Corps de l’article

Introduction

Apparu avec la première modernisation urbaine et les grands soulèvements populaires qui agitent la France à la fin du XVIIIe siècle, le phénomène de la foule prend rapidement un essor considérable jusqu’à devenir, au tournant du XXe siècle, l’objet d’une science : la « psychologie des foules » (Le Bon, Sighele, Tarde). « La foule – rien ne s’est présenté aux écrivains du XIXe siècle investi de plus de missions[1] », relève Walter Benjamin : au long de la période se met peu à peu en place cette figure littéraire, issue de celle du peuple, rivalisant avec elle, puis la débordant au point de quasiment l’englober. La figure prolifère essentiellement dans ses incarnations parisiennes, bien que des exemples fondateurs de l’imaginaire en voie de se créer émanent d’autres villes.

À Paris comme ailleurs, elle adopte diverses formes, la plupart familières voire réifiées de très longue date. Jeffrey T. Schnapp retrace jusque dans l’Antiquité gréco-romaine la pérennité du motif de la foule « océanique[2] ». Pour ce chercheur comparatiste, qui consacrait au sujet, il y a une quinzaine d’années, un grand ouvrage collectif intitulé simplement Crowds (2006), l’universalité du recours à un imaginaire et une imagerie océaniques pour penser la foule serait le fruit du vécu humain, d’un vécu communément partagé, celui d’une expérience finalement assez courante mais peu banale : le séjour sur les flots. Être balloté par les vagues, soulevé par l’onde, entouré à perte de vue par l’eau, qu’on soit en navire ou à la nage, correspondrait, du point de vue expérientiel, à l’immersion de soi parmi la multitude de ses semblables[3].

D’autres explications sont envisageables. On peut supputer qu’une appréhension plus conceptuelle de la foule comme océan vient corroborer cette analogie censément expérientielle. Nul besoin de s’y plonger pour constater que les grandes masses d’eau (fleuve, mer ou océan), calmes ou agitées, rassemblent un très grand nombre des attributs spécifiques à la foule : multitude mobile des flots, quantité incommensurable d’eau, unicité dans la différence des vagues, identité indéterminée des courants, puissance écrasante de la masse, capacité à vous emporter au loin… La plupart des autres entités couramment assignées à métaphoriser la foule (le glissement d’un serpent, les arbres d’une forêt, les gouttes de pluie, les blés dans un pré, le grain chez le meunier) offrent, on en conviendra, moins de prises à l’analogie qu’un lac, qu’un fleuve, ou qu’une mer. Ces trois-ci émettent d’ailleurs eux-mêmes ce bruit blanc : « le sourd murmure de la foule[4] », écrit Balzac en 1830 dans ce qui allait devenir l’incipit de La Femme de trente ans (1842). Quelques mois plus tard, Hugo renchérirait sur le motif dans Notre-Dame de Paris, évoquant « cette légère rumeur qui se dégage toujours du silence de la foule[5] ».

Dans ces questions qui touchent à l’imaginaire social, il y a toujours un important effet d’entraînement. Claudia Bouliane, « à partir d’exemples de Stendhal, Hugo, Flaubert, Vallès et Zola », décortique, suivant divers plans, les tendances scripturales des romanciers dans l’article inaugural de ce dossier sur La foule romanesque au xixe siècle. Du moment qu’une image a été appelée avec succès à figurer une chose, la chose et l’image paraissent naturellement liées pour la postérité, et tout un chacun peut réemployer à sa guise, selon son goût et sa manière propres, l’analogie ainsi rendue disponible, immédiatement utilisable, de sorte qu’elle pourra petit à petit s’inscrire dans le langage, ou du moins dans les mentalités.

Face à la foule marginalisante

Chateaubriand a donné le ton à ce premier grand siècle des foules. « Inconnu, je me mêlais à la foule : vaste désert d’hommes[6] ! », lit-on dans René (1802). Cette phrase décrit l’isolement ressenti dans Paris au retour d’un long séjour à l’étranger. Elle synthétise ce qui, selon Philippe Hamon, gît « au coeur de la poétique du roman de moeurs au XIXe siècle[7] » : le rapport de l’individu à la foule, principal enjeu des huit contributions ici réunies.

La genèse de l’oxymore foule-désert, noeud tendu entre deux antonymes particulièrement affectionnés par Chateaubriand, fut peut-être favorisée par le fait que chacun des deux termes reçoit, sous cette plume révérée pour sa véhémence, des acceptions variées qui tissent un réseau assez large de significations. Conformément à un usage aujourd’hui disparu mais courant tout au long du XIXe siècle, Chateaubriand emploie le second substantif pour désigner un espace inhabité ou sauvage : le héros éponyme du récit de 1802 quitte l’Europe avec « l’étrange résolution de s’ensevelir dans les déserts de la Louisiane[8] ». Toutefois, lorsqu’il évoque les « débris de Rome et de la Grèce […] où les palais sont ensevelis dans la poudre, et les mausolées des rois cachés sous les ronces », il donne au mot un sens plus proche de celui prévalant de nos jours : « Quelquefois une haute colonne se montrait seule debout dans un désert […][9]. » Une troisième image s’impose à l’esprit lorsque l’auteur associe le substantif aux « monts de la Calédonie[10] » (ancien nom de l’Écosse), et encore une autre lorsque l’adjectif surgit pour caractériser un rivage breton « où l’on n’entendait que le rugissement des flots[11] ». Semblablement, le premier des deux substantifs de l’emblématique oxymore recouvre des réalités diverses chez Chateaubriand, lesquelles font concurrence à l’image première de cet homme nouvellement arrivé au faubourg, se découvrant esseulé au milieu de la multitude parisienne. Dans René, le terme foule désigne une quantité de l’ordre de la centaine ou du millier[12] autant que de la vingtaine ou trentaine d’individus[13] ; et il ne s’agit pas uniquement de personnes, mais aussi de sensations ou encore de chefs-d’oeuvre.

L’éventail de valeurs associées à ces deux termes valorisés par l’auteur reste le même à l’autre bout de sa carrière littéraire, dans les Mémoires d’outre-tombe (1849-50). Les plus lointains souvenirs de Chateaubriand sont l’occasion de poser l’enfant dans le « désert » d’une « tour déshabitée » du château de Combourg du haut de laquelle son « imagination allumée » trouve pâture, comme de le situer en marge des « foires appelées assemblées, qui se tenaient dans les îles et sur des forts autour de Saint-Malo[14] ». Fréquentées par la « multitude » des matelots, des paysans, des charrettes, des bestiaux, des tentes, des chaloupes… et marquées par les « processions de moines et de confréries qui serpentaient avec leurs bannières et leurs croix au milieu de la foule[15] », ces « réunions » malouines ne manquent pas d’aliéner le narrateur : « J’étais le seul témoin de ces fêtes qui n’en partageât pas la joie […], je m’asseyais loin de la foule, auprès de ces flaques d’eau que la mer entretient et renouvelle dans les concavités des rochers[16]. » Foule là encore marginalisante, donc.

Ce Saint-Malo en fête allie « le bruit, le mouvement et la variété[17] ». Il offre déjà l’image du Paris « toujours surpeuplé[18] » que Walter Benjamin découvrira à la lecture de la passante baudelairienne. Rappelons-nous : « La rue assourdissante autour de moi hurlait[19]. » Perdre conscience à l’approche de la foule amassée en un lieu saint ou s’asseoir à l’écart du vacarme forain sont chez Chateaubriand autant de façons de signaler la blessure qu’on éprouve aux mains de cette entité toujours passible de marcher sur nous comme le ferait un « groupe de déguenillés[20] » de juillet 1789. Une telle menace, il vaut mieux la toiser de haut, à l’abri de portes closes, depuis l’élévation des « fenêtres de [s]on hôtel garni[21] ». De même, suggérer l’animalité de la foule en l’affirmant exempte d’humanité (« vaste désert d’hommes »), c’est la dénigrer du haut de sa supériorité sans néanmoins qu’elle cesse d’aimanter notre regard[22].

Voilà bien le premier visage de la foule au XIXe siècle, celui du moi contre tous. Cette foule est celle des âmes poétiques, autre nom romantique des solitaires.

À même la foule galvanisante ?

Elle a son pendant, celui du bain dans la fraternelle multitude. Cette galvanisante unité où le moi se dissout dans le tout, capable de soulever des montagnes, gagnerait-elle du terrain dans la seconde moitié du siècle ? A priori, le cas particulier de Hugo laisse entrevoir que oui. La notoire transformation de son opinion politique et de son rapport à la capitale française[23] semble avoir déterminé une fluctuation dans sa vision des masses. Tel poème champêtre du jeune Hugo, daté de 1821, accuse l’antagonisme de la foule : « Il est seul dans la foule : ici, douce compagne / La solitude est avec lui[24] ! » On croirait presque avoir lu douce campagne. Quand on arrive à la toute fin de ces Odes et Ballades, on trouve une pièce de 1828 faisant rimer encore « la ville » avec « la foule vile[25] ». C’est également cette dernière qui, dans Notre-Dame de Paris, laisse le poète Gringoire « le bec à l’eau », ainsi que le montre notre contribution au dossier. Mais, si l’on retient la leçon de Walter Benjamin, la foule hugolienne trente ans plus tard constitue avec Les Misérables « l’héroïne d’une épopée moderne[26] ». Marginalisante pour le poète dans le roman de 1831, elle serait devenue galvanisante chez l’auteur arrivé à pleine maturité.

Il reste que l’oeuvre de Hugo romancier, pourtant citée souvent en ce sens, permet difficilement de confirmer l’hypothèse d’une progression des rapports entre le nombre et l’individu. Car, tel que le souligne Stefan Jonsson, la foule des Misérables se trouve à marginaliser le peuple en tant que strate sociale à part de la Nation[27]. Même galvanisante du point de vue politique, elle détient un rayon d’action clivant sur le plan sociologique.

Gardons-nous d’ailleurs de croire que l’option républicaine est garante d’aménité en ce qui concerne la foule. Alphonse Rabbe, le solitaire ami de Victor Hugo qui a cessé de vivre durant la nuit où l’an 1829 est devenu 1830, offre un paragraphe d’une férocité âpre, décidément pessimiste :

Pour moi, je hais la multitude et son stupide empressement : je hais ces tréteaux sacrés ou profanes, ces fêtes et tous ces jeux imposteurs, au prix desquels un peuple malheureux consent si aisément à l’oubli des maux qui l’accablent. Je hais ces marques d’un servile respect, que la foule abusée prodigue à qui la trompe et l’opprime. Je hais ce culte d’erreur qui absout le crime, contriste l’innocence et pousse au meurtre le fanatique, par ses inhumaines doctrines d’exclusion[28].

À la lecture des premiers mots de cette harangue on voit comment la haine du commun pourrait rapidement se tourner contre le pouvoir, contre l’oppresseur. Non, Rabbe finalement s’en tient à rabrouer supérieurement le peuple, qui reste selon lui victime d’abord de soi, de son ignorance, de son incurie. « Vision dégradée de la foule et vision dégradée de la politique vont de pair[29] », commente Alain Pagès à la lecture d’un roman patriotique de la fin du siècle par le boulangiste Paul Adam, Le Mystère des foules (1895) : « En tous les temps des sages avaient honni le délire de la guerre, et en tous les temps la guerre avait enthousiasmé les foules, car enfin là seulement, la rancoeur de la peine humaine s’assouvissait, après de longues et cruelles patiences[30]. » Le refrain entonné par Eugène Sue dans Les Mystères de Paris (1842-43), roman pourtant voulu et perçu comme socialiste, n’était guère plus encourageant : « Rien de plus mobile que les passions populaires ; rien de plus brusque, de plus rapide que leurs retours du mal au bien et du bien au mal[31]. »

À l’extrémité opposée du spectre, les élitistes et excentriques frères Goncourt se laissent fantasmer l’immersion parmi les gens de la rue sur le mode du séjour apaisant ; mais, comme l’illustre l’extrait suivant de Renée Mauperin (1864), la lénifiante placidité acquise à M. Mauperin au milieu de la multitude tourne bientôt à l’étonnement, puis à l’agacement et au courroux, pour celui qui est venu à Paris quérir l’ordonnance de sa fille malade :

Une fois dans la rue, il alla. Il n’avait pas d’idée suivie […]. Ses sensations étaient obtuses, comme sous le coup d’une grande stupeur. Les jambes des gens qui marchaient, les roues des voitures qui tournaient, il n’apercevait que cela. Sa tête lui semblait à la fois lourde et vide. Voyant qu’on marchait, il marchait. Les passants l’entraînaient, la foule le roulait dans son flot. […]

Il lui était égal d’aller à droite ou à gauche. Il n’avait le désir de rien, le courage de rien. Il était étonné de voir à côté de lui du mouvement, des gens se presser, marcher vite, aller à quelque chose. Un but, un intérêt dans la vie, il n’y en avait plus pour lui depuis quelques heures. […]

Quelquefois, comme s’il répondait à quelqu’un qui lui eût demandé des nouvelles de sa fille, il disait tout haut : « Oh ! oui, bien malade ! » et ce qu’il disait lui faisait l’effet d’être dit à côté de lui par un autre. […] Un instant il fut pris de rage contre tous ceux qu’il voyait passer, contre tous ces vivants inutiles, et qui n’étaient pas aimés comme sa fille, et qui n’avaient pas besoin de vivre[32] !

L’effet clivant de cette plongée dans la cohue, accru de degré en degré, pénètre l’individu jusqu’à ébranler son sentiment de soi. C’est que l’identité précarisée par le fourmillement procure une inconfortable étrangeté qui, paradoxalement, s’exprime comme une double vacuité : d’abord intérieur (le moi ne se reconnaît plus), le vide a son corollaire extérieur, compensatoire (celui qu’on voudrait faire dans le monde en le débarrassant de ce qui le surpeuple).

Ainsi toutes les configurations idéologiques se rencontrent au même point, celui de la marginalisation. Quelles lignes de force tirer, alors, de l’étude de cette masse informe à laquelle la sensibilité personnelle des auteurs, le contexte, les hasards de l’humeur ou de l’écriture apposent leur signature ? Il appert que, face à cette foule qu’on n’intègre en définitive que rarement, et à peine, et dont on est vite rejeté, le phrasé de Chateaubriand avait déjà tracé en toutes lettres l’unique parcours possible. Celui d’un court trajet avorté : aussitôt mêlé à la foule, l’homme l’éprouvait comme déserte.

Un personnage vecteur d’idées

Il y a évolution pourtant. Car les foules de plus en plus grandes et de plus en plus présentes dans le roman du XIXe siècle ne font plus seulement partie du décor. Elles interviennent désormais dans l’action, par exemple lors des exécutions publiques (entre autres dans Cinq-Mars de Vigny et Notre-Dame de Paris de Hugo), propices au contraste entre « le regard de tous et le sang d’un seul », indique Marie-Agathe Tilliette dans le troisième article de ce dossier.

Puisque « la foule est une représentation de la collectivité en personnage romanesque[33] », on s’interroge volontiers sur son action, sur son homogénéité, sur sa personnalité, sur ses caprices, sur son devenir, sur ses potentialités ; sur l’axiologie aussi, tel que le fait Nicolas Gauthier lorsqu’il traque les « visages et enjeux de la foule » des Mohicans de Paris (1854-59), procurant au passage une typologie des foules dumasiennes. Or, idéologiquement chargés, les choix lexicaux exacerbent les sensibilités, ils accusent les polarités. Le mot foule, le plus récurrent sous la plume de nos auteurs pour évoquer un rassemblement d’individus, petit ou grand, est suppléé par des termes de sens proche, comme multitude, attroupement ou cohue, et tout particulièrement peuple ou, tel que l’illustre Sue dans l’extrait cité, quelque périphrase mettant à profit l’adjectif populaire. Chacune de ces possibilités, et donc chacun des choix effectués par l’écrivain, charrie son lot de connotations auxquelles l’analyse doit rester attentive, argue Maxime Prévost : « [T]out se passe comme si les termes foule et peuple se livraient une guerre féroce sur le terrain littéraire. Le premier, sinistre et somme toute alarmant, trouve son corrélat dans le mot émeute ; le second, quant à lui, correspond à l’insurrection[34]. » Un tel partage situe d’un côté la puissance brute dépourvue d’orientation, dévastatrice incarnation du désordre ; et, de l’autre, la force directionnelle, tout aussi brutale, mais organisée vers un but, incarnant alors la possibilité d’un progrès.

L’une des leçons du roman du XIXe siècle est qu’il faut à la foule un meneur pour qu’elle marche à un but (souhaitable ou non) ; une meneuse fait aussi bien l’affaire, relève Pierre-Jean Dufief, évoquant Nana et d’autres[35]. C’est uniquement sous cette condition qu’elle peut se montrer fidèle à son étymologie – fouler[36]. Quasimodo, le bossu de Notre-Dame, ou Octave Mouret, le génie derrière le Bonheur des Dames, la galvanisent. Le premier, reconnu comme l’un des leurs par les gens du peuple, stimule la foule de l’intérieur ; le second, en architecte du nouveau commerce, leader charismatique de son personnel et « maître sans rival » de ses clientes, manoeuvre depuis l’extérieur, avec quelque surplomb, même s’il aime le contact avec la foule et cède occasionnellement à l’envie d’y plonger, « pris lui-même du besoin physique de ce bain du succès[37] ». Dans les deux cas de figure, la puissante individualité du personnage frappe l’imaginaire de la collectivité. D’un simple geste il met la foule en branle. « Ce ne fut pas quelque chose d’humain, ce fut une magie, un simulacre de la puissance divine », écrit Balzac, qui explique : « Napoléon était monté à cheval. Ce mouvement avait imprimé la vie à ces masses silencieuses, avait donné une voix aux instruments, un élan aux aigles et aux drapeaux, une émotion à toutes les figures[38]. » Cet enseignement, la science de la fin du siècle l’a retenu, ainsi qu’en témoigne la Psychologie des foules (1895) de Gustave Le Bon : « Connaître l’art d’impressionner l’imagination des foules, c’est connaître l’art de les gouverner[39]. »

Il s’agit bien d’art ; c’en est un que le siècle attribue davantage au romancier qu’au poète, dans un contexte où le tirage des romans à succès atteint des proportions astronomiques. Le poète, bien qu’attiré par la foule au point de rêver de s’y fondre, reste résolument en marge : « délaissé dans la foule[40] », tel se présente Baudelaire selon Walter Benjamin. Le romancier, dont Hugo sans doute est le premier modèle, se conçoit en « manieur de masses[41] », selon l’expression appliquée par Huysmans pour caractériser le talent de Zola. Cette mainmise sur la foule est télescopée à la multitude des lecteurs, ainsi qu’en témoignent certains passages de L’Oeuvre (1886). Dans ce quatorzième volume de la série des Rougon-Macquart, le personnage du romancier Sandoz, autoportrait évident de l’auteur, glose sur sa pratique encore tâtonnante de jeune littérateur, puis s’écrie : « Ah ! si je savais, si je savais, quelle série de bouquins je lancerais à la tête de la foule[42] ! »

Chez Zola, la foule, effectivement, paraît « unie comme une seule âme, qui souffre, pleure, s’émeut en même temps[43] », avance Soundouss El Kettani ; néanmoins, l’opposition paradigmatique entre cet actant collectif et le héros zolien, lequel souvent incarne un avatar dégradé de la figure du poète[44], structure l’action de la plupart des romans des Rougon-Macquart où la foule est prépondérante[45]. Étudiant précisément cette tension entre le protagoniste et le personnage collectif dans La Débâcle de Zola, Cynthia Harvey parvient à mesurer le passage « de l’esthétique à l’éthique » qui s’y opère ; tel est l’objet du cinquième article ici proposé.

De nouvelles foules

On a raison de rappeler que « toutes les foules ne sont pas nécessairement une menace pour l’ordre social[46] » : un large rassemblement de personnes peut témoigner d’un intérêt commun, d’un bonheur partagé, d’un espoir ou d’un rêve caressé collectivement. Il en va ainsi de la « ruée vers la nature », aspiration dominicale examinée par Aurore Peyroles à la lecture des romans et nouvelles des dernières décennies du siècle, où les parties de campagne sont un leitmotiv. Cette incursion privilégiée au sein d’une des incarnations les plus neuves de la foule[47] constitue la sixième contribution du dossier.

Si, comme l’affirme Philippe Hamon, « [l]e XIXe siècle est le siècle des foules[48] », c’est aussi dans leur variété. De quoi nourrir l’ambition littéraire des romanciers toujours en quête de sujets inédits à exploiter. « “Faire la foule” devient un enjeu de la représentation et une capacité de l’écrivain », de là le besoin d’inscrire cette représentation « dans une vision artistique qui lui donne son sens et sa valeur littéraire[49] », note Olivier Lumbroso. On s’arme de tous ses talents afin d’élaborer qui une image novatrice, qui un revirement inusité, qui une description osée, qui un chapitre d’avant-garde. Pour Georges Darien, auteur des romans Le Voleur (1897) et L’Épaulette (1901) de même que du pamphlet La Belle France (1898), la relation tendue entre « l’individu et la foule » représente, ainsi que l’observe Aurélien Lorig dans le pénultième article du dossier, un moyen d’illustrer par des portraits-charge l’asservissement du plus grand nombre au profit de l’élite.

Entre le roman à thèse de Darien qui bafoue la servilité de la foule et les Divagations (1897) de Mallarmé prenant au contraire le parti du nombre, le fossé semble trop large pour être comblé. Pourtant, le travail de Nelson Charest établit que « Mallarmé divague (au milieu de la foule) » afin de se donner la chance de perdre sa pensée dans celle des autres, de sorte que l’enjeu premier, dans cette dernière contribution du dossier autant que dans la précédente, est celui de l’attention versatile de la multitude.

Peut-être convient-il de clore ce préambule par une note méthodologique qui servira d’avertissement et de caution. Quelques-uns des noms et des exemples que nous avons cités auront permis de constater que le sens attribué à « romanesque » dans notre dossier n’est pas restrictif. L’apport des mémoires, des récits de voyage, des chroniques et des journaux intimes a paru trop grand pour être exclu d’un ensemble bien centré sur la prose qu’on trouve dans les romans. Loin d’être le premier des efforts collectifs consacrés à cet objet d’étude, et sans doute pas le dernier, le dossier ici réuni autour des représentations de la foule romanesque au XIXe siècle tire parti de cette ouverture pour réfléchir à la manière dont sont mis en mots les rassemblements humains. C’est à ce prix que nous avons pu déboucher sur de nouvelles foules ou, à défaut, ouvrir de nouveaux points de vue sur elles.