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Ce livre marque d’une pierre blanche l’historiographie franco-américaine. Pierre blanche parce que, exception faite de l’excellent A Distinct Alien Race de David Vermette, paru en 2018 et non encore traduit en français, il n’y avait pas eu d’étude substantielle sur les Franco-Américains depuis belle lurette, vingt ans en fait. Pierre blanche aussi parce qu’une synthèse sur l’histoire politique de ce groupe faisait cruellement défaut, les chercheurs ayant fait surtout porter leurs efforts sur l’histoire sociale et l’histoire institutionnelle.

L’auteur, Patrick Lacroix, est un chercheur productif qui multiplie les moyens de diffusion : en plus de faire paraître régulièrement des articles scientifiques de qualité, il se sert à bon escient des nouvelles technologies, notamment de son blogue Query the Past, pour faire connaître l’histoire des Franco-Américains. Il n’y a guère de période que cet érudit n’ait exploré ; il est aussi à l’aise pour traiter des Canadiens établis dans la région du lac Champlain pendant et après la guerre d’Indépendance américaine que pour étudier les émigrés des campagnes de la Nouvelle-Angleterre, ces absents de l’historiographie.

« Tout nous serait possible » repose sur une prodigieuse base documentaire constituée surtout de journaux, mais également d’autres sources primaires et de sources secondaires. De surcroît, l’historiographie des Franco-Américains n’a plus de secret pour Lacroix, qui est aussi spécialiste de l’histoire politique des États-Unis. On comprend alors d’autant plus mal sa décision de reporter en annexe son survol historiographique ; celui-ci aurait plutôt eu sa place au début de l’ouvrage. En outre, s’il a raison d’écrire que les grandes synthèses d’histoire franco-américaine (Brault, Weil, Roby, Chartier et Vermette) donnent la portion congrue au politique, elles contiennent toutefois certains éléments qu’il lui aurait été bénéfique de reprendre.

La structure de l’ouvrage est simple et efficace. Elle est bâtie sur trois longs chapitres qui portent respectivement sur les « tâtonnements » des années 1874 à 1908, sur la « reconnaissance » des « Franco-Américains dans le maelström partisan » de la période 1890-1914 et sur leur quête du pouvoir pendant l’entre-deux-guerres et la Seconde Guerre mondiale, à un moment où les « Francos » se rapprochent du Parti démocrate. Le premier chapitre commence par une brève description de la migration du Québec vers les États-Unis et le développement des Petits Canadas dans les villes industrielles du Nord-Est, particulièrement en Nouvelle-Angleterre. Puis, l’auteur s’attarde à la question de la naturalisation, à la formation de clubs partisans chez les émigrés et au développement d’une conscience politique dans leur pays d’adoption. Dans un troisième temps, il étudie le patronage et la partisanerie à travers deux personnages, le vétéran de la guerre de Sécession et haut fonctionnaire Edmond Mallet et le propriétaire de journaux Benjamin Lenthier. Lacroix fait ressortir quatre caractéristiques de la politique canadienne-française au sud de la frontière : la compréhension par les émigrés des enjeux étatsuniens à partir de leur expérience canadienne ; la conversion de plusieurs membres de l’élite à la cause de la naturalisation et l’apparition rapide d’une fracture partisane au sein des communautés ; le rôle crucial des journaux d’expression française ; et la nomination de Canadiens français à des postes dans la fonction publique, ce qui met en exergue les alliances entre politiciens « francos », « irlandais » et « yankees ».

Dans le deuxième chapitre, l’auteur étudie la participation politique des Franco-Américains pendant l’ère progressiste et il applaudit le fait qu’ils ne votaient pas en bloc : « En divisant leurs votes, écrit-il, les électeurs franco-américains laissèrent voir une ouverture, une flexibilité, tout selon lequel des partis saurait leur faire la cour — lequel tenterait de les rejoindre, de reconnaître leurs intérêts et de leur offrir les nominations tant convoitées » (p. 47). Dans le reste du chapitre, Lacroix s’attache à observer la diversité de l’environnement sociopolitique et du positionnement tant des « Francos » que des deux grands partis : exclusion dans le Maine, progrès modérés dans le Connecticut, politique de reconnaissance à Cohoes (N. Y.) et à Fall River (Mass.), ascendance républicaine à Woonsocket (R. I.), divisions au Massachusetts, évolutions différenciées au New Hampshire et dans l’État de New York, isolement au Vermont. Pour illustrer le rapport entre la cause de la Survivance et la politique, le chercheur présente la carrière fulgurante d’Aram Pothier, maire de Woonsocket puis gouverneur du Rhode Island, et l’épisode de la Crise de la Corporation Sole au Maine. Ses recherches confirment l’adage que « All politics is local » (p. 121). Le seul reproche qu’on puisse lui faire, c’est de ne pas accorder assez d’importance à la présence des « Irlandais », à leur poids électoral et à leur contrôle du Parti démocrate, contrôle qui variait selon les États.

Au chapitre 3, le plus long du livre (90 p.), Lacroix fait la chronique tant des succès obtenus que des obstacles rencontrés par les Franco-Américains dans leur quête du pouvoir, entre le début de la Première Guerre mondiale et la fin de la Seconde. Il déplore le fait que leurs progrès dans la sphère politique aient été peu étudiés par les historiens, ces derniers s’étant concentrés sur l’expérience de la masse ouvrière ou la cause de la Survivance. Le développement politique le plus marquant de la période fut sans conteste le rapprochement des « Francos » du Parti démocrate. Pour l’étudier, Lacroix entraîne le lecteur dans une tournée du Nord-Est, du Connecticut et du Rhode Island au Maine et au Vermont, en passant par le Massachusetts, le New Hampshire et l’État de New York. À la mesure de leur intégration au système politique étatsunien, les Franco-Américains devinrent des acteurs des grands moments de l’histoire du pays au XXe siècle, tels les deux conflits mondiaux, le suffrage féminin, le nouvel américanisme, la montée du mouvement ouvrier et d’une conscience de classe, la campagne présidentielle de 1928, où un catholique brigua la plus haute fonction, la Grande Dépression, le New Deal et la création d’une grande coalition démocrate, et la montée de mouvements radicaux de gauche et de droite. Ici, Lacroix est particulièrement bien servi par sa maîtrise de l’historiographie nationale.

En partie épilogue, la conclusion trace l’histoire politique des Franco-Américains depuis 1945 et reprend les principaux thèmes développés dans le corps de l’étude : participation des émigrés au processus politique après la guerre de Sécession, appui aux deux grands partis jusqu’aux années trente, diversité des situations locales et régionales, visibilité grandissante des « Francos ». Pour Lacroix, l’histoire de ces derniers n’en est pas seulement une de difficultés et de discrimination : « il est aussi essentiel de reconnaître l’affirmation, les percées, les succès qui trop souvent ont été négligés » (p. 227).

« Tout nous serait possible » est bien écrit, malgré un certain nombre de fautes de français et d’anglicismes. Aussi, l’auteur réfère parfois à la version anglaise d’ouvrages d’abord publiés en français, ce qui agace. Enfin, une révision linguistique plus serrée aurait été nécessaire, tout comme la confection d’un index. Ces quelques faiblesses, somme toute mineures, sont largement compensées par la qualité de la recherche, de la description et de l’analyse de la vie politique franco-américaine, entre la fin du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle.