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Au cours de la Révolution tranquille, un nouveau rapport matériel et culturel au territoire se consolide au Québec. L’annonce de la Phase 1 du projet hydroélectrique de la Baie-James par le gouvernement de Robert Bourassa en 1971 survient dans ce contexte de reconfiguration des liens entre l’État, les zones périphériques, les populations et leur environnement. Pour mener à terme cet ambitieux projet comprenant l’exploitation des richesses hydrauliques, minières et forestières du Nord-du-Québec, le gouvernement du Québec crée une société d’État singulière ; la Société de développement de la Baie-James (SDBJ). C’est sous l’impulsion de cette structure para-étatique négligée par l’historiographie que la région connaît une nouvelle socialisation au cours de la durée du projet, entre 1971 et 1984[1]. Cette nouvelle organisation fait par ailleurs du développement la pierre angulaire de la nouvelle culture allouée à la région, soit celle d’un territoire développé. La SDBJ ne fait pas exception, alors que plusieurs institutions avec des fonctions comparables comme le Bureau d’aménagement de l’Est-du-Québec (1963-1966) ou l’Office de planification et de développement du Québec (1969) sont créés au cours de la Révolution tranquille.

Il existe au Québec un vaste corpus de recherches portant sur l’industrie hydroélectrique et ses liens avec l’État québécois, comme ceux d’Yves Bélanger et Robert Comeau sur Hydro-Québec[2]. S’inscrivant en grande partie au sein du courant postcolonial, de nombreuses recherches ont traité du projet de la Baie-James dans une perspective critique des actions de l’État sur les populations autochtones du Nord-du-Québec. À titre d’exemples représentatifs de cette mouvance, mentionnons les travaux de Steven Hoffman et Thibault Martin[3] ou de Stéphane Savard[4] explorant le rapport de force se développant entre l’État québécois et les communautés autochtones touchées par les projets hydroélectriques. Pour la géographe Caroline Desbiens, l’utilisation de la technoscience, soit la combinaison étroite des savoirs scientifiques et techniques comme moyens d’assurer un ordre social dans le cadre du projet de la Baie-James, a contribué à marginaliser les savoirs locaux aux profits de nouveaux centres d’interprétations à grande distance[5]. D’autres travaux ont misé sur l’étude des mobilisations autochtones et la façon dont celles-ci ont modifié les rapports de force en faveur des Cris, Inuits et Naskapis avec la signature la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ). Ce pan de l’historiographie comprend les travaux dirigés par Sylvie Vincent et Gary Bowers[6] ou Alain Gagnon et Guy Rocher[7] sur les conséquences politiques de cette entente, de même que ceux de James Hornig[8] et Richard Salisbury[9] sur les impacts sociaux. Ces analyses ont misé sur les agissements des grands chefs de file, les actions les plus marquantes et les plus médiatisées, laissant en jachère la façon dont les acteurs ont pensé l’appropriation du territoire selon une stratégie intégratrice beaucoup plus vaste des activités de développement du territoire au Nord.

Afin de bonifier les travaux mentionnés, nous souhaitons étudier la façon dont l’utilisation du territoire au cours de ce projet a été perçue à travers « l’oeil de l’État[10] ». Tout cela, bien sûr, à un moment où ce dernier se dote de tout un appareil politique, technocratique et scientifique pour appréhender et modeler l’espace d’après une stratégie de valorisation économique propre à la Révolution tranquille. Cette stratégie s’avère étroitement liée à la vision que se font les concepteurs du projet du développement du territoire de la région, alors que ce terme gagne en popularité dans le discours de l’élite technocratique de l’époque.

Malgré un intérêt marqué de plusieurs chercheurs pour les enjeux d’appropriation territoriale au Québec, l’utilisation des ressources naturelles comme outil du gouvernement et objet de connaissance demande à être approfondie, notamment en ce qui a trait aux usages particuliers qui ont été faits de la nature, de l’environnement et de leur influence sur l’évolution des structures de l’État. De plus, l’emploi des ressources naturelles par le personnel administratif, politique et technoscientifique mérite d’être poussé davantage[11]. Ces éléments, que l’on peut déceler à travers l’étude des pratiques de développement, sont susceptibles de révéler comment le rythme de l’exploitation, l’organisation des collectivités, le paysage des territoires aménagés, les usages territoriaux et les formes de régulations ont été affectés[12].

De surcroît, le présent article vise à mettre en exergue les pratiques et la conception du développement territorial mises de l’avant par les responsables politiques de l’État québécois et les administrateurs de la SDBJ dans le cadre du projet du siècle. Pour ce faire, nous examinerons quatre caractéristiques du projet : (1) le type de structures étatiques élaborées pour planifier le territoire, (2) la place accordée aux Premières Nations au sein des structures de développement, (3) l’intégration des préoccupations environnementales au projet et, finalement, (4) l’utilisation des activités récréotouristiques pour favoriser l’occupation régionale. Ces quatre éléments nous permettent de comprendre la façon dont les prises de décisions des responsables politiques et étatiques traduisent une stratégie de développement que l’on peut voir émerger dans les pratiques de l’État, ses représentations et ses usages territoriaux[13].

Ainsi, nous nous baserons principalement sur la définition du développement élaborée par Fernand Dumont. Le sociologue, dont l’oeuvre s’est intéressée au développement régional et aux transformations culturelles apportés par la Révolution tranquille, s’avance sur la signification historiquement octroyée au concept de développement, qu’il voit comme un des socles de la « conscience historique moderne[14] ». Pour Dumont, le progrès en forme la notion fondamentale, à laquelle on attribue le pouvoir de produire l’histoire et l’avenir[15]. Cette façon de voir le monde a pour lui « servi de cadre d’interprétation aux processus d’urbanisation et d’industrialisation[16]. » Selon cette conception, le changement est considéré comme un élément bon en soi, alors que le développement en forme la modalité d’action et prend figure dans la croissance économique[17]. Le développement jouit d’une forte influence sur la culture, qui est mise en place idéologiquement par l’idée de croissance et de production[18]. Ce cadre interprétatif nous permet de lier l’expansion des activités de l’État, à travers le développement régional, aux changements culturels alors vécus par la société québécoise, notamment dans la façon d’appréhender le territoire. Cette définition complète bien celle d’Alain Touraine qui, pour sa part, voit dans la sociologie du développement « l’étude des projets de création et de gestion d’une société industrielle[19] ». Selon le sociologue, le caractère de cette dernière dépend des conditions de son émergence[20]. Dans le cadre de notre étude, nous considérons donc le développement comme l’ensemble des démarches visant l’intégration des activités socio-économiques de l’État dans le Nord afin de faire de la Baie-James une région industrielle[21].

Comme sources, nous utiliserons principalement les conférences des administrateurs, les procès-verbaux du CA et les rapports annuels inédits de la SDBJ, les rapports annuels et le journal En Grande de la Société d’Énergie de la Baie-James (SEBJ) et les débats de l’Assemblée nationale du Québec.

Les administrateurs et les responsables politiques du projet de la Baie-James

Avant d’aller plus loin, il importe de préciser qui sont les acteurs étatiques du projet de la Baie-James. Pour mener à terme le développement de ce vaste territoire représentant un sixième du Québec, la SDBJ se voit constituée d’une multitude de filiales. Celles-ci sont gérées à partir de Montréal et s’acquittent d’une pluralité de mandats. Tout d’abord, la SEBJ, filière énergétique de la SDBJ, gère le transport de l’électricité, l’équipement de production et les services d’ingénierie[22]. La majorité de son capital-actions, tout comme une majorité de ses administrateurs, provient d’Hydro-Québec. Celle-ci devient autonome de la SDBJ en 1978. La Société de télécommunications de la Baie-James (SOTEL) s’occupe de l’instauration de services de télécommunications et la Municipalité de la Baie-James (MBJ) de gérer le territoire en municipalités. La Société de tourisme de la Baie-James (SOTOUR) dirige pour sa part l’implantation du secteur touristique. La Société de développement autochtone de la Baie-James (SODAB) et la Société de travaux de corrections du complexe La Grande (SOTRAC) ont toutes deux été créées en 1975 à la suite de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ) dans le but de favoriser la participation autochtone aux projets et de mettre en oeuvre des travaux correcteurs. À l’exception de la SEBJ, les administrateurs du CA de la SDBJ se retrouvent en majorité ou en totalité sur les CA de chacune des filiales. Ce mode de fonctionnement consolide la synergie entre la planification globale du territoire et l’action des filiales. Cela en fait des entités fort centralisées où le pouvoir est exercé par quelques personnes dont la responsabilité ultime relève du gouvernement québécois. Bien que les administrateurs et responsables politiques soient dotés d’une agentivité dans la planification du territoire, ne perdons pas de vue qu’ils traduisent des paradigmes et obéissent aux enjeux géopolitiques de leur temps.

Les « responsables » ou « représentants » politiques mentionnés dans cette étude réfèrent à l’ensemble de la classe de dirigeants qui contribue à la planification du projet. Le premier ministre, les élus à la tête de ministères et les députés du parti au pouvoir en font partie. En revanche, nous entendons par « administrateurs » les membres du conseil d’administration (CA), les présidents des instances de la SDBJ et les hauts dirigeants directement engagés dans la création, puis la gestion de la société d’État et de ses organes. Il s’agit des acteurs qui ont planifié le projet, l’ont mené à terme et en ont traduit la vision étatique. Dans certaines portions de notre étude, cette définition s’étend aux responsables des relations publiques et journalistes des organes de communications de la SEBJ et SDBJ qui ont aidé à propager les nouvelles représentations du territoire.

Ce groupe d’administrateurs est composé en totalité d’hommes provenant du sud du Québec et exerçant des professions étroitement liées au développement de la technocratie québécoise depuis le début de la Révolution tranquille, comme celles issues de la science économique, de l’ingénierie et des sciences de la gestion[23]. À ses débuts, la SDBJ est dirigée par Pierre Nadeau, économiste de formation, qui cède son poste un an plus tard à Charles Boulva, pratiquant la profession d’ingénieur. Les autres figures marquantes siégeant au CA de la SDBJ sont issues en majorité du domaine de l’ingénierie, dont Fred H. Ernst, qui prendra beaucoup de place dans la gestion de l’organisme[24]. Le conseil d’administration de la SEBJ est quant à lui guidé pendant la majeure partie de la décennie 1970 par Robert Boyd, lui aussi ingénieur. Le CA de la filiale énergétique est composé au départ de 5 membres dont 3 proviennent d’Hydro-Québec, qui en possède 51 % des actions. Deux sont issus du CA de la SDBJ, soit le président accompagné d’un autre coordonnateur[25]. Cette représentation importante jumelée au choix de l’activité hydroélectrique comme moteur économique sur le territoire fait de la SEBJ la filiale la plus influente du projet. Compte tenu des limitations dues à la forme de notre sujet d’étude, nous ne pourrons traiter de l’interactivité entre les actions de la SDBJ et le point de vue des populations locales sur les changements sociaux qui surviennent. Ces aspects mériteraient néanmoins une attention complémentaire, notamment sur la façon dont les Premières Nations ont vécu, perçu et interprété le développement qui leur a été imposé.

Une structure de planification singulière

Dès l’annonce du projet de la Baie-James, le gouvernement affirme vouloir en faire une initiative de développement intégré du territoire. Le concept réfère à un projet s’appuyant sur de multiples secteurs d’activités afin de favoriser un développement total du territoire ne reposant pas sur une seule activité économique ou une ressource unique. Le développement intégré désigne une approche associée à l’intégration plurirégionale, la cohésion entre les secteurs et les facteurs de développement[26]. En 1975, devant des étudiants des HEC, le vice-président Fred Ernst affirme que si ce projet de développement intégré arrivait à s’implanter, il permettrait la construction sur une terre vierge d’infrastructures dignes « d’une région industrielle[27]. » En conformité avec cette vision, les décideurs souhaitent utiliser l’hydroélectricité comme levier pour favoriser l’émergence de différents secteurs d’activités économiques. Ce souci est récurrent dans les interventions de Robert Bourassa et des responsables politiques de l’époque[28]. Le premier ministre affirme au cours des débats entourant la création de la SDBJ à l’Assemblée nationale vouloir créer une structure capable de développer le secteur des mines, de la foresterie, la protection de l’environnement, la venue d’industries, la municipalisation du territoire, les télécommunications, l’érection des infrastructures civiles et un certain peuplement de la région en plus de l’aménagement du complexe hydroélectrique[29].

Il s’agit sans aucun doute d’un mandat très englobant, qui pousse la logique de centralisation des structures étatiques similaires créées au cours de la Révolution tranquille pour aménager le territoire en regroupant l’ensemble de ces secteurs d’activité au sein d’une même organisation. Aux yeux des administrateurs de la SDBJ et des responsables politiques, la structure para-étatique tire ses racines du modèle d’organisation de la Tennessee Valley Authorithy (TVA), mise sur pied lors du New Deal des années 1930. Cette comparaison permet aux responsables politiques d’associer leur société d’État à un modèle progressiste et positif de gestion[30]. À l’instar de la TVA, la SDBJ vise la centralisation des domaines d’activités économiques. Incidemment, elle fait croître les responsabilités du gouvernement national face aux autres types d’initiatives, qu’elles soient locales ou privées. Entre ses mains, les initiatives de développement territorial deviennent ainsi des objets de manipulation bureaucratique orientés vers ses objectifs de développement[31].

Lorsque comparée aux projets de développement lancés dans le Québec septentrional des décennies 1950 et 1960, la planification de la Baie-James s’illustre par la centralisation de la structure de gestion élaborée pour la mener à terme. Comme pour l’ensemble des régions septentrionales du Québec, l’aménagement de la Baie-James s’est fait à partir de plans d’interventions étatiques qui ont permis de voir naître de nouveaux pouvoirs politiques dans les régions périphériques. Cette mécanique d’aménagement du territoire tire ainsi sa source d’un lent processus d’appropriation et d’accumulation de façons de faire entamé dans la première moitié du XXe siècle[32]. L’historiographie s’étant principalement concentrée sur la justification politique du « projet du siècle » en fonction du contexte de forte croissance énergétique d’Après-guerre, ce projet a peu été analysé au regard de la phase d’expansion et de réaménagement territorial que vivait alors la société québécoise.

Au cours des années 1950, le complexe de Bersimis viendra jeter les bases de l’aménagement hydro-électrique du territoire par l’État québécois. Les travaux de Stéphane Savard et de Marie-France Barrette font voir comment l’intervention étatique vise alors l’occupation de la Côte-Nord et l’expansion des capacités administratives de l’État sur le territoire[33]. À l’époque, le gouvernement de l’Union nationale avait comme vue de tirer parti du complexe pour stimuler le développement économique, minier et industriel du Saguenay, de la Côte-Nord et de la péninsule gaspésienne[34]. On voit ainsi poindre l’ambition de développer d’autres pôles industriels ailleurs qu’à Montréal et dans « l’écoumène traditionnel du Saint-Laurent[35]. » En somme, c’est l’avènement d’une société régionale, doublée d’une certaine détermination à émanciper économiquement les Canadiens français, qui guida l’action et le discours du gouvernement de Duplessis au cours des années 1950[36]. Cette volonté d’utiliser l’énergie puisée des zones septentrionales pour développer les régions périphériques n’est bien sûr pas étrangère aux actions de la SDBJ, qui souhaite en faire un de ses principes dominants. Néanmoins, les décisions du gouvernement Bourassa ne sont guère globalement orientées vers l’avènement d’une société régionale, ce qui fut davantage le cas sous Duplessis. Dès la fin des années 1950, le complexe Manicouagan-Outardes vient consacrer la vocation essentielle des projets hydroélectriques comme facteurs de développement régional et industriel des contrées septentrionales[37]. Au cours des années 1960 et 1970, la prise en main bureaucratique du développement régional par le gouvernement québécois mène à un vaste chantier de rationalisation du développement et de la gestion des régions[38].

Pour ces raisons, le lancement du projet de la Baie-James se fait en continuité avec les principes de développement mis de l’avant au cours des deux décennies l’ayant précédé. La promesse d’aménagement de la nouvelle région se doit, aux yeux de Bourassa, d’être un gage de prospérité importante pour l’ensemble du Québec. Le gouvernement place ainsi à nouveau ses espoirs dans les richesses puisées des régions septentrionales et forge l’espoir que le projet de la Baie-James servirait de levier pour les régions limitrophes de l’Abitibi et du Saguenay. Ce faisant, la stratégie d’utilisation du territoire mis de l’avant par les administrateurs de la SDBJ et les représentants politiques dans le cadre du « projet du siècle » prend source à la fois dans une partie de la stratégie développementale préconisée par Duplessis et celle mise en pratique lors des années 1960. La longue démarche de rationalisation de la gestion des zones périphériques atteint un degré considérable à la Baie-James, alors qu’une poignée d’administrateurs s’acquitte de la planification de pratiquement l’ensemble des secteurs d’activité. L’intégration de ces secteurs au sein d’une même structure gouvernementale contribue à faire du territoire un espace organisé rationnellement où les possibilités de développement sont en cohérence avec la vision globale que les décideurs y projettent.

Dans cette optique d’intégration des activités économiques, la SDBJ entame en 1972 la construction du réseau routier de la Baie-James, afin de relier Fort George et le futur site de LG-2 à Matagami. La SDBJ met en place des aéroports pour faciliter le transport des matériaux et des travailleurs. Entre 1972 et 1975, SOTEL organise un réseau de télécommunications sophistiqué. La MBJ, pour sa part, se voit confier le mandat d’administrer le territoire en une seule municipalité, excluant celles déjà existantes. Cela en fait la plus grande municipalité du Québec et de l’Amérique du Nord. La filiale contribue à revitaliser plusieurs collectivités en manque d’infrastructures municipales. La ville de Radisson est pour sa part inaugurée en 1974 à proximité du chantier de LG-2.

Entre 1973 et 1980, la SDBJ met en oeuvre des projets miniers, forestiers, d’implantation d’industries et de transformation des ressources afin de stimuler l’économie des villes mono-industrielles du sud de la région. Pour les administrateurs de la SDBJ, le potentiel minier du territoire représente la deuxième plus grande force de développement économique après l’hydroélectricité. Les représentants scientifiques de l’État découvrent alors au gré des études menées des gisements susceptibles d’exploitation commerciale[39]. Avec la création de groupes miniers, la société d’État va plus loin que la simple exploitation de minerais et s’oriente plus concrètement vers l’implantation d’industries secondaires[40]. Dès la formation de l’organisation, ses dirigeants décident d’entamer des études sur la faisabilité d’une usine d’enrichissement d’uranium dans la région[41]. L’action de la SDBJ s’ancre ainsi dans la lente prise en charge des activités minières par l’État dans le Nord-du-Québec entamée au début du siècle[42]. En complémentarité avec les mines, l’exploitation forestière contribue à l’expansion des opérations de l’État dans le Moyen Nord et à la diversification des activités extractivistes. Contrairement à son action dans le domaine minier, la société d’État mise dans ce secteur sur l’appui à des projets déjà existants[43]. Ces démarches prennent part aux efforts visant à transformer les ressources à l’échelle locale.

Pris dans leur ensemble, ces projets témoignent d’une conception du développement où l’État joue un rôle moteur dans l’avènement d’une région industrielle dans le Moyen Nord. Cette orientation s’incarne dans les initiatives d’implantation d’industries minières, forestières, de transformation des ressources, d’infrastructures de transport, de télécommunications et de nouvelles municipalités. En se référant à la sociologie d’Alain Touraine, il importe dès lors de « comprendre le développement comme un mode d’existence et d’action sociales[44] ». Le développement servira ainsi de cadre pour organiser socialement le territoire, notamment les collectivités autochtones, en les intégrant aux activités économiques de l’État.

L’intégration des Premières Nations aux structures de développement

La signature de la CBJNQ par le gouvernement québécois, Hydro- Québec, la SDBJ et les représentants autochtones marque un tournant dans les relations politiques avec les Premières Nations au Québec. Alors que les revendications de ces dernières furent ignorées lors des projets d’exploitation hydroélectrique précédents, le jugement Malouf, rendu en 1973, vient marquer un important précédent. Cette décision suspend temporairement les travaux et force le gouvernement québécois à négocier des droits, des redevances, ainsi qu’un cadre de gestion acceptable pour les communautés s’étant mobilisées. Sous l’ordre des tribunaux, la posture d’indifférence initiale de la SDBJ envers les demandes des Premières Nations fait place à la négociation, puis à l’acceptation d’une partie des revendications portées par les représentants autochtones auprès du gouvernement québécois[45]. Ce premier « traité moderne » annonce aussitôt une reconfiguration prononcée des instances de représentations politiques chez les Cris et Inuits signataires de l’entente[46]. À travers l’érection de nouvelles structures para-étatiques issues de la CBJNQ, les représentants politiques et étatiques traduisent ce qu’ils considèrent comme le « développement autochtone », soit leur conception de l’industrialisation et de l’urbanisation de ces communautés[47]. Par ses pratiques de développement, l’État québécois intègre à ses yeux l’avis des autochtones, tout en leur permettant de jouir des bénéfices du projet. La SDBJ met alors en oeuvre des programmes destinés à intégrer les autochtones à la réorganisation du territoire qu’elle préconise. Ceux-ci se concentrent sur trois niveaux, soit l’émergence d’une économie de services, le développement d’industries et la participation aux projets d’exploitation des ressources.

En plus de ces nouvelles structures de représentation, la CBJNQ mène à la création de filiales de la SDBJ dédiées spécifiquement à l’intégration des autochtones au projet. Celles-ci s’assurent notamment de pallier les effets négatifs des modifications territoriales causées par l’exploitation hydroélectrique. C’est ainsi qu’est annoncée en 1975 la création de la Société de développement autochtone de la Baie-James (SODAB) et de la Société de travaux de corrections du complexe La Grande (SOTRAC)[48]. Tout comme la SODAB, le CA de SOTRAC est le premier où siègent des planificateurs à la fois autochtones et en provenance du Nord-du-Québec. Trois membres du CA de la SOTRAC proviennent du Grand conseil cri alors que deux autres sont issus de la SEBJ[49]. À notre connaissance, il s’agit alors des premiers postes décisionnels confiés à des planificateurs autochtones dans un projet d’exploitation des ressources naturelles d’envergure. Dès leur création, ces deux organismes contribuent à intégrer les Autochtones aux structures de l’État par le biais de projets socio-économiques. Cet esprit d’intégration se manifeste dès 1976, à la suite de la CBJNQ, lorsque le contrat du déboisement du réservoir Desaulniers est adjugé au Grand conseil cri du Québec, qui le délègue à la Cree Construction Company[50]. Cette compagnie nouvellement mise sur pied pour former un personnel cri expérimenté permet dès lors d’acquérir des techniques de construction et de déboisement. Ce savoir-faire est mis à profit lors des travaux forestiers liés aux réservoirs[51].

Les mesures de corrections vont tabler sur une intégration spatiale des communautés. SOTRAC contribue à l’implantation de plusieurs installations communautaires dans les villages cris du territoire. Celles-ci comprennent des pistes de motoneige pour se rendre aux lieux de trappages dorénavant plus difficilement accessibles, l’amélioration du réseau routier et l’acheminement de l’électricité jusque dans certains villages[52]. Parmi les secteurs principaux auxquels s’affaire la SODAB, on compte l’amélioration des transports sur le territoire[53]. La filiale offre aussi aux entreprises cries ses services de gestion et de financement. Les sommes qu’elle injecte auprès des entrepreneurs permettent la création d’entreprises de réparation de motoneige et d’une quincaillerie à Val-d’Or, « Le cri-bricoleur[54] ». En 1980, on évalue des projets d’hôtellerie, de restauration, de vente et d’entretien de véhicules[55]. Avec l’accentuation des travaux d’infrastructures publiques, de plus en plus de contrats de grande envergure sont offerts par la SDBJ, comme ceux d’installation d’égouts, de canalisation d’eau ou de réparation routières. SODAB contribue au financement et à la formation d’une nouvelle entreprise pour l’installation électrique et la plomberie[56].

Parmi les projets les plus importants de cette période, on compte l’expansion d’une entreprise de machinerie lourde, la création d’entreprises en participation dans le domaine de l’alimentation et de l’entrepreneuriat général, l’implantation d’un magasin général, de garages et d’une auberge[57]. Lorsque pris dans leur ensemble, ces projets contribuent à la conversion de l’économie autochtone vers une économie de services. Bon nombre d’entreprises déjà implantées tirent profit de la création de SODAB pour croître ou étendre leurs services vers d’autres communautés. L’organisme décide par la suite de déplacer son centre d’activité de Montréal à Val-d’Or et d’implanter un bureau fixe à Chisasibi, muni d’un agent de développement permanent[58]. Enfin, l’implantation de centres administratifs sur le territoire (ou à proximité) atteste d’une intégration accrue des Cris à l’État et, par conséquent, aux formes d’organisations économiques en découlant.

L’implantation d’un centre de formation professionnelle pour les autochtones abonde également en ce sens[59]. La mise sur pied de cette institution d’enseignement résulte d’une entente entre la SEBJ et la Commission de formation professionnelle du Québec (CFP). L’établissement s’adresse ainsi aux Cris, Inuits et Naskapis du territoire, qui peuvent désormais avoir accès à des cours de métiers choisis par les représentants de leurs collectivités. Bien qu’une telle initiative aspire officiellement à favoriser la prise en charge par les Autochtones de leur propre développement, la structure mise en place suggère plutôt une orientation préétablie vers l’intégration aux objectifs d’exploitation des ressources[60]. En 1985, certains observateurs déplorent cette dichotomie entre les autochtones intégrés à « l’univers bureaucratique » et ceux travaillant dans les milieux saisonniers ou non spécialisés. Les leadeurs autochtones mentionnent également la concurrence déloyale envers certaines coopératives et petites entreprises par les fonds gouvernementaux et le peu d’intérêt envers les volets sociaux[61].

En effet, l’éventail des programmes mis en place suggère qu’un intérêt restreint a été porté aux formes d’organisations économiques traditionnelles par les administrateurs et responsables politiques du projet, qui voient dans le développement autochtone une façon de moderniser ces communautés pour les arrimer à leur stratégie d’exploitation du territoire. Cette observation atteste du caractère colonialiste et « par le haut » des organisations économiques mises en place pour intégrer les autochtones au projet, caractère déjà soulevé par les travaux de Martin, Hoffman et Salisbury[62]. Ce constat est appuyé par la provenance et la composition ethnique de la majorité du groupe d’administrateurs de la SEBJ et la SDBJ. Les efforts d’intégration à l’économie du sud renforcent l’idée selon laquelle l’autonomie des nations autochtones et leurs réalités territoriales spécifiques ont peu été prises en compte par les décideurs. Au milieu des années 1980, plusieurs leadeurs autochtones ont l’impression que le gouvernement québécois a conservé son contrôle politique et administratif sur leur territoire[63]. Cette posture explique en bonne partie l’opposition systématique des Premières Nations à la phase 2 du projet ou encore au projet de Grande-Baleine dans les années 1990. Ainsi, la conception du développement sur laquelle misent les administrateurs du projet structure l’économie autochtone en y implantant de nouvelles façons d’organiser les communautés, de créer de la richesse et de tirer profit du territoire conformément aux volontés de la SDBJ, d’Hydro-Québec et de l’État québécois. Bien que relevant d’une approche différente des projets antérieurs d’exploitation des ressources, ces pratiques ne demeurent pas moins exemptes de rapports de force inégalitaires. Néanmoins, face aux mobilisations qui ont débouché sur la CBJNQ, les autochtones ont été intégrés à la stratégie de développement de la SDBJ et du gouvernement québécois, qui les considère désormais comme une variable importante.

Développer en intégrant les préoccupations environnementales

Au Québec, la construction du complexe La Grande coïncide avec la montée en influence du mouvement écologiste. Selon Stéphane Savard, le projet de la Baie-James a été associé à la vision d’un Québec vert et soucieux de l’environnement à travers la représentation faite de la ressource hydroélectrique[64]. Comme l’ont démontré Robert Gagnon et Yves Gingras, l’incorporation des principes environnementaux aux structures de gestion de l’État dans le cadre du « projet du siècle » est le produit d’un ensemble de facteurs sociopolitiques qui ont transformé le territoire en « un vaste laboratoire[65] ». Le lancement de la Phase 1 du complexe s’arrime avec l’intégration de pratiques environnementales dans les structures gouvernementales et dans la planification des projets d’infrastructures au Québec. Face aux critiques dont ils sont la cible, la SDBJ et la SEBJ adoptent peu de temps après leur création une posture conciliante et favorable à l’incorporation de principes environnementaux dans leur conduite[66]. Selon Pierre Nadeau, président de la SDBJ en 1972 : « Aujourd’hui […], la conscience universelle comprend qu’il faut exploiter sans détruire et que l’action de l’homme doit être en même temps la consolidation d’un équilibre écologique[67] ». On décèle dans ce discours comment la protection de l’environnement commence à faire partie des principes à respecter chez les administrateurs de la SDBJ, qui y voit une dimension importante de l’industrialisation[68]. Ainsi, l’application de programmes scientifiques nous permet de concevoir comment le discours sur l’écologie se répercute dans la forme que prend la société d’État et dans ses pratiques de développement.

Comme un des mandats de la société d’État consiste à protéger l’environnement, mais que sa nature même l’empêche d’envisager l’abandon du projet, le discours et les actions écologiques qu’elle met de l’avant obéissent à une logique d’atténuation des impacts. Cette posture parviendra, grâce à l’intégration des principes écologiques et des autochtones à la structure étatique, à neutraliser la perspective d’opposition défendue par les groupes de pression au lancement du projet. C’est en 1973 qu’Hydro- Québec, actionnaire principal de la SEBJ, met sur pied sa direction de l’Environnement (DE) pour répondre aux revendications populaires dans la foulée du projet de la Baie-James[69]. Les groupes écologistes incarnent les nouvelles préoccupations issues des années 1960 à l’égard de l’impact des projets majeurs d’aménagement. Ces organisations expriment une sensibilité particulière envers le Nord, qu’elles considèrent comme un des derniers endroits vierges de la planète[70]. Pour elles, la région représente l’occasion réaliste d’assurer la pureté de l’air, la salubrité des cours d’eau, la survie des espèces animales et végétales sur terre, tout comme l’équilibre d’un écosystème méconnu[71]. Ces organismes s’allient objectivement aux revendications autochtones, qui forment à leurs yeux les usagers normaux et légitimes de cet environnement[72]. Grâce à leurs efforts, les environnementalistes obtiennent l’attribution de sommes importantes pour les études d’impacts, qui seront réalisées dans le cadre de l’entente de 1972 de la SDBJ et la SEBJ avec Environnement Canada[73].

Dans une conférence devant l’Association canadienne de l’électricité à Winnipeg en 1974, Robert Boyd, président de la SEBJ, profite de sa tribune pour préciser la vision que développe son entreprise de la question environnementale. Sans surprise, il présente une vision modérée de l’écologie où les aspects environnementaux sont compatibles avec le développement économique et l’aménagement du territoire : « nous entendons protéger l’environnement en réconciliant les contraintes d’ordre technique, économique et d’environnement, le tout dans une perspective d’amélioration de la qualité de vie dans le territoire[74] ». Selon le président, les écologistes ont leur mot à dire dans le projet et possèdent le même statut dans la planification que les ingénieurs[75]. En se fiant aux propos de Boyd, on peut déduire que les mesures élaborées par la Direction environnement de l’entreprise visent à limiter les dégâts, à pallier les impacts négatifs et à assurer un équilibre entre développement économique, protection des milieux de vie et santé publique. Tout comme ses partenaires de la SDBJ, Boyd offre une vision très positive et novatrice de la place qu’occupe l’écologie au sein de l’entreprise. Cette conception se distingue des critiques lui étant adressées par le mouvement écologiste. Les relations avec les Premières Nations conditionnent fortement l’application de mesures environnementales. Avec la ratification des Ententes de la Baie-James en 1975, on assiste à la multiplication des instances où les Autochtones participent à l’élaboration des lois et règlements environnementaux. Ces organisations examinent les multiples répercussions sur leur milieu social[76]. La SEBJ affirme dans les pages du journal En Grande, qu’elle publie, qu’il s’agit pour elle des populations de référence pour le projet et des gardiens de l’acceptabilité sociale[77].

En ce qui a trait à l’aménagement des rivières, la SEBJ se dote d’un service d’environnement qui définit les règlements environnementaux internes. La Direction environnement de la SEBJ relève de la haute direction, qui doit intégrer ses points de vue dans les décisions d’ordres techniques et économiques[78]. Son comité d’expert en la matière est formé de personnel interne, de représentants autochtones, de consultants extérieurs et d’employés d’Hydro-Québec. Ce comité guide la Direction environnement et étudie ses propositions. Des études sont commandées pour prévoir la quantité, le lieu d’accumulation et les méthodes de récupération des troncs à la surface des eaux[79]. Un programme visant à déterminer le niveau de toxine des poissons est instauré[80]. Une équipe d’écologistes met pour sa part au point un programme qui touche la mise en eau du réservoir, la reconstitution d’écotones riverains, la renaturalisation des sites affectés et le suivi des milieux[81]. Par exemple, le lit des rivières asséchées fait l’objet d’études pour en déterminer les impacts environnementaux[82]. La mise en eau du réservoir de LG-2 en 1979 demeure un des principaux points d’intérêt des scientifiques. On porte attention à la montée du front salin, en réglant le niveau de l’évacuateur afin de restituer un débit suffisant pour préserver les poissons, la flore et l’eau douce de la progression de l’eau salée[83].

Au fur et à mesure que les critiques du projet se font entendre, les structures gouvernementales mettent en place des dispositifs pour canaliser le mécontentement et intégrer les revendications des groupes de pression. Ce fonctionnement permet aux administrateurs d’insister sur l’aspect participatif et novateur de leur vision du développement dans leurs communications. Les exemples d’adaptations dans les pratiques et la création de structures en sus pour répondre aux critiques témoignent de cette place accordée au principe de participation. Par conséquent, les décideurs allient « le pouvoir populaire » aux objectifs de planification au sein des appareils publics[84]. L’intégration des mesures de participation mène à l’acceptation des modalités de la planification étatique en permettant aux populations de définir le rythme, la nature du développement et des changements suscités[85]. Selon Dumont, ce recours aux besoins des populations par la participation permet, aux yeux des acteurs étatiques, de surpasser la dichotomie entre les contraintes techniques et le vécu des citoyens[86]. Ce faisant, la création d’espaces canalisant les revendications des groupes de pression au sein de la SDBJ s’avère centrale à l’acceptation des objectifs de développement et à la neutralisation de la contestation.

Somme toute, l’intégration de cette vision de l’écologie au sein de la société d’État apporte des modifications majeures tout au long du projet. Elle permet de limiter, à certains égards, les impacts sur les Premières Nations. Ces mesures ont modifié le rythme de l’exploitation et la façon dont le territoire a été affecté par les travaux. Au surplus, elles témoignent d’une façon de concevoir le développement devant s’arrimer aux objectifs de protection de l’environnement. Au contact des mobilisations pour la protection de l’environnement et des droits autochtones, le développement prisé par les administrateurs de la SDBJ délaisse la simple capitalisation sur le monde naturel pour prendre également en compte la préservation de ce dernier dans l’aménagement de la nouvelle région de la Baie-James, cet objectif s’arrimant à leur conception du progrès. Cette évolution du développement territorial chez les administrateurs de la SDBJ cédera le pas au déploiement d’une stratégie de valorisation du territoire à partir du développement des activités récréotouristiques. Ce secteur deviendra à son tour un moteur d’activité économique, témoignant encore plus clairement de l’étroite imbrication entre les stratégies d’appropriation du territoire et la doctrine de développement intégré mise de l’avant par les administrateurs de la SDBJ.

L’appropriation de l’environnement nordique à partir des activités récréotouristiques

Conformément aux mandats qui lui ont été attribués, la SDBJ souhaite favoriser l’émergence d’un secteur récréotouristique accompagnant les activités d’exploitation des ressources en Jamésie. Les cérémonies d’inauguration des barrages, de même que le symbolisme quotidien utilisé par les responsables politiques, les médias, les administrateurs du projet et les journaux de la Société de développement et d’énergie ont contribué à nourrir l’imaginaire collectif de la société québécoise. Comme l’avance Caroline Desbiens, la promotion de l’image de fierté associée au projet de la Baie-James a permis de faciliter l’intégration culturelle de la région au reste de la nation québécoise. Le complexe étant dorénavant inscrit comme un symbole important dans l’imaginaire, le territoire apparaît désormais comme un lieu de découvertes attrayantes empreint d’exotisme[87]. Dans cette même lignée, l’État québécois attribue au territoire et à ses rivières une fonction de plaisance qui favorise le tourisme. L’action de la SDBJ suit ainsi la trajectoire de la société de loisirs, qui prend de l’ampleur à la même époque. De pair avec cette vocation touristique, la participation de la régie gouvernementale à l’exposition des Floralies exprime une mise en forme de la nature à des fins de publicisation et d’appropriation de l’environnement nordique. La vision du développement intégré prisée par les administrateurs de la société d’État mise sur le déploiement d’un appareil visant à user du territoire dans cette perspective récréative. Le territoire développé est ainsi vu comme une aire de plaisance pour les habitants du sud du Québec appelés à contempler et à profiter des prouesses technoscientifiques de l’État, et ce, malgré la destruction des écosystèmes.

La vocation touristique que l’État souhaite consacrer au territoire débute avec la création timide, en 1973, d’une nouvelle branche de la SDBJ ; la Société de tourisme de la Baie-James (SOTOUR). Dès sa création, les dirigeants de SOTOUR élaborent des plans d’aménagements pour les lacs du territoire et leurs possibilités d’utilisation au cours de la décennie. Ceux-ci mandatent des expertises pour l’implantation de haltes routières, restaurants, installations de sports de plein air et de chasse[88]. Afin d’offrir du logement aux visiteurs et aux touristes des quatre coins du Québec, SOTOUR prend l’initiative d’établir un hôtel dans la ville de Radisson[89]. Le secteur touristique prend un essor plus considérable à partir de 1980, forçant la filiale à investir substantiellement dans les services aériens. En plus de cette acquisition, la filiale se voit donner le mandat de développer le secteur touristique au nord du 50e parallèle jusqu’à la baie d’Ungava. Un camp de chasse est acquis à la baie d’Hudson pour offrir des voyages de chasse à l’oie sur La Grosse Île[90]. Ces exemples probants témoignent de la diversification des actions mises de l’avant par l’entreprise étatique, de l’expansion des activités de plaisance dans le Nord québécois et de la nouvelle vocation qu’on souhaite attribuer au territoire.

En partenariat avec la Municipalité de la Baie-James, la SOTOUR poursuit l’aménagement de près de 70 sites de camping, de plages publiques, de camps scouts et de bases de plein air[91]. La SEBJ, pour sa part, organise des visites sur les chantiers qu’elle exploite. Dès 1979, l’entreprise entame l’érection de nombreux belvédères sur le complexe afin de permettre aux touristes de contempler ses réalisations[92]. Au début des années 1980, le tourisme s’avère une activité si encouragée que les visites et repas sont aux frais de la SEBJ, hormis les billets d’avion[93]. Ces initiatives ont permis en 1980 à plusieurs dizaines de milliers de visiteurs de fouler le sol des chantiers[94]. Le symbolisme associé aux infrastructures s’en trouve renforcé. Tout comme le contenu des visites, les brochures publicitaires distribuées font la promotion de conditions de vie avantageuses pour les travailleurs et habitants du territoire. Elles mettent aussi de l’avant la faune, la flore nordique et les efforts effectués pour la sauvegarde de l’environnement[95]. Les documents promotionnels permettent de dépeindre ces lieux comme des endroits attrayants accessibles aux Québécois. En plus des excursions de citoyens lambda, les visites officielles organisées pour les politiciens, notables ou vedettes comme Muhammad Ali sont autant d’occasions de braquer les projecteurs sur l’environnement naturel ou transfiguré afin de le publiciser[96].

La SEBJ pousse encore plus loin cette publicisation de l’environnement nordique lors de l’exposition internationale des Floralies de Montréal en 1980. Cette exposition florale d’envergure internationale a alors lieu pour la première fois en sol nord-américain. Pour l’occasion, le service d’aménagement de la SEBJ est sollicité pour dresser cette partie de l’exposition. En tout, 1200 blocs d’un mètre cube de tourbière sont recueillis dans la région de LG-2 avant d’être acheminés à l’exposition[97]. Dans leur nouvel environnement urbain, ces échantillons deviennent un outil de promotion de la nature nordique et de l’environnement jamésien. La SEBJ propose à travers cette participation de mieux faire connaître la flore de la Baie-James et de décrire les mesures qui ont été entreprises pour protéger l’environnement[98]. Trois thèmes d’information sont présentés au public, soit la taïga de la Baie-James, les travaux du complexe et la protection de l’environnement[99].

Dans les pages d’En Grande, l’horticulteur en chef du Jardin botanique Pierre Bourque s’entretient longuement sur les différentes plantes présentes à la Baie-James, leur beauté et leur unicité. Le périodique insiste sur l’aspect éducatif de l’exposition et explique le processus de formation des tourbières, qui s’échelonne parfois sur des milliers d’années[100]. L’exposition devient un lieu privilégié pour faire l’éducation populaire des programmes scientifiques mis en place par les structures étatiques. On y expose devant les millions de participants attendus en 1980 les moyens que prend la SEBJ pour réduire les impacts des travaux sur l’environnement. La SDBJ instruit le grand public sur les travaux de renaturalisation des milieux touchés afin de promouvoir le territoire de la Baie-James comme étant un espace planifié rationnellement en tout respect de l’environnement[101]. La visite remarquée de politiciens tels que Jacques Parizeau, Bernard Landry, Jacques-Yvan Morin et René Lévesque, sans compter la mention d’honneur décernée par les organisateurs de l’exposition, sont autant d’éléments contribuant à la médiatisation de ces représentations[102].

En somme, les organisateurs mettent en circulation une mise en forme stéréotypée des écosystèmes du Nord au cours de cet évènement touristique prisé. Comme le prétend la SEBJ, « on ne veut pas que protéger, mais aussi exalter […] », dans ce « lieu de rencontre entre l’homme et la nature[103] ». Cette mise en scène contribue à faire connaître la région aux visiteurs en utilisant la nature comme outil de connaissance, de promotion et de valorisation des projets hydroélectriques. On y démontre une société qui réussit à avoir accès à cet environnement à travers les infrastructures érigées pour générer de l’énergie et par l’utilisation du savoir scientifique. Jumelées aux activités touristiques, ces représentations contribuent à octroyer une cohésion au territoire qui le relie à l’ensemble de la société québécoise et à la phase de modernisation qu’elle vit alors. Cela témoigne d’une nouvelle forme d’appropriation symbolique du territoire par l’État qui se fait au détriment de l’univers de sens des populations cries dont le territoire fut lourdement affecté par les installations hydroélectriques. Ces nouvelles représentations découlent des activités de développement, qui s’accompagnent d’une « mise en place idéologique de la culture[104] ».

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Somme toute, la situation économique difficile du début des années 1980 freine le développement de la Baie-James et de la Côte-Nord et contribue à mettre un terme à l’essor du développement régional au cours de la Révolution tranquille. L’abandon graduel du développement intégré à la Baie-James dans les années 1970 témoigne d’un essoufflement de l’interventionnisme étatique, qui surmonte avec difficulté la situation financière mondiale. Les objectifs de développement intégré s’estomperont graduellement au fur et à mesure de l’avancement des travaux, de la perte d’influence de la SDBJ (qui détenait peu d’expertise en la matière) au profit d’Hydro-Québec et de la prise de conscience des difficultés de son implantation dans cette région du Nord.

Cinquante ans après le lancement du projet de la Baie-James, pourquoi revisiter cet épisode de la Révolution tranquille sous cet angle ? Cette réflexion nous aide à saisir la portée des grands chantiers de la période ainsi que « l’univers métasocial » et métahistorique auquel réfère le développement en contexte de Révolution tranquille[105]. Le développement étant un concept rarement historicisé dans l’historiographie québécoise, sonder les pratiques de la SDBJ dans le cadre du projet de la Baie-James nous permet d’interroger le sens qui lui est donné par les décideurs politiques à un moment où ce terme gagne en popularité dans le vocabulaire de la haute élite technocratique. Aux yeux des responsables politiques et administrateurs de la SDBJ, le développement fait office de moteur d’intégration des activités territoriales à l’État. Le développement du territoire opéré par les dirigeants de la SDBJ et la SEBJ doit ainsi être interprété comme étant intimement lié à l’émergence d’un cadre précis d’interprétation du réel chez les responsables politiques de l’État québécois et les administrateurs de la société d’État. Loin d’être un unique fait économique devant être relégué aux analyses d’économie politique, le développement est avant tout un discours porteur de pratiques qui fluctuent au fil du temps. Il s’agit d’un but qui dépend de la société où il se forme, des ambitions des acteurs le mettant en marche et comprenant de multiples « voies d’accès »[106]. Une historicisation approfondie de cette notion et des modèles qu’elle justifie aux yeux des responsables étatiques et politiques nous autorise à mieux comprendre les phénomènes d’industrialisation et de modernisation de la société québécoise, tout comme les processus d’exclusion de certains pans de la population au sein de ceux-ci. C’est ce que nous avons tenté de faire dans le cadre du projet de la Baie-James, entreprise centrale à la stratégie de déploiement de l’État dans les zones septentrionales au cours de la Révolution tranquille. Enfin, cette attention envers les pratiques de développement nous permet d’étoffer nos connaissances sur l’importance du développement régional dans les velléités de transformations globales de la société chez les responsables politiques au cours de la Révolution tranquille. Ainsi, il importerait d’étendre cette analyse aux autres structures étatiques créées pour développer le territoire au cours de la période afin d’avoir un portrait plus juste des ambitions de l’élite technocratique et politique au cours de cette période.