Corps de l’article

1. Introduction: l’attention à la parole des enfants et la pensée critique, deux objectifs de la philosophie pour enfants en tension?

Les diverses pratiques de la philosophie à l’école qui se développent dans le monde depuis quelques décennies à la suite des travaux fondateurs de Matthew Lipman et Ann Margaret Sharp visent à apprendre aux enfants à «penser», en particulier à développer une pensée critique (Lipman, 2003), au moyen d’une pédagogie de la discussion collective. Dans la lignée de ce que Lipman et Sharp appelaient la «communauté de recherche philosophique» (Lipman, 2003; Sharp, 1991), ces pratiques prennent la forme d’ateliers de discussion, animés par un facilitateur ou une facilitatrice-philosophe, dans lesquels chacun possède un droit égal à la parole. Les enfants sont encouragés à s’exprimer sans craindre l’erreur ni chercher une quelconque réponse unique qu’attendrait l’enseignant ou l’enseignante. Si ces dispositifs donnent la parole aux enfants, c’est pour qu’ils puissent peu à peu devenir capables de penser par eux-mêmes, autrement dit de développer une pensée autonome. Ce choix repose aussi sur l’idée selon laquelle ceux-ci sont capables de produire une réflexion philosophique pertinente – ce que Johanna Hawken appelle, en faisant référence à Jacques Rancière, la «présomption d’intelligence philosophique» (Hawken, 2016; Rancière, 2004). L’attention à la parole des enfants est ainsi au coeur de ces pédagogies (Hawken, 2016; Lipman et Sharp, 1978; Matthews, 1992; Worley, 2021). Elle se manifeste par des pratiques de facilitation consistant à répartir la parole, à inviter les enfants qui ne se sont pas (ou moins) exprimés à intervenir, à écouter ce qu’ils et elles disent et à encourager l’ensemble du groupe à faire de même. Le but est de permettre à chaque enfant de développer la confiance en soi nécessaire pour prendre la parole, ainsi que des qualités d’attention et d’écoute envers les autres, afin de favoriser une dynamique de progression collective. En ce sens, les pratiques de philosophie avec les enfants mobilisent une pédagogie qui se veut bienveillante et valorisante, que l’on peut qualifier, dans la lignée de Sharp, qui s’appuie sur les travaux de Nel Noddings (Noddings, 2013; Sharp, 1995, 2018a, 2018b), de pédagogie du care, au sens d’une pédagogie mettant en oeuvre le souci des autres, dans laquelle les relations entre les personnes (enseignants et enseignés) ne sont pas considérées comme accessoires mais comme centrales, et font l’objet d’un soin particulier.

Ainsi, c’est en donnant la parole aux enfants que cette pédagogie entend développer chez eux la pensée et la pensée critique. Cependant, il existe des zones de tensions entre l’objectif de développer une pensée critique, et cette pédagogie caractérisée par l’attention prêtée à la parole des enfants. Définie par Lipman comme une pensée qui produit des jugements, s’appuie sur des critères, est autocorrective et sensible au contexte (2003), la pensée critique suppose d’examiner les idées et les raisons avancées afin de distinguer – comme l’indique son étymologie – celles qui sont valables de celles qui ne le sont pas. Ce travail de distinction des idées peut à première vue entrer en tension avec la visée de valorisation de chaque participant que sert l’attention portée à chacun. L’encouragement à développer des habiletés critiques fait parfois craindre que les enfants soient mis en échec, ou déstabilisés par la remise en question de leurs opinions et croyances. D’un autre côté, la valorisation de la parole des enfants pourrait laisser penser que l’on approuve chaque idée indifféremment de tout critère de validité, et ainsi mener à une survalorisation de l’opinion et un relativisme non critique où toutes les opinions se valent.

C’est pourquoi certaines attitudes de facilitation qui visent à donner confiance aux enfants dans leur prise de parole sont parfois pointées du doigt comme allant à l’encontre de l’objectif de développer la pensée critique. C’est la remarque que formule Peter Worley à propos de l’idée selon laquelle il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises réponses en philosophie, souvent mise en avant dans la pratique de la philosophie avec les enfants pour que ceux-ci cessent de rechercher «la» réponse qu’ils croient attendue et prennent confiance dans leur capacité à penser. D’après Worley, cette idée est en contradiction avec l’objectif de développer des habiletés critiques (Worley, 2018a): s’il n’y a ni bonnes ni mauvaises réponses, alors il est inutile de rechercher des critères pour évaluer et distinguer les idées. Or, il remarque que, bien que l’effort de ces pratiques pour valoriser la parole des enfants ne puisse pas être réduit au slogan «il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises réponses», c’est cependant bien souvent ainsi, au détriment de l’entreprise critique, qu’est interprétée sur le terrain l’idée selon laquelle elles passent par une pédagogie bienveillante et attentive qui met en oeuvre une forme de care – idée selon lui très présente dans les discours sur ces pratiques (Worley, 2018b). La notion d’attention et la mention du care sont donc source de malentendus et de craintes, au premier rang desquelles celle du relativisme (Thayer-Bacon, 1997). Marie-France Daniel associe explicitement le care en philosophie pour enfants au relativisme, qui constitue un stade intermédiaire dans le modèle qu’elle propose du développement progressif d’une pensée dialogique critique. D’après elle, l’attention portée aux points de vue des autres peut produire des effets bénéfiques dans les discussions philosophiques, parce qu’elle permet de dépasser une posture épistémologique égocentriste et d’atteindre une posture relativiste, qui dans son sens positif est caractérisée par le souci des autres, la tolérance, le respect, l’inclusion et l’ouverture d’esprit. Cependant, le relativisme comporte aussi des aspects négatifs: pris en un sens absolu, il établit une équivalence entre les différents points de vue et empêche la critique. Il doit à son tour être dépassé pour atteindre une posture intersubjective, caractérisée par un scepticisme constructif et par l’évaluation des points de vue fondée sur des critères, ce que le care seul ne permet pas (Daniel, 2013).

Bien que la notion de care occupe une place centrale dans les développements de Lipman et Sharp sur les objectifs de la philosophie pour enfants, le fait qu’elle ne reçoive pas dans leur travaux une définition univoque est significatif des difficultés qu’elle soulève. Les deux auteurs font du care une dimension à part entière de la pensée que la pratique de la philosophie vise à développer chez les enfants, aux côtés de la pensée critique et en interaction avec elle. Cette pensée est qualifiée par eux de «critique», «créative» et «caring» (que l’on pourrait traduire ici par «attentive» ou «attentionnée»), ces trois termes désignant des dimensions de la pensée en interaction et non des types de pensée séparés (Lipman, 2003). Le «caring thinking» est donc une notion importante dans leurs travaux; cependant, tous deux ne désignent pas exactement la même chose par là. Pour Lipman (2003), le care porte d’une part sur l’objet de la pensée (le «caring thinking» est ainsi le souci de ce qui importe, p. 262) et d’autre part sur ses méthodes (le soin des procédures de la recherche, p. 172). Paradoxalement, il ne mentionne pas le rapport aux autres dans la communauté de recherche dans ses développements sur le caring thinking: le care dont il parle est une attention prêtée à la pensée (dans son contenu et ses méthodes) et non à autrui. C’est au contraire sur cet aspect relationnel qu’insiste Sharp, pour qui le caring thinking concerne non seulement l’objet et les procédures de la pensée, comme chez Lipman, mais aussi et avant tout l’environnement relationnel de la communauté de recherche (2018b). Cependant, bien qu’elle donne au caring thinking une acception large, elle n’évoque pas l’éventuelle tension entre ses différentes dimensions. Ainsi, le caring thinking faisant tantôt l’objet d’une définition restreinte (épistémique), distincte de la forme de care que constitue l’attention portée à la parole des enfants, tantôt d’une définition large, qui l’englobe parmi d’autres aspects, cette forme particulière du care ne semble pas faire l’objet d’un traitement spécifique, si bien que la tension qu’elle présente avec la pensée critique n’est ni explicitement abordée ni résolue.

Or, il importe de résoudre cette tension, tant l’attention prêtée à la parole de chacun et la pensée critique semblent aller de pair dans la communauté de recherche. Loin que ces deux objectifs (dont l’un serait d’ordre relationnel, l’autre d’ordre intellectuel) soient présentés comme contradictoires, c’est justement sur leur articulation que repose la notion de «communauté de recherche», expression qui désigne à la fois l’activité de questionnement philosophique dans laquelle les participants s’engagent ensemble, et le groupe qui prend part à cette activité. Empruntée par Lipman au pragmatisme, elle fait signe vers une conception collective de la pensée, soulignant les apports de la discussion en groupe pour la qualité de la pensée développée (Bérard, 2021; Lipman, 2003).

2. Cadre conceptuel

Si la constitution d’une communauté de recherche dans laquelle l’attention à la parole de chaque enfant participe à la construction d’une réflexion de qualité n’est pas un modèle théorique impossible à atteindre dans la pratique, comment faut-il alors comprendre cette attention, et le type de care qu’elle met en jeu, pour qu’elle ne nuise pas à la pensée critique mais au contraire en favorise le développement? Pour répondre à cette question, je[1] m’appuie sur le travail de Barbara Thayer-Bacon sur les rapports entre la pensée critique et le care (Thayer-Bacon, 1993, 1997). M’inspirant de son analyse – qui porte sur l’éducation en général et mentionne à titre d’exemple la pratique de la philosophie avec les enfants –, je propose une distinction entre deux aspects de l’attention. Je défends l’hypothèse selon laquelle la tension signalée plus haut entre l’attention à la parole de chacun et le développement d’une pensée critique ne se pose que si l’on admet une conception restreinte de l’attention en question, qui la réduit à sa dimension affective et relationnelle. Comme le remarque Thayer-Bacon (1993), le care [caring] peut nuire à la pensée critique, si par care [caring] on entend de forts sentiments d’affection (p. 336). Si l’on comprend l’attention en jeu dans la pratique de la philosophie avec les enfants comme une attitude bienveillante s’adressant uniquement à la part affective de l’enfant, et visant à le mettre en confiance sur le plan émotionnel, alors celle-ci ne contribue pas au développement de la pensée critique, et peut même lui nuire dans la mesure où elle peut passer pour une approbation des idées exprimées. Cependant, Thayer-Bacon souligne en s’appuyant sur Joan Tronto que l’on peut prendre soin non seulement des personnes, mais aussi des idées, les deux n’étant d’ailleurs pas toujours séparables (1997). La tension peut dès lors être résolue si l’on adopte une conception plus complexe et complète de l’attention à l’oeuvre dans la pratique de la discussion philosophique avec les enfants et du care qui la sous-tend. Une telle attention se caractérise non seulement par une bienveillance certes en partie affective, mais aussi par une sympathie épistémique, c’est-à-dire une attention portée non seulement à la personne qui s’exprime, mais aussi au contenu des propos exprimés. Le care en question ne relève alors plus uniquement d’une attitude relationnelle et affective, mais est aussi une attitude intellectuelle. L’attention devient dès lors compatible avec la pensée critique, et en est même une condition, si l’on suit Thayer-Bacon (1993):

La personne vraiment attentive [caring] est celle qui a la volonté d’écouter et de prendre en considération les idées des autres et les points de vue alternatifs au sien. Le care [caring] pris en ce sens n’est pas en tension avec la pensée critique, mais fournit au contraire une aide à sa réussite, il est aussi nécessaire que la capacité à raisonner.

p. 336

Tout en étant étendue sur le versant épistémique et critique, cette attention demeure une forme de care: elle n’est pas une attitude critique pour le contenu des propos qui serait dénuée de considération pour la personne.

Ainsi, je propose de considérer l’attention en jeu dans la pratique de la philosophie avec les enfants (celle de la personne qui facilite comme celle des enfants entre eux) comme double: elle est à la fois une attention portée aux personnes, qui consiste à reconnaître et à valoriser leurs contributions – je parlerai en ce sens d’attention bienveillante – et une attention portée au contenu de leurs propos, à leurs idées – que j’appellerai attention épistémique – qui va de pair avec une attitude critique dans la mesure où elle implique de souligner leurs apports mais aussi de les encourager à les réviser lorsqu’elles ne sont pas satisfaisantes. Mon hypothèse est que, bien que ces deux formes d’attention puissent être exercées séparément, et s’opposent même parfois l’une à l’autre, il est possible de mettre en oeuvre une attention qui joint les deux – un care intellectuel – et que c’est ainsi que les deux objectifs de valoriser les propos des enfants et de développer la pensée critique peuvent être conciliés.

Dans la suite de cet article, je confronte cette hypothèse à des données empiriques, afin de déterminer si l’on peut effectivement repérer des manifestations d’une attention ainsi comprise, et j’étudie leurs rapports avec le développement de la pensée des enfants, pour examiner s’il est vrai qu’une telle attitude peut à la fois encourager les enfants à s’exprimer ou à continuer à s’exprimer, et favoriser l’approfondissement de leur réflexion, en particulier sur son versant critique. Afin de préciser comment je mène cet examen, il convient de donner quelques-unes des manifestations typiques des attitudes d’attention que j’ai précédemment distinguées. Cette énumération, non exhaustive, est à comprendre comme une série d’exemples visant à rendre clair ce que j’entends par les notions d’attention bienveillante et épistémique, et non comme une liste de marqueurs qui garantiraient à coup sûr la présence de l’attention en question. Ces attitudes peuvent être celles du facilitateur ou de la facilitatrice de la discussion comme celles des participant∙e∙s. L’attention bienveillante regroupe les attitudes qui visent à reconnaître et valoriser la participation des enfants et à leur donner confiance: elle peut par exemple se manifester par le fait d’inviter un enfant à prendre la parole afin de veiller à ce qu’il soit inclus dans les échanges, de l’encourager à poursuivre, de le remercier pour sa participation, et se traduit aussi par des regards, sourires, expressions de visages et autres signes non verbaux et paraverbaux manifestant la confiance et l’enthousiasme vis-à-vis de la prise de parole d’un tiers. Relèvent de l’attention épistémique les attitudes qui prêtent attention au contenu des propos formulés afin de les comprendre, de les préciser ou de les critiquer: demander un éclaircissement, une précision ou une justification, apporter un argument, une justification, un exemple, une nuance, une correction ou une objection à une idée exprimée par un autre ou par soi-même, exprimer un accord ou un désaccord par des mots ou par une réaction, même vive, d’approbation ou de rejet, ainsi que les signes non verbaux et paraverbaux manifestant la concentration et le sérieux. Enfin, une attention à la fois bienveillante et épistémique peut se manifester, soit par la présence conjointe de marques des deux formes d’attention, soit au travers de manifestations spécifiques, comme le fait de faire référence à l’idée d’un autre en le nommant, de demander si l’on a bien compris l’idée d’un autre et/ou de lui demander une reformulation, de souligner l’intérêt de l’idée apportée par un autre, par exemple en fournissant un argument, de solliciter la réponse d’un∙e participant∙e lorsqu’une idée qu’il ou elle a exprimée est remise en question, ainsi que les signes non verbaux et paraverbaux de l’écoute et de la considération, dans le regard par exemple. Enfin, lorsque j’étudierai le rapport entre ces pratiques d’attention et le développement de la pensée, notamment critique, des participant∙e∙s, je regarderai entre autres s’ils ou elles font la distinction entre des jugements appropriés ou non appropriés ou s’ils ou elles acceptent tous les propos indifféremment (relativisme), s’ils ou elles s’appuient pour cela sur des critères, s’ils ou elles font preuve d’autocorrection et de sensibilité au contexte.

3. Méthodologie

Dans ce qui suit, j’examine ces hypothèses à partir des données recueillies lors de l’enquête de terrain menée dans le cadre de ma thèse de doctorat en philosophie. Cette enquête, menée de mars 2020 à juin 2021, a consisté à faciliter et à observer des séries d’ateliers de discussion philosophique dans quatre écoles élémentaires publiques en France, sur le temps scolaire, dans 11 classes, avec des enfants âgés de 6 à 11 ans. Une partie est constituée d’ateliers que j’ai moi-même facilités en tant qu’intervenante extérieure, une autre d’ateliers que j’ai observés, menés par une autre facilitatrice (l’enseignante de la classe ou une intervenante extérieure). Le corpus comprend en tout 78 ateliers d’une durée moyenne d’une heure, dont la plus grande partie a été enregistrée en audio et transcrite de manière anonymisée.

Le corpus dans sa totalité représente le cadre général dans lequel s’inscrit cette étude. Les hypothèses ici formulées ont en partie émergé des observations faites sur ce terrain au fur et à mesure de l’enquête, dans une démarche d’allers et retours avec les lectures théoriques et le travail conceptuel. Afin d’étudier ces hypothèses de manière précise à l’épreuve d’un corpus textuel plus resserré, j’ai ensuite sélectionné dans le corpus, à partir de mes notes de terrain, deux ateliers que j’ai considérés comme particulièrement pertinents pour mettre à l’épreuve et affiner les hypothèses en question, parce qu’ils mettent en avant la difficulté et la nécessité d’une attention non seulement bienveillante mais aussi épistémique. En effet, dans chacun de ces deux ateliers, un participant exprime une idée opposée à ce qui avait été dit précédemment par les autres. L’attention semble alors particulièrement nécessaire, d’une part pour qu’une telle expression soit déjà possible (ce qui suppose que l’enfant ait la confiance nécessaire pour exprimer une idée qui s’oppose à ce qui a été dit et défendu par les autres), d’autre part pour que cette idée qui va à l’encontre d’un consensus préalable puisse être comprise, examinée et saisie dans sa portée – qu’elle suscite ou non un accord – et que, dans la dynamique relationnelle de l’échange, cette voix singulière soit incluse et considérée. Ces deux ateliers ont été réécoutés et transcrits et leurs verbatim ont été analysés au regard des hypothèses ici formulées.

4. Analyse

Les deux ateliers étudiés ici ont eu lieu dans une école élémentaire publique de Seine-Saint-Denis. Ils ont été animés par une professionnelle scolaire, psychologue, menant des ateliers de philosophie en dehors du cadre de sa pratique de la psychologie. Celle-ci a été formée à la pratique de la philosophie pour enfants dans une structure publique spécialisée dans cette pratique et dispensant une formation inspirée principalement des méthodes de Matthew Lipman, Michel Tozzi, Oscar Brenifier et Sarah Davey Chesters et Jacques Lévine. Les deux séances se sont déroulées à la suite, le même jour, avec les deux demi-groupes d’une même classe de CM1[2], que je nomme ici groupe A et groupe B. Le groupe A comportait dix enfants; le groupe B, sept enfants. Les deux séances ont duré chacune environ 40 minutes. Cette classe avait pris part, dans les semaines qui avaient précédé, à cinq ateliers de philosophie à raison d’un toutes les deux semaines. Ces deux ateliers ont porté sur le même thème avec les deux groupes: l’expérience de pensée dite du prisonnier heureux, inspirée d’un extrait de l’Essai sur l’entendement humain de John Locke (2016[3]), qui soulève la question des liens entre le bonheur et la liberté. Ils ont tous deux commencé ainsi: après un rappel de ce qui avait été fait la fois précédente, où la question du bonheur avait déjà été abordée, la facilitatrice présente l’expérience de pensée. Elle invite les enfants à s’imaginer qu’ils sont enfermés dans un endroit dans lequel ils peuvent avoir tout ce dont ils ont envie, y compris la compagnie des personnes de leur choix, la seule chose qu’ils ne peuvent pas faire étant de sortir de cet endroit. Elle leur demande ensuite s’ils aimeraient rester dans cet endroit ou non, et pourquoi. Le temps principal de l’atelier, sur lequel porte notre étude, est la discussion qui suit cette question.

4.1 Le paradoxe de l’ennui: quand l’attention permet de faire surgir une voix nuancée au-delà des réponses attendues

Dans la séance avec le groupe A, les six premiers enfants qui prennent la parole répondent à la question par la négative: ils ne souhaiteraient pas rester dans un tel endroit. Bien que plusieurs soulignent les avantages d’une telle situation, et prennent visiblement plaisir à imaginer tout ce qu’ils pourraient avoir (ils énumèrent ainsi leurs aliments et leurs jeux préférés), ils affirment tous qu’ils souhaiteraient tout de même «sortir», «[s]’évader». Malgré les indications de la facilitatrice et des autres enfants qui leur rappellent les termes de l’expérience de pensée (ils peuvent faire et avoir tout ce qu’ils veulent dans cet endroit, sauf en sortir), tous persistent dans cette intuition, sans toujours parvenir à en produire une justification (certains évoquent tout de même le fait de «prendre l’air», de «partir au parc», de voir d’autres personnes que celles qu’ils ont choisies, de partir en vacances, de «découvrir d’autres choses», et d’«aller à l’école»).

À la suite de ces six premières interventions d’enfants qui avaient demandé la parole, la facilitatrice propose à un enfant qui n’a pas levé la main d’intervenir. Cette pratique d’attention bienveillante, qui vise à inclure cet enfant dans l’activité et à l’encourager à prendre la parole, fait surgir une idée différente de celles qui ont précédé:

Fac[4]: Qui n’a pas… Ousmane? T’aimerais sortir toi, ou ça te conviendrait de rester à un endroit où t’as tout ce que tu veux?

Ousmane[5]: Bah, moi ça me dérange pas.

Fac: Toi, ça te dérange pas. (Sur le ton d’une question ouverte:) Pourquoi?

Ousmane: Tant que j’ai ma famille, mes a- mes amis. Mon é- ma piscine. Ma- (E[6] [lui coupant la parole]: À manger.)

Fac: Donc toi ça te satisferait, de ne pas avoir le droit de sortir tant que tu as ces choses-là? D’accord.

Ousmane: Mais avec une grande pièce hein. Deux fois la taille [derniers mots inaudibles].

La facilitatrice accueille ici la réponse en reprenant les mots d’Ousmane («Toi, ça te dérange pas»): elle maintient l’attention bienveillante à son égard, et l’invite à en donner une raison («Pourquoi?»), ce qui constitue une première marque d’attention épistémique. Il le fait de manière minimale en évoquant ce qu’il pourrait avoir dans cet endroit, reprenant des éléments déjà remarqués par les enfants qui se sont exprimés auparavant, sans pour le moment fournir d’argument permettant de répondre à ce que ceux-ci avaient dit sur le désir de sortir.

Après deux interventions d’enfants allant dans le sens de la première réponse donnée, c’est ensuite la reprise par un autre enfant des propos d’Ousmane qui va lui permettre de préciser son idée. Cet enfant manifeste une attention à la fois bienveillante et épistémique au propos d’Ousmane: d’une part il fait référence à son auteur, d’autre part il apporte un nouvel élément de justification de son idée qui permet de souligner l’originalité et l’intérêt de cette voix différente au regard ce qui avait été dit précédemment, en notant un avantage du fait d’être enfermé: ne pas avoir à aller à l’école.

Ali: Bah moi je suis d’accord avec Ousmane, moi je voudrais bien rester dans cette salle, si on n’a pas de devoirs et on n’a pas de travail à faire ça serait bien.

(Réactions des autres enfants: Ah! Han!)

Fac: D’accord. Donc ça te conviendrait, la vie, sans devoirs, sans travail, et… à jouer, c’est ça? à tes jeux préférés, toute ta vie?

Ali: Oui.

Fac: D’accord.

E (sans doute Ousmane): Non mais… (Réactions indistinctes de plusieurs enfants.)

Pourtant, malgré cette attention, Ousmane signale dans ce qui suit une interprétation erronée de ses propos, ce qui le mène à apporter sa propre justification à son idée, sur l’invitation de la facilitatrice qui fait preuve là encore d’une attention indissociablement bienveillante et épistémique, le «droit de réponse» manifestant à la fois un souci de justice vis-à-vis de la personne dont l’idée a été reprise, et de précision par rapport à l’idée exprimée. Cet extrait suit immédiatement le précédent:

Fac: Ousmane, tu veux répondre?

Ousmane: On fait… Et aussi on fait deux heures d’école. (E [en signe de désaccord spontané avec cette idée]: Ouh! Ouh!)[7] Tous les jours. (EE[8]: Ouh!)

Fac: Alors pourquoi on ferait deux heures d’école tous les jours?

Ousmane: Pour réussir, pour être plus intelligent.

Fac: Ah, ça sert à quoi d’être plus intelligent?

Ousmane: Beh, réussir.

Fac: Réussir quoi?

Ousmane: Bah la vie.

Fac: Quelle vie? Parce que t’es déjà dans la pièce et que t’as déjà tout ce que tu veux.

Ousmane: Tu vas- tu vas… Tu vas pas rester comme ça à jouer aux jeux vidéo.

Fac: Bah pourquoi, si c’est ce que t’aimes?

Ousmane: C’est lassant aussi.

Fac: Ah, c’est lassant? C’est lassant, même si c’est quelque chose que t’aimes, au bout d’un moment, tu vas te lasser, c’est ça?

Ousmane: Des fois- Des fois- Quand y a école, j’ai envie de rester chez moi jouer aux jeux vidéo. Quand y a pas école j’ai envie d’aller à l’école.

On peut voir dans les réactions de désapprobation vive des enfants à l’idée de faire deux heures d’école par jour dans ce lieu imaginaire («Ouh! Ouh!») une marque d’attention épistémique, dans la mesure où elles indiquent un désaccord, bien que celui-ci soit formulé par une interjection qui n’est par ailleurs pas bienveillante (on pourrait y entendre de la moquerie). La question de la facilitatrice («Alors pourquoi on ferait deux heures d’école tous les jours?»), qui vise à permettre à Ousmane de justifier son idée, mêle en revanche les deux aspects de l’attention. Ousmane ne perd pas confiance et répond calmement aux questions de la facilitatrice sans se placer sur le registre exclamatif et interjectif de ses camarades.

Dans cet extrait et dans le précédent, les pratiques d’attention d’Ali, des autres enfants puis de la facilitatrice permettent à Ousmane non seulement de rectifier une mauvaise interprétation de son idée (il ne pense pas que l’un des avantages serait de ne pas aller à l’école, au contraire, cela ferait partie des choses qu’il choisirait d’avoir dans cette prison), mais aussi de la nuancer et de l’approfondir en formulant un paradoxe: «Quand y a école, j’ai envie de rester chez moi jouer aux jeux vidéo. Quand y a pas école j’ai envie d’aller à l’école.»

C’est ensuite l’appel au groupe qui permettra d’approfondir ce point. Le même enfant reprend le paradoxe identifié par Ousmane et en développe la formulation, à la suite de l’invitation de la facilitatrice:

Fac: Qui est-ce qui peut essayer d’expliquer ce que dit Ousmane là?

[…]

Ali: Moi aussi quand je suis à la maison j’ai envie d’aller à l’école et quand je suis à l’école j’ai envie de rentrer à la maison. Je crois que c’est parce que quand on est à la maison, on n’est pas avec nos amis du coup on s’ennuie. Et quand on est à l’école on a envie de rentrer à la maison parce que… on n’aime pas écrire, parfois, moi j’aime pas écrire parce que ça me fait mal à la main.

Ainsi, dans cet atelier, un effort collectif d’attention à la fois bienveillante et épistémique semble bien produire un enrichissement et un approfondissement de la réflexion développée. L’attention permet tout d’abord de faire surgir une idée nouvelle, différente de ce qui avait été dit jusque-là, ce qui constitue un apport pour la richesse de la réflexion en ce qui a trait à la diversité des idées. Elle permet également à Ousmane de préciser son idée en mobilisant les outils de la pensée critique et ainsi d’en mettre en valeur la pertinence. Ici, Ousmane déplace le problème par rapport à la manière dont il est d’abord formulé et analysé au début de l’atelier, car il s’appuie sur un critère différent: le critère de ce qui pourrait contribuer au bonheur ici ne réside pas tant pour lui dans la nature des activités que l’on compare (pouvoir sortir, pouvoir passer ses journées à s’amuser), mais dans la variété des activités. Ce faisant, il fait entendre une voix originale à propos de cette histoire qui ne se situe plus dans le champ des rapports entre bonheur, satisfaction des désirs et liberté, dans lequel cette version de l’expérience de pensée, fréquemment utilisée en philosophie pour enfants, invite à se placer (Hawken, 2016; Worley, 2019). Les pratiques d’attention lui permettent d’exprimer une autre voix, qui explore un champ problématique légèrement différent: la question anthropologique et existentielle du rapport entre satisfaction des désirs et ennui.

4.2 Passer sa vie au trampoline park: quand l’intuition du prisonnier heureux est prise au sérieux

Dans le groupe B, Marwane fait également entendre une voix singulière en affirmant vouloir bien rester enfermé dans la prison de l’expérience de pensée. Bien que cette voix suscite des échos, elle fait surtout face à un certain nombre d’objections, face auxquelles Marwane réaffirme durant toute la durée de l’atelier son idée initiale, avec toujours plus d’insistance. Les efforts d’attention de la part de la facilitatrice et des autres enfants le conduisent, non pas à préciser et nuancer son idée pour prendre en compte les objections, comme c’était le cas d’Ousmane, mais à la réaffirmer, sans la modifier mais en y apportant quelques éléments de justification. Ainsi l’attention dont fait preuve la communauté de recherche permet en définitive de prendre au sérieux cette intuition et d’en révéler la pertinence.

Marwane est le deuxième enfant à formuler une réponse à la question issue de l’expérience de pensée. Avant lui, Amina a répondu qu’elle ne souhaiterait pas rester dans cet endroit, parce qu’«on aurait besoin de sortir» «pour prendre l’air», «voir des amis», «respirer», «courir», «s’amuser». En réponse à la facilitatrice qui lui fait remarquer qu’elle pourrait faire toutes ces choses à l’intérieur de la prison, elle justifie sa réponse en soulignant la différence entre s’amuser «dehors» et à l’intérieur. Marwane signale alors son désaccord et défend une idée différente:

Marwane: Bah je suis pas d’accord avec Amina parce que, comme on choisit l’endroit où on est on peut aller à Astérix, on peut courir, on peut s’amuser-

Fac: Ah non, c’est un endroit fermé! Astérix c’est pas fermé.

Marwane: Ah! Ah bah alors je veux pas.

Fac: Alors imaginons, allons dans ton sens, imaginons que tu es enfermé…

Marwane: … dans un trampoline park! Du coup c’est bon, [je veux bien][9]!

[…]

Fac: D’accord. Et du coup si t’étais enfermé dans un trampoline park, t’aimerais rester toute ta vie dans le trampoline park? D’accord.

[…]

E: C’est quoi un trampoline park?

Fac: Alors c’est quoi, Marwane, un trampoline park?

Marwane: C’est euh… un endroit où y a… des- beaucoup beaucoup de trampolines, quoi. (D’autres enfants réagissent, commentent) (E: Moi j’suis allé… - E: Plusieurs fois!) Y a plein de trucs.

Fac: C’est comme un parc, où y a plein de trampolines différents. Donc en fait, si tu étais dans ce parc (E: Le bac à mousse!), donc si tu es dans ce parc ça veut dire que tu passes ton temps à faire du trampoline?

Marwane: Ah bah non, parce que y a des robots [pour qu’on puisse] manger et dormir.

Fac: D’accord, donc tu fais toute ta vie du trampoline, tu manges et tu dors?

Marwane: Oui! Et je joue.

Fac: Et tu joues. Donc ça, ça te conviendrait, de faire ça toute ta vie jusqu’à la fin de ta vie?

Marwane: Bah oui! (Il hoche la tête, visiblement très content à cette idée[10].)

Ici, après un rappel des conditions de l’expérience de pensée (il faut que l’endroit soit fermé), la facilitatrice accueille la proposition de Marwane (imaginer que cet endroit soit un trampoline park) et s’assure d’avoir bien compris la réponse en lui reposant de manière ouverte la question de savoir s’il aimerait y rester enfermé toute sa vie: il s’agit d’une pratique d’attention à la fois bienveillante et épistémique. Elle relaye la demande d’explication d’un enfant au sujet de ce qu’est un trampoline park – pratique d’attention qui mêle là encore les deux aspects, et est tournée à la fois vers Marwane et vers le reste du groupe visant à s’assurer que tous les enfants suivent la discussion et que l’idée de Marwane est comprise. Puis elle invite Marwane à préciser certains points de la situation qu’il imagine (attention épistémique).

L’idée de Marwane suscite également des réactions de la part des autres enfants: certains partagent son enthousiasme pour l’utopie qu’il propose, certains (parfois les mêmes) soulignent les limites de son hypothèse. Ainsi Adel se réapproprie-t-il l’idée de Marwane en la complétant avec des conditions pour en donner toute la mesure (dans un geste d’attention à la fois bienveillante et épistémique): il faudrait que les besoins vitaux, comme le fait de se nourrir, soient satisfaits et qu’il y ait une variété d’activités, pas seulement du trampoline:

Adel: Ce serait bien que je sois enfermé… euh… à une pièce, où y en a plusieurs. Un côté pièce trampoline park, un… un côté euh… kebab, un côté… un côté gamer.

Amina semble percevoir la tension entre les réponses opposées, puisqu’elle formule une réponse ambivalente: elle envisage avec enthousiasme la fiction du trampoline park où il y aurait «tout», fournissant une réponse aux objections de ceux qui s’inquiètent de ce qui pourrait y manquer, et maintient cependant sa réponse selon laquelle elle ne voudrait pas y rester. Son intervention marque une attention à la fois bienveillante et épistémique au propos de Marwane, qu’elle vient à la fois soutenir et questionner:

Amina: Euh, moi déjà je suis pas d’accord avec euh… comment il s’appelle- Tony. (Sur un ton affirmatif et explicatif, et avec enthousiasme:) Au trampoline park, y a tout. Y a déjà- Comment on branche les lumières? Y a des prises pour brancher les lumières. (Elle répond à l’objection formulée par Tony qui supposait qu’il n’y aurait pas de prises dans le trampoline park pour faire fonctionner les jeux vidéo.)

(Peu après, lorsque la facilitatrice lui repose la question de savoir si cela lui conviendrait d’être enfermée dans ce parc:)

Amina: Moi non.

Fac: Pourquoi?

Amina: Par exemple, si j’essaie tout le temps- je fais tout le temps les mêmes jeux, par exemple dans le trampoline park y a des trampolines, y a… tout ceux qui sont dans de la mousse, ceux sur un gros coussin, tu te bats avec des trucs, ça euh… on va pas le faire tout le temps.

Fac: Pourquoi? Qu’est-ce qui se passerait au bout d’un moment?

Amina: On peut s’ennuyer.

Fac: Tu t’ennuierais. T’aurais envie de quoi pour pas t’ennuyer?

Amina: De sortir.

Cette objection de l’ennui, formulée par Amina mais aussi par d’autres enfants, manifeste la considération sérieuse portée à l’idée de Marwane, et lui permet de la réaffirmer et de la justifier, en insistant sur un élément fondamental de l’expérience de pensée: la possibilité d’avoir tout ce que l’on veut, qui inclut une variété possible.

Marwane: Bah, euh, je suis pas d’accord avec Farah et avec Tom parce que… parce que ça se voit que vous avez pas écouté: là-bas on mange pas qu’un truc. Y a, y a… y a tout. Y a… On peut manger MacDo, KFC tous les jours. On peut changer, quoi.

On peut noter que Marwane se plaint ici d’un manque d’attention de la part de ses camarades («ça se voit que vous avez pas écouté»). Malgré le sens littéral de cette phrase, le fait que Marwane la prononce afin de préciser son idée semble justement indiquer sa confiance dans le fait qu’il dispose dans l’espace de l’atelier de l’attention nécessaire pour pouvoir signaler et corriger une mauvaise interprétation de ses propos.

Ses diverses interventions dans la suite de l’atelier pour réaffirmer son idée lui donnent l’occasion d’y apporter une justification, fondée sur le rappel des variables de l’expérience de pensée: on peut tout avoir dans cet endroit où l’on est enfermé. Il fait ainsi plusieurs interventions dans lesquelles il répond aux objections de ses pairs sur ce qui pourrait manquer dans ce trampoline park, dont voici deux exemples:

Amina: Et aussi quand on est enfermé dans une seule pièce, quand on n’a plus à manger, quand on a tout terminé, ou plus de jus, comment-

Fac: Alors-

Marwane: C’est à l’infini.

Fac: Qu’est-ce qu’il y a dans le reste du monde qu’il n’y a pas dans cette pièce? […]

E: Les plantes.

[…]

E: La forêt.

Fac: La forêt.

Marwane: Mais vous avez dit, on peut avoir tout ce qu’on veut, ça veut dire on peut avoir les plantes, on peut tout avoir!

Ainsi, Marwane réaffirme avec force son idée spontanée selon laquelle il serait désirable de vivre dans un endroit où l’on pourrait avoir tout ce que l’on veut. Bien qu’il ne fournisse pas ici, dans le temps court de cet atelier, de justification substantielle à l’appui de cette conception du bonheur, ni de confrontation explicite avec les conceptions proposées par les autres enfants, l’attention prêtée à ses propos par la facilitatrice, qui le questionne de manière ouverte sans laisser entendre qu’une réponse serait meilleure qu’une autre, ainsi que par les autres enfants, qui discutent son idée, lui permet de faire une place pour cette intuition et de la renforcer à l’épreuve des objections. Alors que cet entêtement pourrait apparaître comme un défaut en matière d’autocorrection, c’est en fait une autre des habiletés critiques que Marwane met ici en oeuvre: il manifeste une sensibilité au contexte de la réflexion, celui d’une expérience de pensée où toutes les variables peuvent être modifiées à l’exception de l’impossibilité de sortir. C’est ainsi que se révèle la portée de son argument: il prend au sérieux l’expérience de pensée et la pousse jusqu’à son interprétation la plus radicale.

5. Discussion

Ces résultats soutiennent l’hypothèse selon laquelle les deux objectifs que sont encouragement à la prise de parole et développement de la pensée critique peuvent être poursuivis de manière conjointe et même se renforcer l’un l’autre. Ils appellent plusieurs points de discussion.

5.1 Portée des résultats

Cette étude serait à poursuivre à plus large échelle et en analysant des situations différentes, par exemple avec des publics présentant d’autres caractéristiques. Les observations faites pour le moment sur le reste du corpus mettent par exemple en avant une difficulté à pratiquer d’emblée l’attention épistémique avec certains enfants, comme ceux qui ont des difficultés à s’exprimer du fait de leur timidité, et/ou de leur aisance encore limitée dans la langue française, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’enfants jeunes (6-7 ans): dans ces cas, il peut sembler pertinent de s’en tenir dans un premier temps à une attention bienveillante qui valorise leur prise de parole, et de différer les demandes proprement épistémiques (sollicitation d’une précision ou d’une remise en question) en attendant que ces enfants aient acquis une aisance et une confiance suffisante pour cela. D’autres travaux soulignent également l’importance de premier ordre de la bienveillance en ce qui concerne certains publics: c’est le cas du travail d’Agathe Delanoë sur les adolescents en souffrance psychique (2022, au sein de ce dossier), qui note toutefois que c’est bien en définitive l’intérêt porté à la capacité des personnes à penser (c’est-à-dire l’attention épistémique) qui est la plus grande source de valorisation et donc de restauration de l’estime de soi.

5.2 Conséquences pour l’épistémologie de la communauté de recherche

Les résultats permettent également de revenir sur les objectifs de la pratique de la philosophie avec les enfants en ce qui concerne la pensée développée, et donc l’épistémologie qui la sous-tend. En soutenant l’hypothèse d’un lien fort entre attention et pensée critique, ils vont dans le sens du présupposé du modèle de la communauté de recherche philosophique défini plus haut: celui selon lequel penser en groupe représente un apport pour la qualité de la pensée développée. L’identification de pratiques d’attention tournées à la fois vers la personne et vers le contenu de ses propos semble indiquer que l’attention pour la personne n’est pas uniquement un moyen, externe à son résultat, de développer une pensée de meilleure qualité, mais fait partie intégrante de la pensée développée. Cette conception de la pensée s’inscrit dans la lignée du travail de Sharp (2011), pour qui prendre en compte le point de vue des autres n’est pas seulement une question de respect vis-à-vis d’eux, mais aussi un réquisit de la pensée elle-même. D’après elle, le bon jugement est un jugement qui prend en compte le point de vue des autres en s’y confrontant activement, ce qui suppose de dialoguer avec eux et d’écouter ce qu’ils ont à dire. Une pensée véritablement critique est ainsi une pensée «élargie».

Ainsi, dès lors que le care est compris en un sens épistémique et pas seulement relationnel, il n’est plus la marque du stade relativiste de la pensée (Daniel, 2013), mais fait partie intégrante d’une pensée intersubjective. C’est ainsi que l’on peut comprendre en quoi la prise au sérieux de toutes les idées avancées, y compris les plus radicales – à l’instar de la conception du bonheur comme satisfaction de tous les désirs défendue par Marwane lorsqu’il affirme qu’il voudrait rester toute sa vie dans la prison heureuse du trampoline park – n’équivaut pas à un relativisme qui consisterait à approuver toutes ces idées. Prêter une attention épistémique à une idée ne signifie pas en effet l’approuver, mais la considérer afin de l’examiner, ce qui est requis par la méthode de la communauté de recherche, qui procède par «équilibre réfléchi» entre les intuitions ou croyances préalables et les principes plus généraux (Lipman, 2003, p. 103, 197). Prendre au sérieux les intuitions, même – ou plutôt, surtout – quand elles semblent incongrues, naïves, ou contreviennent aux principes généraux, est la condition d’une pensée justifiée et réfléchie dans le cadre d’une épistémologie faillibiliste, qui ne commence pas par l’affirmation de principes mais consiste en une recherche dont le point d’aboutissement n’est pas déterminé d’avance. Or, Lipman souligne que cette prise au sérieux relève du care – ce qui permet encore une fois de soutenir le rôle proprement épistémique qu’il remplit. Ainsi, l’importance de l’attention se comprend dans le cadre d’une épistémologie qui n’est ni relativiste ni fondationnaliste, mais faillibiliste (2003, p. 197).

5.3 Attention et caring thinking

Le sens de l’attention dégagé ici permet également de revenir sur la notion de caring thinking. Il dessine une conception du caring thinking qui relève d’un care intellectuel que l’on pourrait définir comme le souci de comprendre les autres et de participer avec eux à la construction d’une pensée plus adéquate. Une telle conception du caring thinking prend au sérieux à la fois le fait qu’il s’agisse d’une dimension de la pensée (sa dimension intellectuelle, soulignée dès les premiers développements sur cette notion par Lipman), et l’importance du rapport aux autres dans cette pensée (sa dimension relationnelle, sur laquelle insistait Sharp). Par ailleurs, dans la mesure où il met en oeuvre le souci de ce qui importe et concerne notre rapport aux autres, il s’agit bien d’une forme de care. Ainsi, alors que Peter Worley propose de parler de «considération» pour désigner le type d’écoute en jeu dans la pratique de la philosophie avec les enfants, et de remplacer l’expression «caring thinking» par celle de «considered thinking», afin d’éviter les malentendus que le terme de care peut susciter (Worley, 2018b, 2021, p. 28-29), je défends l’idée que le caring thinking ainsi défini relève pleinement du care.

5.4 La pratique de la philosophie avec les enfants comme attention aux voix différentes

Ce care intellectuel, central dans le modèle de la communauté de recherche, me semble significatif de la démarche portée par la pratique de la philosophie avec les enfants, que l’on pourrait dès lors caractériser comme une pratique de care intellectuel. Cela est d’autant plus important qu’elle s’adresse à un public qui est habituellement exclu de la philosophie[11], car considéré comme incapable de pensée philosophique: les enfants. De fait, l’attention représente en effet un défi particulier avec les enfants, car leur voix ne ressemble pas à celle qui est habituellement entendue en philosophie. Il s’agit de «voix différentes», pour reprendre l’expression employée par Carol Gilligan au sujet des voix des femmes et des filles dans son ouvrage Une voix différente (2003), fondateur pour les éthiques du care non seulement parce qu’il identifie chez les filles et les femmes une voix porteuse de valeurs de care, mais aussi parce que la démarche même de la psychologue y incarne cette éthique du care en prêtant attention à ces voix différentes. Les voix des enfants, comme celles des femmes, sont différentes d’abord par leur forme et même leur physicalité, parce que la grammaire, le vocabulaire et le grain de la voix des enfants ne sont pas ceux qui sont habituellement entendus lorsque l’on parle de philosophie, mais aussi parce qu’elles semblent moins complexes, moins développées, moins cohérentes, ce qui fait que, comme les voix des femmes et des filles, elles ont pu être considérées comme illégitimes – par exemple par la psychologie du développement (Daniel, 1996; Hawken, 2016; Lipman, 2003; Piaget, 1989). On pourrait dès lors caractériser le geste accompli par la pratique de la philosophie avec les enfants, par analogie avec celui de Carol Gilligan lorsqu’elle prête l’oreille aux voix des femmes et des filles habituellement inaudibles, comme un geste d’attention aux voix différentes des enfants.

Bien que cette analogie comporte des limites, elle permet de souligner la portée de cette pratique et la potentielle révolution intellectuelle que cette ouverture aux enfants représente pour la philosophie elle-même. Pour Gilligan, la voix des femmes et des filles – entendue au sens empirique, et non pas au sens d’une voix naturellement ou essentiellement féminine – n’est pas seulement différente au sens où elle ne ressemble pas à celle habituellement entendue et est de ce fait considérée comme illégitime. Elle est aussi différente au sens où sa cohérence la rend susceptible de constituer une approche philosophique alternative à la théorie morale établie – ce que son travail permet justement de révéler. L’attention qu’elle leur prête a donc une portée intellectuelle, qui dépasse le soin qu’elle est susceptible de prodiguer en tant que psychologue: elle met au jour des manières de penser alternatives. Savoir si l’on pourrait pousser l’analogie jusqu’à identifier, dans les voix empiriquement portées par les enfants, les traits caractéristiques d’une voix philosophique cohérente, susceptible de proposer de nouvelles perspectives par rapport aux conceptions établies, dépasse ce qu’il est possible de déterminer à partir de cette étude. Toutefois, concevoir la pratique de la philosophie avec les enfants comme attention aux voix différentes permet de prendre au sérieux, comme une hypothèse ouverte à l’exploration, l’idée selon laquelle les enfants seraient capables de proposer d’autres manières de penser légitimes philosophiquement bien que différentes de ce qui est habituellement considéré comme philosophique. À cet égard, l’attention portée à Ousmane et Marwane dans les deux ateliers cités permet à chacun de formuler une idée pertinente, qui diffère de celles qui sont habituellement attendues dans le cadre de cette expérience de pensée. Ainsi, l’attention aux voix différentes ne consiste pas à chercher à reconnaître dans ces voix les concepts, thèses et problèmes philosophiques de la tradition, mais en une attitude d’ouverture[12] par rapport à leur différence, voire par rapport à leur potentiel transformateur pour cette tradition (Raïd, 2019). En tant que reconnaissance de la possibilité toujours latente de nouvelles manières de penser, l’attention en jeu dans ces pratiques accomplit un geste intellectuel dont la portée dépasse le cadre pédagogique de l’atelier.

6. Conclusion

La présente étude, qui appelle à être élargie et éclairée par des recherches portant sur d’autres contextes de pratique, présente un apport pour la formation des facilitateurs et facilitatrices de discussion philosophique, mais aussi pour la conceptualisation de la notion de care. En ce qui concerne la formation, tout en allant dans le sens d’une pédagogie bienveillante, déjà plébiscitée par le courant des pratiques de philosophie avec les enfants, elle souligne l’importance de ne pas séparer cette bienveillance de l’exigence épistémique qui caractérise la philosophie. À ce titre, les manifestations typiques d’une attention à la fois bienveillante et épistémique décrites dans la section «Cadre conceptuel» pourraient être mobilisées dans la formation des facilitateurs et facilitatrices, afin de décrire les habiletés attendues de leur part comme de la part des enfants. D’autre part, l’attention épistémique permet de mettre en lumière un sens intellectuel de la notion de care: le souci de comprendre les autres et de travailler avec eux à la construction d’une pensée plus adéquate. Cette compréhension du care souligne que la portée de cette notion ne se limite pas au domaine de l’éthique, mais a des implications en ce qui concerne notre conception de la rationalité. Dans la mesure où le care désigne moins un domaine qu’une «perspective» (Ibos, 2019, p. 182), la portée de cette acception du care pourrait s’étendre au-delà du champ de la philosophie pour enfants. D’après Patricia Paperman, l’éthique du care «bouscule non seulement les manières habituelles de concevoir l’éthique et le politique, mais également les manières de produire des connaissances» (2015, p. 29). Le modèle dialogique de la communauté de recherche, qui fait une place centrale à ce type d’attention, pourrait dès lors être un outil pour construire «une épistémologie alternative» (Paperman, 2015, p. 29).