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Surveiller et punir. Naissance de la prison de Michel Foucault s’ouvre sur l’écart historique et idéologique qui sépare l’exécution publique du régicide François-Robert Damiens en 1757 et la rédaction par Léon Faucher d’un règlement pour la Maison des Jeunes détenus à Paris en 1838. Dans cet intervalle, explique le philosophe, a lieu un changement crucial pour le régime pénal, qui supprime peu à peu les supplices publics et tend à réduire la douleur physique dans les châtiments infligés, au profit d’un contrôle spirituel de l’individu[1]. Ainsi, au début du XIXe siècle, même si le souvenir de la guillotine révolutionnaire est encore bien présent et que l’échafaud n’a pas disparu[2], les supplices publics et leur attirail de torture relèvent déjà du passé. Plus encore, ils forment un motif important pour un certain imaginaire collectif du passé, fondé sur l’idée d’une diminution de la violence au fil des siècles[3]. Le genre du roman historique, qui fleurit dans les premières décennies du XIXe siècle[4], participe de cet imaginaire et fait des scènes d’exécutions publiques un véritable marqueur temporel. On pourrait s’interroger plus en profondeur sur les raisons d’un tel succès et formuler nombre d’hypothèses. Ainsi, mettant l’accent sur l’importance de la violence dans les romans historiques, dont les intrigues tournent souvent autour de vengeances ou de trahisons, il faudrait voir la peine capitale comme achèvement ou, au contraire, avènement d’un cycle de représailles. On pourrait également souligner la dimension théâtrale de l’estrade dressée au coeur de la ville, dont la mise en scène permet au roman historique de jouer sur des ressorts dramaturgiques[5]. Il serait enfin fructueux de replacer ces représentations au sein du débat sur la peine de mort qui agite tant la scène politique et intellectuelle française au XIXe siècle. Cependant, dans le cadre de cette réflexion, nous nous contenterons d’en rester aux effets plutôt que de rechercher les causes et nous partirons de ce simple constat : la description des supplices publics renvoie le lecteur au passé, loin de la « sobriété punitive[6] » du présent.

Au-delà de cette fonction de marqueur temporel, la signification de telles scènes n’est pas univoque : tantôt elles illustrent la violence des époques passées et la condamnent au nom de l’adoucissement des moeurs, tantôt elles insistent sur les ressemblances entre passé et présent et mettent en avant une nature humaine cruelle, que le progrès des siècles peine à transformer. Dans certains cas, le point nodal de telles représentations n’est pas tant la relation, jouée d’avance, des deux protagonistes que sont le bourreau et le condamné, mais l’attitude de la foule qui assiste à l’exécution. Simple spectatrice ou bien troisième actant, la foule devient alors un enjeu important de la représentation, le lieu d’une réflexion problématique sur les liens entre multitude et violence. En confrontant un ensemble d’individus à la violence physique, en les rassemblant autour du spectacle d’un supplice, le romancier invite à réfléchir à l’unité du groupe, à la réaction collective, qu’elle soit de fascination, de pitié ou de cruauté. Si l’historiographie romantique fait entrer les masses dans le récit de l’histoire[7], le roman historique les représente en action, ou plus précisément, se demande à quel moment elles entrent en action[8]. Nous montrerons, en nous appuyant sur quatre romans historiques, que la représentation des exécutions publiques peut devenir, à certains égards, une expérience en imagination cherchant à explorer les mécanismes de formation et d’action d’une foule.

I.

Dans un premier temps, il convient de remarquer que les scènes d’exécutions publiques offrent un moment privilégié pour dépeindre la foule. Celle-ci, contrairement à l’individu, ne peut guère être décrite de manière statique, elle doit être saisie en mouvement. Les exécutions publiques sont l’occasion d’une telle peinture, à l’instar des processions religieuses ou des émeutes, qui sont deux autres scènes de foule récurrentes dans les romans historiques. Toutes posent les mêmes problèmes esthétiques : comment représenter la foule à la fois comme entité unique et comme agrégat d’individus ? Comment décrire ses réactions dans leur multiplicité ? Comment faire entendre sa voix, ou plutôt ses voix ? Nous développerons l’exemple de quatre romans historiques de cette période : Raoul (1826) de G. de la Baume, Cinq-Mars (1826) d’Alfred de Vigny, Notre-Dame de Paris (1831) de Victor Hugo et La Cour des miracles (1832) de Théophile Dinocourt. Ce petit corpus comprend deux romans bien connus et deux oeuvres qui ne sont pas entrées dans le canon littéraire. Il nous a cependant semblé pertinent de les analyser en parallèle, non seulement parce que les romans considérés comme mineurs sont souvent des sources fécondes pour l’analyse d’un trait récurrent[9], mais aussi parce que certaines oeuvres aujourd’hui oubliées ont connu un véritable succès auprès du public qui leur était contemporain[10]. Nous commencerons par nous intéresser aux réponses que les oeuvres apportent aux difficultés de représentation d’un tel sujet, fondées sur un nécessaire va-et-vient entre généralisation et différenciation, entre globalité et détail[11].

Raoul met en scène deux exécutions publiques, qui sont toutes deux interrompues avant la mise à mort. La première est placée en ouverture de l’action romanesque : un jeune chevalier, le héros éponyme, aperçoit un misérable vieillard mené à l’échafaud et, pris de pitié, s’interpose pour le sauver. La seconde, au début du troisième volume, aurait dû être celle de Raoul lui-même, mais il est sauvé à son tour par le vieillard du premier épisode – qui n’était pas du tout un vieillard, mais le vigoureux Thunes. La foule venue assister aux exécutions est décrite comme une entité unie, généralement désignée par un groupe nominal au singulier – « le peuple », « la foule », « la populace », « la masse du peuple ». Cependant, dans la seconde scène, à propos de la réaction de la foule à l’annonce impromptue d’une révolte contre la reine Blanche et alors même que l’exécution vient de commencer, le narrateur emploie une image végétale qui rend compte du passage du pluriel au singulier :

Bientôt la foule, obéissant aux sensations diverses dont elle se sentait animée, se replia vers les bouts de la place, se forma par groupes ou s’écoula par les rues environnantes, sans songer davantage, dans le tumulte qui l’agitait, à l’événement qui l’avait réunie. Ainsi, dans une soirée d’été, par un temps d’orage, on voit d’abord les épis jaunis d’un champ de blé, immobiles comme l’éternité ; céder peu à peu au premier souffle venant de l’occident, et baisser doucement leurs têtes dorées en molles ondulations ; puis, tout d’un coup, fléchissant brusquement sous la furie des vents, se rouler en tourbillons, s’affaisser, se briser, et courbés sur la terre humide, anéantir l’espoir du laboureur qui, tout à l’heure, s’applaudissait encore de leur contenance superbe[12].

Ainsi, la foule en mouvement révèle son innombrable multiplicité, tout en soulignant que les individus, comme les épis de blé, ne prennent sens que considérés dans leur ensemble. Le recours à la métaphore fait partie des procédés récurrents pour rendre compte de la complexité de la foule, à la fois unité et multitude, comme un champ ou, pour reprendre une métaphore plus employée encore, comme un flot, une masse liquide[13]. Dans les deux cas, il s’agit d’entités mouvantes, mais non animées par leur propre volonté, ce qui dessine, dès l’abord, l’image d’une foule passive, capable de réaction mais non d’action.

Cinq-Mars et La Cour des miracles représentent tous deux des scènes de torture et d’exécutions capitales menées jusqu’à leur terme. Le roman de Vigny dépeint d’abord le bûcher d’Urbain Grandier à Loudun, au chapitre v : la foule, dont les juges iniques craignent qu’elle ne cherche à secourir le prêtre, assiste au procès mais est tenue à l’écart de l’exécution à proprement parler. L’avant-dernier chapitre évoque la mise à mort de Cinq-Mars et du fidèle de Thou sur la place des Terreaux à Lyon, cette fois en présence d’une foule. Pour la décrire, le narrateur s’applique à associer réactions individuelles et comportement général, témoignant ainsi du caractère hybride de la foule. Avant l’arrivée de Cinq-Mars et de Thou, priment les voix singulières, représentatives des diverses attitudes de la foule, allant de l’hostilité à la compassion. L’arrivée des condamnés fait taire ces réactions et, malgré son nombre, la foule entière s’unit dans le silence plutôt que dans le tumulte :

Toutes les maisons, les fenêtres, les murailles, les toits, les échafauds dressés, tout ce qui avait vue sur la place, était chargé de personnes de toute condition et de tout âge.

Le silence le plus profond régnait sur la foule immense ; on eût entendu les ailes du moucheron des fleuves, le souffle du moindre vent, le passage des grains de poussière qu’il soulève ; mais l’air était calme, le soleil brillant, le ciel bleu. Tout le peuple écoutait[14].

L’insistance du narrateur sur le silence absolu de la foule, renforcé par l’absence de tout bruit environnant, contribue à la dramatisation de la scène. La foule venue assister à l’exécution est diverse dans ses voix singulières, mais elle est une dans son émotion. De manière intéressante, la foule du roman de Théophile Dinocourt, La Cour des miracles, est en parfaite opposition avec cette représentation silencieuse : bruyante, grouillante, elle se régale des supplices horribles subis par le bandit André Dumont, elle ne se tait à aucun moment. Les commentaires de chacun se fondent dans le tumulte général et, quoique la masse soit plutôt favorable au hors-la-loi supplicié, elle ne témoigne aucune pitié devant la souffrance infligée[15].

Enfin, deux scènes de Notre-Dame de Paris doivent être évoquées. La première ne présente pas une exécution capitale, mais la mise au pilori de Quasimodo, en place de Grève, devant une foule nombreuse. La seconde narre le supplice d’Esmeralda, devant la cathédrale Notre-Dame, spectaculairement interrompu par le sonneur de cloches qui met à l’abri la jeune Bohémienne dans l’asile sacré. La première scène fait succéder des cris collectifs aux voix singulières des femmes, non nommées, qui huent Quasimodo. Le silence immobile de la foule de Cinq-Mars est alors remplacé par des « unissons[16] » : « Tout ce peuple lui-même en fut saisi et se mit à battre des mains en criant : Noël ! Noël[17] ! ». On retrouvera ces « unissons » dans la deuxième scène, lorsque Quasimodo enlève la condamnée à son supplice : « Asile ! asile ! répéta la foule, et dix mille battements de mains firent étinceler de joie et de fierté l’oeil unique de Quasimodo[18]. » L’alternance entre singulier et pluriel se rejoue dans « l’oeil unique » du bossu qui perçoit les milliers de mains en mouvement. Dans ces deux cas, le passage des voix singulières aux cris collectifs marque l’interruption du supplice et met l’accent sur la double identité de la foule, agrégat d’individus et entité cohérente : comme dans les autres scènes citées, il s’agit de trouver un équilibre entre généralisation et différenciation, entre multiplicité et unité.

II.

Si les procédés employés pour représenter les foules sont souvent comparables, ou tout au moins se fondent sur la même difficulté, il en va de même pour les jugements de valeur portés par les narrateurs. La représentation dominante est celle d’une foule avide d’émotions fortes, qui vient complaisamment chercher satisfaction dans le spectacle de la souffrance d’autrui. Un tel point de vue n’a rien d’original, il est largement diffusé dans nombre de réflexions théoriques[19], mais son expression dans le cadre d’une scène romanesque témoigne d’un nouveau regard porté sur le rôle politique de la foule, alors synonyme de peuple, au sens social du terme. À deux reprises dans Raoul, un tel jugement est exprimé de manière très explicite. Lors de la scène d’ouverture, qui décrit un vieillard miséreux traîné au gibet par deux soldats, le narrateur montre la foule mue par le seul ressort d’une curiosité intense :

Deux individus, vêtus de jaquettes rouges et de pantalons serrés de même couleur, le suivaient [le prévôt], traînant au milieu d’eux un pauvre homme qui paraissait courbé sous le poids de l’âge : des haillons couvraient à peine ce dernier, la sueur coulait de son front, et tout, dans sa contenance, annonçait la misère et le malheur. Le peuple venait ensuite en tumulte et, je le dis à regret, c’est tout au plus si parmi cette foule, un seul visage exprimait autre chose que la curiosité, tant nous sommes habituellement cruels, et tant un mal qui ne saurait nous atteindre, nous touche ordinairement peu[20].

La foule, composée des basses classes de la société, n’est pas capable d’empathie avec ce malheureux vieillard. Malgré la généralisation de la première personne du pluriel, le singulier employé dans la proposition incidente rend manifeste le blâme moral du narrateur et sa prise de distance. Ce trait revient au début du troisième volume, quand le jeune héros lui-même risque la corde. L’attitude de la foule est encore la curiosité avide : « [T]out en plaignant le malheureux à qui le sort réservait cette épreuve affreuse, on n’en attendait pas moins avec impatience le moment de repaître ses yeux des tourments qui lui étaient préparés[21]. » Cet appétit d’émotions fortes est souligné par le verbe « repaître », qui animalise la foule et fait signe vers la jouissance personnelle et égoïste, au détriment d’autrui.

Une caractéristique similaire domine la description de Théophile Dinocourt, qui introduit ainsi la fort longue scène de torture et d’exécution du bandit André Dumont :

Ici, là, et partout était le peuple, ce peuple cependant qui pris individuellement est capable de tant d’actes de vertu, de sentiments si généreux, mais qui dans des occasions de ce genre, paraît, on n’a pas encore bien défini la cause de ce phénomène moral, les avoir entièrement abjurés pour leur préférer ceux des hordes les plus sauvages, quand elles assistent aux supplices de leurs prisonniers.

Toutefois, pour ne pas accuser la nature d’inconséquence dans les modifications qu’elle imprime aux passions humaines ; sommes-nous obligés d’avouer, c’est d’ailleurs notre opinion, et nous l’avons déjà émise dans quelques écrits plus graves que des romans ; sommes-nous, dis-je, obligés d’avouer que cet empressement du peuple à se repaître d’aussi affreux spectacles, prouve moins la dureté de son coeur, que le besoin d’émotions fortes et profondes[22].

Là encore, le narrateur prend directement la parole, à la première personne du singulier, pour commenter la scène qu’il s’apprête à raconter. Contrairement à celui de Raoul, il ne s’inclut pas dans le jugement qu’il porte sur la foule, préférant parler du « peuple » plutôt que de la nature humaine. L’idée est cependant semblable et il est remarquable que l’on retrouve le même verbe « repaître » pour décrire la satisfaction recherchée par la foule.

Si la foule se délecte du spectacle de la torture et de la mise à mort, les passions qu’elle satisfait ainsi ne sont déterminées que par leur intensité : la foule n’est pas forcément avide de sang, elle ne demande qu’à passer du supplice à la fête, pourvu que l’émotion soit forte. Alfred de Vigny et Victor Hugo insistent également sur cet aspect, mais sans passer par une digression explicite. Ainsi, puisque l’exécution de Cinq-Mars et de Thou s’est préparée dans le plus grand secret, la foule accourt en voyant défiler des troupes « ne sachant s’il s’agissait d’une fête ou d’un supplice[23] ». La foule ne se détourne certes pas en voyant qu’il s’agit d’un supplice, car la curiosité l’emporte, mais elle semble plus avide de divertissements festifs que sanglants. De la même manière, dans Notre-Dame de Paris, la foule, qui s’est massée par milliers pour jouir de l’exécution d’Esmeralda, acclame tout d’un coup son sauveur, Quasimodo, qui enlève la jeune Bohémienne pour la porter dans l’asile de la cathédrale. L’explication donnée à ce brusque revirement tient en un groupe appositionnel qui vient qualifier « le peuple » : « amoureux de toute prouesse[24] ». Le même Quasimodo, qui avait été hué et maltraité en place de Grève peu de temps auparavant, est acclamé par la foule, conquise par ce spectacle inattendu.

Ainsi, dans les quatre romans, la foule qui vient assister aux exécutions publiques est à la recherche d’émotions fortes, elle est placée sous le signe du besoin à satisfaire, du désir à assouvir, dans des registres qui touchent autant au sexuel qu’à l’alimentaire. Une telle représentation hérite d’une longue tradition que l’on peut faire remonter à La République de Platon[25] et, plus généralement, à la distinction lexicale entre plèthos et dèmos, entre une masse grégaire d’individus et la réunion consciente des citoyens[26]. La foule décrite dans les romans est bien cette masse dominée par des transports qu’elle ne contrôle pas, qui la rapprochent d’une forme d’animalité. Il ne s’agit pas de dire que la foule est forcément mauvaise, mais simplement qu’elle est guidée par des passions qui ne relèvent pas de l’usage de la raison. La foule, identifiée à la « populace » dans ces quatre romans, n’est pas constituée en « peuple » au sens politique, pour reprendre une distinction notamment exploitée par Victor Hugo[27]. Si le terme est également employé, il ne l’est que dans un sens social, non politique.

Enfin, une telle représentation est, sans contredit, à replacer dans la situation historique postrévolutionnaire. D’une part, toute description de foule, et surtout de foule potentiellement active sur la place publique, renvoie, au début du XIXe siècle, à l’irruption violente du peuple sur la scène politique lors de la Révolution française, d’autant plus que la décennie 1825-1835 est marquée par de nouveaux soulèvements. Quel que soit le point de vue de nos auteurs et leurs éventuelles prises de position, une telle scène introduit toujours un élément de menace sociale : faire de la foule populaire un être dominé par ses passions, c’est insister sur sa muabilité et la rendre d’autant plus inquiétante qu’elle est manipulable. D’autre part, les scènes d’échafaud sont bien souvent des références implicites à la Terreur et l’ombre future de la guillotine est projetée sur les supplices passés[28]. La représentation de la foule est doublement liée à la violence : violence évidente du spectacle, mais aussi violence potentielle de la réaction collective, qui peut être crainte ou espérée par les narrateurs, mais qui fait toujours l’objet d’une fascination particulière.

III.

Cependant, les textes n’exposent pas seulement la liaison inquiétante entre foule et violence, ils l’explorent en s’interrogeant, de manière implicite ou explicite, sur les conditions de formation de la foule et les éventuelles transformations subies par l’individu au cours de ce processus. Le caractère mystérieux de la transition est souligné par Théophile Dinocourt, dans le passage déjà cité de La Cour des miracles :

Ici, là, et partout était le peuple, ce peuple cependant qui pris individuellement est capable de tant d’actes de vertu, de sentiments si généreux, mais qui dans des occasions de ce genre, paraît, on n’a pas encore bien défini la cause de ce phénomène moral, les avoir entièrement abjurés pour leur préférer ceux des hordes les plus sauvages, quand elles assistent aux supplices de leurs prisonniers[29].

Ce qui nous intéresse ici est la proposition incidente : « [O]n n’a pas encore bien défini la cause de ce phénomène moral ». À un peuple « pris individuellement », c’est-à-dire aux individus qui le composent, s’oppose « le peuple » compris comme unité cohérente, à savoir la foule. Les premiers savent faire preuve de grandeur morale, de dévouement ; la seconde est du côté de la sauvagerie et de la complaisance dans l’horreur. La question qui se pose – et à laquelle le narrateur de La Cour des miracles ne propose aucune réponse – est de savoir comment s’effectue le passage des individus à la foule, de l’humanité à la barbarie, voire à l’animalité.

Une telle interrogation se retrouve dans Notre-Dame de Paris, où le narrateur commente la réaction de la foule lorsque Quasimodo, au pilori, demande désespérément à boire :

Cette exclamation de détresse, loin d’émouvoir les compassions, fut un surcroît d’amusement au bon populaire parisien qui entourait l’échelle, et qui, il faut le dire, pris en masse et comme multitude, n’était alors guère moins cruel et moins abruti que cette horrible tribu des truands chez laquelle nous avons déjà mené le lecteur, et qui était tout simplement la couche la plus inférieure du peuple[30].

Là encore, c’est dans un groupe appositionnel que s’exprime le plus nettement la problématique du passage des individus à la foule. Le redoublement parasynonymique de la « masse » et de la « multitude » insiste sur l’unité du peuple venu assister au supplice de Quasimodo. L’« horrible tribu des truands » désigne la Cour des miracles, où les errances vespérales de Pierre Gringoire ont déjà conduit le lecteur et dont, paradoxalement, est issue Esmeralda, qui sera la seule à prendre en pitié la soif du pauvre sonneur de cloches. Victor Hugo, comme Théophile Dinocourt[31], accompagne la représentation dévalorisante de la foule d’une nuance de regret, qui apparaît dans la proposition incidente « il faut le dire ». L’emploi du verbe « falloir » marque le devoir du romancier, contraint à présenter la noirceur morale humaine et, surtout, mis en présence d’un inquiétant phénomène de métamorphose morale. À bien des égards, les représentations romanesques des foules constituent alors une sorte d’expérimentation de ces mécanismes, fondée sur la connaissance du passé, récent ou moins récent, et qui sera reprise et synthétisée par les penseurs de la « science des foules » à la fin du siècle[32].

Il est intéressant de constater que les deux romans cités contiennent également une forte dimension genrée : la foule la plus cruelle, la plus inhumaine est une foule féminine. La foule, spectatrice, est le lieu des femmes, quand les protagonistes de ces scènes, bourreau et condamné, sont des hommes. Dinocourt commente ainsi le spectacle de l’exécution d’André Dumont : « Les femmes, chose à remarquer, à quelques exceptions près, témoignaient moins de pitié que les hommes[33]. » Hugo, quant à lui, accentue plus encore la bassesse morale de ces femmes, renvoyées à leur seul instinct physique, devant Quasimodo humilié : « Ici, comme dans la grande salle, les femmes surtout éclataient. Toutes lui gardaient quelque rancune, les unes de sa malice, les autres de sa laideur. Les dernières étaient les plus furieuses[34]. » À l’intérieur du groupe des femmes, les deux auteurs formulent quelques restrictions, mais l’idée reste la même : la furie de la foule est portée par son élément féminin. Une telle vision doit être liée à une certaine représentation de la Révolution française qui a beaucoup insisté sur le rôle des femmes, rapprochant le spectacle des désordres politiques d’une périlleuse dissolution sexuelle et évoquant la menace constituée par des spectatrices furieuses qui tendent à devenir actrices[35].

Nos deux autres romans, Raoul et Cinq-Mars, ne s’arrêtent pas de manière explicite sur la métamorphose des individus en foule, mais les enjeux esthétiques de la représentation imposent la question de manière sous-jacente. Le passage des voix singulières à la réaction collective décrit dans Cinq-Mars suscite nécessairement une interrogation sur une telle unité de sentiments. Dans l’ordre inverse, le narrateur de Raoul commence par peindre la cohérence de la foule venue assister au supplice du jeune chevalier avant de procéder à une distinction qui confirme la règle : « Deux hommes, seuls peut-être dans cette masse de gens, s’y trouvaient animés de pensées bien différentes[36]. » L’insistance sur le caractère particulier de ces deux personnages invite à considérer à rebours l’unité de la foule.

Enfin, dans nos quatre romans, les foules restent passives et n’interviennent pas dans le déroulement de l’exécution, même dans le cas d’une exécution à laquelle elles voudraient s’opposer, comme celle d’Urbain Grandier[37]. La question d’une action potentielle de la foule doit être lue en filigrane dans toutes les scènes, et ce, d’autant plus que les exécutions publiques sont souvent présentées comme injustes : la foule aurait le pouvoir d’empêcher les tortures subies par Urbain Grandier, de sauver Esmeralda des griffes de l’Inquisition, de délivrer Raoul d’une justice inique. Cela s’inscrit dans une préoccupation contemporaine réelle : en effet, Michel Foucault estime que le rôle ambigu joué par le peuple, témoin qui risque de chercher à devenir acteur, a contribué à supprimer les supplices publics[38]. Il est remarquable que tel ne soit pas le cas dans nos romans qui, au contraire, invitent le lecteur à s’étonner de cette passivité et à se demander, sans y répondre directement, quand et pourquoi une masse spectatrice peut entrer en mouvement, ou peut-être quand et pourquoi une foule passive peut se faire sujet politique.

En conclusion, si la question des mécanismes de formation et d’action de la foule est posée dans les quatre romans, elle s’y exprime souvent de manière détournée, dans une proposition incidente ou un commentaire. Elle suggère à demi-mots, comme en proie à une inquiétude larvée, un enjeu omniprésent de ces romans, préoccupés du passé récent qu’est la Révolution française et de l’action des foules dans le présent – rappelons que la rédaction de Notre-Dame de Paris est marquée par la Révolution de Juillet[39] et que la production romanesque de Théophile Dinocourt évolue notablement après le changement de régime[40]. D’autres romans historiques, dans toute l’Europe, prennent acte de ces mêmes interrogations, tels que les Promessi sposi (1827-1842) d’Alessandro Manzoni – où la description des émeutes milanaises évoque précisément la situation d’un individu, Renzo Tramaglino, pris dans une foule qui le transforme[41] – ou encore Barnaby Rudge (1841) de Charles Dickens, qui réfléchit à la genèse des émeutes anti-catholiques de 1780 à Londres[42]. La question du pouvoir de la foule est à l’ordre du jour, dans ses enjeux tant politiques et moraux qu’historiques, et ses représentations romanesques, qui se développeront toujours davantage avec le réalisme et le naturalisme, fonctionnent bien comme les pierres de touche d’une réflexion idéologique parfois implicite. Peut-être faut-il représenter une foule imaginaire, devant le spectacle sanglant d’une exécution publique, pour essayer de comprendre la place nouvelle que le peuple, « pris en masse et comme multitude », occupe sur la scène politique ? L’expérimentation romanesque anticipe sur la mise en forme à vocation objective de la « science des foules » et impose au lecteur son présent à travers un spectacle du passé.