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Cet article s’inscrit dans la suite des analyses développées dans le dossier des Cahiers naturalistes consacré à « Zola et la foule[1] » publié en 2012. Il se bornera donc, dans un premier temps, à revenir sur quelques pistes d’analyse de la foule dans le roman zolien, avant de tenter d’interroger les retombées possibles de la foule sur le plan éthique. En effet, selon l’idée exposée ici, la foule zolienne, souvent « monstrueuse[2] », et ses différentes stratégies esthétiques de mise en scène entraînent des répercussions sur l’agir des personnages. Au moyen de l’analyse du cas exemplaire[3] qu’est La Débâcle, nous verrons comment l’éthique du personnage principal, Jean Macquart, peut se mesurer dans son opposition au personnage collectif qu’est la foule, foule constituée par le corps de l’armée impériale qui fait face à la débâcle et qui, par le fait même, se désagrège, tel un corps en décomposition.

Zola, « peintre des masses et des cohues[4] », selon Gustave Lanson, exprime à maintes reprises, dans ses dossiers préparatoires, sa préoccupation d’articuler la volonté des individus avec la « poussée générale de l’ensemble[5] », le récit des drames individuels et la peinture des groupes. Comment « faire une foule » qui ne soit pas un simple décor d’arrière-plan, qu’un tableau descriptif ? Différentes stratégies (descriptives, stylistiques) sont mises en place par Zola (ligne, défilé) pour canaliser la foule, lui donner vie, faire ressortir quelques-uns des visages qui la composent. Ces stratégies et questionnements passionnent la critique : est-ce que les personnages-individus sont conditionnés par la foule ? « La bêtise serait-elle le mode d’être propre aux foules[6] ? » ; « La foule a-t-elle un sexe, toute foule est-elle hystérique[7] ? », demande Philippe Hamon, en écho aux discours misogynes de la fin du XIXe siècle, par exemple celui de Tarde, qui affirmait par une formule mémorable que « la foule est femme[8] ». De grands analystes de la foule se sont également intéressés à sa psychologie, voire sa pathologie, sa névrose, mais aussi aux figures des leaders charismatiques.

Ce qui ressort de ces analyses est le fait que la foule structure le roman et y pose les rapports axiologiques entre l’individu et le collectif. Ces rapports sont mis en évidence dans le roman militaire de Zola, La Débâcle, alors que la technique de description de la foule atteint son sommet, notamment lorsque la foule déborde dans les rues de Sedan. Le champ de bataille, surtout, offre un terrain inégalable pour le motif de la foule : « Zola [y] démultiplie les procédés de focalisation, les jeux de cadrage, les points de vue et les éclairages, afin de fournir un tableau de guerre à la fois prismatique et complet, allant des scènes de carnage aux scènes d’embuscades, en passant par le “surplomb” spatial qui tire la description du côté du “sublime”[9] », observe Olivier Lumbroso. Selon une logique suivant la forme de l’entonnoir, Zola y enchaîne les séquences mettant en scène la foule, la bande, puis l’individu. C’est ce dernier qui nous intéresse, dans son interaction avec le corps d’armée dont il fait partie.

Contrairement à Aristide Saccard ou à Eugène Rougon, Jean Macquart ne tente pas de dominer les autres pour favoriser son ascension ; il ne vise pas à conquérir la meilleure position au sein de son armée. Il entretient un rapport démocratique avec la foule, constituée, dans ce cas-ci, de soldats désolidarisés du corps d’armée, alors qu’à sa tête, l’Empereur périclite. Dès le départ, Jean Macquart apparaît au service de son régiment dans un rapport horizontal et non pas hiérarchique[10]. Malgré ce rapport égalitaire entre les personnages, la focalisation sur Jean Macquart oriente la lecture du roman en fonction des valeurs dont il est le porte-étendard. Cette attention dont il fait l’objet tout au long du récit permet de mieux apprécier sa résistance morale à l’anarchie croissante de l’armée impériale, à la débâcle morale en apparence généralisée[11], à un point tel que le roman peut sembler pécher par son excès de vertu. Si les modalités esthétiques de la mise en scène de la foule ont déjà été étudiées, l’attention portée à ce personnage vertueux, mais somme toute ordinaire, l’a été beaucoup moins. Que peut-il nous apprendre sur le fonctionnement de cette foule particulière ? Mieux encore, que nous apprend-il sur l’éthique de l’individu-soldat en temps de guerre lorsque l’autorité dont il relève est contestée ? On aura compris que le personnage est considéré ici comme un sujet doté d’une orientation morale et non plus comme un « être de papier ». Si l’analyse de la foule, de ce point de vue, est difficile, les personnages qui la composent, ceux dotés d’une identité, d’une certaine épaisseur, peuvent en revanche s’y prêter. Le personnage de Jean Macquart, seul représentant des Rougon-Macquart dans le roman, qui apparaît à l’incipit et qui mène le récit à sa conclusion, semble tout désigné pour traverser la foule des soldats en cavale sans nous disperser.

Dans son article sur « Les figures du pouvoir » dans La Débâcle, Adeline Wrona aborde la question éthique de biais. Inspirée par le premier cours de Roland Barthes au Collège de France, elle voit dans le roman une simulation du vivre-ensemble : presque tous les romans offrent, selon Barthes, une « maquette », « un matériau épars concernant le Vivre-ensemble (ou le Vivre-seul)[12] ». Cette idée amène Wrona à se concentrer sur les « besoins physiques de la vie en commun[13] » représentés dans La Débâcle, soit dormir, manger et mourir, qui sont les principales préoccupations des soldats luttant pour leur survie sur le champ de bataille. Après l’analyse de quelques passages, Wrona conclut à la défaite des individus soumis à la tyrannie du collectif. Inspirée cette fois de Pierre Rosanvallon, dans son Histoire de la représentation démocratique en France (1998), elle voit dans La Débâcle la représentation de la déception impériale, mais aussi démocratique :

La mimesis romanesque organise ici la disqualification systématique de tous les pouvoirs assurant la mise en ordre du social – de toutes les représentations, politiques, civiles ou militaires, qui assurent la régulation de la vie en commun. Cette faillite des « soudures » collectives constitue en soi un passif à mettre au compte du bilan désastreux laissé par le régime impérial[14].

Certes, ce roman de la défaite appelle une représentation de l’échec. Or la faillite est totale, selon Wrona : « Ce sont tous les socles du principe républicain qui se voient figurés ici comme défaillants[15]. » Même la « vieille fraternité » qui unit Jean Macquart et Maurice ne sauve pas la donne, car elle « ne vaut guère que pour eux seuls » ; ils ne font d’ailleurs « qu’un contre tous[16] », selon elle. Bref, les personnages vertueux ne feraient pas le poids devant la déchéance ambiante.

Toute stimulante qu’elle soit, cette hypothèse d’interprétation me semble minimiser l’importance de la présence de Jean Macquart au sein du récit. Ce personnage, érigé en modèle par d’autres personnages et par le narrateur lui-même, reçoit le titre de « héros » (aussi problématique que soit ce concept) ; c’est lui qui guide le lecteur à travers la foule, qui évalue les agissements de ses compagnons. Sa présence – actions et discours – permet, selon moi, d’échapper à ce bilan désastreux. Seul contre tous, il est vrai, mais seul à se tenir debout jusqu’au bout, s’érigeant en digne discriminateur idéologique du texte aux yeux de la lectrice ou du lecteur. Tel Zola se tenant devant la France tout entière lors de l’Affaire Dreyfus, ce personnage assure le maintien des valeurs universelles au coeur de la tempête. Ce faisant, la poétique du roman s’oriente sans doute vers un messianisme aux relents de romantisme social qui n’est pas sans rappeler les héros des romans feuilletons. Pourrait-on en conclure que Zola soit en proie à l’ironie lorsqu’il prête des bons sentiments à son personnage principal ? Ce serait oublier la vocation messianique de Zola qui s’affirmera dans les cycles romanesques suivants.

Pour la révision de ce sombre bilan décrétant la faillite des valeurs républicaines, je poserais donc autrement la question posée par Wrona. Plutôt que d’analyser le vivre-ensemble sous l’angle des « besoins physiques de la vie en commun », j’élargirais la question du vivre-ensemble à sa dimension éthique : Comment vivre, mais surtout, en fonction de quel idéal ? De quelle visée ? Ou pour le dire autrement (en empruntant le titre de Judith Butler, qui emprunte elle-même à Aristote) : Qu’est-ce qu’une vie bonne[17] ?

Dans un roman militaire où il s’agit pour les personnages de vaincre l’ennemi et d’échapper à la mort, cette question philosophique peut sembler superfétatoire (il faut d’abord manger, boire, dormir, rester en vie…). Pourtant, elle demeure fondamentale. Qu’est-ce qui guide la foule des soldats ? Si plusieurs cheminent à l’aveugle, obéissant strictement à des règles imposées de l’extérieur, tandis que d’autres se rebellent, indifférents à l’histoire en train de se jouer, un soldat tel que Jean Macquart trouve dans l’engagement militaire un sens à son existence. Le narrateur l’affirme nettement au premier chapitre dans un segment de discours indirect libre :

Mais quoi faire ? quand on n’a plus de métier, qu’on n’a plus ni femme ni bien au soleil, que le coeur vous saute dans la gorge de tristesse et de rage ? Autant vaut-il cogner sur les ennemis, s’ils vous embêtent. Et il se rappelait son cri : ah ! bon sang ! puisqu’il n’avait plus de courage à la travailler, il la défendrait la vieille terre de France[18] !

Le début de La Débâcle revient sur la fin du roman La Terre, où Jean est complètement dépossédé. Le premier chapitre le montre donc prêt à se battre, un peu par désoeuvrement, mais aussi par patriotisme, pour défendre la « vieille terre de France », ce qui constitue en soi un objectif, une première réponse à son questionnement. Lors de son discours aux soldats récalcitrants, Jean précise son but : travailler au bien commun.

Moi, la politique, la République ou l’Empire, je m’en suis toujours fichu ; et, aujourd’hui comme autrefois, lorsque je cultivais mon champ, je n’ai jamais désiré qu’une chose, c’est le bonheur de tous, le bon ordre, les bonnes affaires… Certainement que ça embête tout le monde, de se battre. Mais ça n’empêche qu’on devrait les coller au mur, les canailles qui viennent vous décourager, quand on a déjà tant de peine à se conduire proprement[19].

Le personnage exprime ici ce qu’il considère comme la vie bonne : le travail au champ, le bonheur de tous, le bon ordre, les bonnes affaires. Sa simplicité et sa détermination inspirent les soldats tentés par la désertion : « Alors, avec cette facilité des foules à changer de passion, les soldats acclamèrent le caporal, qui répétait son serment de casser la gueule au premier de son escouade qui parlerait de ne pas se battre. Bravo, le caporal ! on allait vite régler son affaire à Bismarck[20] ! » Si la foule change facilement de passion, Jean, lui, demeure relativement constant. Dans La Terre, le narrateur précise que les années de service militaire du futur caporal ont mené celui-ci à « raisonner sur l’égalité et la fraternité[21] ». Cet idéal républicain le guide dans ses campagnes militaires en dépit de son rejet du politique ; il est porteur d’une certaine vision du monde, utopiste, pour plusieurs, mais néanmoins suffisamment inspirante pour l’orienter dans ses actions.

Loin d’être gagné par la « tyrannie du collectif », Jean y résiste. Tandis que son ami Maurice se laisse gagner par la foule, dont la clameur lui emplit la tête[22], jusqu’à se mettre « du côté des gredins[23] » lors de la Commune, Jean manifeste une résistance au « sauvage égoïsme[24] » de la foule, malgré les impératifs de la guerre. Le dévouement du caporal apparaît en effet exemplaire : il soigne Maurice avec des « gestes maternels[25] » ; il se prive de nourriture pour sauver de l’inanition ce soldat qui lui semble plus fragile que lui[26]. Sa considération pour autrui s’étend même jusqu’à la bête. Devant le cheval que ses compagnons veulent abattre pour se nourrir, il hésite par pitié pour l’animal. S’il accepte finalement de contenter ses pairs, c’est par compassion devant la faim et la souffrance des autres humains.

De toute évidence, le comportement de Jean s’apparente à ce que le positiviste Auguste Comte nomme « altruisme[27] » : « [L]’élimination des désirs égoïstes et de l’égocentrisme, ainsi que l’accomplissement d’une vie consacrée au bien d’autrui[28]. » Un tel comportement s’oppose à la thèse du socio darwinisme qui guide généralement les lectures du cycle des Rougon-Macquart et de La Débâcle en particulier, en raison notamment du discours tenu par le personnage de Maurice. Si la loi de la jungle est maintes fois représentée dans l’oeuvre zolienne et problématisée dans sa critique[29], notamment en ce qui concerne ce roman militaire, alors que les personnages doivent « manger ou être mangé[s], tuer ou être tué[s], maîtriser le monde ou être écrasé[s] par lui[30] », ce n’est pas ce mode qui prédomine dans La Débâcle. De fait, à travers le parcours narratif de Jean Macquart, ce roman apparaît plus près de l’instinct de bienveillance dont parle Darwin que du socio darwinisme[31]. La débâcle de l’armée impériale française en 1870 peut certes s’expliquer par un manque de coopération entre les individus qui composent le régiment (sans parler du manque de direction et de coordination de la part de l’Empereur), mais la survie de Jean est bel et bien le résultat de son souci des autres.

En sauvant Maurice, Jean se mérite son amitié et sa reconnaissance. Maurice, cet « être faible, chétif, épuisé de fatigue et d’angoisse[32] », sauvera son caporal laissé pour mort sur le champ de bataille, alors que les autres ne pensent qu’à s’enfuir, « dans l’instinct surexcité de la conservation[33] ». Tandis que les compagnons s’entretuent pour un pain[34], Jean résiste à la faim et au mouvement de la foule affamée – symbole fort, le pain rappelle la communion du Christ et des apôtres ; cet intertexte biblique ajoute une profondeur mythique au personnage, à sa quête et à son caractère exemplaire.

L’amitié de Jean et Maurice n’est donc pas qu’une balle perdue au milieu du champ de bataille. Elle dévoile l’idéologie du texte, selon la définition qu’en donne Jacques Dubois dans sa célèbre étude de L’Assommoir[35]. Le narrateur joue du clairon : « N’était-ce point la fraternité des premiers jours du monde, l’amitié avant toute culture et toutes classes, cette amitié de deux hommes unis et confondus, dans leur besoin commun d’assistance […][36] ? » Tel un hymne au coeur de la bataille, cet éloge de l’amitié et de la fraternité qui ponctue le roman vient faire contrepoids à l’« égoïsme sournois[37] » de la foule des soldats en détresse.

Jean, qui porte le prénom de l’évangéliste de l’Apocalypse[38], est plus qu’un personnage, il est le symbole de toute une « France à refaire ». Sa présence au coeur de la foule en constitue le point focal. Caporal de l’armée, il guide les soldats. Il indique le chemin à suivre et, ce faisant, il oriente également le roman : il incarne les valeurs préconisées par le texte. Dès le début de la guerre, Jean s’affirme en effet comme chef devant l’armée en déroute. Il a moins d’éducation que plusieurs, mais il sait faire preuve d’autorité devant eux pour secouer la paresse et la peur[39]. Jean est un « paysan réfléchi[40] », précise le narrateur. Il s’impose à la tête de sa troupe grâce à ses qualités humaines dont son « respect instinctif du bien des autres[41] », lit-on encore. Cette position et ce titre de caporal témoignent de l’importance de ce paysan, mais aussi des valeurs qu’il véhicule au coeur même du chaos moral qu’est la foule sur le champ de bataille. Cela dit, il ne pèche pas par excès de vertu ; le héros ordinaire connaît également ses limites[42], ce qui participe à rendre le personnage plus crédible.

Le lustre d’un tel personnage s’oppose à la légende « d’épouvantails révolutionnaires, de bandits qui sortent de sous terre les jours d’insurrection[43] ». Paru au lendemain du centenaire de la Révolution de 1789, le roman de Zola vient raviver l’idéal révolutionnaire en mettant de l’avant un discours sur l’amitié et la fraternité. Tout aussi humiliant qu’ait pu être le récit de la débâcle de l’armée impériale pour le public français, comme d’ailleurs celui de l’écrasement de la Commune, le roman laisse présager des jours meilleurs, en dépit de sa fin quasi apocalyptique. S’il est vrai que plusieurs personnages soient liquidés au cours du roman et que la foule aboutisse en bonne partie dans la fosse commune, la foi en une possible régénération de la nation s’exprime néanmoins dans le personnage de Jean Macquart. Tandis que Maurice est tenté par la « destruction de tout[44] », Jean continue de porter le monde sur ses épaules ; la fin du roman le montre marchant vers l’avenir, vers « la grande et rude besogne de toute une France à refaire[45] ». Le roman de la défaite se tourne donc vers l’avenir. Le Second Empire s’achève dans le feu et le sang, mais le monde peut renaître de ses cendres, comme en témoigne ce passage bien connu de l’excipit : « C’était le rajeunissement certain de l’éternelle nature, de l’éternelle humanité, le renouveau permis à qui espère et travaille, l’arbre qui jette une nouvelle tige puissante, quand on en a coupé la branche pourrie, dont la sève empoisonnée jaunissait les feuilles[46]. » Il va sans dire que la métaphore rappelle l’arbre généalogique du clan Rougon-Macquart. Avant-dernier roman du cycle, La Débâcle élague bon nombre de personnages, y compris l’Empereur, mais il épargne un Macquart, qui devient promesse d’avenir.

L’existence de ce personnage fait donc mentir les thèses selon lesquelles Zola adhérerait à un darwinisme social à la Spencer[47]. La défaite française peut s’expliquer par celle-ci, mais l’avenir repose sur un autre modèle (les valeurs républicaines, par exemple). Les leçons d’histoire et de morale civique[48] que nous sert Zola avec La Débâcle annoncent le cycle des Villes et les Évangiles qui suivront et qui confirmeront cette tendance missionnaire. Seul devant la foule des lecteurs, comme son personnage devant le régiment, Zola défend les valeurs d’une vie bonne. Son laboratoire expérimental met en jeu bien plus qu’une famille de tarés génétiques dans une société dégénérée, il contient également en germe un idéal du vivre-ensemble incarné par le héros ordinaire.