanches de la banlieue heureuse, évoquée à la même époque en Allemagne dans Menschen am Sonntag[68] de Robert Siodmak ou aux États-Unis dans Solitude[69] de Paul Fejos. Dans Nogent, eldorado du dimanche[70], rien ne manque à l’image d’Épinal : les reflets du soleil illuminent une eau scintillante, la verdure est généreuse ; la lumière jaillit de toutes parts. Il y a bien foule, mais elle est jeune et insouciante et se livre à toutes sortes de divertissements dont on imagine qu’ils ne sont point silencieux : les endormis et les pêcheurs à la ligne côtoient les sportifs et les baraques à frites ; on court, on se baigne, on danse – on flirte dans les bals et les jupes sont courtes. Aucune moquerie à l’égard de cette multitude où les différences sociales se fondent dans l’uniformité des canotiers, des maillots de bain ou des vêtements de sport, signes d’une explosion d’activité et de dépense physique. De la foule lumineuse se détachent des silhouettes, les corps, les visages de quelques individus : un rameur, un enfant, un tout jeune couple, un militaire endormi. Seul film que Carné tournera entièrement en extérieur, Nogent enchaîne les plans courts dans une suite d’impressions qui ne sont pas de simples tableaux : la vision sociologique se fait politique en rendant hommage à un bonheur collectif et partagé. Le joyeux élan de cette foule respirant à pleins poumons vient nourrir celui d’une caméra extrêmement mobile, source d’extraordinaires audaces formelles.

Aussi la représentation de la banlieue, même verte, apparaît-elle comme un enjeu social et politique : elle reflète une idéologie. La foule dominicale ne suscite pas nécessairement l’effroi : elle peut être saisie comme une collectivité joyeuse et porteuse d’avenir, et non comme une masse anéantissant tous les charmes des environs de Paris sous son poids et sa vulgarité. C’est d’ailleurs l’image qu’on retient des toiles impressionnistes les plus connues, contemporaines des narrations envisagées : beaucoup représentent les Parisiens venus en nombre goûter aux joies champêtres, en particulier dans les guinguettes. Défi lancé à leur palette, la foule est l’occasion pour les peintres de multiplier les éclats de couleurs ; les rires qui animent les visages n’apparaissent pas outrés, la souplesse et la vigueur des corps appellent de nouvelles courbes. Que la plupart des romanciers du XIXe siècle l’envisagent d’un point de vue éminemment critique, sur le mode du regret ou du reproche, n’est donc pas anodin. Cette approche n’avait rien d’inéluctable ; elle révèle des convictions peut-être moins progressistes que celles affichées en d’autres circonstances par ces mêmes écrivains. Quand le peuple envahit les alentours de Paris, il n’apparaît plus que comme une masse à leurs yeux, redoutable force de destruction d’où a disparu toute individualité, guidée par son seul appétit de jouissances, annihilant sur son passage les charmes recherchés par les amateurs éclairés d’une nature préservée.