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Mais un tel rugissement courut à l’instant même dans la multitude, que le président comprit qu’il entreprenait une oeuvre non seulement difficile, mais dangereuse. Une émeute pouvait éclater, et, pendant le tumulte, M. Sarranti pouvait être enlevé. […] Silence ! dit une voix au milieu de la foule. Et, comme si la foule était habituée à obéir à cette voix, elle se tut[1].

Dans l’« océan d’encre[2] » que constituent Les Mohicans de Paris, le plus long roman d’Alexandre Dumas, qui a pourtant à son actif quelques oeuvres considérables, divers passages mettent la foule au premier plan. Au fil d’une publication débutée le 25 mai 1854 dans Le Mousquetaire et conclue le 28 juillet 1859 dans Le Monte-Cristo – deux journaux fondés et, au moins un temps, dirigés par Dumas –, l’écrivain construit un portrait de la foule original et étroitement lié aux enjeux fondamentaux de ce « roman-somme[3] ».

La foule prend ainsi divers visages dans Les Mohicans de Paris : Dumas la présente comme un « simple » rassemblement de personnes, mais aussi comme une émeute destructrice et même comme l’opinion publique changeante. Si l’on peut bien sûr trouver à cette époque diverses oeuvres qui mettent l’accent sur un de ces visages, ce roman se distingue par ses efforts pour les faire se rejoindre et les articuler les uns aux autres, et cela dans une réflexion sur le pouvoir qui surprend dans le contexte feuilletonesque d’alors. Nous examinerons successivement comment Les Mohicans de Paris donnent à voir chacun de ces visages ; le troisième nous retiendra tout particulièrement, en raison du glissement opéré pour intégrer l’opinion publique dans ce qui s’avère être un véritable système. Nous exposerons ainsi comment le romancier retourne sur lui-même, d’une manière aussi logique qu’étonnante, le motif ressassé de la violence traditionnellement associée à la foule. C’est cette reconfiguration qu’il s’agit de mettre en évidence : sous la plume de Dumas, la foule n’est plus simplement menaçante comme on la représente généralement, elle devient aussi, en quelque sorte, menacée.

Le rassemblement

À mesure que le lecteur de 1854 plonge dans les deux mille pages qui composent le roman, il découvre sept récits qui s’entrecroisent en 1827 – récits qu’il observe donc à travers la lentille que constitue pour lui la révolution de 1830 – et un vaste répertoire de personnages : un surhomme, un chef de police exceptionnel, divers agents de police corrompus, des criminels, doués ou non, des artistes admirables, un médecin talentueux, un abbé charismatique, des prêtres immoraux, des victimes innocentes, sans compter un chien qui se révèle habile enquêteur et une chienne dont le charme et le comportement lui méritent le titre de « chienne fatale ». Lise Dumasy explique que l’oeuvre entrelace des projets biographique, esthétique et politique[4], en ce que Dumas revisite le romantisme et convoque son propre « passé politique et littéraire […] et celui de sa génération[5] ». Il réécrit en quelque sorte une Histoire insatisfaisante.

Sans surprise, dans la fresque que constituent Les Mohicans de Paris, la foule s’agglomère fréquemment dans des lieux publics, par exemple au chapitre 115, où un rassemblement se produit autour d’un spectacle théâtral joué en plein air. Voyant passer l’heure prévue pour la représentation, la « foule enthousiaste[6] » change peu à peu d’aspect : « La foule, qui attendait depuis une heure vingt minutes[,] se croyait donc en droit de protester contre ce crime de lèse-foule, par des vociférations menaçantes et des jurons[7]. » Le directeur de la troupe, venu demander un peu de patience, est mal reçu : « [L]a foule […] éclata en […] huées si violentes [et] sifflets si aigus que le malheureux saltimbanque ne put, pendant cinq minutes articuler une seule parole[8] ». Le narrateur fonde la représentation du rassemblement sur des gestes exécutés ensemble et sur des émotions partagées par les individus (enthousiasme initial, impatience, colère). Le changement d’humeur évoqué ici apparaît également lors d’un rassemblement qui a lieu à l’intérieur et autour d’un tribunal aux chapitres 185 à 189. L’extrait cité en exergue provient de cet épisode où la foule est omniprésente, épisode qui relate un procès très suivi par la population parisienne :

Une foule si compacte, si pressée, si houleuse et si murmurante, qu’on eût cru que la vieille île du Palais, devenue flottante, oscillait au milieu de la Seine, faisant un suprême effort pour résister à l’ouragan qui la poussait vers la mer. Ce qui contribuait à donner à cette foule une grande ressemblance avec un océan orageux, c’était le mugissement sourd et profond, lugubre et monotone dont elle faisait retentir les rues d’alentour, et qui montait comme une marée furibonde jusqu’aux voûtes du vieux palais de saint Louis[9].

Le narrateur présente ici la puissance de la foule. Si le rassemblement est parfois pacifique (comme au début du roman, où celui formé dans un cabaret constitue un « fouillis impénétrable où tout se confondait, se perdait » dans une ambiance bon enfant[10]), une tendance émerge des deux exemples précédents : il peut rapidement devenir menaçant[11].

Ces deux passages illustrent aussi que le narrateur pose la foule comme une multitude formant une unité. C’est une conception largement répandue au XIXe siècle. Par exemple, plusieurs années après Dumas – le 23 mars 1882 –, Guy de Maupassant formule ainsi cette idée dans une chronique du Gaulois : « C’est une foule, et cette foule est quelqu’un, un vaste individu collectif, aussi distinct d’une autre foule qu’un homme est distinct d’un autre homme[12] ». Ceci jette un éclairage différent sur le choix que fait Dumas de mettre l’accent sur la description du groupe et non sur celle des individus : son geste ne résulte pas seulement d’un principe d’économie, mais s’inscrit dans une tendance plus large. Maupassant ajoute que ceux qui composent cette « foule » s’activent « d’un même élan[13] », ce que l’on observe en effet dans Les Mohicans de Paris.

Vincent Rubio, qui a étudié d’autres réflexions sur la foule nées au XIXe siècle, donne à penser qu’on peut aussi cadrer le portrait offert par Dumas au moyen du travail de Gustave Le Bon :

La première définition de la foule que formule Le Bon [dans son célèbre ouvrage Psychologie des foules] est la suivante : « Dans certaines circonstances données[,] une agglomération d’hommes possède des caractères fort différents de ceux de chaque individu qui la compose. La personnalité consciente s’évanouit, les sentiments et les idées de toutes les unités sont orientés dans une même direction, il se forme une âme collective, transitoire sans doute, mais présentant des caractères très nets. [Cette foule] forme un seul être et se trouve soumise à la loi de l’unité mentale des foules »[14].

Jacques Julliard résume les choses ainsi : « La foule, selon Le Bon, a une âme collective qui se substitue à l’addition des âmes individuelles[15]. » Cette idée d’« âme collective » correspond à ce que l’on remarque à la lecture des passages des Mohicans de Paris présentant des rassemblements, où le narrateur décrit des émotions éprouvées à l’unisson : « [L]a foule, muette et haletante, suivit avec une fervente attention l’analyse du président » ; « Toute cette foule se retira triste et morne » ; « Un grand mouvement se produisit dans la foule qui prouva qu’elle n’était pas insensible au malheur, quel qu’il fût, arrivé à Fafiou[16]. »

Dégageons de ces remarques quelques principes guidant le portrait qu’offre Dumas du rassemblement : l’accent mis sur l’ensemble (« la foule ») et non les individualités, l’affirmation de l’existence d’une « âme collective » et la description d’émotions éprouvées solidairement. Apparaît une autre idée phare, récurrente dans les ouvrages de la fin du XIXe siècle : la foule est plus que la somme de ceux qui la composent. Dumas aborde aussi l’enjeu du pouvoir en relevant la menace que le rassemblement incarne, dans l’épisode du procès comme dans celui du spectacle théâtral, et en imaginant un personnage exceptionnel, capable de contrôler cette agglomération d’individus. Cette mainmise sur la foule importe puisqu’elle est au coeur de la représentation de la soeur tumultueuse du rassemblement, l’émeute.

L’émeute

Dans Les Mohicans de Paris, la foule qui n’est pas pacifique est, comme le rassemblement, présentée au singulier, dans un portrait soulignant des émotions éprouvées et des gestes posés à l’unisson : « La foule ondula » ; « la foule […] s’élança à la rencontre de la gendarmerie, qu’elle fit, pas à pas, reculer[17]. » L’emploi du mot « foule » est trompeur : le narrateur précise qu’elle est composée d’« émeutiers[18] » qui élèvent des barricades, lesquelles sont renversées quand « la rue [devient] un champ de bataille[,] une scène de meurtre[19] ». Ici, et dans maints autres passages[20], le narrateur insiste sur la violence qui distingue l’émeute du rassemblement. Il ne s’agit toutefois pas de la seule différence.

L’émeute s’inscrit dans un riche réseau de représentations auquel contribuent notamment un grand nombre de romans. Par exemple, Victor Hugo, dans Les Misérables, oeuvre presque contemporaine des Mohicans, développe une image éloquente : l’émeute est une « trombe de l’atmosphère sociale qui se forme brusquement […] et qui, dans son tournoiement, monte, court, tonne, arrache, rase, écrase, démolit, déracine[21] ». Dans Les Mystères de Londres (1843-1844) de Paul Féval, on peut lire que le « monstre sans tête qu’on appelle l’Émeute […] passe, renversant devant lui tout obstacle, se fortifiant par le combat, grandissant à chaque goutte de sang qu’il verse[22] ». Dans les deux cas, l’émeute est une force déchaînée, irrationnelle, détruisant tout sur son passage. Le second exemple s’éloigne toutefois du premier en ce que l’émeute, malgré cette association à un « monstre sans tête », y est provoquée et planifiée par un personnage exceptionnel, seul à même de voir au-delà des gestes désorganisés des émeutiers. Une telle orchestration est précisément au centre de la mise en scène de l’émeute dans Les Mohicans de Paris.

Le roman reprend deux événements historiques de 1827 – l’enterrement du duc de La Rochefoucauld-Liancourt en mars et les élections du 17 novembre – et relate les émeutes qui les ont accompagnés, mais en les attribuant aux efforts de personnages fictionnels agissant pour la police. Lors de la première occurrence, dans un chapitre justement intitulé « Comment on fait une émeute », un agent provocateur vêtu de noir suscite un affrontement avec les étudiants qui portent la dépouille[23]. Il « sembl[e] sortir de terre[24] », attise leur colère et disparaît ensuite sans laisser de traces. Évoquant une chanson bien connue de Béranger (« Les Révérends Pères[25] »), il cristallise l’image du jésuite conspirationniste (habit noir, association au souterrain), qui circule pendant une large part du siècle[26]. Il agite la multitude au point de provoquer une bagarre qui entraîne la chute du cercueil, lequel, en se brisant, laisse échapper « un des bras décharnés du cadavre[,] séparé du corps[27] ». La procession, initialement calme et pacifique, se transforme alors en émeute, que le narrateur décrit notamment ainsi :

Au moment où l’émeute était arrivée à son apogée, à l’instant où les cris de mort, les hurlements des hommes, les plaintes des femmes, les pleurs des enfants se faisaient entendre de toutes parts, c’est-à-dire au moment où les soldats, baïonnette en avant, marchant sur les élèves de l’école de Châlons, voulurent violemment s’emparer du cercueil [au milieu] de cet océan humain […][28].

L’épisode se conclut avec maintes blessures, des arrestations et la mention d’un travail médiatique de la police et du gouvernement pour « rejeter la responsabilité [des événements] sur le compte des bonapartistes[29] ».

Dumas récidive avec les élections de novembre et décrit une autre émeute organisée par les autorités. Divers agents déguisés haranguent et stimulent « une bonne et honnête foule, jouissant de sa victoire, mais sans dessein prémédité d’en abuser[30] » ; et si « un individu plus hardi, ou plus de la police que les autres[31] » joue un rôle décisif pour la transformer en une véritable émeute, tous y contribuent :

nos émeutiers, ou plutôt ceux de M. Jackal [le chef de la police], étaient sans doute plus naïfs ou plus habiles que les émeutiers ordinaires [car ils] poussèrent des cris si féroces que ceux de leurs camarades qui étaient restés dans la rue se mirent à hurler : – Vengeance ! on égorge nos frères ! Nos lecteurs savent aussi bien que nous que l’on n’égorgeait personne[32].

En fait, ces lecteurs ne sont guère surpris puisque, quelques pages plus tôt, le chef de la police avait annoncé l’émeute à un autre personnage. En effet, il lui en avait indiqué à l’avance l’heure presque exacte – « Précisément entre sept et huit heures du soir[33] » – et lui avait décrit la séquence d’événements y menant :

[U]n monsieur quelconque lèvera sa canne sur le gamin provocateur, le gamin se baissera pour éviter le coup ; en se baissant, par le plus grand des hasards toujours, il trouvera un pavé sous sa main. Or, il n’y a que le premier pavé qui coûte ; une fois un premier pavé enlevé, les autres suivront, il y en aura bientôt un tas. Que faire d’un tas de pavés, sinon des barricades ? [La] police fera preuve d’une sollicitude toute paternelle. Au lieu d’arrêter les meneurs, il y en a toujours, vous comprenez, elle détournera les yeux en disant « Bah ! les pauvres enfants, il faut bien qu’ils s’amusent » ; et elle laissera barricader tranquillement sans inquiéter les barricadeurs[34].

Le soir venu, les choses se déroulent un peu différemment, mais il reste que Dumas fait bien de cette émeute une action méticuleusement orchestrée par la police et ses mouchards. La foule n’y est qu’un instrument dont ils (se) jouent ; le ton léger du récit contraste avec les effusions de sang qui marquent les événements décrits.

Programmée, créée avec soin et posée comme un outil de la police, l’émeute se révèle moins indifférenciée que le rassemblement. L’apparence et le comportement des agents provocateurs sont décrits et, hormis celui qui a été associé aux jésuites, ce sont des personnages connus du lecteur. Sont par ailleurs singularisés divers personnages positifs, eux aussi familiers, notamment des acolytes du héros. De la masse que constitue l’émeute émergent ainsi plusieurs individualités. Ajoutons qu’elle est stérile, voire carrément nuisible : provoquée par la police politique, elle ne procure aucun gain au peuple et les « vrais » émeutiers sont arrêtés ou tués. Évidemment, Dumas ne pouvait renverser le gouvernement en 1827 sans trahir l’Histoire récente (ce qui ne cadrait pas avec son projet), mais la stérilité des émeutes qu’il met en scène évoque également l’échec politique de 1848.

Ainsi, sans être inoffensive, l’émeute n’est pas dans Les Mohicans de Paris un torrent incontrôlable, selon ce qu’on pouvait en dire alors dans les discours médiatiques et littéraires. Ici, elle est moins une menace pour le gouvernement qu’un de ses outils, puisqu’elle est employée pour dissiper la pression populaire, arrêter des individus, servir de prétexte à des mesures limitant les libertés de la population, etc. Cette stratégie témoigne d’une approche cynique puisque ces débordements sont tous maîtrisés dans le sang, au moyen d’une brutalité qui surpasse le plus souvent leur violence (un certain colonel Rappt, sur lequel nous aurons l’occasion de revenir, est assimilé « au démon de la vengeance[35] » lorsqu’il charge le peuple). Davantage que le premier, ce deuxième visage de la foule est au coeur du travail de dramatisation de Dumas, qui s’en sert pour créer des péripéties. Ajoutons que, pour le lecteur de 1854 – et du XXIe siècle –, le roman donne à penser que ce jeu dangereux s’est finalement retourné contre les autorités lors de la révolution de 1830, qui est l’horizon des Mohicans de Paris. Il n’empêche qu’en 1827, l’émeute n’est pas qu’initiée par la police politique : ses conséquences sont aussi contrôlées et ne mettent pas en péril le pouvoir gouvernemental. Dans l’univers de la fiction, par rapport au rassemblement, l’émeute fait donc l’objet d’une instrumentalisation accrue. Ce processus est poursuivi et accentué avec le troisième visage.

De la foule à l’opinion publique

En proposant de reconsidérer l’idée reçue voulant que l’émeute soit une « [e]xpression presque instantanée d’un mécontentement ou d’une indignation [et donc] l’affirmation physique d’une opinion[36] », Dumas invite également à interroger la question de l’opinion publique. Cette dernière, intimement liée à la foule, constitue au XIXe siècle un enjeu sur lequel il importe de s’arrêter avant d’aller plus loin.

Comme premier point d’éclairage, retournons à la chronique de Maupassant citée plus haut, où l’on repère une conception répandue au XIXe siècle :

Alors constatez qu’une sorte d’harmonie s’est établie chaque soir entre votre manière de sentir et celle du public [au théâtre]. Essayez d’y résister en raisonnant, vous subirez malgré vous l’entraînement, la mystérieuse influence du Nombre ; vous êtes mêlé à tous, enveloppé par l’Opinion confuse, éparse ; vous entrez dans la combinaison inconnue qui forme « l’Opinion publique ». Vous vous en dégagerez une heure plus tard, c’est vrai, mais, au moment même, le courant établi vous emporte[37].

Maupassant propose une vision restreinte de l’opinion publique, la posant comme un élan qui emporte ceux formant un rassemblement. Il évoque ainsi, pour citer Vincent Rubio, la « force de suggestion[38] » qu’exerce le nombre sur l’individu, aspect sur lequel insistent les savants de la fin du siècle, comme Scipio Sighele, Henry Fournial, Gustave Le Bon et Gabriel Tarde[39]. Ce dernier retient ici notre attention en raison des efforts qu’il a déployés pour associer l’opinion publique à un autre type de foule.

Jacques Julliard explique que Tarde, dans un article intitulé « Le public et la foule », élabore « la notion de public, c’est-à-dire de foule à distance[40] ». Pour Tarde, en effet, ce « n’est pas dans des rassemblements d’hommes sur la voie publique ou sur la place publique, que prennent naissance et se déroulent ces sortes de fleuves sociaux », ces « courants d’opinion[41] ». Il insiste plutôt sur l’importance du « lien [que constitue], avec la simultanéité de leur conviction ou de leur passion, la conscience possédée par chacun d’eux que cette idée ou cette volonté est partagée par un grand nombre d’autres hommes[42] ». Il pose le public comme une « collectivité purement spirituelle, comme une dissémination d’individus physiquement séparés dont la cohésion est toute mentale[43] ». Sans être formulée ainsi, une telle conception de la « foule à distance » est déjà à l’oeuvre, près d’un demi-siècle plus tôt, dans Les Mohicans de Paris.

Dans le roman de Dumas, que l’opinion publique soit celle du rassemblement ou du « public » de Tarde, elle constitue toujours un spectre menaçant. En cela, cette oeuvre participe d’une tendance lourde qui mérite quelques commentaires. Patrick Champagne souligne que l’opinion publique est définie non pas scientifiquement, de façon stable et consensuelle, mais socialement et que les définitions se multiplient sans s’accorder[44]. Au moyen d’un rappel historique sensible à divers événements politiques qui ont marqué les XVIIIe et XIXe siècles, il distingue d’une part « “l’opinion publique” institutionnelle et “convenable” de la représentation parlementaire » – issue de la révolution de 1789 – et, d’autre part, les « mouvements d’opinion[45] » de la foule (décrits par Maupassant). Chez Dumas, amalgamer et différencier ces deux « opinions publiques » est un enjeu central : si l’écrivain donne à voir des efforts pour faire entendre des opinions exprimées par le peuple, il expose surtout la manière par laquelle le pouvoir tente d’imposer cette « opinion publique institutionnelle ».

Dans cette perspective, l’opinion publique doit être pensée comme un « espace de médiation entre les groupes au pouvoir et la masse sans parole[46] ». La formule, proposée par Lise Dumasy dans le contexte d’une étude de la presse sous la monarchie de Juillet, correspond bien aux jeux de pouvoir associés à l’opinion publique dans Les Mohicans de Paris. Elle pointe aussi vers le fait que, comme l’écrit Jürgen Habermas, « l’“opinion publique” était déjà un objet problématique[47] » aux yeux de plusieurs observateurs du mitan du XIXe siècle.

Diverses raisons expliquent ce phénomène, à commencer par le fait que, ainsi que le rappelle Patrick Champagne, de manière générale, cette

forme d’« opinion publique » [qui repose sur « les mouvements de masse » et les « manifestations de rue » et] qui passe par la presse et les mouvements publics de protestation ne sera reconnue que progressivement [au fil du XIXe siècle], tant « la foule » est longtemps restée synonyme, pour la majeure partie des élites politiques, d’irrationalité[48].

Il faut également garder à l’esprit la diversité de ce que peut être l’opinion publique et l’hétérogénéité de ceux qui s’en font les chantres (élus, journalistes, militants). Habermas ajoute que, « [à] partir du milieu du XIXe siècle, les institutions qui jusque-là garantissaient la cohérence du public en tant que public faisant usage de sa raison ont été profondément ébranlées[49] », comme les revues littéraires, les salons et, de façon plus générale, le « marché des biens culturels[50] ». Il articule cette situation au fait que la grande presse, pour des motivations économiques, détourne « la participation à la sphère publique de larges couches de la population[51] ». Habermas pose ainsi que, « à partir de 1875, [l’opinion publique] est considérée comme […] foncièrement équivoque[52] ». La conjoncture ne s’améliore guère à la fin du siècle : Jacques Julliard affirme que, « à partir de [Gustave Le Bon] et sous son influence, la foule est appréhendée d’emblée comme “criminelle”[53] ». Le travail avait déjà été bien entamé auparavant : le titre de l’ouvrage de Scipio Sighele est La Foule criminelle, traduit en français en 1892, et Gabriel Tarde publie, aussi en 1892, un article intitulé « Les crimes des foules[54] ».

Divers facteurs entrent ainsi en jeu dans la méfiance que suscite l’opinion publique au XIXe siècle. Cependant, si Les Mohicans de Paris ne dérogent pas à cette tendance et illustrent cette suspicion, ce n’est pas parce que la foule serait irrationnelle ou criminelle. L’explication proposée dans le roman relève plutôt des phénomènes commentés par Habermas et dont Dumas offre une reconfiguration imprévue.

L’opinion publique dans Les Mohicans de Paris

Divers passages du roman présentent l’opinion publique dans un cadre parodique, notamment lorsque le récit évoque les rapports que des indicateurs et des agents livrent au chef de police[55]. Le lecteur explore ainsi les arcanes des dénonciations pour propos séditieux : un homme risque la prison pour avoir crié « Vive l’Empereur » dans un café, ce qui, en 1827, attire l’attention des autorités. Dumas désamorce la situation en badinant : l’homme, qui est lui-même, en fait, un agent de police, affirme avoir crié « Vive l’ampleur[56] », sans préciser ce qui a motivé un tel enthousiasme. Son supérieur fait mine d’accepter sans hésitation son explication. Le lecteur assiste également au rapport du préfet de police Delvau à Charles X, qui ne l’écoute que pour déterminer si l’agitation l’empêchera d’aller chasser le lendemain[57]. Le comique de ces passages relativise le poids de l’opinion publique ; néanmoins, ces anecdotes témoignent aussi d’un climat caractérisé par la suspicion et marqué par de multiples délations, où différents membres haut placés du gouvernement – à défaut du roi – se montrent attentifs à l’opinion publique exprimée dans la population et si différente de sa contrepartie institutionnelle.

Ailleurs, l’inquiétude du gouvernement transparaît dans ses efforts pour contrôler l’opinion. C’est le cas avec le travail de manipulation médiatique qui a pour but d’attribuer la responsabilité d’une émeute aux « bonapartistes », de façon à orienter la colère populaire. De même, lors du procès déjà évoqué, le narrateur détaille comment l’opinion publique exerce une pression sur le système judiciaire. L’accusé est jugé pour un double meurtre et un vol ; toutefois, son véritable crime aux yeux des forces policières est d’être un conspirateur bonapartiste. C’est ce que le gouvernement, par l’entremise du chef de la police et de différents fonctionnaires et membres de l’appareil judiciaire, cherche à punir, tout en évitant de faire les manchettes. Ces personnages traitent donc le cas comme un fait divers pour empêcher que l’opinion publique n’en fasse un débat politique[58]. Le désir de ne pas agiter celle-ci guide leur conduite lors de l’arrestation et lors du procès, ce qui témoigne du poids qu’ils lui accordent, de la menace qu’elle représente à leurs yeux.

L’importance de la mainmise sur l’opinion publique est aussi mise en scène à travers le portrait du colonel Rappt, résolument classé comme personnage méprisable. En effet, c’est un tortionnaire qui s’en prend aux plus faibles, un meurtrier qui assassine sournoisement et un arriviste cynique qui tente de forcer sa fille biologique – officiellement la fille de son protecteur – à l’épouser pour favoriser ses propres ambitions politiques. Posé comme ce que nous appellerions aujourd’hui un politicien véreux, il abuse aussi du pouvoir de la presse. Il est

propriétaire ostensible d’un journal qui défen[d] énergiquement la monarchie légitime [et], en secret, rédacteur principal d’une revue qui attaqu[e] le gouvernement à outrance et conspir[e] contre lui [. P]lus d’une fois M. Rappt avait déposé avec orgueil la plume qui avait attaqué dans l’un, défendu dans l’autre, et s’était félicité intérieurement de cette souplesse de talent et d’esprit qui lui permettait de fournir de si excellentes raisons à deux opinions si opposées[59].

Rappt illustre, synthétise même, une philosophie que partagent divers personnages : utiliser l’opinion publique, tout en s’en protégeant. Il agit, ouvertement et dans l’ombre, pour faire avancer sa carrière en employant la presse non pour promouvoir une perspective précise – puisqu’il défend des opinions contradictoires – mais pour créer un contexte qui lui est favorable. Dans l’analyse citée plus haut, Habermas affirme que, au fil du XIXe siècle, la presse devient « d’autant plus manipulable qu’elle se commercialise[60] », et il ajoute qu’elle ne doit plus être considérée comme ce qu’il appelle un « organe critique[61] ». C’est ce que met en scène Dumas, passant sur le volet de la commercialisation, qui lui était toutefois familier, et insistant sur les stratégies et les subterfuges de Rappt pour tirer profit de l’opinion publique en la façonnant à sa guise grâce aux journaux, mais aussi grâce à certains individus dont la parole est largement écoutée.

Ces exemples donnent à voir que dans Les Mohicans de Paris, contrôler l’opinion publique est un enjeu et qu’il est possible d’orchestrer celle-ci, comme on peut le faire pour une émeute. Le travail, infructueux, du gouvernement pour transformer un conspirateur en un assassin de droit commun et celui, plus efficace, de Rappt pour mousser sa position, laissent comprendre que l’opinion publique est aussi artificielle que l’émeute et que des individus puissants tentent de s’en servir. S’il faut s’en méfier, ce n’est donc pas en raison des caractéristiques de la foule elle-même. Au contraire, Dumas montre comment des personnages s’efforcent de substituer une « opinion publique institutionnelle » à celle du peuple, comment ils cherchent à la lui imposer par des moyens détournés dans les médias et grâce à des individus qui trompent la population (comme les meneurs qui répandent des faussetés pour exciter les individus et transformer le rassemblement en émeute).

C’est dire que, dans ce roman, ni l’opinion publique ni l’émeute n’appartiennent vraiment à la foule, même si elles lui sont intimement liées. Exploitées par le gouvernement au moyen de diverses tactiques de manipulation et de désinformation, elles font l’objet d’une mise en scène qui cristallise un cynisme – celui de ceux qui les contrôlent et celui de Dumas – et la conscience qu’elles représentent une menace qui n’est pas sous-estimée, d’où les efforts de divers représentants de l’appareil gouvernemental pour les corrompre.

Ajoutons enfin que l’influence de l’opinion publique sur les membres de l’État que décrit si attentivement Dumas deviendra un enjeu important du roman judiciaire, à tout le moins en ce qui concerne l’application des lois. Quelques années plus tard, des écrivains comme Émile Gaboriau et Fortuné du Boisgobey le reprendront pour nourrir leurs intrigues : des policiers arrêtent quelqu’un parce que l’opinion publique exige une arrestation, inculpent un personnage en particulier parce que l’opinion publique l’a déjà condamné, sont réticents à en relâcher un autre parce que l’opinion publique y verrait un traitement de faveur, etc. Les manoeuvres politiques pour contrôler l’opinion publique n’apparaissent pas nécessairement dans ces romans, mais son influence sur le système judiciaire s’impose comme un mécanisme narratif fréquemment employé.

***

Lise Dumasy explique que plusieurs personnages positifs des Mohicans de Paris ne tentent pas de « faire du peuple un instrument, mais [cherchent à] l’émanciper et [à] le rendre capable de prendre en main son destin[62] ». Ils se butent toutefois à diverses forces qui visent quant à elles à utiliser la foule pour contrer une telle émancipation du peuple. Quand cette foule prend la forme de l’émeute ou de l’opinion publique, elle est instrumentalisée par les autorités – particulièrement par la police politique qui justifie ainsi sa propre existence – pour manipuler la population. Ce rôle d’outil aveugle est bien éloigné de celui de contre-pouvoir ou d’expression de la volonté et de la souveraineté du peuple qu’on pouvait être tenté de lui conférer depuis 1789. En démontant ainsi plusieurs mouvements en apparence « populaires », Dumas inscrit son propos dans une dynamique de jeux de pouvoir où, s’il rend compte de la puissance de l’émeute et de l’opinion publique, il n’offre pas pour autant un réquisitoire contre le peuple.

Reprenons enfin la conclusion d’une discussion dans le roman qui implique un ouvrier sur le point de devenir émeutier : « – Ce n’est donc pas pour la bonne cause, ce soir ? demanda Jean Taureau, étonné. – Ce soir, c’est la cause de la police, et, sans t’en douter, tu travailles pour le gouvernement[63]. » L’extrait résume la mécanique sur laquelle insiste Dumas. Il n’est pas seul, évidemment, et d’autres romans présentent des émeutes orchestrées et utilisées, comme Les Mystères de Londres. Néanmoins, cet élément se rattache dans Les Mohicans de Paris à un travail plus vaste, à une exploration fouillée de ce que peut être la foule au XIXe siècle et des efforts d’un gouvernement à l’éthique discutable pour contrôler la population. Ce roman dépeint ainsi une foule profondément et irrémédiablement politisée, mais s’intéresse moins au pouvoir qu’elle exerce qu’à celui qu’elle subit, moins à ce qu’elle peut faire qu’à qui la contrôle.