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1. Introduction

Pour Lipman, le caring thinking désigne notre capacité à construire des relations par la pensée entre plusieurs choses et à valoriser ces relations pour leur porter une attention et un soin particulier (Lipman, 1995) car ces choses ont de l’importance pour nous. Cela s’applique bien entendu à tous les participants d’une discussion mais aussi au sujet même de la discussion (Lipman, 2003). Cet acte de valorisation, que Lipman distingue de l’évaluation à partir des travaux de Dewey (1939) sur la valuation, et que Sharp, toujours par Dewey, rapproche de la «sympathetic understanding» (Point, 2020; Sharp, 1997, p. 72), fait du caring thinking un objet d’éducation central (Lipman, 1995, 2003, p. 6), mais difficile à appréhender pour la pratique.

En effet, notre contribution cherche à affronter le problème suivant: en tant qu’encadrant au sein d’une formation universitaire de philosophie pour enfants (PPE), nous éprouvons une véritable difficulté à former les étudiant·e·s au caring thinking de Matthew Lipman et Ann Margaret Sharp. Les raisons de ces difficultés sont multiples. Tout d’abord, cette attitude, à la fois éthique et pédagogique, qui caractérise le caring thinking, est difficile à définir. De quoi doit-on prendre soin lors de l’animation d’une communauté de recherche philosophique (CRP)? À quoi doit-on être attentif? Cette première difficulté en cause une seconde, celle de trouver une méthode rendant possible et efficiente cette attitude en CRP. Habituellement, les étudiant·e·s dont nous avons la charge associent ce care à une attitude simplement bienveillante où plus aucune exigence épistémique n’est tenue. Respecter l’autre en surveillant son comportement verbal semble leur suffire, mais leur fait opposer à tort le caring thinking au déploiement de la pensée critique (Monjo, 2016). Enfin, la dernière difficulté liée au care que nous éprouvons lors de nos formations universitaires à la PPE est la réduction de ce soin aux individus eux-mêmes, souvent les élèves plus actifs lors des CRP. Cela a pour effet de répartir de façon inégale et injuste l’attention des animateurs vis-à-vis des participants des CRP, et d’oublier que pour Lipman et Sharp ce soin doit également porter sur l’ensemble de la communauté (Sharp, 1997, p. 72-73).

Face à cette difficulté éprouvée lors des formations universitaires à la PPE au sujet du caring thinking, nous nous demandons s’il est possible de penser à nouveaux frais le cadre théorique de cette attitude de soin, de vigilance et d’attention à autrui difficile à comprendre et à appliquer, et cela, dans l’optique de construire de nouveaux outils pédagogiques pour mieux la transmettre lors de nos formations. C’est pourquoi nous faisons ici l’hypothèse que, parmi les multiples conceptions du care existantes[1], la perspective de l’écologie critique contemporaine (ECC) peut nous aider à formuler un concept opératoire du caring thinking de la PPE plus adéquat pour résoudre les difficultés de nos étudiant·e·s lors de la pratique et de la formation à la PPE. Le choix de cette perspective pour notre hypothèse possède, au moins, trois justifications:

  1. Pour Lipman et Sharp, la notion de caring thinking est déjà travaillée par une conception de la cognition proche de celle de l’ECC. En effet, pour ces auteurs, le fait d’être contextuellement et éthiquement situé (Lipman, 1995; Sharp, 2019), de se matérialiser dans les actes et la matière (Lipman, 1995; Sharp, 2009) ou encore de s’incarner (Lipman, 1995; Sharp, 1996) sont des conditions importantes de la pensée pour eux, et correspondent à des points importants de l’ECC (nous verrons lesquels). De plus, l’idée que pour Lipman (1995) le travail du care porte sur la découverte, l’institution et la préservation de nouvelles relations et d’une attention à la diversité constitutive du monde le rapproche d’une perspective écologique[2] de la pensée humaine. Ainsi, pour les fondateurs de la PPE, faire du pragmatisme «un art des conséquences, du “faire attention”» (Pignarre et al., 2007, p. 30) d’une pensée ne serait pas une incohérence et rend possible notre hypothèse.

  2. Parmi les éthiques du care, il n’existe pas, à notre connaissance, de travaux réalisés sur les implications pédagogiques de cette perspective écologique sur la philosophie pour enfants. Pourtant l’ECC peut également mener à une perspective éthique. Elle peut alors prétendre, a priori, à former une éthique du care, avec la même légitimité que d’autres courants philosophiques contemporains comme le féminisme, la théorie critique, la phénoménologie ou encore le pragmatisme. Plus précisément, on peut dire que l’ECC est un courant théorique qui cherche à reconstruire les sciences humaines et sociales à partir d’un nouveau paradigme: l’importance de la dimension écologique des conditions d’existence des vivants, et ce au sein de notre épistémologie, de notre système politique, de nos rapports sociaux, de notre esthétique ou encore de notre subjectivité (Descola et Charbonnier, 2017). Ce qui rassemble les chercheurs de ce courant est l’accord sur l’idée que notre rapport au monde «naturel» est en réalité construit et en perpétuelle reconstruction (culturellement et socialement) (Descola, 2005). Ainsi, la tâche critique de cette écologie est la déconstruction radicale et exhaustive de tous les impensés bâtis à la fois sur une «nature» donnée, immuable et indépendante de notre regard, car ces derniers invisibilisent et détruisent ces environnements qui nous sont vitaux (Plumwood, 1994). Quelle éthique du care cela ouvre-t-il pour la PPE?

  3. De plus, la perspective de l’ECC mobilise dans sa définition du care (en tant que mode particulier d’attention et de soin à l’égard des êtres vivants) une dimension à la fois épistémique, c’est-à-dire un certain mode de pensée et de construction du savoir, et éthique (Pelluchon, 2018), c’est-à-dire un certain type de relation avec autrui, qui, selon Sandra Laugier (2015), la rend susceptible d’entrer en résonnance avec la conception pragmatiste du caring thinking de Matthew Lipman et Ann Margaret Sharp (Paperman, 2015; Tronto, 1993). C’est pourquoi nous faisons l’hypothèse que le care comme souci «écologique» des relations aux autres vivants nous permet de rendre compte du soin et de l’importance des émotions que les philosophes pragmatistes sollicitent lors des expériences éducatives. En effet, John Dewey (1897, 1912), William James (1899) ou encore Katherine Camp Mayhew (1936) sont des penseurs pragmatistes qui considèrent que l’attention aux émotions des apprenants est centrale pour le travail des pédagogues. Selon eux, une expérience éducative ne peut être menée à bien, ou pleinement, si l’apprenant n’est pas dans une disposition émotionnelle adéquate, et il revient à l’enseignant de construire un environnement éducatif où cette dernière est le plus souvent possible. On peut donc supposer qu’une perspective écologique du care peut entrer en rapport avec cette perspective pragmatiste du travail éducatif lié au soin des émotions.

Au regard de ces trois raisons, la perspective assez récente de l’ECC, et issue de l’éthologie et des sciences du vivant, nous semble pertinente pour faciliter la compréhension et la valorisation du caring thinking lors des ateliers de PPE. En effet, cette perspective mobilise dans ces observations de nombreux marqueurs concrets d’une attitude relevant du caring thinking que nous souhaitons étudier au sein d’une formation à la PPE. En effet, la possibilité même de rendre compte du care est une difficulté à la fois théorique pour la PPE et pratique pour les formations. C’est pourquoi, après une présentation du cadre théorique que l’ECC fournit pour penser le caring thinking de la PPE, nous observerons sur le terrain de la formation ce que l’ECC rend visible de la présence ou non du care lors de l’animation des CRP. Enfin, à partir de ces analyses, nous souhaitons ouvrir la discussion sur l’intérêt de cette perspective pour d’autres travaux relatifs au déploiement de l’éthique au sein de la PPE.

2. Le caring thinking au regard de l’écologie critique contemporaine

Tout d’abord, pour penser l’éthique dans laquelle s’inscrit le caring thinking de l’ECC, il nous faut définir soigneusement le second terme de cette expression en clarifiant la conception de la cognition que porte l’écologie critique contemporaine.

2.1 Éthique: le cadre théorique de l’écologie critique contemporaine

L’écologie critique contemporaine développe, depuis les années 1980 avec les travaux de Carolyn Merchant (1983) et de Donna Haraway (1988), une conception de la cognition tributaire de quatre dimensions épistémiques (le corps, la situation, l’action et les techniques)[3]. C’est-à-dire que, en tant que qu’être vivant, notre pensée (et notre compréhension de la pensée d’autrui) dépend de notre manière d’être (1) incarné, (2) situé, (3) en action et (4) extériorisé. De nombreuses discussions importantes existent sur chacune de ces quatre dimensions épistémiques et leurs présupposés théoriques, et des filiations théoriques de ce courant avec d’autres courants de pensée, comme le marxisme, le pragmatisme, le féminisme, etc.[4]. Nous les écartons de notre propos, pour ne conserver que ce postulat: il est possible de réunir différents travaux philosophiques relatifs à l’écologie critique contemporaine à partir de ces quatre dimensions[5] reconnues à la cognition humaine. Ces dernières ont par ailleurs été formalisées en sciences cognitives par les travaux sur la cognition 4E qui appuie cette conception (Newen et al., 2018; Varela et al., 1993). Brièvement, cela signifie que notre cognition est:

  1. Incarnée (embodied). Les êtres humains, en tant qu’êtres vivants, développeront leurs perceptions et leurs cognitions en fonction des conditions physiques que leur offre leur corps (Bardet et al., 2019; Shusterman, 2007). Cela peut être une limite (difficile de se concentrer lorsque l’on a faim par exemple), mais également une possibilité (ma vue me permet de percevoir un grand nombre de détails dans un paysage et ainsi de chercher les mots nécessaires à en rendre compte).

  2. Située (embedded). Notre façon de nous situer dans un environnement par rapport à d’autres vivants influence notre cognition. Cette situation s’exprime alors à travers de nombreuses perspectives: politiques (rapports de force), économiques (précarité/confort), culturelles (racisés, genrés, etc.), psychologiques (vulnérabilité) que l’épistémologie située cherche à clarifier chez chacun, dans le but de construire une objectivité partagée et non unique.

  3. En acte (enacted). C’est par nos actions que nous expérimentons l’environnement qui nous entoure et que nous pouvons affiner notre perception et notre connaissance de ce dernier (Gallagher, 2017). C’est en voyant faire, en faisant, en faisant faire, etc., que les humains apprennent et que leurs pensées s’éprouvent et se développent. Les possibilités d’actions sur un environnement sont donc des conditions indispensables à notre cognition.

  4. Extériorisée (extended). Notre cognition est conditionnée par les outils et techniques que nous utilisons (Gonzalez-Grandón et Froese, 2018). Ces outils peuvent être matériels (exosomatiques) ou mentaux (symboliques) ou les deux (artefacts techniques), mais dans tous les cas ils nous permettent de dépasser les limites «naturelles» de notre incarnation pour développer des pensées à la hauteur des nouvelles possibilités d’actions.

Les développements théoriques de cette conception de la cognition sont nombreux au sein de l’écologie critique[6]. Ils permettent de penser différemment de nombreux objets dans le domaine de la politique, de l’économie, de l’art, etc., mais également au sein de l’éthique. Plus précisément, l’écologie critique, à partir de cette conception de la cognition, peut nous aider à penser l’éthique comme le soin que nous portons à nos relations envers d’autres vivants (Morizot, 2020). Dans cette perspective, le caring thinking n’est plus une pensée vaguement charitable ou bienveillante[7], mais peut se comprendre comme un mode particulier d’attention aux vivants (et aux relations que j’entretiens avec eux) qui composent mon environnement, à partir des propres limites de ma cognition (Tsing, 2015). C’est pourquoi, nous faisons l’hypothèse que le caring thinking peut alors s’entendre comme une pensée attentive à autrui où, premièrement, le corps peut être l’indice, l’objet ou l’enjeu d’un soin de la part des individus composant la relation. Notre corps peut ainsi exprimer ou rendre possible une demande ou une offre de soin, et l’éthique peut ainsi être le lieu d’une réflexion de notre part sur la façon d’ajuster ces soins en fonction de nos ressentis somatiques. Deuxièmement, le caring thinking est une pensée où les différences de situation des membres de la relation ne restent pas impensées. Au contraire, l’effort éthique à fournir ici demande de clarifier, de rendre visible et d’opérer en fonction des différences et de potentielles inégalités (Young, 1980) que ces points de vue situés les uns envers les autres composent en se croisant. Troisièmement, les actes réalisés par les individus sont étudiés et approuvés en fonction de leurs conséquences sur les autres membres de la relation. L’exigence éthique réside ici dans la qualité de l’attention portée sur les conséquences de ses actes sur autrui (plutôt que dans un travail interne de justification de ces intentions par exemple). Enfin, quatrièmement, le caring thinking est une pensée où le soin que je porte à mes relations à autrui s’étend à l’ensemble des techniques ou outils que la situation permet de mobiliser. Ici, l’éthique devient appliquée au sens où elle réfléchit aux applications (organisationnelles, professionnelles, techniques, etc.) des valeurs que l’individu dispose pour agir.

Ainsi, le caring thinking peut se définir dans cette perspective comme le fait de prendre soin de notre relation envers autrui en portant notre attention sur les manifestations de ces quatre dimensions épistémiques. Au sein d’un environnement commun, quelles sont les relations que j’entretiens avec autrui et dont les conséquences sont partagées? Comment puis-je prendre soin de ces relations qui enrichissent l’écologie de mon existence, c’est-à-dire qui me permettent de profiter de la richesse du monde vivant qui m’entoure? Le caring thinking devient ici une pensée soucieuse et attentive des corps, des situations, des actes et des techniques présentes au sein de ces relations, dans l’objectif d’accroître la vitalité et la viabilité de ces dernières[8].

2.2 Éthique: mettre en oeuvre par l’activité pédagogique

Cette éthique que l’écologie critique contemporaine (ECC) construit avec ce concept du caring thinking peut se déployer dans de nombreux domaines professionnels, cependant, nous choisissons de restreindre son étude au domaine de l’activité pédagogique. Comment rendre compte de l’application de cette perspective éthique au sein d’une classe, dans une pratique ordinaire? Pour rendre compte de cette question, nous reprenons ici les quatre éléments mis en avant par l’éthique de l’écologie contemporaine:

  1. Un soin des corps. La perspective éthique de l’ECC nous encourage à prendre soin des élèves dont nous avons la charge. Plus précisément, l’attention se portera ici sur les relations que ces derniers entretiennent entre avec leurs corps. Comment les acteurs de l’activité pédagogique prennent-ils soin de leurs corps entre eux? Lors des apprentissages, comment se manifeste somatiquement les élèves? Sont-ils assoupis sur leurs tables ou se tournent-ils en direction de celui qui prend la parole? Les gestes d’affection ou de sollicitude sont-ils rares ou nombreux? L’activité frénétique de l’un contraint-il à la passivité somatique les autres? Ces questions montrent qu’un caring thinkingsomatique est observable au sein d’une classe à partir d’un faisceau d’indices allant de l’ampleur des gestes que s’autorisent les acteurs entre eux à l’attention que les acteurs portent à la répartition spatiale ou symbolique des corps lors de l’apprentissage.

  2. Une attention à la situation de chacun. Ici, ce sont les approches féministes du care qui ont le plus avancé sur le soin pris à la reconnaissance des points de vue situés de tous au sein d’une activité pédagogique. Reconnaître la perspective des uns et des autres au prisme du genre, de la race et de la classe permet à l’enseignant d’éviter un certain nombre d’injustice épistémique envers ses élèves. Par exemple, l’élève privé de petit déjeuner par le manque de moyens de sa famille et qui a du mal à se concentrer à cause de sa fatigue ne sera alors plus jugé comme désintéressé ou méprisant envers l’école. On peut qualifier alors d’écologique une pensée attentive à sa propre situation et à celles d’autrui, lorsque l’observation montre une prise en considération de la différenciation sociologique du rapport aux savoirs des élèves pour rééquilibrer ses méthodes et ses objectifs d’apprentissage en fonction de cette différenciation.

  3. Un souci des actes et de leurs conséquences sur autrui. Ce souci de l’ECC au sein des relations pédagogiques n’est pas nouveau. Par exemple, dès l’introduction en France des cours relatifs au développement durable, les éthiciens ont été soucieux de chercher un équilibre entre la sur-responsabilisation (menant à une culpabilité excessive) et la déresponsabilisation (qui mène à une cécité, plus ou moins consciente, des conséquences de ces actes sur autrui) des élèves face à l’urgence climatique. Entre responsabilité individuelle et collective, une éthique écologique en acte du care doit mener l’enseignant à se soucier de la compréhension que ses élèves ont de leurs actes et de leurs conséquences sur autrui. Cela peut alors s’observer au sein des enseignements disciplinaires ou lors des temps de vie scolaire, car pour l’ECC ce souci éthique peut se travailler à partir de n’importe quel acte (réalisé par les élèves ou simplement présenté à ces derniers).

  4. Une éthique qui s’outille avec soin. Le caring thinking prôné par l’éthique de l’ECC ne se limite pas à des injonctions à la bienveillance[9], une déontologie des intentions professionnelles ou à des chartes normatives de bonnes conduites, mais, au contraire, cherche à diversifier le plus possible les outils par lesquels il sera possible de prendre soin de ces relations avec autrui. Le mobilier scolaire, les outils et les jeux pédagogiques, les méthodes d’apprentissage, les techniques et dispositifs, etc., utilisés lors d’une activité pédagogique entrent ici en considération, et demandent à être articulés de manière cohérente. Il sera alors possible d’observer cette «écologie des techniques» éthique lors d’analyses des pratiques professionnelles à partir, entre autres, de ce type de question: le dispositif pédagogique (un travail de groupe par exemple) mis en place ici incite-t-il mes élèves à se soucier de leurs relations avec leurs camarades ou les laissent-ils indifférents à cette perspective, voire à en souffrir?

Ainsi, à partir de ces quatre éléments du care de l’ECC que sont le corps, la situation, les actes et les techniques, on voit se dessiner une éthique particulière où l’importance et l’efficience du care peut s’observer au sein d’une activité pédagogique. Cette hypothèse théorique d’un caring thinking construit à partir du cadre théorique de l’ECC peut désormais faire l’objet d’une recherche empirique avec la pratique de la philosophie pour enfants.

3. Le terrain d’observation: le cas d’une formation universitaire à la PPE

Pour rendre compte des manifestations du caring thinking reconstruit à partir du cadre théorique de l’ECC, nous avons choisi le cas d’une formation universitaire à la PPE. Nous rendrons compte d’abord du terrain, de la temporalité et du dispositif pédagogique mis en place pour cette formation, puis, dans un second temps, nous présenterons les trois outils méthodologiques qui ont servis à l’étude de notre objet.

3.1 Observation: caractéristiques du terrain étudié

Le terrain qui nous occupe ici est un dispositif expérimental de recherche-formation menée en 2020-2021 au sein du Département d’éducation de l’université de Saint-Étienne, dans le cadre d’un cours de troisième année. L’expérimentation est menée par deux jeunes chercheurs, avec 22 étudiant·e·s en troisième année de licence, et 33 élèves de CP/CE1 d’une école primaire. Elle se déroule sur l’espace d’une année, avec un volume horaire de 30 heures de cours. L’objet du cours est la formation à la pratique de la philosophie pour enfants, au moyen d’un enseignement théorique à l’université (avec la rédaction d’un mémoire de recherche) et de six séances d’expérimentation avec des élèves de primaire. Cette «recherche-formation» articule trois perspectives.

  1. Une perspective de formation, au sens où, dans ce dispositif, une quinzaine d’heures sont attribuées (par séance de 3 h tout au long de l’année) à la formation des 22 étudiant·e·s à l’animation des CRP. Celle-ci est basée sur les méthodes épistémologiques et pédagogiques de la philosophie pour enfants «lipmanienne». Durant ces temps de formation, au sein des locaux universitaires habituels, les étudiant·e·s apprennent l’histoire, les méthodes, les objectifs pédagogiques, les outils et les habiletés de pensées nécessaires à l’animation d’une CRP. Durant ces temps de formation, c’est un contrat didactique (Brousseau, 1990) «classique» pour les étudiant·e·s (posture magistrale de l’enseignant, ponctualité, interactions codifiées par une forme scolaire partagée, devoir et lecture avant le cours, etc.) qui structure les échanges. Toutefois, cette posture pédagogique adoptée dans l’objectif de sécuriser suffisamment les étudiant·e·s n’empêche pas une approche participative (pratique des CRP en début de séances) et les travaux de groupe.

  2. Une perspective d’expérimentation, au sens où les étudiant·e·s animent eux-mêmes des CRP dans des classes, et ce de manière régulière (environ un atelier en matinée toutes les deux semaines). Au total, durant l’année, dix séances ont lieu dans 12 classes de deux écoles primaires différentes (avec des élèves allant du CP au CM2), deux séances dans une école élémentaire avec une classe de moyenne section, et deux séances avec deux classes de 6e dans un collège. L’ensemble de ces séances permet à chaque étudiant·e de préparer et d’animer six séances de CRP, avec des élèves d’écoles différentes, de niveaux différents et sur plusieurs thèmes. Dans ce dispositif, les CRP durent entre 40 et 50 minutes, avec un public allant 8 à 25 participants. À chaque séance, les enseignants-chercheurs et les enseignants titulaires sont en posture d’observation, et laissent les étudiant·e·s co-animer l’atelier par deux ou trois (en plus de ceux en observation) et font leurs retours à la fin de ce dernier.

  3. Une perspective de recherche, au sens où huit heures de méthodologie de la recherche et deux entretiens individuels (d’une heure environ) durant l’année permettent d’accompagner les étudiant·e·s dans la rédaction d’un mémoire de recherche portant sur les études de la PPE et sur une problématique particulière: la participation des élèves, l’inclusion des élèves dyslexiques, l’égalité fille/garçon, la thématique environnementale, les outils didactiques de l’écoute, etc. L’objectif est de lier au sein de leur réflexion les connaissances acquises lors de leur formation à la pratique durant l’expérimentation, ainsi que la littérature théorique mobilisée pour leur propre recherche. Ce mémoire de recherche est un examen exigeant pour ces étudiant·e·s, car il les confronte à un nouveau rapport au savoir (Perrenoud, 2019), celui de la recherche, et par conséquent à une autre façon de travailler (proposer des hypothèses, construire des protocoles d’observation, etc.) que celles auxquelles ces étudiant·e·s sont habitué·e·s.

3.2 Observation: les méthodes employées pour la production et l’analyse des données

L’ensemble de cette expérience pédagogique de recherche-formation est documenté par le biais du recueil de plusieurs matériaux permettant une analyse qualitative des comportements des étudiant·e·s: prise de notes pendant les ateliers (dès l’entrée et l’installation des étudiant·e·s dans les locaux, durant l’atelier même et avec les élèves, puis lors des retours et débriefing entre eux et avec les professeurs des écoles), documents de préparation des séances, entretiens avec les professeures des écoles, mémoires des étudiant·e·s, 16 entretiens semi-directifs auprès des étudiant·e·s. De plus, le fait d’être deux enseignants-chercheurs sur ce dispositif a permis de prévenir certains potentiels biais d’analyse liés à l’approche qualitative.

Le choix de la méthode qualitative de recueil des données fut dicté par la taille réduite du groupe étudié (22 étudiant·e·s) qui permettait une observation directe et participante (Masson, 1999). Ce choix, appuyé par une perspective socio-constructiviste, vise à comprendre quelles sont les connaissances qu’un sujet construit à travers ses interactions et ses expériences avec autrui, et ce, à partir des traces observables de son comportement, ses paroles, ses actions, et surtout ses propres interprétations de son rapport aux savoirs. Détaillons brièvement les trois moyens complémentaires d’observation de nos données.

  1. L’observation directe. Celle-ci porte à la fois sur les moments de formation à l’université, les temps d’animation en classe, mais également lors des réunions d’organisation des participants et les échanges informels entre et avec eux. Cette observation n’est pas dissimulée et peut mener à des interventions de notre part pour demander des explications ou des précisions. Pour notre étude, nous avons choisi de ne pas concentrer notre attention sur les seules techniques d’animation ou la présence de certains arguments. Au contraire, nous avons tenu à observer de la manière la plus holistique possible la «présence» des étudiant·e·s tout au long du dispositif par une prise de notes de notre part directement sur le terrain, à la manière d’un commentaire en flux continu vers la connaissance (Maanen, 2011).

  2. L’analyse de supports. Celle-ci se compose principalement des mémoires des étudiant·e·s remis en fin d’année. Ces travaux, construits à partir d’une méthodologie commune donnée en cours, laissent une place importante à l’expression des ressentis des étudiant·e·s, à la clarification et à la justification des choix réalisés. Le fait que ces travaux fassent l’objet d’un examen est cependant une contrainte conséquente, et nous a motivé à varier les supports observés avec l’étude des fiches de préparation des séances par exemple. De plus, nous avons également eu à notre disposition les cahiers que les étudiant·e·s ont reçus au début de dispositif, pour préparer leurs animations en classe, noter les éléments de cours qu’ils ont pu juger pertinents pour eux, ou encore réfléchir à des supports et des plans de discussion lors des temps de préparation.

  3. Les entretiens semi-directifs. Ces derniers sont en moyenne d’une durée d’une heure, avec certaines séquences plus formelles (questions directes de notre part, souvent centrées sur la rédaction du mémoire) et d’autres plus libres (questions ouvertes, temps de silence, attitude d’écoute, etc.), ce qui permet à la personne interrogée de mener en partie la discussion là où elle le souhaite (Combessie, 2007). Au total, nous avons pu mener deux séries de 16 entretiens (certain·e·s étudiant·e·s travaillaient en binôme), entre le milieu et la fin du dispositif expérimental. Cet échelonnage permet de rendre visible l’évolution des étudiant·e·s à la fois dans leur attitude d’animation et de compréhension de la PPE, mais également dans l’expression de leur réflexivité sur leurs propres pratiques (d’animation et de recherche).

Les données ainsi récoltées furent ensuite l’objet d’une analyse, principalement qualitative, à partir des outils suivants: une analyse thématique (pour extraire du texte brut des unités significatives) (Bardin, 2013), suivie d’une catégorisation empirique (pour extraire la redondance de certains propos ou idées exprimées) (Vallerand et Hess, 2000). Ces deux outils sont ainsi utilisés au sein d’un protocole mixte (Richard, 1990) s’intéressant aux relations entre les verbalisations et les comportements des sujets, ainsi que par l’entretien d’explicitation (pour demander au sujet un retour réflexif sur sa pratique) (Vermersch, 1994). De plus, en cohérence avec la définition du caring thinking construite par l’ECC et la nature des données recueillies et des outils de l’analyse de ces dernières, nous concentrons notre propos sur la posture des animateurs et des animatrices de PPE. Certes, centrer l’expression du caring thinking sur les postures pédagogiques ne rend pas compte de manière exhaustive des dimensions du caring thinking. Cependant, ce choix est également dicté par notre intérêt pour la formation à la PPE qui nécessite ce travail de réflexion sur les postures pédagogiques faisant concrètement la promotion d’un caring thinking.

4. Présentation des résultats: illustrer et discuter l’apport de l’ECC à la pratique de la PPE

À partir du terrain, des méthodes d’observations et d’analyse présentées ci-dessus, nous restituons ici une sélection des résultats obtenus à partir du prisme d’analyse justifié en première partie (le cadre théorique de l’ECC). Puis, dans un second temps, nous souhaitons ouvrir la discussion de ces résultats sur certaines questions qui nous semblent importantes pour poursuivre la réflexion au-delà de notre propre terrain d’enquête.

4.1 Retour des observations: quelques exemples

Bien qu’il nous soit impossible de rendre compte en détail de «l’écologie» générale de l’éthique portée par la formation à la PPE tout au long de l’année, nous présentons ici les exemples les plus marquants liés à la conception du caring thinking déployée en première partie, et ce à partir des moyens d’observation présentés en deuxième partie. Nous souhaitons ainsi illustrer la façon dont l’ECC nous permet de mieux comprendre le caring thinking grâce à l’étude de sa manifestation incarnée, située, en acte et extériorisée.

  1. Un caring thinking somatique. L’observation directe des ateliers montre une double évolution intéressante du rapport aux corps de la part des étudiantes. Nos résultats s’appuient ici sur l’observation des comportements et des interactions didactiques durant les neuf mois de la formation. La première évolution, que l’ECC permet d’observer, concerne le soin de leurs propres corps. En début d’année, les étudiantes venaient aux ateliers dans les écoles en étant habillées de façon élégante, mais avec des habits serrés et peu pratiques pour des gestes amples ou pour s’accroupir à la hauteur des élèves. La première séance a donné l’impression que les étudiantes ne s’attendaient à participer à l’atelier, alors qu’en fin d’année ces mêmes étudiantes venaient avec des habits plus amples et plus adéquats pour s’asseoir par terre dans le cercle des CRP et entrer en contact avec les élèves. La deuxième évolution fut celle de leur rapport aux corps des élèves. S’accroupir pour leur parler à leur hauteur, les aider à enlever leurs manteaux, entrer en contact physique avec eux lors de la discussion sont quelques-uns des signes observés qui montrent que les étudiantes ont peu à peu compris intuitivement que leur engagement somatique et le soin apporté aux corps d’autrui participent à la réussite de leur activité pédagogique[10]. Ainsi, penser de manière attentive et attentionnée (caring thinking) est devenu de moins en moins un effort uniquement introspectif pour ces étudiantes et s’est peu à peu incarné dans des comportements répondant plus adéquatement aux exigences pédagogiques de la PPE.

  2. Un caring thinking situé. Lors des entretiens semi-directifs, 12 étudiantes sur 22 (55 %) reviennent sur l’évolution de leur compréhension des paroles des élèves lors des CRP. Elles soulignent l’importance de «se mettre à la place», de «décaler son regard» ou encore «de se décentrer» pour mener à bien une discussion philosophique où chaque participant se sent inclus. De plus, ces étudiantes reviennent dans les entretiens sur le décalage entre leurs préparations en amont et le déroulé des CRP. Elles ont été surprises, parfois déstabilisées, mais la plupart souligne les bienfaits de l’apprentissage de cette adaptation aux points de vue des élèves. Enfin, dans les retours avec les professeurs des écoles en charge des classes, les étudiantes ont pu avoir plus de renseignements sur les élèves (dyslexie, primo-arrivants, allophones, etc.). À partir de là, elles ont pu faire évoluer leur pratique pédagogique dans l’optique de les inclure davantage, ce qui réalise une éthique pédagogique du care à partir de la situation. En effet, le caring thinking, dans la perspective de l’ECC, peut participer d’une éthique pédagogique, au sens où la qualité d’un enseignant va dépendre, en partie, de sa capacité à prendre en compte différents points de vue situés des apprenants. Par exemple, pour la PPE, plus cette capacité sera développée, plus les apprenants auront le sentiment de pouvoir participer à la CRP tout en étant respectés dans leurs différences.

  3. Un caring thinking en acte. «Comment transmettre aux élèves un plus grand soin de ces actes et de leurs conséquences envers autrui?» Cette question a habité de nombreux thèmes de CRP que les étudiantes avaient choisis de traiter avec les élèves. Les notions de vivre-ensemble, de tolérance, de violence, d’amitié, de respect avaient ce point commun, et leur traitement par les étudiantes rend compte d’une vive préoccupation de ne pas «moraliser» les CRP, mais de faire réfléchir les enfants sur les conséquences des actes (liés aux thèmes en question). Cette mise en acte de l’éthique s’observe également dans les documents de préparation où les verbes d’action deviennent progressivement plus présents pour indiquer la construction d’un climat serein de la CRP. Par exemple, l’expression «être bienveillant» disparaît peu à peu pour laisser la place à des indications comme «rappeler les règles de discussion», «faire circuler le bâton de parole entre les filles et les garçons» ou encore «aider l’élève allophone au moment de la synthèse». On constate donc au cours de l’année un souci éthique de l’autre qui devient de plus en plus énactif envers les élèves (Masciotra et al., 2008). En ce sens, le caring thinking de ces étudiantes subit un changement dans l’ordre des rapports au savoir. Concrètement, en début d’année, le care pour ces étudiantes était une question de savoir (ce que c’est…), puis celui-ci est devenu une question de savoir-faire (ce que je dois faire…), pour finalement devenir une question de savoir-agir professionnel (comment mes actions construisent un environnement d’apprentissage où une attention et un soin collectifs émergent). Finalement, c’est en partie à ce savoir-agir professionnel que l’on peut reconnaître le caring thinking de l’ECC.

  4. Un caring thinking extériorisé. Sur cet élément, les trois moyens d’observations montrent un enrichissement des dispositifs pédagogiques, des outils didactiques et des techniques d’animations de la PPE au cours de l’année. L’exemple le plus marquant est celui de la construction par deux groupes d’étudiantes d’une affiche des «cinq règles de l’atelier philo» qui était présentée aux élèves à chaque début de CRP. Mais on pourrait aussi présenter la technique d’animation du «bâton de parole» qui fut expérimenté par trois autres groupes d’étudiantes pour matérialiser le souci éthique d’écouter la parole de chacun et de distribuer cette dernière équitablement. Cette évolution est d’autant plus notable que la forme scolaire de l’université est caractéristique d’un care extrêmement dématérialisé. Par exemple, aucune règle d’écoute entre étudiant·e·s n’est véritablement explicitée ou même encouragée à l’université. Ainsi, les étudiantes ont ici dû se déprendre de cette forme scolaire pour «inventer» de nouvelles façons de matérialiser et d’extérioriser le soin porté à la pensée et à la parole de chacun. En ce sens, les outils permettant d’améliorer les relations et les prises de parole entre les participants d’une CRP manifestent ce besoin de rendre sensible et concret le développement du caring thinking au-delà de l’intention ou de la simple pétition de principe. Pour l’ECC, répondre à la question du développement du caring thinking participe ainsi à l’aménagement d’un environnement propice à l’apprentissage, ce qui doit également être pris en compte pour une formation pédagogique adéquate.

4.2 Discussion des résultats: obstacles et ouvertures

On le voit, l’intérêt du cadre théorique de l’ECC pour la PPE est de fournir une perspective qui relie ensemble plusieurs éléments importants (le corps, la situation, l’action et les techniques) du déploiement de l’agir éthique au sein d’une activité pédagogique. Avoir la possibilité de penser ensemble ces éléments permet déjà de résoudre la première difficulté relative à la formation au caring thinking mentionnée en introduction: savoir quels sont les objets de notre soin et de notre attention. Cependant, la perspective «écologique» de ce care permet-elle de former les étudiant·e·s à un souci éthique plus conséquent ou n’est-elle qu’un soutien théorique pour penser la dimension éthique de la PPE? Nous ne pouvons, à la lumière de notre terrain et de nos observations, trancher cette question. En effet, lors de notre formation universitaire, nous n’avons pas mis en avant ou transmis aux étudiant·e·s le cadre théorique de l’ECC. Ainsi, les étudiant·e·s, bien que conscients des évolutions de leur souci éthique vis-à-vis de ses quatre éléments, n’ont pas les moyens de les saisir dans une perspective plus globale. C’est pourquoi l’idée que le cadre théorique de l’ECC peut être un atout à la formation à la PPE ne peut posséder ici que le statut d’une hypothèse (que des travaux futurs pourraient alors confirmer ou invalider).

Toutefois, au bout de cette expérimentation pédagogique et grâce aux observations menées, il nous semble criant que la représentation qu’ont les étudiant·e·s du souci éthique nécessaire à leur action pédagogique est, en général, largement défaillante pour être opérationnelle. C’est-à-dire que lors des temps d’échange de la formation ou au sein des travaux réalisés en début d’année, les étudiant·e·s, interrogé·e·s à ce sujet, mobilisent une conception du care très introspective (donc peu somatique), impersonnelle (donc non située), construite sur des principes généraux (donc peu adéquate à l’action) et très abstraite (donc se réalisant difficilement dans des outils ou des techniques pédagogiques). Cette conception du care rend difficile son expression au sein de l’espace scolaire, ou en formation universitaire, car son caractère introspectif (donc ne pouvant être évalué), supposé instinctif (donc ne pouvant être appris) et abstrait (donc ne pouvant se réaliser par des techniques d’animation par exemple) ne peut pas véritablement donner lieu à une pratique identifiée et transmissible pour les enseignants. Ainsi, à bien des égards, ces étudiant·e·s se sentent peu ou pas formés aux considérations éthiques, et ce constat les empêche de déployer une véritable réflexivité professionnelle sur leur souci éthique (et par la suite de donner une véritable éducation au care à leurs futurs élèves). C’est pourquoi il nous semble qu’une perspective théorique claire et prenant en compte les quatre éléments travaillés ci-dessus pourrait être un gain pédagogique conséquent sur ce problème.

Les obstacles à un tel projet restent cependant nombreux.

Tout d’abord, l’ECC n’est pas encore un cadre théorique «stabilisé», et c’est pourquoi nous n’avons envisagé ici le caring thinking qu’en tant qu’attitude éthique et pédagogique, car l’étudier sur le terrain de la politique, ou de la spiritualité par exemple, nous aurait amené vers d’autres considérations. Pourtant, pour que l’ECC puisse être un cadre théorique adéquat pour penser le caring thinking de la PPE, elle ne peut écarter de sa réflexion la nécessaire interaction entre le déploiement du caring thinking avec la pensée critique et la pensée créative. Là aussi, des travaux théoriques et empiriques supplémentaires de l’ECC s’avèrent nécessaires.

Enfin, les quatre éléments mis en avant par l’ECC pour former des marqueurs du caring thinking des participants de ce dispositif expérimental ne possèdent pas encore d’outils d’évaluation précis permettant une évaluation graduée des effets de ces derniers. L’ECC nous fournit ici, pour l’instant tout du moins, plus des «signes» d’une «présence» du caring thinking qu’une façon d’en évaluer objectivement l’efficience. Cette carence méthodologique de l’évaluation par l’ECC est évidemment à la fois un obstacle actuel et un chantier à ouvrir à l’avenir pour la PPE.

5. Conclusion

Pour conclure, rappelons notre problème initial: former à la PPE est une tâche complexe, car cela nécessite d’accompagner chez les étudiant·e·s un «changement de posture» pédagogique (Gagnon et Yergeau, 2016, p. 63). Il s’agit d’un changement déstabilisant qui, parce qu’il s’accompagne «d’une modification de leurs rapports aux savoirs» (p. 65) nécessitant à son tour une «formation épistémologique des animateurs» (p. 65), rend compatible à la fois le déploiement d’une pensée critique (objectif majeur de la PPE) et d’un caring thinking (pour éviter, par exemple, l’énonciation de propos inacceptables[11]).

Face à ce problème, l’objectif de notre travail a été de prolonger l’apparente proximité entre le pragmatisme de Lipman et Sharp et l’éthique du care de l’ECC, en déployant une définition écologique du caring thinking à partir de quatre éléments: le corps, la situation, l’action et les techniques. À partir de là, nous avons pu illustrer la manifestation de ce care écologique au sein d’un dispositif expérimental de recherche-formation à la PPE. Ainsi, nous avons pu rendre compte plus concrètement de la façon dont le souci éthique particulier qu’est le caring thinking de l’ECC peut se manifester à l’intérieur et autour d’une CRP (sans pour autant réduire l’importance de l’expression de la pensée critique). En un mot, ce que la perspective de l’ECC permet, c’est une attention pédagogique accrue aux enjeux éthiques de notre attitude somatique, située, en acte et extériorisée envers nos élèves. Par cette attitude, être attentif et attentionné à ces interactions constitue alors tout l’effort du caring thinking.

Toutefois, il importe de rappeler les limites de notre étude. La première de ces limites reste, à nos yeux, l’actuelle absence d’outils d’évaluation de ce caring thinking au sein d’un espace scolaire. Concevoir ces outils d’évaluation nous semble urgent, à la fois pour mesurer plus précisément les effets du care dans les apprentissages, mais également pour construire une formation des enseignants prenant enfin en compte ce critère. De plus, la perspective de l’ECC propose une conception ambitieuse du caring thinking par sa mobilisation des concepts du corps, de la situation, de l’action et des techniques. Les hypothèses d’application de cette perspective au sein des questions pédagogiques méritent d’être poursuivies et approfondies pour être véritablement opérationnelles pour que cette perspective de l’ECC ne soit pas une sur-théorisation sans incidence sur les pratiques de la PPE.

En effet, bien que nos résultats soient pour l’instant modestes, nous pensons que la perspective de l’ECC peut être utile aux recherches actuelles en éducation, car on constate dans de nombreux pays que les questions écologiques prennent de l’ampleur et interrogent de nombreuses habitudes et pratiques. Nos pratiques pédagogiques, comme la PPE, et nos attitudes enseignantes, comme le caring thinking, font ou feront partie de cette grande remise en question. C’est pourquoi il importe que la recherche en éducation se dote d’outils théoriques adéquats pour accompagner ce mouvement critique, et, par cette étude, nous espérons avoir modestement contribué à cette tâche.