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Dans l’environnement canadien et nord-américain, la fondation et le développement de la CTCC-CSN représentent une originalité particulièrement significative, car nulle part ailleurs il n’existe une centrale syndicale ayant regroupé un nombre aussi significatif de syndiqués et qui a perduré pendant cent ans. Elle ne montre pas non plus de signe d’une fin prochaine. C’est un exemple du caractère distinctif du Québec dans l’environnement nord-américain, qui se manifestera tout au long de son histoire tant dans son idéologie que dans son action.

Dès la fondation des premiers syndicats catholiques au début du XXe siècle, ses dirigeants font la promotion d’un syndicalisme emprunté au modèle du syndicalisme chrétien belge et français. Cette influence européenne déteindra sur l’histoire de la centrale sous différentes formes jusqu’à tout récemment. Son orientation est aussi façonnée par les syndicats dont elle veut contrer l’expansion, qui sont affiliés aux unions dites internationales venues des États-Unis et membres de l’American Federation of Labor. Ces syndicats adoptent l’épithète « international » lorsqu’ils s’implantent au Canada et au Québec à partir de la fin du XIXe siècle. Ils en viennent rapidement à dominer le syndicalisme canadien et ils acquièrent une présence prépondérante au Québec. C’est en tenant compte de ces deux familles syndicales que notre article veut mettre en évidence la façon dont les syndicats catholiques ont manifesté leur singularité dans le paysage syndical pancanadien sous quatre volets : idéologie, nationalisme, pratique syndicale, et législation du travail.

Origine et développement de la CTCC (1912-1940)

Au moment où le clergé catholique s’efforce de mettre sur pied des syndicats, les syndicats internationaux sont déjà bien implantés au Québec. Selon nos estimations, de 20 000 membres en 1911, leur nombre atteint 55 000 en 1921[1]. Il ne faudrait pas croire non plus qu’ils soient composés en majorité de travailleurs anglophones et allophones. Au contraire, nous estimons que les francophones constituent entre 70 et 75 % de leurs effectifs[2]. C’est lorsqu’ils s’efforcent de syndiquer des travailleurs à l’extérieur de Montréal que les autorités religieuses s’émeuvent et qu’elles commencent à mettre sur pied des syndicats confessionnels.

En janvier 1911, un groupe de prêtres provenant de tous les diocèses de la province se réunissent à Montréal où ils tracent un bilan de la situation du syndicalisme dans chaque diocèse et s’entendent pour recommander à l’épiscopat la fondation d’organisations confessionnelles comme il en existe dans certains pays d’Europe. Les évêques répondent graduellement à cette invitation à mesure que les syndicats internationaux deviennent une menace dans leur diocèse. Des premiers syndicats catholiques sont mis en place à Chicoutimi en 1912, à Trois-Rivières en 1913 et à Thetford Mines et Hull en 1915. À Montréal, une fédération de syndicats catholiques voit le jour en 1914 dans le même but. On reproche aux syndicats internationaux d’inciter à la lutte de classes, de diffuser des idées socialistes et anticléricales, notamment parce qu’ils proposent la nationalisation des entreprises de services publics et réclament l’école publique gratuite et obligatoire[3]. On craint que la classe ouvrière ne soit en train d’être contaminée par les grèves et les idées socialistes comme en Europe et qu’elle échappe ainsi à l’influence de l’Église.

Les cinq regroupements de syndicats catholiques fondés avant la guerre se réclament de la doctrine sociale de l’Église telle que définie dans l’encyclique Rerum Novarum (1891). Par son enseignement moral, l’Église ambitionne de transformer la mentalité des employeurs et des salariés en imprégnant leur esprit des valeurs de justice et de charité. Elle compte ainsi pacifier les relations de travail, éliminer les conflits et restaurer la bonne entente avec les employeurs. C’est pourquoi les constitutions des premiers syndicats ne prévoient rien de précis en cas de conflits ou encore proposent un arbitrage aux décisions exécutoires. À notre connaissance, aucun de ces syndicats ne déclenche d’arrêt de travail. On pense que le nouvel esprit présidant aux relations de travail aura pour effet de changer la mentalité des employeurs qui deviendront plus enclins à accorder de justes salaires et conditions de travail[4].

En pratique, ce modèle se révèle vite utopique, car les travailleurs craignent de faire les frais de ce syndicalisme de complaisance. Ils ne sont donc pas dupes de l’idéalisme de la formule. Aussi, après un départ rapide, les effectifs des cinq associations catholiques stagnent, puis régressent à la fin de la guerre. En 1918, elles ne comptent que 25 syndicats avec des effectifs de moins de 3000 membres[5]. Cette première vague de syndicats confessionnels représente un échec surtout que les syndicats internationaux continuent d’étendre leurs rangs.

Pour relancer le mouvement sur des bases nouvelles, deux clercs énergiques, l’abbé Maxime Fortin de Québec et le père Joseph Papin Archambault de Montréal organisent deux importantes réunions à Montréal en avril et juin 1918. Tous deux en sont venus à la conclusion que, pour réussir, le syndicalisme catholique doit s’appuyer sur des gens issus du milieu ouvrier et non sur des professionnels ou des prêtres en qui les travailleurs ont peu confiance pour défendre leurs intérêts. À la première réunion, les participants émettent le voeu que chaque prêtre communique avec son évêque afin de nommer une personne responsable de la création d’un cercle d’études pour les ouvriers dans son diocèse. L’abbé Fortin, qui a fait des études sociales en Europe, a connu du succès à Québec avec cette formule en formant une élite ouvrière qu’il initie au droit d’association et de propriété et aux notions comme le socialisme, le profit et le salaire juste selon la doctrine sociale de l’Église.

En fondant un cercle d’études en 1915, l’abbé Fortin cherche à transformer les syndicats nationaux de la ville de Québec en syndicats catholiques. Ces syndicats sont bien organisés et militants, notamment parmi les ouvriers de la chaussure qui sont impliqués dans pas moins de dix conflits de travail de 1900 à 1913[6]. Non confessionnels, ils refusent de s’affilier à des unions internationales et préfèrent établir des liens avec des syndicats d’autres villes du Québec ou du Canada. Les efforts de l’abbé Fortin portent leurs fruits puisqu’un an et demi plus tard plusieurs syndicats amendent leur constitution pour devenir des syndicats catholiques acceptant un aumônier à leurs réunions. Le droit de grève est conservé, mais les syndicats doivent auparavant avoir épuisé tous les moyens d’entente. L’aumônier peut prendre part aux délibérations des assemblées, mais s’abstient de voter. Plus encore, en janvier 1918, l’abbé Fortin parvient même à faire accepter sa présence comme aumônier au Conseil central de Québec qui chapeaute les syndicats à Québec. C’est ainsi que 12 000 travailleurs membres de syndicats nationaux rallient les rangs du syndicalisme catholique[7]. L’appui de l’Église n’est pas sans avantage pour eux puisqu’ils peuvent évoquer aux employeurs récalcitrants que l’Église reconnaît le droit des travailleurs de négocier leurs conditions de travail et qu’ils ne peuvent s’y opposer.

La seconde réunion, en juin 1918, est l’occasion de définir un modèle des relations de travail bien différent de celui qui a prévalu chez les premiers syndicats catholiques. Une majorité de travailleurs y assistent dont certains ont une expérience de l’action syndicale. On place au premier rang la défense des intérêts professionnels des travailleurs grâce à la négociation de conventions collectives. Pour ce faire, on prévoit la syndicalisation par métier et la reconnaissance du droit de grève avec cependant l’approbation de l’aumônier et de l’évêque. « Il ne faut pas se faire d’illusion, écrit Alfred Charpentier, briqueteur, à l’abbé Maxime Fortin, la lutte entre le capital et le travail existe et ne cessera pas du jour au lendemain. La mentalité des patrons est anti-unioniste[8]. » Les participants à la réunion s’entendent également pour que seuls les catholiques soient admis à faire partie des syndicats comme membres actifs. L’aumônier assigné aux syndicats n’a pas droit de vote aux réunions syndicales, mais il peut suspendre une résolution votée par l’exécutif si elle met en cause la foi ou la morale.

Pendant les décennies suivantes, la pratique des syndicats catholiques dans les relations de travail va consister à améliorer leur rapport de force. Dans ce but, ils réclament l’atelier fermé (obligation des travailleurs de faire partie du syndicat pour être embauché) et la centrale se dote de fédérations professionnelles pour planifier la négociation collective. Ces syndicats n’hésitent pas à recourir à la grève sans demander l’approbation de l’aumônier ou de l’évêque. À partir des données du ministère fédéral du Travail, nous avons compté parmi eux 32 arrêts de travail dans les années 1920-1921 dans la décennie suivante[9]. Certains syndicats se sont même dotés d’un fonds de grève dans les années 1920[10]. Deux conflits s’avèrent particulièrement durs et longs : la grève pendant quatre mois des 3000 ouvriers et ouvrières de la chaussure de Québec en 1926 et celle des 9000 employés de plusieurs filatures de coton la Dominion Textile pendant 25 jours en 1937. Ainsi s’établit chez les syndicats catholiques, un désaccord entre le discours de la centrale lors de sa fondation et les pratiques des syndicats affiliés.

À sa fondation, la CTCC compte alors 120 syndicats affiliés avec des effectifs que nous estimons à 23 400, ce qui représente 24 % des effectifs syndicaux totaux au Québec. Avec 46 300 membres en 1940, elle augmente de dix points le pourcentage de ses effectifs au Québec, qui repose largement sur des syndicats à l’extérieur de Montréal[11]. Dans les années 1920, la majorité d’entre eux viennent du secteur des services, de la construction et de la métallurgie. Une grève générale à Québec en 1926 lui a fait perdre bon nombre de syndiqués de la chaussure. En 1940, elle compte le plus grand nombre de ses syndicats dans les métiers de la construction, du vêtement-textile, des services et du bois papier[12].

L’orientation de la CTCC

Le préambule de la constitution de la CTCC, adopté en 1921, met en relief deux valeurs sur lesquelles se fonde l’idéologie de la centrale, la doctrine sociale de l’Église et le nationalisme canadien. Ce sont les deux principales dimensions qui la distinguent des unions internationales jusqu’aux années soixante. Pour ces dernières, la religion est une affaire personnelle et l’action syndicale une question strictement économique qui relève de la seule responsabilité des travailleurs. La division des syndicats selon l’adhésion religieuse contribuerait à affaiblir le pouvoir de négociation des travailleurs. Quant à leur affiliation internationale, ils la justifient parce qu’elle leur permet un meilleur rapport de force grâce aux ressources des unions internationales[13].

La constitution de la CTCC adoptée en 1921 est née à la suggestion d’Alfred Charpentier qui a puisé à deux sources : la constitution de l’American Federation of Labour (centrale des unions internationales) et les statuts de la Confédération française des travailleurs chrétiens. Les autorités religieuses se réservent la rédaction de la déclaration de principes où on reconnaît le droit des travailleurs de se regrouper pour « protéger leurs droits et défendre leurs intérêts ». On peut lire aussi que les intérêts divergents avec les employeurs « ne signifient pas qu’ils puissent vivre avec eux dans la paix et l’harmonie[14]. » L’aumônier général peut assister à toutes les instances de la centrale, prendre part aux délibérations, mais ne vote pas. Il peut exiger aussi qu’une résolution qui « mettrait en cause la morale catholique ou les enseignements de l’Église, ou ses directions, soit soumise aux autorités religieuses et approuvées par elles avant de prendre effet[15]. » À notre connaissance, ce pouvoir n’a jamais été utilisé jusqu’à sa déconfessionnalisation.

Pour faciliter le rapprochement entre patrons et syndiqués, certains textes de clercs et de laïcs proposent de former aussi des comités « conjoints » comprenant des patrons et des ouvriers. La formule inspirée du corporatisme n’est pas mise à l’essai au Québec dans les années 1920. Cependant, pendant la décennie suivante, la centrale précise sa pensée à la faveur du regain d’intérêt des intellectuels catholiques pour le corporatisme social, dans la foulée de l’encyclique Quadragesimo Anno de 1931, alors que le pape en fait un élément important de restauration sociale. La corporation professionnelle regrouperait des représentants des syndicats travailleurs et des employeurs qui veilleraient aux intérêts communs de la profession. On y discuterait de salaires, de conditions de travail, d’apprentissage, de contrôle de la production et même de partage des profits. Grâce à la corporation, on pense mettre un terme aux conflits sociaux et instaurer une collaboration permanente entre le patronat et les ouvriers.

Le corporatisme, dont la centrale fait la promotion, réserve à l’État un rôle secondaire[16]. Contrairement à l’application qu’on en fera dans certains pays catholiques, les théoriciens du corporatisme au Québec imaginent la corporation comme issue des communautés (corporatisme ascendant) et non pas imposée par l’État (corporatisme descendant)[17]. Pour les dirigeants de la CTCC, pas question que les syndicats catholiques se dissolvent dans la corporation. Ils insistent pour que l’organisation corporative repose sur deux syndicalismes parallèles, celui des ouvriers et celui des patrons. On juge que les syndicats ont comme rôle de défendre les intérêts particuliers des travailleurs, quitte à ce que, dans un deuxième temps, ils participent à la corporation où sont discutés les intérêts communs de la profession. Cette orientation est confirmée dans sa déclaration de principes sur l’organisation corporative au congrès de 1942. Par la suite, le projet corporatiste est écarté, car les régimes qui en ont fait la base de l’organisation sociale en Europe (Italie, Espagne, Autriche, régime de Vichy, etc.) se sont appliqués à éliminer le syndicalisme libre[18]. Le projet devient beaucoup trop associé au fascisme, comme d’ailleurs le dénonçaient les syndicats internationaux depuis le milieu des années 1930[19].

Les revendications politiques

Les syndicats catholiques se dotent de conseils centraux dans les villes pour acheminer des revendications auprès des conseils municipaux. On en compte 13 en 1940. La centrale est soucieuse également de présenter chaque année ses doléances aux gouvernements d’Ottawa et de Québec pour qu’ils adoptent des lois favorables à la protection des travailleurs.

C’est le cas aussi des syndicats internationaux qui détiennent des conseils centraux dans les principales villes jouant le même rôle. En 1921, on en compte neuf dont le Conseil des métiers et du travail de Montréal qui compte plus de 90 syndicats affiliés comprenant 35 000 membres dans les années 1920. Une délégation de dirigeants des syndicats internationaux intervient aussi activement auprès des gouvernements provincial et fédéral depuis plus longtemps. En effet, depuis 1889, un mémoire est soumis au premier ministre du Québec en présence d’autres ministres et de députés[20]. Pendant la période étudiée, ses recommandations reposent sur quatre axes : le renforcement des valeurs démocratiques, l’élargissement du rôle de l’État en économie, l’établissement de mesures de protection en milieu de travail et la mise en place d’un filet de sécurité sociale[21].

La philosophie qui anime ces revendications ne provient pas des États-Unis, mais se situe dans la mouvance sociale-démocrate empruntée au syndicalisme britannique (Trades Union Congress, Labour Party). Elle est portée au Canada par le Congrès des métiers et du travail du Canada, auquel les syndicats internationaux québécois sont affiliés. Les revendications destinées aux gouvernements sont adoptées lors d’un congrès annuel auquel participent les délégués des syndicats affiliés venant de partout au Canada. Celles qui concernent le Québec sont acheminées au gouvernement par un comité formé strictement de représentants québécois.

Les revendications les plus significatives comprennent l’abolition du Sénat et du Conseil législatif au Québec et l’octroi du droit de vote pour les femmes. La démocratisation concerne également le système d’éducation publique pour qu’il y ait obligation scolaire jusqu’à 14 ans, de même que la gratuité de l’enseignement et des manuels. On réclame la municipalisation des services publics opérés par des entreprises privées comme le transport en commun, le téléphone, le système d’éclairage et l’aqueduc, car ces sociétés s’enrichissent au détriment des travailleurs en fixant des tarifs trop élevés. Leurs doléances en milieu de travail concernent la création de bureaux de placement publics et l’indemnisation des travailleurs accidentés. Finalement, les « internationaux » militent activement à partir de 1919 pour des mesures de sécurité sociale : les pensions de vieillesse, l’aide aux mères sans soutien de famille, l’assurance-chômage et l’assurance-maladie.

Dans les années 1920 et 1930, la CTCC ne s’inscrit évidemment pas dans le projet de société social-démocrate. Comme nous l’avons vu, l’Église a fondé des syndicats catholiques qui reprochent aux « internationaux » de réclamer l’école gratuite et obligatoire, l’uniformité des manuels et la municipalisation des services publics[22]. La centrale s’est bien gardée par la suite de voter des résolutions en ce sens. Elle n’appuie finalement l’obligation scolaire qu’à la veille de son adoption par le gouvernement Godbout au début des années 1940. Elle n’est pas encline non plus à réclamer le droit de vote pour les femmes, une mesure à laquelle s’opposent les autorités religieuses. De plus, elle ajoute à sa constitution un article qui lui interdit de faire de politique partisane comme s’y appliquent les « internationaux ». Ces derniers appuient des candidats aux élections et un Parti ouvrier depuis le début du XXe siècle.

En revanche, la CTCC souscrit à l’établissement d’un filet de sécurité sociale[23]. En 1923, elle réclame un programme d’allocations familiales et, en 1926, de pensions de vieillesse qui rencontre l’opposition de l’aumônier général et du président de la centrale. La résolution est néanmoins adoptée, car les syndiqués sont conscients que la charité publique et privée ne peut plus suffire à la tâche. Le gouvernement fédéral offre alors de créer un tel programme pourvu que la province défraie la moitié des coûts. Même si cette initiative ne relève pas de la seule juridiction provinciale selon la Constitution canadienne, la centrale n’est pas sensible à la défense de l’autonomie provinciale. Ni non plus lorsqu’Ottawa veut implanter l’assurance-chômage : elle accepte que le programme soit établi sur le plan canadien puisque le chômage est devenu à ses yeux un problème national. Cependant, contrairement au syndicalisme international, elle s’objecte à ce qu’on amende la constitution canadienne pour l’implanter, préférant une entente entre les deux paliers de gouvernement. Aux milieux nationalistes qui lui reprochent son peu de souci pour l’autonomie du Québec, le président Charpentier rétorque qu’un programme national est urgent et qu’il ne faut pas identifier la CTCC à « une organisation canadienne- française confinée à la province de Québec ». Au contraire, dit-il, la centrale aspire à « s’étendre à tout le pays en vue de syndiquer tous les Canadiens catholiques, de quelque race qu’ils soient[24]. » La conscience sociale du bien-être des travailleurs prévaut sur le nationalisme.

Sa sensibilité envers la juridiction provinciale est plus marquée à la fin de la Deuxième Guerre alors que le gouvernement libéral d’Adélard Godbout (1939-1944) manifeste l’intention d’implanter de nouvelles politiques sociales. En effet, en 1943, le gouvernement québécois met sur pied une commission chargée de préparer un plan d’assurance-maladie et il ouvre la porte à des allocations familiales pour les travailleurs couverts par un décret d’extension des conventions collectives[25]. Pendant ces années, comme le révèlent les mémoires acheminés aux deux niveaux de gouvernement, c’est de Québec et non d’Ottawa que la CTCC attend des allocations familiales et un programme d’assurance-maladie. Mais le retour de l’Union nationale en 1944 marque la fin de la volonté politique de mettre en oeuvre ce dernier projet.

À sa fondation, la centrale tient résolument à présenter un mémoire législatif et être reconnue, comme les syndicats internationaux, dans les commissions gouvernementales fédérales, notamment en faisant partie de la délégation canadienne à l’Organisation internationale du travail fondée en 1919. Au départ, elle subit les rebuffades du ministre du Travail qui refuse sa légitimité comme organisation syndicale. Le climat s’est amélioré par la suite. Dans les années 1920 et 1930, ses mémoires insistent sur des mesures de sécurité sociale, l’adoption d’une loi pour la journée de huit heures au Canada, la répression de la propagande communiste, etc.

En ce qui concerne ses mémoires annuels au gouvernement du Québec, elle insiste aussi sur la mise en place d’un filet de sécurité sociale. Retenons également que le gouvernement est invité à légiférer pour faciliter l’incorporation civile des syndicats, appliquer la loi du salaire minimum des femmes, créer un Conseil supérieur du travail et assurer une meilleure protection des ouvriers accidentés. En 1923, le gouvernement institue dans ce but une commission d’étude qui comprend, pour la première fois, dans un même forum, un représentant de la CTCC et un autre des syndicats internationaux. Ils font front commun pour suggérer le principe nouveau de la responsabilité collective des employeurs pour qu’ils se dotent d’une assurance mutuelle sous la gestion indirecte de l’État. Ils ont gain de cause en 1931 avec la Loi sur les accidents de travail qui représente une victoire très importante du mouvement syndical.

La loi d’extension juridique

Dans le domaine des relations de travail, les unions internationales aux États-Unis craignent l’intervention gouvernementale dans le processus de négociation collective, une appréhension partagée également par les syndicats canadiens. On redoute que l’État, dominé par le capital, ne réduise le pouvoir de négociation des syndicats et leur enlève le droit de grève. Le revirement d’opinion ne se produit dans les deux pays qu’avec l’adoption du Wagner Act en 1935, comme nous le verrons. Pour leur part, les syndicats catholiques ne partagent pas cette appréhension. Dès leur fondation, ils comptent sur le support du gouvernement pour rétablir l’harmonie dans les relations de travail et mettre en place le cadre législatif nécessaire à l’établissement de corporations. Dans ce but, ils inspirent la Loi des syndicats professionnels de 1924 qui permet l’incorporation des syndicats. Leur objectif est de montrer qu’ils pratiquent un syndicalisme responsable, espérant ainsi s’attirer la faveur des employeurs et de l’État. Les « internationaux » s’y opposent parce que l’incorporation rend les syndicats passibles de poursuites judiciaires. Cependant, peu de syndicats catholiques se prévalent de la loi.

Dans le même esprit de rapprochement entre employeurs et syndicats, la centrale réclame la formation d’un Conseil supérieur du travail dans les années 1920 et 1930. Ses attentes sont comblées en 1940 par le gouvernement québécois. Composé de représentants du patronat, des syndicats et de spécialistes des questions du travail, il a pour rôle d’étudier les questions sociales et de conseiller le ministre du Travail. Tombé en disgrâce sous Duplessis, il est remis sur pied beaucoup plus tard, en 1968, sous le nom de Comité consultatif du travail et de la main-d’oeuvre. Formé de représentants des principales associations patronales et syndicales et toujours en activité, il s’applique à favoriser le dialogue et la concertation dans les relations du travail.

Au début des années 1930, la CTCC réclame une loi originale en milieu nord-américain, inspirée de lois en vigueur en Allemagne et en France[26]. Adoptée en 1934 sous le nom de Loi relative à l’extension juridique des conventions collectives de travail, elle fait jouer un rôle significatif au gouvernement qui peut étendre par décret les termes d’une convention collective conclue par un syndicat aux entreprises de tout un secteur industriel opérant dans un territoire déterminé[27]. La centrale y voit un moyen d’enrayer la détérioration des conditions de travail pendant la crise économique et de favoriser la syndicalisation. C’est un régime volontaire qui doit avoir été demandé par les employeurs et les syndicats et qui s’applique à tous les salariés. Les employeurs peuvent y voir un avantage, car il évite la surenchère lorsque l’un d’eux sabre dans les salaires. Pour surveiller l’application du décret, les parties doivent établir un comité paritaire formé de représentants des deux parties sans une présence gouvernementale, comme c’est le cas dans d’autres pays.

La loi donne un coup de pouce substantiel à l’organisation des travailleurs dont la CTCC tire particulièrement profit, notamment dans l’industrie de la construction. Même si elle se situe dans une perspective corporatiste, les « internationaux » s’en accommodent pendant un temps jusqu’à ce que le gouvernement Duplessis, élu en 1936, intervienne dans son application. Leurs dirigeants s’indignent : le Québec s’acheminerait vers le fascisme et le président de la CTCC y voit un « attentat » contre la vie même du syndicalisme. Le gouvernement libéral élu en 1939 élimine les irritants à la loi appelée Loi sur les décrets de conventions collectives, ce qui satisfait les syndicats. C’est la première loi adoptée pour favoriser la syndicalisation au Canada ; elle régit 220 000 travailleurs au Québec en 1951, 250 000 en 1961, 145 000 en 1970, 144 662 à 1985, 120 420 en 1996 et 74 523 en 2009.

La baisse du nombre de décrets s’explique surtout par la concurrence exercée par la Loi des relations ouvrières adoptée en 1944 qui est inspirée du Wagner Act américain. Sa philosophie est reprise par le gouvernement fédéral pendant la Guerre et dans des lois votées par les provinces. Nous reviendrons sur le sujet. L’application de la Loi sur les décrets souffre dans les années 1960 de la Loi sur les relations de travail qui lui fait perdre les salariés de l’industrie de la construction, soit environ 100 000 travailleurs. Par la suite, à partir des années 1980, les gouvernements québécois se laissent guider par le courant de pensée appelant à réduire le rôle de l’État. Le champ des relations de travail est touché par la déréglementation, notamment la Loi sur les décrets. Les employeurs, tout comme le gouvernement, voient peu d’intérêt à renouveler les décrets, si bien que le nombre de salariés régit par les décrets passe de 144 662 à 1985 à 74 523 en 2009. La CTCC et les autres centrales s’appliquent alors à protéger leurs syndiqués en recourant à la négociation collective selon les principes de la Loi des relations ouvrières devenue Code du travail en 1964.

Le nationalisme canadien

En 1921, la constitution de la CTCC comprend une autre dimension que la doctrine sociale de l’Église pour justifier sa formation et se distinguer des syndicats internationaux. On peut y lire que « c’est un non-sens, une faute économique, une abdication nationale et un danger politique que d’avoir au Canada des syndicats relevant d’un centre étranger qui n’a ni nos lois, ni nos coutumes, ni notre mentalité, ni les mêmes problèmes que nous[28]. » Les unions internationales sont accusées d’asservir les travailleurs canadiens au syndicalisme étatsunien. Cependant, ce nationalisme se veut foncièrement canadien et non pas canadien-français visant à protéger la langue et la culture française. De plus, il n’est pas dirigé contre le Canada anglais puisqu’on espère se répandre parmi les catholiques dans tout le Canada pour faire échec au « syndicalisme neutre ». La centrale accueille donc tous les travailleurs, peu importe leur origine ethnique, en autant, bien sûr, qu’ils soient catholiques. C’est pourquoi, le mot Canada fait partie du nom de la centrale et que l’épithète nationale se retrouve fréquemment énoncée dans l’appellation des fédérations, conseils centraux et plusieurs syndicats.

Son nationalisme canadien se manifeste aussi sous d’autres facettes[29]. Dans les années 1920, la centrale fait des pieds et des mains pour être reconnue par le gouvernement fédéral malgré bien des rebuffades. De plus, pour bien affirmer qu’elle est une organisation d’envergure nationale, elle soumet un mémoire annuel au gouvernement de l’Ontario de 1935 à 1939 même si elle compte peu de syndiqués dans cette province. Jusque dans les années 1960, elle est toujours désireuse de s’implanter activement dans les autres provinces, ouvrant même un bureau dans ce but à Toronto en 1964. Enfin, pendant la Deuxième Guerre, elle appuie sans réserve l’effort de guerre et demeure silencieuse lors du débat sur la conscription en avril 1942, même si une forte majorité de Canadiens français s’y oppose.

Un second volet de son nationalisme reflète un attachement particulier à la défense de la communauté canadienne-française, un trait alors absent des préoccupations des « internationaux ». Comme les politiciens canadiens-français le défendent, le Canada apparaît à la centrale reposer sur l’existence de deux peuples fondateurs qui doivent pouvoir jouir de droits égaux dans tout le pays. Pour cette raison, elle dénonce le sort injuste fait aux minorités francophones à l’extérieur du Québec et elle voudrait que les institutions fédérales reflètent l’égalité du français et de l’anglais. En 1948, elle se montre tout à fait d’accord avec Louis Saint-Laurent, alors secrétaire d’État, qui déclare que « l’unité nationale supposait l’égalité absolue pour les deux grandes races qui ont bâti le Canada[30]. » Mais cette vision du Canada est encore loin d’être admise au Canada anglais pour qui les droits collectifs des Canadiens français ne dépassent pas les frontières du Québec et, avec beaucoup de réserves, les institutions fédérales.

Mutations de la CTCC (1940-1960)

La prospérité pendant la Deuxième Guerre et les trois décennies qui vont suivre donnent une impulsion à la syndicalisation et ont pour effet de transformer la CTCC qui va se déconfessionnaliser et manifester une combativité accrue. L’élément déterminant qui modifie le rapport de force des syndicats en leur faveur réside dans l’adoption par le gouvernement fédéral et le gouvernement québécois pendant la Guerre de la Loi des relations ouvrières en 1944. Les principes qui sous-tendent la loi fondent encore de nos jours le Code du travail et les relations de travail dans la grande majorité des entreprises au Québec.

Ce sont les syndicats internationaux qui se sont faits les promoteurs d’une telle loi au Québec après l’adoption aux ÉtatsUnis de la loi Wagner en 1935. La CTCC s’est ralliée très tard à cette démarche, en 1943, lui préférant la Loi d’extension juridique des conventions collectives. La Loi des relations ouvrières oblige les employeurs à négocier de « bonne foi » avec les représentants des travailleurs lorsqu’au moins 60 % d’entre eux désirent obtenir un contrat collectif de travail et exige notamment du syndicat de représenter non pas seulement ses membres, mais la totalité des travailleurs de l’unité de négociation.

Lorsqu’ils réclament une loi comparable au Wagner Act à partir de 1937, les syndicats internationaux voudraient qu’elle relève du gouvernement fédéral et s’applique à tous les salariés canadiens. Mais le gouvernement québécois dirigé par le Parti libéral d’Adélard Godbout tient à protéger sa juridiction et vote la Loi des relations ouvrières deux semaines seulement avant un arrêté ministériel fédéral qui s’appliquait aux industries de guerre. Il craint que le décret fédéral ne s’étende à tous les secteurs industriels. Il faut dire aussi qu’il compte légiférer de toute façon en ce sens, comme le lui ont recommandé en 1943 le Conseil supérieur du travail et la commission d’enquête Prévost sur une grève doublée d’un conflit intersyndical aux usines Price Brothers de la région du Saguenay.

Rappelons rapidement ce conflit qui implique des syndicats catholiques[31]. La compagnie Price Brothers a accordé le monopole de représentation en 1940 à deux syndicats internationaux composés d’ouvriers qualifiés nécessaires au fonctionnement des usines. Même si les syndiqués catholiques sont majoritaires dans ses trois usines, elle refuse de négocier avec leurs syndicats à cause de la clause d’atelier fermé déjà signée avec les syndicats internationaux et allègue que leur reconnaissance signifierait l’obligation pour les noncatholiques d’appartenir à une organisation confessionnelle. Le conflit, qui dégénère en une grève, détermine le gouvernement québécois à former une commission d’enquête qui propose une législation nouvelle régissant les relations de travail. Elle pose les bases de la loi des relations ouvrières adoptée l’année suivante. Entretemps, pour mettre fin au conflit, le gouvernement somme la compagnie de reconnaître les syndicats catholiques ou de subir une loi spéciale.

La compagnie cède, mais les syndicats impliqués jugent qu’il est préférable de supprimer le vocable « catholique » de leur appellation et d’accorder l’égalité de droits et privilèges à tous leurs membres. L’évêque de Chicoutimi approuve, de même que l’Assemblée des évêques du Québec un peu plus tard. Pour sa part, le gouvernement met sur pied une commission royale d’enquête sur le conflit qui recommande l’annulation du monopole de représentation aux syndicats internationaux tout en obligeant à ce que les syndicats catholiques majoritaires soient reconnus.

Déconfessionnalisation

C’est dans ce contexte que le président de la CTCC, Alfred Charpentier, invite, quelques mois plus tard, les délégués au congrès de la centrale à ouvrir le mouvement « dans un large esprit de fraternité ouvrière[32]. » La suggestion crée des tiraillements, mais une résolution est adoptée qui exige des membres de la centrale, non pas qu’ils soient catholiques, mais, selon une formulation plus vague, « qu’ils conforment leurs paroles et leurs actes de syndiqués aux principes directeurs de la CTCC[33]. » L’aumônier de la centrale, l’abbé Georges Côté, absent du congrès parce qu’aumônier militaire en Europe, juge que la CTCC déroge aux principes de sa fondation et fait appel à l’Assemblée des évêques du Québec. Bien que la constitution de la centrale lui permette de désapprouver une résolution « mettant en cause la morale catholique ou l’enseignement de l’Église », le cardinal Villeneuve fait savoir à l’abbé Côté qu’il n’y a pas lieu d’intervenir[34]. Rappelons que ce pouvoir, à notre connaissance, n’a jamais été utilisé depuis la fondation de la centrale. Toujours est-il que, dans les années 1950, les syndicats continuent d’admettre de plus en plus de membres non-catholiques avec plein droit de membre actif. Aussi certains d’entre eux suppriment-ils l’épithète « catholique » de leur nom.

Au cours de cette décennie, une fois l’espoir corporatiste mis à au rencart, la centrale défend un projet de société que nous caractérisons d’humanisme libéral s’alignant sur la pensée des catholiques de « gauche » français valorisant la démocratie, la liberté, l’humanisation de l’économie et un rôle accru de l’État[35]. Les déclarations de principes en préambule des constitutions de 1951 et de 1960 logent à cette enseigne qui prévaudra jusqu’au milieu des années 1960. Cette vision comprend aussi une volonté de redéfinir les frontières entre les domaines temporel et spirituel et redonner aux laïcs une plus grande autonomie dans l’action sociale. De là aussi, la volonté des dirigeants de prendre complètement en charge l’orientation de leur mouvement et de marginaliser le rôle des aumôniers.

En 1956, les délégués au congrès de la centrale adoptent une résolution demandant au Bureau confédéral de changer le nom de la centrale et d’étudier son statut confessionnel. Il est évoqué que la Loi des relations ouvrières qui oblige les syndicats catholiques à représenter tous les travailleurs, peu importe leur orientation religieuse, constitue un obstacle au recrutement. À la direction de la centrale se profile l’idée de déconfessionnalisation auquel s’opposent en 1959 cinq anciens aumôniers qui accusent les dirigeants de vouloir laïciser le syndicalisme catholique[36]. Mais, dans une lettre en août 1960, l’épiscopat, consulté, ne voit pas d’objection de principe à un changement de l’appellation et de la référence à la doctrine sociale de l’Église. Il juge que ces modifications sont une responsabilité qui revient à la centrale[37].

Le mois suivant, l’Exécutif soumet au congrès une résolution modifiant son nom pour Confédération des travailleurs chrétiens du Canada et supprimant dans la constitution la référence à la doctrine sociale de l’Église. Ces caractères confessionnels, fait-on encore une fois valoir, handicapent sérieusement les syndicats catholiques quand vient le temps d’obtenir l’appui de la majorité absolue des travailleurs dans les entreprises. Même si on ne l’avoue pas, la suppression de ces deux importants caractères confessionnels découle également de la volonté des laïcs catholiques de prendre leurs distances envers la hiérarchie dans un champ d’action qu’on considère comme relevant pleinement de l’ordre temporel et donc de leur entière responsabilité.

Les délégués préfèrent finalement aux trois quarts le nom de Confédération des syndicats nationaux (CSN) à celui de Confédération des syndicats chrétiens et ils adoptent sans trop de tiraillements la nouvelle déclaration de principes expurgée de référence à la doctrine sociale de l’Église. Cependant, les corps affiliés, syndicats, fédérations et conseils centraux, ont toute liberté de conserver leurs caractères confessionnels s’ils le désirent. Au sujet des aumôniers, le Comité exécutif ne croit pas qu’ils soient un obstacle au recrutement et suggère le statu quo. Dans les années 1960, ils jouent cependant un rôle de plus en plus effacé dans les syndicats et les autres instances. Au sein de la centrale elle-même, le Conseil confédéral ne demande pas le remplacement de l’aumônier général lorsqu’il remet sa démission en 1971.

Militantisme et revendications

Durant la Deuxième Guerre et la période de prospérité des années 1950, la CTCC, comme les syndicats internationaux, voit ses effectifs augmenter substantiellement. La centrale double ses membres de 1940 à 1961 : de 46 340 à 98 457. En revanche, elle régresse en pourcentage des syndiqués québécois pour ces mêmes années, de 33,1 % à 24 %. Ce recul n’est pas sans influer sur sa décision de se déconfessionnaliser et même d’être tentée de s’affilier comme « union nationale » au Congrès du travail du Canada dominé par les syndicats internationaux[38].

À la fin de la Guerre, le militantisme des syndicats catholiques s’affirme avec plus de force sous la direction d’une nouvelle génération de leaders. Selon Alfred Charpentier, plus de la moitié des membres du Bureau confédéral, qui comprend plusieurs vice-présidents et les directeurs désignés par les fédérations et les conseils centraux, sont de nouveaux venus en 1949. Gérard Picard, secrétaire général de la centrale depuis 1938, fait le pont entre l’ancienne et la nouvelle génération. Élu président général en 1946, il le demeure jusqu’en 1958.

Pendant cette période, les revendications de la centrale au gouvernement du Québec ressemblent passablement à celles des « internationaux[39]. » L’accent peut être mis sur une réclamation plutôt qu’une autre, mais, pour l’essentiel, elles présentent un front uni. Elles concernent principalement des améliorations à apporter à la Loi des relations ouvrières et l’application qu’en fait la Commission des relations ouvrières. D’autre part, la CTCC, qui à l’origine refusait la fréquentation scolaire obligatoire, rejoint les réclamations des « internationaux ». Le mémoire conjoint quelle présente avec la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) en 1958 jette les bases de ce que sera la réforme de l’éducation des années 1960 : gratuité des manuels, suppression de tous les frais de scolarité, bourses d’études, fréquentation scolaire obligatoire jusqu’à 16 ans et démocratisation des commissions scolaires et du comité catholique du Conseil de l’instruction publique[40].

Évolution notable après la guerre, elle est acquise, comme la FTQ, aux idées keynésiennes, c’est-à-dire à ce que le gouvernement fédéral joue un rôle de régulateur de l’économie dans le but de parvenir au plein-emploi et à une croissance raisonnable des prix. Pour réduire le chômage qui s’élève à la fin des années 1950, elles attendent de l’État des mesures à court terme, comme l’augmentation des prestations d’assurances sociales et la mise sur pied de programmes de travaux publics. À plus long terme, elles mettent leur espoir dans la transformation des ressources naturelles et la planification économique.

Enfin, la CTCC se distingue de la FTQ en formant en 1952 un comité composé exclusivement de femmes qui s’intéresse à leurs conditions de travail, à leur spécificité sur le marché du travail et aux relations inégalitaires entre hommes et femmes au sein de la centrale[41]. Le comité multiplie ses interventions sur ces sujets dans le journal Le Travail et conçoit un projet d’éducation syndicale à l’intention des femmes. Dissous en 1956, le comité est remis sur pied de 1960 à 1966. Ses préoccupations s’élargissent alors en substituant, par exemple, à la revendication de « travail égal, salaire égal », celle de « salaire égal pour un travail d’égale valeur ». Ainsi, dès les années 1950, commencent à se manifester au sein de la centrale des questionnements sur le rôle et la place des femmes comme salariées et comme membres d’un syndicat. Au congrès général de la centrale en 1966, le Comité féminin propose sa propre dissolution, alléguant que son existence ne fait que perpétuer l’idée que les femmes sont différentes. Il est remis sur pied en 1974, deux ans après que la FTQ ait créé un comité d’étude sur la condition féminine.

Du côté des grèves, les syndicats affiliés à la CTCC sont mêlés dans les années 1950 à des conflits dans une proportion plus élevée que pour les décennies antérieures. De 1952 à 1960, ils sont impliqués dans le tiers des grèves survenues au Québec (99 sur 287)[42]. Le renouveau idéologique n’est probablement pas étranger à ce militantisme. Pour mieux assurer un bon rapport de force, elle constitue un fonds spécial de défense professionnelle en 1949 pour aider un syndicat ou une fédération dans « des circonstances extraordinaires ». Deux ans plus tard, elle se dote d’un fonds spécial pour tous ses syndicats, argumentant que le patronat et le gouvernement posaient assez d’obstacles à l’exercice du droit de grève.

Parmi les grèves d’envergure que ses syndicats ont soutenues, soulignons les arrêts de travail de Louiseville (1952), Dupuis Frères (1952), Arvida (1957) et Radio-Canada (1959). Dans une catégorie à part, il y a la célèbre grève d’Asbestos de 1949 survenue parmi les mineurs à Asbestos et à Thetford Mines. Le conflit, qui est illégal selon la Loi des relations ouvrières, implique 5000 ouvriers pendant plus de quatre mois, donne lieu à de la violence, à l’occupation de la ville par les grévistes, à la lecture de l’acte d’émeute, à la dure répression de la police provinciale, à un vaste mouvement de générosité et à l’appui public de plusieurs évêques. Pour le premier ministre Maurice Duplessis, la grève de l’amiante viole la loi ainsi que la doctrine sociale de l’Église ; il argumente que désobéir aux lois du gouvernement, c’est aussi violer la loi de Dieu[43].

Au centre des réclamations syndicales, il y a l’élimination de la poussière d’amiante, une augmentation générale de 15 cents de l’heure, la « consultation » du syndicat dans tous les cas de promotion, de transfert et de congédiement et la retenue des cotisations syndicales à la source (formule Rand). Au départ, le plus gros employeur, la Canadian Johns-Manville (CJM), qui est une multinationale d’origine étatsunienne, offre une augmentation générale de 5 cents de l’heure et quelques autres améliorations, mais refuse de continuer à percevoir les cotisations syndicales et s’élève résolument contre la demande que les promotions, les mesures disciplinaires et les méthodes de travail soient l’objet d’une « approbation » du syndicat. Cette dernière réclamation est reliée au projet de réforme de l’entreprise dont la CTCC commence à faire la promotion.

Cette revendication provient de clercs membres de la Commission sacerdotale d’études sociales qui, de 1947 à 1950, interprète la doctrine sociale de l’Église comme donnant droit aux travailleurs à la cogestion des entreprises, à la copropriété et à leur participation aux bénéfices[44]. Cette interprétation, qui vient de penseurs français, a aussi l’appui de certains évêques influents au Québec. L’entreprise ne serait pas la propriété absolue des patrons puisqu’elle est une communauté où les travailleurs, tout comme les détenteurs de capitaux, auraient droit à la plus-value de l’entreprise, car les deux l’ont produite. On en déduit que les travailleurs seraient les copropriétaires des entreprises où ils oeuvrent, qu’ils auraient droit de participer à sa gestion et de pouvoir compter sur une partie de ses bénéfices.

Dès le début des négociations à Asbestos, les représentants de la CJM se braquent sur une demande syndicale qui obligerait l’entreprise à soumettre au syndicat tous les cas de promotions, transferts et congédiements. Elle est interprétée par la compagnie comme une tentative d’usurper son droit de gérance. À la fin du conflit, la compagnie insiste pour que la convention collective inclue une clause garantissant ses droits de gérance dans ces domaines. En juin 1950, le pape Pie XII sonne le glas de la réforme de l’entreprise en assimilant la cogestion à « un glissement vers une mentalité socialiste ». Dès lors, la Commission sacerdotale en abandonne la promotion et les syndicats catholiques cessent de s’y référer.

Malheureusement, les résultats du long conflit sont loin d’être réjouissants pour les mineurs en grève malgré l’appui de l’épiscopat. Vingt-cinq ans après la grève, Rodolphe Hamel, qui était président de la Fédération nationale des employés de l’industrie minière en 1949, donc mêlé intimement au conflit, raconte en 1974 que les syndiqués étaient rentrés « à plat ventre, on a réglé pour sauver notre peau[45]. » En effet, à mesure que le conflit se prolonge, les syndicats doivent graduellement céder sur leurs demandes initiales. Le retour au travail s’effectue sans la conclusion d’une entente, le litige étant plutôt soumis à la décision finale d’un tribunal d’arbitrage auquel ils s’étaient opposés au départ. Au-delà des maigres augmentations de salaire, la retenue obligatoire de la cotisation syndicale à la source est remplacée par la retenue volontaire et rien de précis n’est prévu pour l’élimination des poussières d’amiante. Dans le cas de la CJM, la compagnie garde à son emploi les briseurs de grève et rappelle au travail les grévistes uniquement selon « les nécessités de la production » tout en gardant le droit de ne pas réembaucher les ouvriers « qui pourraient être jugés criminellement responsables[46]. »

Cependant, à notre avis, la grève demeure significative dans l’histoire du Québec et contribue à l’affirmation du syndicalisme principalement à cause de la notoriété que les sociologues et les intellectuels donnent au conflit dans les années 1950 dans le but d’illustrer l’antisyndicalisme du gouvernement Duplessis et son parti pris patronal. Le quotidien Le Devoir notamment a consacré énormément de reportages, commentaires et éditoriaux pendant tout le conflit et prend fait et cause pour les grévistes. La publication d’un volume consacré à la grève sous la direction de Pierre Elliott Trudeau en 1956 contribue à faire du conflit un épisode clé d’émancipation de la classe ouvrière se libérant de la tutelle de la trinité patronat-gouvernement-Église[47]. L’attention qui lui est portée en tant que symbole de la répression des travailleurs par le gouvernement et le patronat génère un capital de sympathie qui se concrétise dans des politiques gouvernementales favorables à la syndicalisation pendant les années 1960 et 1970. En effet, lors de la Révolution tranquille, le gouvernement rompt avec l’antisyndicalisme de Duplessis et adopte toute une série de lois qui placent le Québec à l’avant-garde en Amérique du Nord en matière de relations de travail et de protection sociale. Les grévistes de 1949 y ont contribué.

Conclusion

Le syndicalisme catholique est né sous l’inspiration de membres du clergé pour faire échec à l’expansion des syndicats internationaux venus des États-Unis. Ces derniers sont déjà bien établis à Montréal avant la Première Guerre mondiale. C’est lorsqu’ils ont cherché à déborder la métropole que des clercs et des évêques ont voulu leur opposer un modèle différent de syndicalisme reposant sur les principes de la doctrine sociale de l’Église. On craignait que les syndicats « neutres » ne versent dans la lutte de classes et diffusent des réformes sociales contraires à son enseignement. Les syndicats catholiques devaient miser sur la bonne entente et la collaboration entre employeurs et syndiqués guidés par l’esprit de justice et de charité diffusé par l’Église. Pour ce faire, il s’imposait qu’une élite ouvrière soit informée de l’enseignement social de l’Église, que des aumôniers s’assurent de l’orientation morale des syndicats, que le déclenchement de grèves soit fortement encadré et que la législation des relations de travail favorise l’harmonie (corporatisme). C’est avec ces principes que la CTCC est fondée en 1921.

Cependant, la réalité du rapport capitaliste du travail a tôt fait de mettre en péril ce modèle de relations de travail. Comme les syndicats catholiques ont comme objectif d’améliorer les conditions de travail de leurs membres et qu’ils ne dénotent pas de changement significatif de la mentalité patronale, ils s’appliquent à renforcer leur pouvoir de négociation dans les années 1920 et 1930. Dans ce but, ils se regroupent en fédération professionnelle de métier et exigent l’atelier syndical fermé. Certains syndicats se dotent même d’un fonds de grève et déclenchent des arrêts de travail, passablement nombreux durant les deux décennies. Il s’établit ainsi rapidement un désaccord entre l’idéologie de la centrale et les pratiques des syndicats affiliés.

Cet écart s’effrite dans les années 1940 et 1950 alors que la CTCC subit une mutation profonde tant dans les pratiques syndicales que dans la philosophie qui l’anime. Elle délaisse le modèle de relations de travail d’harmonie sociale et de visée corporatiste, pour le remplacer par une vision matérialiste qui va se concrétiser par sa déconfessionnalisation et une combativité accrue. Elle défend un projet de société que nous avons caractérisé d’humanisme libéral valorisant la démocratie, la liberté, l’humanisation de l’économie et accordant un rôle accru à l’État. Les syndicats catholiques se rapprochent ainsi de plus en plus du type de syndicalisme proposé par la FTQ qui regroupe la plupart des syndicats internationaux. La CSN s’en détache à partir du milieu des années 1960 avec la radicalisation de son projet de société et ses « luttes » en milieu de travail, à l’exemple du syndicalisme français.