Corps de l’article

1. Introduction

La philosophie pour enfants et adolescents (PPEA) a été introduite par Lipman et Sharp à travers le dispositif de communauté de recherche philosophique (CRP). Dans une CRP, les jeunes sont invités à s’engager dans un dialogue philosophique, en s’appuyant les uns sur les autres ainsi que sur les outils et procédures de recherche, guidés par un animateur. Cette pratique vise la formation d’un jugement nuancé, fruit d’une pensée multidimensionnelle aux composantes émotionnelle, sociale et cognitive (Lipman, 2003). La pratique du dialogue philosophique (PDP) est issue de la CRP et désigne l’ensemble des dispositifs développés selon ses principes pédagogiques.

Si les premières applications de la PDP concernaient davantage le milieu scolaire, elles se sont étendues à d’autres contextes, notamment de soin auprès d’enfants et d’adolescents en souffrance psychique (Loison Apter, 2010; Remacle et François, 2007; Ribalet, 2008a, 2013). Or, la PDP dans ce contexte semble soulever des enjeux différents que dans le cadre scolaire. Il semble donc important d’en cerner les enjeux spécifiques.

Dans cet article, nous interrogerons la dimension soignante de la PDP au prisme des éthiques du care (EDC), qui définissent le soin (care) comme une réponse à la vulnérabilité et une activité de restauration de la puissance d’agir (Brugère, 2014). Elles invitent à considérer de plus près la vulnérabilité et offrent un cadre d’analyse pertinent pour explorer les effets de la PDP auprès d’adolescents en souffrance psychique. Dès lors, dans quelle mesure la PDP pourrait-elle être considérée comme une activité capable de soutenir les adolescents les plus vulnérables? Les EDC permettent-elles de repérer des éléments favorables à l’accompagnement des adolescents en souffrance? Pourrait-on alors considérer la PDP comme une pratique de care?

2. Contexte et problématique

2.1 L’adolescence, un spectre de vulnérabilité

À l’image du homard en mue, les adolescents quittent leurs habits d’enfants sans pour autant avoir acquis leur carapace d’adulte[1]. Ainsi exposés à vif, ils sont fragilisés et pourtant sommés de construire leur identité et leur autonomie. Cette période charnière met à l’épreuve les acquis et défaillances de l’enfance (Jeammet, 2002) et fait de l’adolescence «un continuum, un processus commun à tous, qui fragilise. Certains vont être juste un peu ébranlés quand d’autres seront déstructurés» (Moro et Amblard, 2017, p. 21). L’adolescence peut se concevoir comme l’entrée dans un spectre de vulnérabilité, à l’extrémité duquel se trouvent les plus fragilisés, ceux pour qui les acquis de l’enfance n’ont pas résisté à la mise à l’épreuve que représente la construction de soi pendant cette période. Ceux-là sont à risque de problème de santé mentale et de souffrance psychique envahissante. Le processus de construction de soi redouble alors de difficulté.

Ces adolescents rencontrant des problèmes de santé mentale sont de plus en plus nombreux en France (Moro et Brison, 2016). Ils présentent des besoins psychologiques qui demandent une attention particulière afin de les accompagner dans leur construction identitaire et de prendre en charge des symptômes psychopathologiques et/ou psychotiques qui les affectent globalement. Ces différents troubles entravent les capacités à agir et à entrer en relation avec les autres au quotidien. Certains peuvent avoir des effets perturbateurs sur le développement cognitif, notamment des fonctions exécutives, de la cognition sociale et de la métacognition (Daoust et al., 2021).

Ainsi, si tous les adolescents sont fragilisés par la période existentielle qu’ils traversent, les plus vulnérables souffrent de symptômes invalidants et présentent des besoins affectifs, sociaux et cognitifs spécifiques. Pour autant, l’adolescence représente aussi la possibilité d’une «seconde chance» pour les plus fragilisés, celle de se (re)construire en trouvant de nouvelles ressources (Jeammet, 2018). L’environnement joue en effet un rôle déterminant à cette période en introduisant de nouvelles figures identificatoires et formes de socialisation (Braconnier et Jeammet, 2012). En cela, l’adolescence peut se donner comme occasion de compensation, voire de réparation. Dès lors, les acteurs de l’éducation et de la santé ont un rôle déterminant à jouer.

2.2 La PDP en contexte de soin: des pistes à creuser

Pour ces adolescents en souffrance, la vie scolaire n’est souvent plus possible (Lacour Gonay, 2005), notamment du fait d’un rapport douloureux aux apprentissages, de difficultés affectives (manque d’estime personnelle et de confiance), cognitives (développement difficile de la pensée) et sociales (relation à l’autre et au groupe) et de parcours de vie difficiles voire traumatiques. Face à ces difficultés, des acteurs de la santé mentale se sont intéressés à la PDP et à la possibilité qu’elle offre de mettre les jeunes en dialogue en les invitant à construire leur pensée, avec les autres, dans un climat de confiance et de coopération intellectuelle. Cet intérêt rejoint le constat de Sharp, qui, dès ses premières expériences de CRP auprès de garçons de 13 à 18 ans rencontrant des difficultés émotionnelles, psychologiques et comportementales, reconnaissait la pertinence d’une telle pratique avec ces jeunes (Gregory et Laverty, 2017).

Des travaux attestent de bénéfices possibles pour des publics particulièrement vulnérables sur le plan psychique: la PDP poserait un cadre de confiance favorable au développement de l’estime et de la confiance en soi (Ribalet, 2008a) et, partant, au développement d’un pouvoir d’agir et d’une reliance (Loison Apter, 2010). L’éthique relationnelle et le travail sur la pensée et le langage, déployés dans le dialogue philosophique, seraient bénéfiques pour la relation à soi, aux autres et à la vie (Pieters et Moro, 2010), voire se présenteraient comme des facteurs de résilience (Henrion-Latché, 2019). L’apport d’une réflexion conceptuelle pourrait également contribuer à la construction de soi, malgré la difficulté qu’elle représente (Gagnon, 2011; Remacle et François, 2007). Ces travaux soulignent différents apports possibles de la PDP pour le soin et appellent à investiguer davantage. En effet, s’il semble bien que la PDP puisse répondre à des besoins particuliers que rencontrent les jeunes souffrant de problèmes de santé mentale, peu de travaux existent à ce jour, a fortiori à l’égard des adolescents, pourtant particulièrement vulnérables[2]. Dès lors, dans quelle mesure la PDP peut-elle aider les jeunes souffrant de symptômes psychopathologiques et psychotiques, souvent laissés à la marge de l’institution scolaire, à faire face à ces difficultés affectives, cognitives et sociales? Face à ces difficultés, la dimension philosophique de la pratique peut-elle offrir des ressources intéressantes? Si la PDP est introduite dans des contextes de soin psychiatrique, est-ce à dire qu’elle représente en elle-même une pratique de soin?

2.3 La souffrance psychique des adolescents, une diminution capacitaire

Le constat des apports possibles de la PDP auprès de personnes souffrant de problème de santé mentale nous enjoint à approfondir la question d’une application auprès des adolescents en souffrance psychique. Il nous faut donc d’abord préciser cette souffrance.

Nous avons vu que l’adolescence représente un spectre de vulnérabilité. À l’extrémité de ce spectre se trouvent les plus fragilisés, en souffrance psychique et aux prises avec des symptômes psychopathologiques ou psychotiques. Pour ces jeunes, la vulnérabilité n’est plus une donnée existentielle mais, portée à son paroxysme, elle devient une entrave à la conduite d’une vie quotidienne en se faisant souffrance. La souffrance se comprend alors comme le plus haut degré de vulnérabilité. Pour les adolescents en construction identitaire et en recherche d’autonomie, la souffrance est invalidante (difficultés que nous avons définies comme multidimensionnelles: affectives, cognitives et sociales).

Les travaux de Ricoeur (1992/2013) aident à éclairer cette compréhension de la souffrance. En situant les signes du souffrir dans «les registres de la parole, de l’action proprement dite, du récit, de l’estime de soi; ceci, dans la mesure où on peut tenir ces registres pour des niveaux de la puissance et de l’impuissance» (p. 15-16), Ricoeur définit la souffrance comme une diminution de la puissance, se déclinant comme impuissance à dire, à agir, à raconter et à s’estimer. Il ajoute que la souffrance altère également le rapport à soi et à autrui et représente, en cela, une entrave relationnelle. Dans cette perspective, les adolescents en souffrance peuvent être considérés comme diminués dans leur puissance à différents niveaux, agentif (relatif à l’action) et relationnel. Pour le dire autrement, la souffrance de ces jeunes se comprend comme une diminution capacitaire englobant la puissance de parler, de faire, de raconter et de s’estimer, mais aussi d’entrer en relation. Cette perspective semble d’autant plus pertinente qu’elle entre en résonnance avec les enjeux de l’adolescence (les capacités agentives et relationnelles se rattachant à la construction de l’autonomie et de la subjectivité). Elle fait également écho aux différents effets rapportés dans les travaux antérieurs (travail sur les compétences langagières, développement du pouvoir d’agir, de la reliance et de l’estime de soi).

Face à cette souffrance, il serait pertinent d’accompagner les jeunes dans la restauration de leurs capacités par un soin visant à faire que cette vulnérabilité extrême soit «la moins irréversible possible» (Fleury, 2019, p. 7). Un tel projet coïnciderait justement avec celui des éthiques du care (EDC).

2.4 Restaurer les capacités avec les éthiques du care

Les EDC entendent reconstruire la réflexion morale et politique en repensant les relations à partir de la vulnérabilité humaine. S’il revêt une dimension politique, le care relève aussi du milieu du soin et s’exprime dans les activités humaines comme un «accompagnement en vue du développement, du maintien ou de la restauration d’une puissance d’être, de dire ou d’agir» (Brugère, 2014, p. 83). Ici apparaît de nouveau un spectre de vulnérabilité comme potentielle diminution d’une puissance, face auquel le care se donnerait comme travail pour un retour de la puissance. Cette vulnérabilité peut être distinguée en deux catégories, ontologique et socialement induite, et amène la définition d’une autonomie relationnelle (Garrau, 2021). Il s’agit alors de considérer non seulement la fragilité inhérente de l’existence, les humains étant intrinsèquement vulnérables, mais également les vulnérabilités induites par l’organisation de la vie politique et sociale. L’accumulation des vulnérabilités diminue ainsi les capacités relationnelles et agentives, et, ce faisant, accentue la souffrance. Le care désigne alors à la fois une disposition de sollicitude visant à restaurer et maintenir la relation attentive à l’autre comme modèle de relation politique et sociale, au regard d’une vulnérabilité humaine ontologique, mais également les activités dans lesquelles il se concrétise et qui visent à réduire les vulnérabilités induites. Les pratiques de care s’attachent dès lors à restaurer, maintenir ou développer ce pouvoir d’agir. Adopter une posture de care relève ainsi d’un «prendre soin» qui «est une manière de créer de l’accompagnement pour que des individus puissent renouer avec eux-mêmes et avec les autres sur le mode d’un retour de l’estime de soi, du désir de faire et d’être» (Brugère, 2014, p. 116).

Issues des EDC et de la richesse des perspectives qu’elles ouvrent, les pratiques de care visent plus spécifiquement à revaloriser et soutenir sur le terrain la subjectivité et la capacité d’agir des sujets vulnérables. Dans le cadre de cet article, nous nous concentrerons sur le travail capacitaire des pratiques de care, sans cependant réduire les EDC à cette seule dimension.

2.5 La PDP peut-elle se donner comme activité de care pour les adolescents en souffrance psychique?

Le cadre de compréhension des activités visant la restauration de capacités semble résonner avec la compréhension de la souffrance des adolescents comme diminution capacitaire, appelant les professionnels de la santé et de l’éducation à un travail de restauration et de soutien capacitaire. Nous souhaitons dès lors explorer l’hypothèse d’une capacité de la PDP à accompagner le retour des capacités des adolescents en souffrance, au prisme des EDC.

L’application concrète du care se décline en quatre phases, chacune se trouvant liée à une dimension éthique (Tronto, 2009): la reconnaissance d’un besoin (caring about), appelant la disposition d’attention, la prise en charge du besoin perçu (taking care of), appelant la responsabilité, le soin effectif (care giving), lié à la compétence qui le garantie, et la réponse du bénéficiaire (care receiving), appelant une capacité réelle pour le bénéficiaire de comprendre et de s’exprimer sur le soin reçu. Ces éléments nous permettent de distinguer différents niveaux de care pour explorer notre hypothèse: comment se manifeste la diminution capacitaire de ces adolescents et en quoi est-elle invalidante, faisant naître des besoins particuliers à reconnaître (caring about) afin de prendre la responsabilité de leur prise en charge (taking care of)? Face à la diminution capacitaire, la PDP procure-t-elle une réponse adaptée (care giving)? Si oui, par quels moyens, et sont-ils reconnus comme adéquats par les jeunes (care receiving)? Une enquête empirique a été menée auprès d’un groupe de jeunes en souffrance psychique pratiquant le dialogue philosophique afin d’identifier les besoins particuliers auxquels l’activité pourrait répondre et d’explorer les formes de care possiblement procurées.

3. Méthode

La méthodologie adoptée est qualitative à visée compréhensive et la méthode d’analyse est inspirée de la Grounded Theory de Glaser et Strauss (1967). Il s’agit de l’analyse par théorisation ancrée qui vise «à générer inductivement une théorisation au sujet d’un phénomène culturel, social ou psychologique, en procédant à la conceptualisation et la mise en relation progressives et valides de données empiriques qualitatives» (Paillé et Mucchielli, 2016, p. 184).

3.1 Contexte de la recherche

Cette recherche a été menée au sein d’un hôpital de jour pour adolescents et jeunes adultes à Paris, entre octobre 2019 et juillet 2020. Ce service accueille des adolescents et des jeunes adultes à la suite d’un épisode aigu, lors duquel le sujet n’est plus en mesure de se maintenir dans son contexte de vie ordinaire, nécessitant une hospitalisation en psychiatrie. La prise en charge par une équipe pluridisciplinaire dure de quelques mois à une ou deux années. Elle vise à stabiliser le jeune puis à organiser un projet de scolarisation, de réinsertion ou d’orientation vers des structures spécialisées à plus long terme.

L’atelier de philosophie se tenait toutes les semaines et durait entre 60 et 90 minutes. Il se fondait sur les principes de la CRP de Lipman et Sharp en intégrant quelques adaptations au contexte (supports et formulation collective des questions).

3.2 Participants

Les jeunes sont âgés de 15 à 23 ans[3] et issus d’un secteur à forte mixité sociale[4]. Le groupe de philosophie était ouvert et composé d’une dizaine de participants volontaires, réduits à six durant la crise sanitaire. Compte tenu de la protection des données de santé, seuls les patients majeurs étaient admissibles à un entretien enregistré. Parmi les quatre jeunes interviewés, trois garçons (18, 20 et 22 ans) et une fille (23 ans), l’un présente des états schizophréniques et plusieurs font état de pensées délirantes. Tous ont vécu des états de déréalisation (sensation persistante de détachement de son propre corps ou de ses propres processus mentaux) ou de dissociation (inhibition de la prise en compte de la réalité et du vécu – pensée, jugement, sentiment), ainsi que des troubles du comportement: automutilation, perte de la motivation, inhibition sociale. Tous ont des antécédents de conflits familiaux. Un binôme éducateur-infirmier ou psychomotricien-infirmier était présent à tous les ateliers.

3.3 Recueil des données

Des entretiens individuels semi-directifs ont été menés avec quatre patients. Un guide d’entretien avait été préparé afin d’aider les participants si la parole leur était difficile. Il s’agissait d’un outil de préparation qui n’a pas été mobilisé linéairement durant les entretiens, voire pas du tout lorsque le jeune guidait par lui-même la discussion.

Un entretien collectif a été mené avec les quatre soignants ayant assisté aux ateliers. Le format collectif répondait à la contrainte de temps qui pèse sur l’équipe tout en permettant aux soignants de pouvoir réfléchir collectivement sur l’atelier. Un guide avait également été élaboré pour préparer l’entretien, mais n’a pas été utilisé car les soignants ont par eux-mêmes abordés les points préparés.

Tous les entretiens ont été enregistrés et retranscrits. Les ateliers n’ont pas pu être enregistrés en raison de la protection des données de santé (27 ateliers au total).

3.4 Codage et analyses

Une analyse hybride a été réalisée, mêlant l’approche par théorisation ancrée et l'approche déductive. En effet, afin de questionner une potentielle démarche de care dans la PDP, des axes de lecture issus du cadre théorique ont été dégagés sans cependant réduire la lecture des données à une grille préétablie.

Une lecture flottante des verbatim a été effectuée. Pour chaque verbatim, le propos des participants a été reformulé en énoncés phénoménologiques[5] afin de rester au plus près de la parole recueillie, puis codé intégralement (Paillé et Mucchielli, 2016). Au fil du codage, une analyse quantitative descriptive a été réalisée[6]. Une réduction des données a permis d’élaborer une théorisation plus générale dans un modèle théorique de restauration capacitaire des jeunes par la PDP. 

4. Résultats

4.1 Analyse descriptive

Au total, 58 codes ont émergé, répartis finalement dans 7 catégories[7] dont la description complète est disponible en annexe 1.

Au niveau inductif, les catégories émergentes sont: le déploiement de la pensée, la relation à soi, la relation à l’autre, le cadre, la vulnérabilité, les bienfaits et la dimension philosophique. Les éléments du cadre conceptuel identifiés en amont ont permis de déduire des catégories d’analyse a priori complétant les catégories induites: capacité et incapacité de dire, d’agir, de se raconter et de s’estimer. Toutes ces catégories ont été abordées par les participants, patients et soignants. Le tableau 1 présente le nombre d’occurrences de chaque code et catégorie, par verbatim (bénéficiaires: B1, B2, B3, B4, total: TT et équipe soignante: ES).

Tableau 1

Occurrences des codes

Occurrences des codes

Tableau 1 (suite)

Occurrences des codes

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L’analyse descriptive quantitative ne vise pas à établir de preuve. Elle a néanmoins permis de prendre du recul sur les occurrences relevées.

Les catégories les plus importantes dans les données recueillies auprès des participants sont liées à la relation à soi, notamment l’affirmation de soi dans l’activité, et à la dimension philosophique de l’activité, notamment au fait de pouvoir développer une pensée rationnelle et métacognitive sur des sujets dont les jeunes disent qu’ils les concernent; vient ensuite la vulnérabilité des participants, notamment un sentiment d’incapacité et plus particulièrement une grande vulnérabilité en lien avec l’activité de penser et la confiance en sa capacité de penser; les bienfaits attestés, notamment se sentir considéré comme un interlocuteur valable; une place importante a aussi été accordée dans les entretiens au déploiement de la pensée, notamment le fait de construire sa pensée et de pouvoir prendre conscience de sa pensée (métacognition). La dimension interpersonnelle de l’activité a également été relevée par les participants, notamment le sentiment de mieux comprendre l’autre et la possibilité de le considérer comme une source d’enrichissement. Enfin, le cadre posé par l’activité a été identifié comme un élément important en lui-même, notamment au regard de son aspect sécurisant et coconstruit (dialogisme). Parmi les catégories issues du cadre conceptuel, les jeunes ont évoqué la dimension capacitaire de l’atelier, notamment concernant leurs difficultés à dire et le sentiment de trouver des ressources pour développer la capacité de dire. Certaines catégories n’ont pas été abordées, comme la capacité/l’incapacité de se raconter et de s’estimer, cette dernière se rapprochant néanmoins de certains codes induits (confiance et affirmation de soi notamment).

Dans leur entretien, les soignants sont majoritairement revenus sur des éléments en lien avec la relation à soi, notamment la possibilité pour les jeunes de pouvoir engager un positionnement et le fait que les discussions continuaient de les faire penser tout au long de la semaine; viennent ensuite les bienfaits, notamment le fait que les jeunes puissent remettre leur pensée en mouvement dans l’atelier, ainsi que la dimension philosophique, notamment le fait d’aborder des sujets qui concernent les jeunes; la vulnérabilité des participants a été abordée, notamment leurs difficultés à penser, dire, agir, ainsi que le cadre de l’atelier, caractérisé d’espace transitionnel. Ils ont enfin abordé le déploiement de la pensée des jeunes. Parmi les catégories théoriques, ils ont évoqué les difficultés des jeunes à dire, mais aussi la possibilité trouvée de dire.

Les regards des patients et des soignants ont été intégrés dans un même modèle compréhensif afin de construire une représentation élargie du processus mis en oeuvre. Nous nous sommes donc attachés à mettre en lien les points abordés par les patients et les soignants afin de leur donner sens dans un modèle global. Le cadre théorique mobilisé nous a ainsi permis d’inscrire nos analyses dans un modèle intégrant les catégories induites et théoriques que nous présentons dans la section qui suit.

4.2 Modèle théorique de la restauration capacitaire par la PDP

Les observations effectuées dans l’analyse descriptive faisaient écho à la compréhension de la souffrance comme diminution capacitaire. Nous avons donc mobilisé plus en profondeur les travaux de Ricoeur pour éclairer la souffrance attestée par les jeunes et l’accompagnement possiblement procuré par la PDP. 

Avec Ricoeur (1992/2013), il est possible de situer la souffrance sur deux axes: un premier axe soi-autrui sur lequel la souffrance se comprend comme une altération du rapport à soi et à autrui, renvoyant à l’impuissance du sujet souffrant qui, enfermé dans sa souffrance, ne parvient plus à entrer en relation, avec lui-même comme avec les autres. Un deuxième axe s’étend entre l’agir et le pâtir et fait de la souffrance une diminution de la puissance d’agir, qui se décline en différentes formes de privation des capacités que nous avons déjà exposées: impuissance à dire, à faire et à se raconter. Chacune de ces modalités du souffrir se décline également dans l’axe soi-autrui en altérant la capacité relationnelle du sujet. Ultimement, la souffrance conduit à une incapacité à s’estimer soi-même et à se reconnaître comme capable.

Nous montrerons comment ce premier axe pâtir-agir permet de rendre compte d’une dimension capacitaire dans la PDP avec les jeunes, ensuite, comment une dimension relationnelle s’étend sur un deuxième axe soi-autrui, et enfin, comment ces deux axes se rattachent à un troisième, celui de la dimension philosophique de l’activité.

4.2.1 Axe pâtir-agir

Nous avons dégagé des indicateurs de la diminution et de l’augmentation des capacités des jeunes se situant sur un axe pâtir-agir. La figure 1 ci-dessous représente cet axe et y situe les différentes catégories.

Figure 1

Axe pâtir-agir

Axe pâtir-agir

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Un fort sentiment général d’incapacité a été perçu chez les jeunes, notamment au niveau de leur capacité de penser: une confusion de la pensée et un empêchement à penser comme ils le souhaiteraient. Ainsi Léo[8] exprime les difficultés qu’il a rencontrées à son arrivée:

Quand je suis arrivé, ça allait pas très bien. Et, j’étais un petit peu dans une phase où j’avais pas envie de réfléchir ou d’être stimulé intellectuellement en fait. Enfin, c’est pas que j’avais pas envie, j’en avais le profond désir, mais c’est juste que j’y arrivais pas en fait.

Allant dans le même sens, Octave témoigne d’un sentiment d’esprit «fouillis». Tous les jeunes ont ainsi rapporté une difficulté concrète à se saisir de leur pensée. Les soignants l’ont également évoquée et ont souligné l’impact des troubles psychopathologiques sur la pensée, dont le mouvement se trouve souvent réduit.

Cette difficulté induit un rapport affectif difficile avec l’activité de penser. En effet, les propos révèlent également une grande fragilité dans la confiance que les jeunes accordent à leur capacité de penser, qui les amène à craindre de «se ridiculiser», «d’avoir l’air bête» ou de ne «rien pouvoir apporter». Roman rappelle qu’ils ont «tous eu des problèmes qui étaient littéralement dans [leur] tête», suggérant que la maladie mentale pourrait impacter l’estime que ces jeunes ont de leur capacité de penser.

Cet empêchement se retrouve au niveau des capacités de dire, faire et s’estimer. La capacité à verbaliser la pensée et à l’exprimer apparaît ainsi entravée. Les jeunes trouvent «dur de parler devant un groupe», de «mettre en mots les idées», de savoir «comment exprimer ses convictions». La peur du jugement s’ajoutant à ces difficultés de verbalisation, la prise de parole dans l’atelier semble très difficile.

D’autres facteurs de vulnérabilité semblent pousser les jeunes du côté du pâtir. Leurs propos donnent à voir un sentiment de marginalisation, notamment par un parcours qui a exclu de la scolarité. L’équipe soignante a beaucoup insisté sur l’enfermement qui résulte des parcours des jeunes, le contexte de soin et la famille étant souvent les seuls facteurs de socialisation. Les jeunes ont aussi fait référence à leur souffrance, racontant combien ils étaient mal à leur arrivée dans le service, leur manque d’intérêt et de motivation ou leur dépression, amenant un désinvestissement général.

Pour autant, les jeunes semblent trouver dans l’atelier des ressources pour un retour des capacités. Ils expriment en effet le sentiment de parvenir en atelier à des idées plus claires, attestant d’un travail de clarification de la pensée. Ce travail semble induire un rapport apaisé à la pensée. Léo affirme ainsi apprécier se poser des «questions rationnelles» par rapport à celles qu’il se posait quand il était délirant «qui, certes [le] stimulaient intellectuellement, mais qui n’étaient pas fondées sur quelque chose de réel ou de palpable». L’atelier offrirait donc un cadre pour apprivoiser sa pensée, l’organiser, la comprendre et l’exprimer, ce qui semble aider les jeunes à l’endroit même où ils sont vulnérables et se sentent diminués, à savoir leur capacité de penser. Comme le formule Roman: «[Ç]a nous donne confiance en notre cerveau, […] en notre capacité de réflexion».

Le travail sur la pensée se fait de concert avec celui sur l’expression langagière. En effet, les participants témoignent avoir trouvé du «courage pour parler» et oser mettre en mots leur pensée. Émilie explique ainsi que l’atelier lui a «redonné [sa] voix au chapitre». Pour Octave, «l’atelier aide beaucoup pour l’éloquence». Les jeunes semblent donc trouver dans l’atelier un lieu où il est possible d’oser dire, malgré les difficultés éprouvées. Ils y apprennent à mieux dire et «mieux argumenter». Cette aisance retrouvée semble aller dans le sens d’une mise en action.

Le rôle actif endossé par les jeunes dans l’atelier semble en effet favoriser une confiance pour agir. Tous, sous différents aspects, sont inhibés face à l’action. Certains ont témoigné d’un «blocage en moins», d’une plus grande spontanéité qui aide à «se jeter à l’eau». Une mise en mouvement s’esquisse ainsi dans leurs propos à travers un regain d’intérêt, de curiosité, de plaisir: une «envie de mieux se renseigner», de «s’exprimer et d’argumenter» pour Émilie, ou encore le sentiment d’être «stimulé intellectuellement» et l’aveu que l’atelier est l’activité favorite de la semaine pour Léo, tous ces éléments attestant d’un plaisir pris dans l’activité et d’une certaine mise en action des jeunes.

Nous avons ainsi dégagé différents marqueurs de diminution des capacités des jeunes que la PDP semble en partie restaurer, le long d’un axe étendu entre le pâtir et l’agir.

4.2.2 Axe soi-autrui

Les capacités diminuées sur l’axe pâtir-agir sont en lien étroit avec un deuxième axe du souffrir, étendu entre soi et autrui. Nos analyses se construisent ainsi autour de ces deux axes orthogonaux, illustrés par la figure 2 (page suivante).

La relation à soi est apparue profondément touchée par le pâtir: la diminution des capacités entrave la possibilité de se faire sujet de sa pensée, auteur et acteur de son existence. Mais le travail sur les capacités semble se conjuguer à un nouveau rapport à soi.

D’abord, le développement de la puissance d’agir dans l’atelier favorise l’affirmation de soi. En effet, l’atelier met en acte les capacités des jeunes et leur permet d’en éprouver la puissance. Comme l’ont précisé les soignants, même pour les plus inhibés, le simple fait d’observer les autres capables de faire participe à la perception d’une possibilité valable pour tous. Les soignants ont également insisté sur la difficulté des jeunes à engager un positionnement, encore plus devant les autres. Selon eux, l’atelier leur donne confiance, les aide à explorer leurs idées et à tenir une position. Émilie semble aller en ce sens lorsqu’elle exprime que l’atelier lui «permet de défendre [son] point de vue» même lorsque les autres ne sont pas d’accord.

Figure 2

Axe soi-autrui

Axe soi-autrui

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La participation active à la recherche philosophique est perçue comme un facteur de compréhension et de connaissance de soi par les jeunes. Ainsi, il semble qu’à travers l’exploration des questions posées par le groupe, les jeunes trouvent également l’occasion de s’explorer eux-mêmes: «[O]n apprend comment on réfléchit, en prenant du recul sur les situations et en disant oui ou non à une idée. On apprend à comprendre comment on réfléchit, et même comment on est», affirme Octave. Roman, lui, pense que «le fait d’écouter les autres réfléchir sur les mêmes sujets, ça permet de repérer les similitudes et les différences». Ce faisant, les jeunes apprennent à se connaître, développent des convictions et les confrontent avec le groupe à travers une argumentation dont ils disent se sentir de plus en plus capables.

Cette exploration ouvre par ailleurs la voie à la remise en cause de soi. Octave insiste: «apprendre à avoir tort est l’une des choses les plus enrichissantes de l’activité. […] Le fait d’avoir tort, et qu’il y a un groupe autour, qui te dit que t’as tort et que, tu t’en rends compte après, ça t’aide à construire ta pensée». Ce témoignage donne à voir une forme d’indulgence envers soi-même, une ouverture à la critique et à l’autocorrection. Dans les propos des participants, on retrouve une posture faillibiliste adoptée en recherche philosophique, qui semble avoir suscité un rapport différent à leurs opinions, plus facilement révisables et moins figées. Roman décrit ainsi l’atelier comme «quelque chose de plus conscient, vu qu’on est en train de réfléchir, et qu’on sait tous qu’on est en train de réfléchir, c’est plus facile de pointer ce qui va pas dans notre raisonnement». La mise à distance de sa propre pensée les conduit à une «réflexion plus profonde» et à la «prise de conscience de [leurs] présupposés». Allant en ce sens, Léo affirme se sentir «plus au clair avec lui-même». Ces éléments concourent à donner aux jeunes le sentiment de pouvoir «avancer», «évoluer», «devenir plus mature», en somme, de grandir. Ce faisant, les jeunes semblent trouver des ressources pour se construire et se comprendre, dans un rapport facilité à eux-mêmes. Cette facilitation relationnelle semble également opérer vis-à-vis d’autrui.

Les jeunes ont exprimé différents niveaux de difficulté dans leur lien à l’autre. D’abord, il semble difficile pour eux de comprendre autrui, qui représente un «mystère» qu’ils ont «du mal à comprendre». L’autre semble également menaçant et peu digne d’intérêt, plusieurs jeunes ayant témoigné d’un «blocage» envers la parole d’autrui, souvent décrédibilisée. Les soignants affirment également que les jeunes se sentent très rapidement menacés par la relation. Ces éléments renvoient à la section précédente dans laquelle nous avons exposé la diminution de la puissance d’agir, qui semble ici renforcée par une forme d’enfermement sur soi et d’impuissance à se maintenir face à l’autre.

Pour autant, tous les jeunes évoquent une amélioration de leur rapport à l’autre. D’une part, le fait d’écouter les autres verbaliser leur pensée aide à «mieux les cerner», comprendre leur point de vue et leur «cheminement» afin de «se mettre à leur place». D’autre part, les jeunes ont dit être nourris par les propos des autres, éprouver de l’intérêt pour leur pensée, trouver l’avis différent enrichissant, notamment la possibilité d’un désaccord «cordial», «sans animosité». Ils rapportent un enrichissement personnel au contact de la pensée de l’autre, comme en témoigne Émilie: «[E]t d’écouter les autres, je me rends compte qu’il y a des choses sur moi que je voyais pas… et des choses auxquelles j’aurais pas pensé, que les autres vont dire, et qui sont vraies pour moi en fait».

La modalité réflexive de l’activité semble grandement aider les jeunes dans leur appréhension d’autrui en ce qu’elle permet, en plus du recul déjà évoqué, un partage et l’établissement d’un «cheminement commun à tous». L’atelier semble ainsi favoriser la restauration de la capacité à entrer en relation avec l’autre, ouvrant la possibilité d’une reliance dans un «moment très convivial qui est assez intense pour [eux]», selon Léo.

Ainsi, malgré les traces d’un rapport à soi diminué et d’une relation à l’autre entravée, une restauration relationnelle semble possible dans la PDP. 

4.2.3 L’apport du philosophique

Nous venons de présenter les deux axes sur lesquels se déploie la restauration capacitaire et relationnelle dans la PDP. Au sein de ce processus, la nature philosophique de l’activité et le cadre de discussion qu’elle met en place apparaissent comme des éléments majeurs.

Nous avons vu que les jeunes semblent trouver des points d’appui pour se saisir de leur pensée dans le travail philosophique. Dans ce travail, l’aspect générique de la réflexion philosophique a été évoqué: la recherche est philosophique et tend à généraliser, à conceptualiser et à rechercher des principes. Léo raconte ainsi comment l’atelier «amène une autre problématique qu’en groupe de parole, qui n’est pas centrée sur eux en particulier». Un exemple semble intéressant à rapporter ici: la maladie mentale a été abordée à partir d’un court-métrage mettant en scène un crocodile. Parmi les jeunes interviewés, ceux présents à cette séance l’ont évoquée comme un moment important de prise de recul sur leur maladie. Les soignants ont quant à eux raconté comment le groupe s’était approprié l’image du crocodile et la réutilisait pour parler de la maladie. La possibilité de pouvoir questionner philosophiquement son expérience personnelle à travers des images partagées semble ainsi contribuer à la vie intérieure des participants. Ils peuvent alors prendre du recul, réfléchir en termes génériques à leur expérience (par le travail conceptuel) et, parfois, y donner un sens nouveau. Ce faisant, c’est également un récit plus large d’eux-mêmes qui semble se développer, source d’un réel bénéfice. Émilie explique comment l’atelier sur le crocodile lui a permis de «rentrer un peu plus en paix» avec sa maladie:

Ça évoque pas forcément des sujets intimes, mais ça effleure la surface de qu’est-ce que c’est qu’une maladie, est-ce qu’on est vraiment défini par elle. […] Et du coup, l’évoquer en philo, c’est très intéressant parce que, parce qu’on se rend compte que… non la maladie elle nous définit pas en fait.

Cette refiguration de l’expérience se fait par ailleurs au contact de la pensée de l’autre, à travers le partage d’un intime-générique[9] qui, déchargé de sa dimension affective singulière, peut être dit et réfléchi, avec les autres. Dans l’atelier, une certaine «résonnance» se déploie ainsi, comme l’exprime de Léo lorsqu’il dit se sentir «plus en résonnance avec les gens qui sont autour [de lui] dans l’atelier philo que [s’il] faisait de la poterie». Ce bénéfice tiré de la mise à distance semble en lien avec l’aspect métacognitif du dialogue philosophique, qui permet un espace réflexif partagé où la relation n’est pas menaçante. La distance et les outils de la pensée se donnent alors comme prises pour saisir la pensée, la voir et la montrer pour en discuter avec les autres.

D’autre part, les participants ont témoigné de l’importance qu’ils accordaient aux sujets discutés dans l’atelier: «[D]es vrais sujets qui peuvent intéresser plus de monde», des «questions importantes qui concernent tout le monde en général, pas seulement le groupe». Les jeunes semblent ainsi trouver dans les questions philosophiques une ouverture au-delà du contexte de soin. Un enjeu d’inclusion est donc présent dans l’atelier, que les soignants expriment très clairement dans l’entretien, disant ne pas vouloir réduire les jeunes à leur statut de patient. Cet aspect inclusif du philosophique pourrait par ailleurs contribuer à la construction de l’estime de soi, l’atelier se donnant comme une attestation de la capacité de penser des jeunes, reconnus comme interlocuteurs valables[10].

Enfin, le cadre posé dans l’atelier a été reconnu par les jeunes et les soignants comme un aspect essentiel de l’activité, assez sécurisant pour permettre le travail tant capacitaire que relationnel. En effet, les analyses ont permis de dégager les conditions de possibilité de ce travail, à savoir un cadre contenant dont la fiabilité offre la possibilité de s’y sentir contenu, permettant à la pensée de se faire et aux relations de se tisser. Octave revient sur cet aspect sécurisant:

Personne n’est agressif, personne n’est dans le jugement, et, du coup, on laisse toutes les pensées… Comment dire, toutes les pensées sont acceptées, ce qui permet de prendre confiance et de parler un peu plus à l’oral, peut-être parler mieux à l’oral.

Roman aussi témoigne d’une bienveillance dans le groupe: «[O]n a peur de se ridiculiser, de passer pour quelqu’un de bête, du coup, au fur et à mesure des ateliers, je pense qu’on a tous pris un petit peu plus confiance en la bienveillance des autres». Les soignants ont évoqué cet aspect contenant fondamental se rattachant, selon eux, à la formation d’un espace transitionnel pour les patients[11]. Léo semble rejoindre cette piste lorsqu’il raconte «voir ça un peu comme un jeu» et avoir l’impression de «jouer» avec sa pensée et celle des autres en atelier, l’espace transitionnel ayant précisément la capacité de créer une aire de jeu. L’atelier semble ainsi capable de répondre aux besoins affectifs de ces jeunes en souffrance ébranlés dans leur estime d’eux-mêmes et leur permettre, ce faisant, un travail cognitif particulièrement difficile pour eux.

La dimension philosophique du dialogue contribue ainsi au retour des capacités: en mobilisant l’activité pensante des participants, la PDP met en place un espace de réflexivité où peuvent se rencontrer les pensées singulières, à un niveau générique qui permet la mise en commun. Dès lors, c’est à la fois la saisie de sa propre pensée qui devient possible, mais aussi la découverte de soi et la reliance à l’autre à travers l’expression d’un intime-générique, l’ensemble participant à la restauration de l’estime de soi. La figure 3 représente les apports de la dimension philosophique et les situe sur les deux axes précédents.

Figure 3

Les apports de la dimension philosophique de la PDP

Les apports de la dimension philosophique de la PDP

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5. Discussion

5.1 Regard sur les résultats

Notre travail propose un modèle théorique permettant de décrire et de comprendre des effets possibles de la PDP sur la souffrance d’adolescents et de jeunes adultes. Il la présente comme une activité de care, c’est-à-dire de restauration des capacités et de l’estime de soi, étendue sur les axes agir-pâtir et soi-autrui, recoupés par un troisième axe philosophique transversal. Ces résultats résonnent avec les mots de Lipman (2003, p. 122):

In (the community of inquiry), the participants are able to realize the reasonableness they are seldom able to practice amid the turmoil and turbulence of the rest of their lives. It is within the community of inquiry, then, that they can appreciate their own heightened powers, which, in turn, leads them to enhanced self-esteem. [Dans (la communauté de recherche), les participants peuvent réaliser une raisonnabilité qu'ils peuvent rarement mettre en pratique au milieu de l'agitation et des turbulences du reste de leur vie. C'est au sein de la communauté de recherche qu'ils peuvent, dès lors, apprécier leurs propres puissances augmentées, ce qui les mène, en retour, à une meilleure estime d’eux-mêmes.]

Les formes de care distinguées peuvent nous aider à mettre en perspective les différents niveaux du care dans la PDP. D’abord, l’atelier semble bien répondre à un besoin particulier du groupe, que notre travail a permis d’éclairer, et contribue ainsi à la reconnaissance de ce besoin (caring about). L’équipe soignante a exprimé une connaissance de ces besoins et le sentiment que l’atelier de philosophie est bénéfique. L’introduction de l’atelier dans le service témoignerait ainsi d’un souci de prendre en charge ce besoin perçu (taking care of). Les apports de la dimension proprement philosophique (réflexion au niveau générique et métacognitif) et la manière dont ils recoupent les deux axes de restauration capacitaire nous invitent à considérer le travail philosophique comme un soin particulièrement approprié pour soutenir les jeunes en souffrance psychique (care giving). De plus, la dimension philosophique de l’atelier, consacrée au travail de la pensée, tient un rôle de première importance dans le retour de l’estime de soi. Certains jeunes témoignent ainsi d’une compréhension de l’activité et de son adéquation à un besoin du groupe, indiquant que le «soin reçu» (care receiving), est reconnu comme bénéfique et adéquat[12].

Il semble donc que tout le processus mis en oeuvre autour de l’atelier de philosophie permette de caractériser cette activité comme une pratique de care, restaurant une certaine puissance d’agir et d’être (avec soi-même et avec les autres) et contribuant à inclure dans la société ces jeunes fragilisés et à la marge. En cela, la PDP semble répondre à la visée politique des EDC, qui visent à inclure les minorités mises en vulnérabilité (Brugère, 2014).

Enfin, notre étude présente des limites. Les entretiens ayant été menés par l’animatrice, les réponses comme l’écoute peuvent avoir été biaisées. Ces influences ont été prises en compte autant que possible dans les analyses afin de modérer les interprétations. Enfin, les données portent sur un échantillon de seulement quatre patients et quatre soignants. Rappelons donc que les résultats sont à situer dans leur contexte de production et ne prétendent pas à la généralisation. Notre étude apporte néanmoins des éléments de réponse à la problématique congruents avec les travaux précédents.

5.2 Le cadre sécurisant de la PDP

D’autres travaux soulignent les effets socioaffectifs du cadre posé par la PDP: des travaux ont montré un effet de la PDP sur l’estime de soi (Sasseville, 1994) et plus largement des effets socioaffectifs positifs (Siddiqui et al., 2017). Loison Apter (2010) impute au caring thinking la capacité à poser un cadre sécurisant favorisant l’estime de soi, qui semble confirmée ici. Cette dimension de la pensée, qui se rattache aux composantes affectives, sociales et cognitives de la recherche en instaurant un rapport soucieux et attentif aux autres, à leurs idées et aux procédures de la recherche, pourrait ainsi jouer un rôle important dans la capacité de la PDP à se donner comme care.

5.3 Entrer en relation dans la PDP

La dimension relationnelle de la PDP a été reconnue comme un important levier de restauration capacitaire des adolescents. Ces éléments font écho aux travaux de Ribalet (2008b), qui propose une analyse de la discussion philosophique en contexte thérapeutique et articule les notions de for intérieur et de forum, le premier renvoyant à l’enfermement initial des enfants pris en charge et le second au partage avec les pairs dans l’atelier. Cette idée de rencontre de l’altérité et de partage possible, également développée par Pieters auprès d’adolescents souffrant d’anorexie (2013), rejoint nos interprétations. Elle nous renvoie également au propos de Sharp pour qui la PDP représente «a hotbed of care», un haut lieu de soin procurant l’expérience d’un univers intersubjectif et de la possibilité de développer des relations significatives avec les autres et avec le monde (Gregory et Laverty, 2017, p. 213).

5.4 Le travail sur les capacités et la portée du philosophique

Le travail sur les capacités que nous avons mis en exergue avait déjà été observé: capacités langagières (Gorard et al., 2015) mais aussi de conceptualisation. Remacle et François (2007) ont ainsi identifié chez des jeunes en souffrance psychique des difficultés de symbolisation pour lesquelles un travail de clarification conceptuelle avait été bénéfique. Elles montrent également comment la PDP avait remanié le rapport à la pensée de ces jeunes (moins effrayante et plus accessible), et soulignent combien ce travail était source de sens et de joie pour ces jeunes. Ces points vont dans le même sens que nos résultats.

L’incidence de la dimension générique de la PDP a été souligné par Gagnon (2011), qui rapporte un bienfait relationnel retiré par les participants: une crainte de la relation à l’autre diminuée, une meilleure relation à soi, plus d’aisance pour oser dire non ainsi que la prise de conscience de son intelligence. Ces éléments résonnent, eux aussi, fortement avec les résultats de nos analyses.

5.5 S’inscrire dans le monde par la PDP

La dimension universelle de la PDP, qui participe à l’inclusion dans la société de ces jeunes marginalisés par leur parcours de soin, peut être mise en lien avec l’idée de dialogue entre le moi-monde et l’instance-monde développée par Lévine (2008b), renvoyant à l’introduction du concept de monde chez l’enfant par le dialogue philosophique, ouvert vers l’extérieur. Ce dialogue entre monde intérieur et monde extérieur pourrait également se rattacher à la notion d’espace transitionnel évoquée par les soignants, qui semble bien se construire dans l’atelier.

6. Conclusion

Nous avons montré que la PDP peut se donner comme activité de care capable d’aider les adolescents en souffrance psychique en restaurant leurs capacités et leur estime. Le modèle proposé demeure toutefois ancré dans un contexte particulier et gagnerait à être enrichi. D’autres études pourraient en effet approfondir les éléments apportés, notamment le rôle de la dynamique de groupe et l’analyse du contenu des ateliers eux-mêmes – qui n’ont pu être enregistrés pour notre étude.

La prise en charge des adolescents en souffrance pourrait être enrichie par la PDP, pratique de care susceptible de «soin philosophique». En effet, si «les accompagnements thérapeutiques apportés à ceux qui souffrent le plus s’inscrivent dans ce projet du care qui englobe toute la société et qui permet la formation d’adultes de demain en bonne santé et heureux» (Moro et Brison, 2016, p. 5), la PDP comme accompagnement thérapeutique pour les adolescents en souffrance semble une piste importante à développer.

Enfin, si cette recherche a été menée auprès de jeunes en souffrance psychique, elle présente des apports intéressants pour tous les adolescents et ouvre ainsi des pistes pour le domaine de l’éducation. En effet, la psychiatrie n’a pas l’exclusivité des jeunes dont la vulnérabilité se double de difficultés induites par les relations sociales et familiales. Les éducateurs font quotidiennement face à ces vulnérabilités et aux obstacles multiples que rencontrent les adolescents en construction. En ce sens, la PDP pourrait se donner comme pratique de care pour tous les adolescents, en offrant une situation éducative au sein de laquelle les jeunes font l’expérience de l’altérité et de l’interdépendance et se construisent dans un cadre soutenant. La PDP comme pratique de care appellerait ainsi une éthique éducative, telle celle développée par Noddings (1984), qui fait du care à la fois une disposition, une qualité morale et une compétence, rendant ainsi opérationnelle la notion de bienveillance en éducation (Réto, 2016). Une telle éducation prendrait la responsabilité de l’attention que requiert la construction de la subjectivité (Brugère, 2016, §15):

La construction individuelle n’est jamais une auto-construction. Elle se fait grâce à l’éducation par des formes de soutien qui sont autant d’attentions à l’individu en train de se faire. L’éducation et les politiques éducatives au premier chef ne peuvent alors faire l’économie d’une éthique, et plus spécifiquement, d’une éthique du care ou du «prendre soin» des autres.

Les décideurs et les éducateurs pourraient donc trouver dans la PDP une pratique de care capable d’accompagner tous les adolescents dans la construction de leurs capacités.