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1. Introduction

Dans le contexte où les politiques gouvernementales affichent un discours de réconciliation, mieux soutenir l’éducation des Autochtones fait partie des enjeux sociaux majeurs, au Québec comme ailleurs au Canada. L’écart entre le taux de diplomation des Autochtones et celui des non-autochtones, ainsi que la faible reconnaissance des savoirs autochtones dans le système d’éducation, font partie des éléments qui interpellent les acteurs de l’éducation (Lévesque, Polèse, De Juriew, Labrana, Turcotte et Chiasson, 2015). Le milieu scolaire québécois se trouve donc face à des besoins d’innovation pour établir une offre éducative plus adéquate, actualisée et équitable.

Parmi les différentes approches mises de l’avant, la sécurisation culturelle serait particulièrement significative pour favoriser la persévérance scolaire et la réussite éducative des élèves autochtones dans une perspective de justice sociale. Cette notion est, entre autres, mobilisée au moyen de mesures de financement pour les écoles publiques au Québec. Ainsi, le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur préconise la mise en place de services culturellement sécurisants et pertinents (Mesure 15063, ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 2018, p. 85) et de projets qui s’inscrivent dans le concept de vivre-ensemble (Mesure 15061, ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 2018, p. 84) pour favoriser la persévérance scolaire des élèves autochtones. Cependant, la réalisation concrète des mesures de sécurisation culturelle demeure peu documentée en milieux scolaires primaire et secondaire (Churchill, Smylie, Wolfe, Bourgeois, Moeller et Firestone, 2020 ; Paul, Jubinville et Lévesque, 2020). Plusieurs questions émergent : comment les mesures sont-elles mises en oeuvre dans le milieu scolaire au Québec ? Quelles sont les perspectives des parties prenantes, c’est-à-dire celles des apprenants autochtones, de leurs familles, et des intervenants scolaires et communautaires, sur son déploiement ?

Permettant d’apporter des éléments de réflexion à ces questions, cette recherche exploratoire a été menée en 2020 dans les écoles primaires et secondaires de Sept-Iles (Côte-Nord du Québec), en partenariat avec l’Institut Tshakapesh, qui soutient l’éducation et l’épanouissement des Innus – nous écrivons « innu », sans majuscule, lorsqu’il s’agit d’un adjectif, et « Innu » avec majuscule lorsqu’il s’agit du nom désignant une personne. La ville de Sept-Iles est un lieu pertinent pour aborder la question de la sécurisation culturelle, étant donné qu’on estime que les enfants innus représentent jusqu’à 25 % des élèves dans les écoles publiques. Ces enfants viennent des communautés innues voisines de Uashat Mak Maliotenam et d’autres communautés de la Côte-Nord.

Dans la première partie de cet article, nous présentons des éléments constitutifs du concept de sécurisation culturelle ainsi qu’une brève mise en contexte des réalités scolaires des Innus et des politiques de soutien aux élèves autochtones. En partant du point de vue des Innus et des acteurs du milieu, nous présentons, dans une seconde section, les activités de sensibilisation aux réalités autochtones prônées dans le milieu scolaire, l’intérêt de la compétence culturelle pour les professionnels scolaires, ainsi que les moyens entrepris pour rendre la culture et la langue visibles dans les écoles. Dans une dernière section, il sera question de l’importance du lien de confiance en tant que composante essentielle au cheminement vers la sécurisation culturelle.

2. Cadre conceptuel : éléments de la sécurisation culturelle

C’est à la fin des années 1980, en réponse à l’absence de prise en considération de la dimension culturelle dans les soins de santé donnés aux Maoris de Nouvelle-Zélande, que le concept de sécurisation culturelle a émergé (Ramsden, 2002). Étant donné sa transversalité et son universalité, l’utilité de la notion de sécurisation culturelle est de plus en plus reconnue dans d’autres domaines relevant de la relation d’aide (Blanchet-Cohen et Richardson/Kinewesquao, 2017 ; Brascoupé et Waters, 2009) et en éducation (Lévesque, 2019 ; Maheux, Pellerin, Quintriqueo Millán et Bacon, 2020). Afin de mieux comprendre cette notion, nous identifions ci-dessous les éléments de définition pertinents pour son opérationnalisation en milieu éducatif et pour le contexte de notre étude.

Nous considérons la sécurisation culturelle comme une approche prometteuse, car elle a le potentiel d’être transformationnelle. La prestation de services et de programmes destinés aux Autochtones a été historiquement teintée par une discrimination institutionnelle qui affecte la vie économique, politique et sociale des Autochtones, ainsi que leur relation avec le milieu scolaire. De fait, l’éducation a représenté un outil d’assimilation, dévalorisant le modèle autochtone de transmission des savoirs (Salaün et Baronnet, 2016). La sécurisation culturelle se présente comme une approche pouvant réparer les injustices qui ont dominé la prestation de services en raison du colonialisme et de ses politiques paternalistes. Ayant comme éléments centraux le respect, les droits et la reconnaissance (Wood et Schwass, 1993), elle se démarque du multiculturalisme, lequel vise à tolérer et à célébrer les différences culturelles, mais sans remise en question de la légitimité du groupe majoritaire (Lefevre-Radelli, 2019 ; Yeung, 2016).

Ainsi, le fondement de la sécurisation culturelle repose sur l’idée selon laquelle les sentiments de confort, de sécurité et d’attribution de services respectueux sont déterminés par l’expérience des bénéficiaires eux-mêmes (Brascoupé et Waters, 2009 ; Ramsden, 2002). Des pratiques non sécurisantes incluent tout type d’action qui diminue le bien-être d’un individu, et dévalorise et déracine son identité culturelle (Williams, 1999). En éducation, il s’agit donc de se pencher sur le vécu de l’élève.

Dans la documentation, on conceptualise souvent la mise en oeuvre de la sécurisation culturelle en étapes : elle débute par la sensibilité culturelle, suivie par la compétence culturelle (Yeung, 2016). Ces deux étapes situent la responsabilité des intervenants à un niveau individuel. Dans un premier temps, les intervenants doivent être sensibilisés afin de respecter les savoirs et les différences culturels. La compétence culturelle implique ensuite de démontrer la capacité des intervenants à utiliser leurs compétences pour renforcer l’autonomie des Autochtones grâce à une écoute des réalités et des besoins de ces derniers (Consortium d’animation sur la persévérance et la réussite en enseignement supérieur, 2018). La sécurisation culturelle représente la dernière étape du processus. Contrairement aux deux premières, elle comporte une dimension collective et systémique. Elle implique de reconnaitre les obstacles encore présents du colonialisme et d’impliquer les Autochtones dans l’orientation et l’évaluation des services. La sécurisation culturelle exige donc un changement de paradigme dans lequel le pouvoir de déterminer l’atteinte d’un service culturellement approprié revient au bénéficiaire de service, redéfinissant ainsi la relation entre les intervenants et les prestataires de service (Brascoupé et Waters, 2009 ; Ramsden, 2002).

Dans le domaine de l’éducation, la mise en oeuvre du principe de sécurisation culturelle appelle donc des changements profonds à plusieurs niveaux. Il s’agit de revoir les façons de faire et de redonner une place aux savoirs et aux pédagogies autochtones au sein d’un système bâti sur une logique de standardisation dont les visées étaient une « éducation égalitariste valide quel que soit le contexte » (De Canck, 2008, p. 42). Aujourd’hui, les chercheurs reconnaissent de plus en plus « la validité pédagogique des approches respectueuses de la diversité culturelle et linguistique, et […] l’importance du respect des valeurs et des savoirs locaux » (Bellier et Hays, 2016, p. 19) au bénéfice des Autochtones et de la société plus largement.

En éducation supérieure, on précise qu’une démarche de sécurisation culturelle ne pourrait se réduire à

des mesures ou à des procédés d’adaptation de l’enseignement, de l’intervention ou de l’accompagnement des étudiants des Premiers Peuples. Il s’agit plutôt d’une responsabilité partagée qui mobilise tous les membres des établissements postsecondaires dans un processus de sensibilisation, d’apprentissage et de transformation individuelle et collective, et ce, en collaborant avec les instances autochtones et les communautés.

Consortium d’animation sur la persévérance et la réussite en enseignement supérieur, 2018, p. 2

L’ampleur et le degré de la transformation impliquée dans ce processus font ainsi l’objet de tensions, puisqu’on observe une tendance à minimiser le changement de paradigme qu’implique la notion de sécurisation culturelle (Brascoupé et Waters, 2009). Dans le milieu universitaire canadien, Gaudry et Lorenz (2018) constatent un écart entre le discours et la pratique, et identifient le processus d’autochtonisation se déclinant sur un spectre de trois tangentes. D’un côté de ce spectre se trouve « l’autochtonisation par l’inclusion » (Gaudry et Lorenz, 2018, p. 218), qui correspond à la mise en place de soutiens pour faciliter l’adaptation des étudiants autochtones sans apporter de changement au système actuel. Au centre de ce spectre se trouve toute action de réconciliation qui implique de collaborer pour trouver des bases communes entre les visées autochtones et canadiennes. À l’autre bout du spectre se trouve la mesure la plus radicale et la moins répandue actuellement, soit « l’autochtonisation décoloniale » (Gaudry et Lorenz, 2018, p. 219). Elle requiert quant à elle une révision complète du système, à travers l’engagement communautaire, la mise en oeuvre d’une pédagogie du territoire, le respect et l’intégration du principe de souveraineté.

S’inspirant des travaux de Gaudry et Lorenz (2018), il semble pertinent de décliner le déploiement de la sécurisation en différents degrés de sécurisation culturelle. Une réelle démarche de sécurisation culturelle passe par une reconnaissance du racisme systémique de la part des institutions (Lefevre-Radelli, 2019). En l’absence de politique institutionnelle systémique, les pratiques qui contribuent au développement de la sécurisation culturelle correspondraient à une démarche de sécurisation culturelle « faible ». Par exemple, l’aménagement d’espaces de rassemblement consacrés aux étudiants autochtones est une pratique de plus en plus mise en place aux niveaux collégial et universitaire comme un moyen efficace pour créer un espace de sécurité au sein de l’établissement non autochtone, mais dont la portée est limitée si elle n’est pas accompagnée par un ensemble de mesures aux différents paliers de l’institution (Dufour, 2019 ; Lefevre-Radelli et Jérôme, 2017 ; Robert-Careau, 2019). Au contraire, une approche plus « forte » et compréhensive de la sécurisation culturelle pourrait être illustrée par le projet innovateur Petapan (Aurousseau, Couture, Pulido, Jacob, Lavoie, Duquette, Bizot, Pacmogda et Blouin, 2021). Petapan est une école en milieu urbain, à Saguenay, qui regroupe Autochtones et allochtones dans un esprit de rencontre, et qui mobilise des partenaires communautaires autochtones et scolaires à travers des pratiques éducatives, professionnelles et de gestion dans une vision écosystémique.

Pour faire progresser la sécurisation culturelle, la relation, le dialogue respectueux et la responsabilisation de la collectivité sont des éléments importants (Churchill et coll., 2020 ; Gerlach, Browne et Greenwood, 2017). Ce processus exige des intervenants qu’ils soient réflexifs, qu’ils reconnaissent et prennent compte de leur propre position et de leurs biais en tant que porteurs de culture. Ainsi, les acteurs acquièrent une posture d’humilité qui implique de se positionner en tant qu’apprenants lorsqu’il s’agit de comprendre l’expérience d’autrui pour s’investir pleinement dans la démarche de sécurisation culturelle. Ce processus nécessite d’identifier et de déconstruire des préjugés profondément ancrés qui sous-tendent l’inégalité. McEldowney et Connor (2011) appellent d’ailleurs à une éthique de la bienveillance qui repose sur la praxis, où les nouvelles connaissances et la compréhension se produisent dans un contexte de boucles itératives, faisant alterner des cycles d’action et de réflexion.

Malgré l’utilisation de plus en plus répandue de la notion de sécurisation culturelle dans le milieu scolaire québécois, il s’agit d’une démarche progressive, dont l’actualisation et le potentiel demeurent peu documentés. La présente étude vise à apporter un éclairage sur la manière dont s’actualise la sécurisation culturelle dans les écoles provinciales québécoises, en considérant les mesures de financement soutenant la persévérance scolaire des Autochtones.

3. Enjeux scolaires des Innus à Sept-Iles et les mesures 15060

À l’instar des autres nations autochtones, les Innus de la Côte-Nord ont été assujettis aux politiques d’assimilation, d’évangélisation et de sédentarisation à partir de 1852, politiques conduisant à la scolarisation forcée dans les pensionnats entre 1892 et 1990 (Déborbe et Vachon, 2017). Bien que les Innus actuellement scolarisés au primaire et au secondaire n’aient pas fréquenté les pensionnats, les traumatismes de ce legs historique demeurent présents et teintent les parcours scolaires des jeunes. Le climat scolaire est aussi affecté par des relations conflictuelles entre Autochtones et non-autochtones à Sept-Iles, notamment en raison de la proximité des communautés (O’Bomsawin, 2011).

Les élèves innus se retrouvent souvent en difficulté dans les écoles provinciales et une proportion plus grande d’élèves innus, comparativement aux élèves allochtones, se trouvent en adaptation scolaire. Parmi les facteurs qui influencent le parcours scolaire des Innus, mentionnons : la rupture entre le système éducatif et la culture en communauté, la présence d’un milieu scolaire provincial qui fait peu de place aux savoirs et aux réalités autochtones, et la langue d’enseignement (le français) (Blanchet-Cohen, Robert-Careau et Pinsonneault, 2021).

Depuis 2004-2005, le Centre de services scolaire (anciennement Commission scolaire) du Fer a accès à un soutien financier afin de répondre aux besoins des élèves autochtones en milieu scolaire québécois. Cette aide prend la forme du regroupement des Mesures 15060 – Soutien à des projets autochtones et de développement nordique – depuis 2016-2017 (ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 2018), lequel comprend trois mesures avec des objectifs distincts. La mesure 15601 concerne le vivre-ensemble et vise la sensibilisation aux réalités autochtones chez les élèves (volet 1) et chez le personnel scolaire (volet 2) afin de développer des relations harmonieuses entre Autochtones et non-autochtones. La mesure 15062 a pour but d’« accroitre la persévérance et la réussite éducative des Autochtones pour leur permettre d’atteindre leur plein potentiel » (p. 84) et la mesure 15063 a comme objectif de soutenir des interventions pour permettre aux élèves des Premières Nations une « mise à niveau des acquis scolaires ainsi que de faciliter leur adaptation à la vie scolaire » (p. 85), notamment par des actions visant à offrir des services culturellement sécurisants et pertinents. Chaque Centre de services scolaire soumet une demande de financement au ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, lequel attribue les montants en fonction du budget disponible (qui a augmenté considérablement, passant de 1,8 million de dollars en 2005-2006 à 9,7 millions de dollars en 2018-2019). En 2019-2020, ce financement a permis aux écoles de Sept-Iles la réalisation d’activités de sensibilisation, l’embauche d’un agent de liaison et surtout l’augmentation des services d’orthopédagogie (ou de soutien en langue française) pour les 296 élèves innus ayant des besoins de soutien particuliers.

À ce jour, à l’exception d’une évaluation, en 2010, d’une ancienne mouture de ce financement (ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2010), nous en savons peu quant au déploiement et aux retombées des activités mises en place dans les écoles du point de vue des parties prenantes.

4. Méthodologie

Cette recherche a été initiée par l’Institut Tshakapesh, qui a signé en 2016 une entente avec le gouvernement du Québec pour favoriser la persévérance scolaire des jeunes Innus en milieu urbain. Dans le cadre des projets présentés par le Centre de services scolaire du Fer visant la réussite des élèves innus, l’Institut souhaitait donner la parole aux Innus concernés afin qu’ils parlent de leur expérience en milieu scolaire québécois. Un partenariat a été créé avec la Chaire-réseau de recherche sur la jeunesse du Québec à l’Université Concordia. Cet article présente le premier volet de cette recherche partenariale, finalisé en 2020, qui visait à sonder la nature et l’impact des mesures mises en place dans les écoles en rencontrant différents acteurs du milieu.

Dans une approche de décolonisation de la recherche, nous avons coconstruit les outils méthodologiques afin d’assurer qu’ils soient pertinents et respectueux (Asselin et Basile, 2018). Nous avons privilégié le développement de l’aspect relationnel entre les participants autochtones et l’équipe de recherche. Cette relation est importante dans un contexte où les Autochtones sont souvent méfiants face à la recherche, celle-ci ayant été synonyme d’extractivisme des savoirs (Archibald, Lee-Morgan et De Santolo, 2019). La présence dans l’équipe de recherche d’une membre du comité jeunesse de la Chaire-réseau de recherche sur la jeunesse du Québec, qui est aussi membre de la communauté innue de la région, a également contribué à l’établissement de relations de confiance avec les parents et les jeunes Innus.

Cinq catégories d’acteurs ont participé aux entrevues semi-dirigées individuelles et à des groupes de discussion, soit les jeunes Innus apprenants (J11), les membres de familles (F10), les intervenants du milieu scolaire québécois (I12), les directeurs (D5) de 7 écoles et les intervenants du milieu communautaire innu (I7), pour un total de 45 personnes. Des représentants de trois écoles primaires, de trois écoles secondaires et d’un centre d’éducation des adultes et de formation professionnelle ont participé à l’étude. Avec l’appui du Centre de services scolaire du Fer, les directions des écoles ont été informées du projet par courriel et ont été invitées à participer volontairement à la recherche. Certaines directions ont recommandé de parler avec des intervenants ou ont proposé que des élèves participent à des entrevues. Les intervenants, pour leur part, ont été rencontrés sur leur lieu de travail.

Au moyen d’annonces radiophoniques diffusées par la communauté et grâce aux réseaux sociaux des membres de l’équipe de recherche, les familles et les jeunes Innus ont été invités à des repas-causeries pour favoriser un climat de discussion sécuritaire et accueillant. L’organisation de rencontres autour de repas communautaires, tout comme le choix de favoriser les entrevues de groupe (sous forme de partages plutôt que d’entrevues directives), sont des moyens plus adéquats pour mener la recherche en contexte autochtone.

La recherche a suivi le protocole de consentement établi par l’université et s’est effectuée en collaboration avec le partenaire. Les entrevues réalisées avec les participants ont porté sur la manière dont se vivaient l’identité et la culture innues à l’école, ainsi que sur leurs perceptions envers l’école, envers les relations entre les élèves innus et allochtones, envers les supports pédagogiques existants dans les écoles pour permettre la réussite scolaire des Innus et envers les réalités spécifiques des apprenants innus et de leur famille. Ces données ont été transcrites puis codées thématiquement avec le logiciel de traitement HyperResearch. Afin de rendre la recherche accessible et utile pour les milieux scolaire (notamment le Centre de services scolaire du Fer) et communautaire, les résultats ont été présentés dans un rapport, accompagné d’un feuillet résumant les éléments saillants de l’étude (Blanchet-Cohen, Lefevre-Radelli, Robert-Careau et Talbot, 2020). Dans cet article, nous présentons la recherche en adoptant plus spécifiquement l’angle de la sécurisation culturelle.

5. Vers la sécurisation culturelle

En général, notre recherche a fait valoir que l’expérience scolaire des élèves innus de Sept-Iles est souvent marquée par une difficulté à « trouver leur place » (I25). Comme ils se trouvent en situation minoritaire, la pression pour s’adapter est forte :

Ils vont avoir plus tendance à essayer de s’adapter, à essayer de se fondre. […] Le premier réflexe de l’Innu […] qui va aller [à l’école hors communauté], c’est de tâter le terrain, mais de façon plus effacée. Souvent, ils ne vont pas dire : « Je suis Innu. » […] Ils vont essayer de passer inaperçus un peu.

I14

Bien qu’il y ait eu une amélioration dans les relations entre Innus et allochtones au cours des dernières décennies, les « barrières invisibles » (I25) ajoutées aux préjugés et au racisme envers les peuples autochtones perdurent. Si l’on observe une certaine volonté de changer les choses avec une attitude d’ouverture des citoyens de la ville et du milieu scolaire, l’impression que la culture du jeune (et donc son identité) n’est pas acceptée et valorisée a souvent été identifiée comme facteur influençant le sentiment d’appartenance et affectant la persévérance scolaire. C’est dans ce contexte que nous présentons, dans les prochaines lignes, une analyse des projets et des pratiques qui sont soutenus par les mesures de financement, ainsi que les manières dont elles sont perçues par les parties prenantes.

5.1 Le développement de la sensibilisation culturelle

Au moment de réaliser cette étude, les activités de sensibilisation, qui permettent de faire découvrir et de valoriser les cultures autochtones, étaient les plus répandues dans les écoles visitées. Ces activités prennent plusieurs formes, notamment inviter des personnes autochtones pour parler de la culture et de la langue innue, faire gouter des mets traditionnels ou organiser une semaine d’activités culturelles. Par exemple, l’Institut Tshakapesh organise une semaine Sous le shaputuan, où des intervenants innus sensibilisent les jeunes à la culture innue à travers plusieurs activités traditionnelles. Plus durablement, certaines écoles intègrent des activités de sensibilisation dans le cursus scolaire. Par exemple, dans le cours Vie et intégration en société d’une école secondaire, les élèves de cinquième secondaire ont monté un projet pour la communauté et une équipe a choisi d’organiser une semaine culturelle autochtone pour l’ensemble de l’école. Dans le programme de géographie, histoire et citoyenneté d’une école primaire, une enseignante a enrichi le programme lié aux peuples autochtones en organisant une visite au Vieux-Poste et en valorisant les connaissances des élèves et des parents autochtones. Cette enseignante invite parfois des parents à présenter des ateliers sur leur culture. Dans certains cours, elle propose aux élèves innus d’apporter des objets de la maison et de partager leurs connaissances avec l’ensemble de la classe. Ces activités scolaires permettent de renforcer la connaissance de l’histoire des Innus de Uashat mak Mani-Utenam (et pas seulement des peuples autochtones en général). Cela est aussi apprécié, comme le souligne une participante innue :

Chaque communauté a son histoire. C’est correct de savoir Samuel de Champlain versus les Iroquois, OK ? Et les Algonquins, nomades, sédentaires. […] Maintenant, ici, si on est dans Uashat mak Mani-utenam, c’est de savoir, bien maintenant, c’est quoi notre histoire, nous, ici.

F17

Aux yeux des participants à cette recherche, ces activités de sensibilisation et de rapprochement ont plusieurs avantages. Lorsqu’elles sont réalisées en collaboration, elles sont des exemples concrets de possibilité de partenariat entre les deux communautés. Ainsi, une école primaire a accroché au mur une mosaïque, réalisée collectivement par les élèves avec l’Institut Tshakapesh et les membres de la communauté :

On a travaillé en collaboration avec eux autres, puis on a dit : « Ça serait le fun que ça soit des personnes de la communauté qui cousent, qui mettent tout ça ensemble ». C’est la participation des deux communautés dans le fond.

I8

Ces activités ont un impact positif sur le climat scolaire et plus particulièrement sur les relations entre élèves. Les participants innus et non innus considèrent que le manque de connaissance est le premier obstacle au rapprochement et à la création d’un environnement scolaire exempt de tensions raciales : « Quand tu as des préjugés, ça veut dire justement que tu ne connais pas la réalité. » (J5) Les activités culturelles sont des moyens de créer des occasions d’échanges rassembleuses. Ce désir de rapprochement et de compréhension a été clairement identifié par les participants innus, comme l’indiquent ces témoignages d’un jeune et d’un parent : « Ça permet de vivre mieux ensemble dans une société, au lieu qu’il y ait deux clans. » (J5) « Le but de la sensibilisation, c’est de connaitre justement pour éviter qu’ils soient isolés : les Innus d’un bord, les Blancs de l’autre. S’ils se connaissent, ils se rapprochent automatiquement. » (F18) Plusieurs parents déplorent cette absence quand ils étaient aux études : « Peut-être que s’il y avait eu des activités, des affaires culturelles, peut-être que ça aurait été moins négatif. Ça nous aurait valorisés. On se serait sentis soutenus. » (F18)

Les sports d’équipe sont un autre type d’activité qui permet le rapprochement entre les élèves. Certaines écoles ont des équipes mixtes ou bâtissent des partenariats entre les équipes sportives innues et non innues. Les équipes créent des amitiés qui se maintiennent au-delà du cadre sportif : « En volleyball, par exemple, ils vont être mélangés, ils vont être en équipes, puis on va les revoir souvent dans les corridors ou en arts plastiques. » (D11)

Valoriser et reconnaitre les réalités autochtones au sein de l’établissement à travers différentes occasions contribue à changer le regard des non-autochtones et à augmenter le sentiment de fierté identitaire des élèves innus :

À la fin de l’année, lorsque les élèves innus voient ce que les adultes innus présentent aux élèves non innus, ils sont remplis de fierté. Dans leurs yeux, c’est : « Hey wow ! C’est nous. C’est moi ça ! C’est ma culture à moi ! » Lorsqu’ils ont le cours d’innu, puis que les enfants montrent aux allochtones comment prononcer, il y a une fierté.

D7

Malgré les bénéfices que procurent ces activités de sensibilisation, les parents, les intervenants et certains jeunes autochtones ont partagé leurs interrogations quant à la portée de ces activités à long terme. L’une des premières critiques faites à l’égard de ces projets est leur caractère ponctuel. Comme l’observe un parent : « [Une activité d’une semaine] peut susciter l’intérêt pour essayer d’en connaitre davantage. Je te dis qu’on ouvre une porte. » (F15) Une directrice précise :

Quand on fait une activité avec les élèves à l’école où on cuisine la bannique, l’intention c’est juste de créer des occasions d’ouverture à la diversité, à la spécificité des peuples autochtones, des élèves autochtones ; de leur démontrer également que leur culture a une place importante au sein de l’école. Tu sais, c’est clairement pas suffisant pour favoriser la réussite scolaire.

D23

Ces activités suscitent donc des échanges basés sur la curiosité et le respect qui pourront contribuer à la déconstruction des préjugés, mais doivent être combinées à d’autres mesures pour avoir un effet durable. De plus, il convient de distinguer la mobilisation individuelle de celle des directions scolaires. Les degrés d’implication de chaque institution pour la valorisation de la présence autochtone sont inégaux, selon les valeurs portées par les directeurs d’école. Dans certaines écoles, les initiatives reposent sur la volonté personnelle des intervenants allochtones, alors que, dans d’autres, elles sont portées par la direction elle-même. Ainsi, les parents déplorent le fait que cela ne soit pas généralisé dans toutes les écoles : « On voit encore qu’il y a du chemin à faire au niveau de l’identité culturelle. On voit que déjà dans cette école-là, tu sais, il n’y a pratiquement rien qui représente les Autochtones. » (F23)

D’autres facteurs que la sensibilisation apparaissent donc comme des éléments déterminants dans l’amélioration du climat scolaire. Ils sont détaillés ci-dessous.

5.2 Le développement de la compétence culturelle

Les participants innus ont souligné le besoin de se sentir compris, appréciés et respectés dans les milieux scolaires. Les élèves vivent en effet différentes réalités, notamment familiales, sociales et scolaires, qui peuvent rendre leur parcours scolaire plus difficile. Plusieurs participants ont exprimé l’importance, pour les intervenants, de comprendre les vécus spécifiques des jeunes Innus : « C’est de comprendre les difficultés que les personnes peuvent vivre et essayer de trouver des façons d’intervenir différentes. » (I22) Ainsi, les parents innus désirent fortement que les enseignants soient mieux préparés. Avec une formation adéquate, les enseignants seraient plus sensibles et à l’écoute pour constater ce que vivent les élèves innus par rapport à leurs homologues allochtones. Un ancien élève ajoute : « Après X années qu’on cohabite ensemble, il faut avoir une certaine compréhension de la situation des élèves. Faut arrêter de mettre des oeillères puis être ouverts à ça, comprendre d’où qu’ils viennent, nos élèves. » (J4) Une femme innue déplore ainsi « [qu’] aux yeux des Blancs, les Innus, ils avancent pas, puisqu’ils sont pas intelligents » (F17). Une meilleure formation des intervenants du milieu scolaire permettrait donc de sortir d’une vision déficitaire dans l’interprétation des difficultés d’apprentissage. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous relevons ici trois exemples reliés au développement de la compétence culturelle (pour d’autres pratiques significatives, voir Blanchet-Cohen et coll., 2020).

L’un des exemples de compétence culturelle concerne la reconnaissance de différents profils d’apprentissage. Selon l’Institut Tshakapesh, l’élève innu est différent de l’élève allochtone. En effet, l’élève innu privilégie le style simultané non verbal, la démonstration, la visiospatialité et la kinesthésique en situation d’apprentissage (Institut Tshakapesh, inédit). Une enseignante allochtone explique qu’elle a progressivement pris conscience de l’importance de changer son enseignement :

Dans mes premières années d’enseignement, les jeunes me disaient tout le temps [à propos d’une autre enseignante] : « Madame, elle, elle parle trop. » Je disais : « [Comment ça] elle parle trop ? Elle est payée pour parler. » Dans la même semaine, un ainé était venu débiter un caribou et ça avait duré une heure, une heure et demie peut-être. Il n’y a pas un mot qui s’est échangé. Les jeunes étaient tous là autour. Il n’y a pas un mot qui s’est dit. Il n’a pas dit : « OK, tu coupes là, là tu fais attention. » C’est vraiment par observation. C’est là que j’ai compris.

F19

Deux participants innus disent mieux comprendre la matière lorsque les enseignants insèrent du matériel visuel concret dans leurs cours, comme des images ou des photos :

Nous on est beaucoup visuels. Si tu parles pendant une heure, je ne suis pas là pendant 30 minutes. Quand ma prof nous expliquait la théorie, on ne comprenait jamais rien. Là elle disait : « OK, je vais vous montrer. » Puis quand elle faisait une image, un exemple, là on comprenait.

J4

Une enseignante au primaire, habituée à travailler avec des élèves autochtones, suggère elle aussi d’appliquer les principes de la différenciation pédagogique et de développer du matériel visuel : « Il faut sortir des livres, puis créer ses enseignements pour qu’on touche, qu’on voit. C’est comme ça que ça fonctionne. […] Montrez des images, enseignez la lecture, l’écriture en projetant un film, en lisant une histoire. » (F17)

La reconnaissance de la langue innue (l’innu-aimun) et l’adaptation des pratiques d’enseignement du français constituent un autre exemple de compétence culturelle. Selon les propos d’un directeur d’école, il n’existe pas aujourd’hui « un programme ou une démarche clairement définie sur la façon de faire pour que les élèves développent davantage leur compétence langagière » (D21). Des formations permettent de sensibiliser les enseignants et les intervenants à ces différences et aux difficultés que peut présenter l’apprentissage du français comme langue seconde. En effet, d’après des employés de l’Institut Tshakapesh, même si un élève ne parle pas beaucoup l’innu-aimun à la maison, sa structure de phrases en français reste calquée sur celle de l’innu. Par exemple, l’accord des temps au passé ou la prononciation de certains sons diffèrent dans les deux langues et peuvent poser des problèmes en français. Comme l’expliquent Junker, Mackenzie et Mollen (2017), alors qu’« en français, l’ordre normal d’une déclarative est sujet-verbe-objet […] en innu, l’ordre des mots est plus libre » (p. 20). Une intervenante, qui a reçu une formation de l’Institut Tshakapesh, explique que cela lui a permis de comprendre les difficultés vécues par les élèves : « On a plus d’ouverture si on comprend la barrière de la langue, la structure de la langue, ça nous aide à comprendre ce que la personne peut vivre et essayer de trouver des façons d’intervenir différentes. » (I22)

Enfin, la compétence culturelle implique aussi de savoir comment intervenir pour installer un climat de sécurité pour les élèves innus. Un intervenant de l’Institut Tshakapesh cite l’exemple d’une enseignante qui voulait organiser dans sa classe un débat sur les pensionnats et la réconciliation, afin de sensibiliser les élèves. Selon l’intervenant, un tel débat aurait pu donner lieu à des propos blessants ou discriminatoires s’il avait été mal préparé. Les membres de l’Institut Tshakapesh ont plutôt suggéré à l’enseignante de valoriser les « réussites » autochtones dans son cours : « [Valoriser les modèles positifs innus] c’est plus facile, ça va sécuriser le jeune, ça va augmenter son estime de lui-même, ça va structurer son identité puis ça va créer un climat de classe plus positif. » (F24)

La mise en avant des aspects positifs est d’ailleurs une marque de sensibilité, de connaissance et surtout d’appréciation des vécus des jeunes et de leurs familles. La promotion de formations (linguistiques ou autres), données par les partenaires autochtones auprès des intervenants scolaires, semble ainsi essentielle pour permettre le cheminement réflexif des acteurs scolaires et ainsi adapter les pratiques prometteuses pour les élèves innus. Comme nous le présentons ci-dessous, on dénote ainsi un intérêt grandissant pour un engagement concret de la reconnaissance et de la valorisation des cultures autochtones dans les écoles.

5.3 La visibilité de la langue et de la culture

En combinaison avec les activités de sensibilisation et le développement de la compétence culturelle du personnel scolaire, la création d’un sentiment de sécurité et d’appartenance passe également par une visibilité quotidienne des Innus, de leur langue et de leur culture dans l’école.

L’accès à un espace consacré aux élèves innus est identifié comme favorable aux liens de confiance et d’appartenance. La possibilité de profiter d’un espace réservé aux Innus, permettant notamment de parler l’innu-aimun sans contrainte, renforce le soutien que les élèves innus peuvent mutuellement se procurer. Ainsi, ce lieu n’est pas vu par les élèves comme un espace qui les met à part, mais plutôt comme un lieu qui leur permet de se retrouver, et de recréer un sentiment communautaire à l’intérieur de l’école, où ils se retrouvent souvent en situation de minorité.

Cependant, afin que les élèves se sentent reconnus dans l’ensemble de l’école, il importe d’assurer une visibilité quotidienne de la culture (innu-aitun) et de la langue (innu-aimun). La reconnaissance accordée à la langue apparait primordiale pour prendre en compte le bagage culturel des jeunes. Au Québec, plus de la moitié des Innus identifient la langue innue comme leur langue maternelle ou seconde (Statistique Canada, 2016). Cependant, plusieurs jeunes, récemment ou actuellement scolarisés au secondaire, ont dit qu’on leur a interdit de parler l’innu-aimun en classe ou dans la cour. Ceci a eu des conséquences sur la construction de leur identité : « J’avais pas le droit de parler dans ma langue au secondaire. Mais tu sais, ça a eu un impact dans ma vie. […] Moi, ça m’a créé une crise identitaire. Je ne sais plus qui je suis. » (J4)

Cette interdiction a été vécue comme un élément accentuant la stigmatisation de la réalité des élèves de la part de l’institution scolaire. Cette situation découle notamment du fait que les intervenants scolaires ont l’impression que les élèves se moquent d’eux lorsqu’ils parlent et rient dans leur langue. Pourtant, pour les Innus, ceci est un exemple concret d’incompréhension culturelle et de jugement : « Souvent les gens ont l’impression qu’on se moque d’eux autres, tu sais, ce n’est pas ça dans les faits. […] Les Autochtones aiment rire, c’est un peuple qui communique beaucoup par le rire […] c’est culturel. » (F23)

La possibilité de parler sa langue est vue comme un droit fondamental : « Si à l’école on leur dit : “Bien non, tu n’as pas le droit de parler ta langue quand tu es ici”, ça ne fonctionne pas. C’est des choses auxquelles les personnes devraient être formées. » (F23)

Une intervenante précise d’ailleurs que « l’apprentissage d’une deuxième langue, ça va bien, à condition que la langue maternelle soit valorisée à plusieurs niveaux » (I3), démontrant ainsi la possibilité de renforcer la langue innu-aimun dans une école francophone.

Comme pour les autres activités et pratiques, l’effet des mesures de reconnaissance de la langue et des éléments de culture est variable selon le degré d’implication et de collaboration réelles entre l’école et les Innus. Dans certaines écoles, les élèves sont mal vus s’ils parlent leur langue, alors que d’autres mettent en valeur la présence de la diversité linguistique dans leur établissement. Différentes stratégies sont possibles, par exemple avoir un message téléphonique en innu, ou encore, mettre un panneau d’accueil avec le mot kuei (« bonjour »). D’autres encore traduisent en innu les dépliants et les documents s’adressant aux parents pour favoriser la communication entre l’école et la maison. Une école primaire va plus loin dans la reconnaissance de la culture : inspirée par ses relations avec les familles, elle a voulu créer, dans la cour de récréation, une « salle de classe en nature » – il s’agit d’une structure ronde en bois avec un espace au centre pour l’enseignant. L’aspect communautaire créé par le cercle semble bénéfique non seulement pour les Innus, mais pour l’ensemble des élèves, lesquels profitent d’un environnement flexible et apaisant permettant la concentration.

Les témoignages de plusieurs participants montrent qu’assurer une représentation de la langue et de la culture dans les lieux communs favorise le sentiment d’appartenance, lorsqu’elle n’est pas perçue comme superficielle. Un jeune parent explique le sentiment que cela lui procure d’avoir cette visibilité dans une école primaire :

J’ai tourné la tête, j’ai vu la toile accrochée sur le mur. Là, je me suis dit : « Wow ! » J’ai même vu le pamphlet. Il y avait un dépliant en français, puis à côté le pamphlet écrit en innu. Je me suis dit : « Wow ! Il n’y avait pas ça à l’école dans mon temps. » J’ai senti que les Innus étaient soutenus. Je me suis sentie à ma place, je me suis sentie bien.

F18

Dans cette citation, la personne fait référence à une école qui a mis en place un ensemble de mesures (toile réalisée en partenariat avec les membres de la communauté innue, traduction des documents en innu-aimun, activités de sensibilisation, mais aussi intégration des réalités innues dans les cours, création de la « salle de classe en nature » et collaboration à long terme avec les parents innus), à l’initiative de la directrice et de plusieurs enseignants. Cette citation contraste avec celle d’un parent dont l’enfant est scolarisé dans une école secondaire où peu de mesures ont été mises en place :

Il y a des efforts qui ont été faits. Des fois c’est un peu maladroit dans le sens que… Ils pensent qu’une école, parce qu’ils affichent un capteur de rêves, c’est innu. Tu sais, ce n’est pas ça dans les faits. Mais l’effort est là quand même.

F23

Un dernier élément s’avère en outre fondamental pour la création d’un sentiment de sécurité : le renforcement du lien de confiance entre l’école et les Innus.

5.4 La création d’un lien de confiance durable

Jusqu’à présent, nous avons décrit trois types d’actions mises en place de manière variable dans les écoles de Sept-Iles pour améliorer la prise en compte des réalités innues, soit les activités de sensibilisation, le développement de la capacité du personnel scolaire à prendre en compte les réalités des élèves innus, et l’inscription plus durable de la langue et de la culture innues dans les écoles. Cependant, ces actions ne permettent de créer un sentiment de sécurité et d’appartenance durable que si elles sont fondées sur un lien de confiance entre les Innus et l’institution scolaire. Or ce sentiment de sécurité est beaucoup plus long à mettre en place et ne peut se construire uniquement à travers des activités ponctuelles. Un parent décrit ses sentiments à cet égard :

C’est de la façon que les Innus sont accueillis, la façon qu’on les regarde, la façon qu’on leur répond, la façon qu’on les traite qui va faire qu’ils vont être bien à quelque part. Ou ils ne seront pas bien. Tout est dans l’attitude et dans le savoir-être, dans l’accueil de l’autre et de la différence.

F24

Ainsi, la dimension relationnelle est un facteur particulièrement déterminant pour la sécurisation culturelle. Pour les participants, ceci se traduit surtout dans l’importance de « créer un lien » (I3) entre l’institution scolaire et les élèves. Une intervenante résume ainsi son approche, fondée sur la création d’un rapport humain : « Il n’y a pas de formule magique au problème de la réussite. Au niveau de la clientèle autochtone en milieu allochtone, je ne peux pas donner une équation toute faite. C’est un rapport humain. » (I26)

Ce rapport de confiance n’existe pas de facto. D’une part, pour la communauté innue, l’expérience des pensionnats demeure récente et les répercussions sont toujours présentes. D’autre part, plusieurs parents sont marqués par leur vécu scolaire passé : « Quand j’étais ado, on avait toujours notre place [sur un banc spécifique dans l’école secondaire]. Quand on est retourné, les Innus étaient debout à la même place où est-ce qu’on était. Trente ans plus tard. » (F25) Les parents sont donc réticents à s’impliquer, étant donné le racisme qu’ils ont vécu eux-mêmes à l’école et qui se répète avec leurs enfants. De surcroit, il existe un décalage entre la communauté et le milieu urbain, où l’esprit communautaire peut être plus difficile à recréer. Selon une ancienne intervenante scolaire innue :

Tu sais, il y avait des relations humaines en communauté qu’il n’y a pas ailleurs. Par le fait que c’était plus communautaire. L’esprit communautaire était présent, ce que tu ne peux pas avoir dans une polyvalente. Et ça, l’esprit communautaire, ça vient sécuriser les élèves innus parce qu’ils vivent en communauté. C’est ça leur réalité.

F24

La création du lien de confiance se joue à plusieurs niveaux : entre les élèves et le personnel scolaire, mais aussi avec les parents. Les participants ont soulevé le besoin qu’ont les jeunes de se sentir en confiance avec les intervenants et de sentir que ces derniers (re)connaissent leurs réalités. Une agente de liaison, qui accompagne spécifiquement les élèves innus de son école, explique justement l’importance de créer des liens de proximité avec ces élèves : « Je pense que tout part du lien. Au début de l’année, moi je mise toujours sur apprivoiser les élèves, qu’eux apprennent à me connaitre, parce que j’arriverai à rien au niveau académique si un lien s’est pas créé. » (I9) La présence d’un intervenant sensible aux réalités particulières des élèves innus et qui facilite le lien entre la réalité familiale, la réalité communautaire et le milieu scolaire semble être une pratique gagnante. Un intervenant innu sera plus apte à accompagner l’élève dans sa langue, permettant ainsi une sécurité et une relation de confiance.

La confiance entre les familles et l’institution scolaire est également déterminante, selon une directrice d’école primaire : « Si les parents ne me font pas confiance, les élèves ne nous feront pas confiance. Si les élèves ne font pas confiance à l’école, il n’y a aucun gain. » (D7)

Comprenant que la relation avec les familles doit être construite progressivement, cette directrice a mis plusieurs années pour parvenir à impliquer les parents innus dans l’école. Elle a réalisé que la confiance ne s’établirait pas du jour au lendemain lorsqu’elle a proposé à un parent innu de faire partie du conseil d’établissement :

C’est là qu’il m’a dit : « Tu sais, je ne me sens pas à l’aise, puis les autres parents [innus] non plus. Il y a beaucoup plus de Blancs ici que nous. Tu sais… on ne se sent pas chez nous. » Donc, quand je lui demandais quoi faire, il m’a juste dit : « Donne-nous le temps […] Vous préparez le terrain, continuez d’être accueillants, mais donnez-nous du temps. » Et au bout de la quatrième année, j’ai senti que les gens étaient plus à l’aise ici.

D7

Cette citation montre que bâtir des liens de confiance demande de la patience, de l’humilité et de l’écoute. L’attitude de la directrice, qui se considère elle-même en position d’« apprenante » vis-à-vis des parents innus et de leur communauté, semble déterminante pour la création d’une réciprocité à long terme :

Travailler avec les Autochtones, ça ouvre les yeux par rapport à ça, parce que c’est des gens qui ont des valeurs humaines très, très ancrées. Fait que, si tu n’es pas vrai, si tu ne fais pas d’approche en étant intègre à toi-même, puis en étant vrai avec ces gens-là, tu ne pourrais pas rien enseigner. Puis, tu ne pourras rien apprendre non plus.

I26

La création d’un lien de confiance repose enfin sur la collaboration, plus globalement, entre les deux communautés, innue et allochtone. Les participants ont souligné l’importance de collaborer avec les organismes autochtones pour concevoir ensemble des solutions adéquates pour répondre aux besoins des Innus. Les membres de l’Institut Tshakapesh, notamment, ont souligné leur volonté de collaborer avec les institutions scolaires et l’importance d’être impliqués dès le début du processus – et non dès que le projet est monté. Ce processus peut cependant demander du temps et une ouverture à l’apprentissage, particulièrement pour une personne qui aurait peu de connaissances au sujet des réalités autochtones.

6. Discussion

Cette recherche montre qu’il existe des initiatives prometteuses, dynamiques et collaboratives en développement dans les écoles de Sept-Iles afin d’améliorer les expériences scolaires des Innus, et ce, avec le soutien des mesures gouvernementales. Elle permet également d’enrichir la réflexion sur les limites de la réalisation d’une sécurisation culturelle dans le contexte scolaire actuel. Les expériences scolaires des élèves innus à Sept-Iles demeurent marquées par la peur de la stigmatisation, l’impossibilité de parler leur langue et de valoriser leur culture, et par des difficultés scolaires.

Les mesures d’aide financière attribuées aux Centres de services scolaires visent à soutenir la persévérance et la réussite scolaire en favorisant notamment des activités de sensibilisation et des mesures de soutien scolaire. Toutefois, ces activités, ainsi que le développement de la compétence culturelle chez les professionnels scolaires, demeurent embryonnaires aux yeux des Innus rencontrés. Ces derniers ont également évoqué le besoin d’une reconnaissance plus durable de la langue et la culture innues, ainsi que l’importance fondamentale d’une  relation de confiance mutuelle (Gerlach et coll., 2017) entre la communauté scolaire et la communauté innue.

Dans la lignée des travaux de Gaudry et Lorenz (2018) qui identifient un spectre d’autochtonisation en milieu universitaire, cette étude montre que, dans le continuum menant de la sensibilité culturelle à la sécurisation culturelle, les mesures prises dans les écoles relèvent plus d’une réalisation « faible » de la sécurisation culturelle, ce qui est éloigné des intentions originales promues par les penseurs autochtones comme Ramsden (2002). Deux éléments sont essentiels dans la démarche de sécurisation culturelle : la redéfinition du rapport de pouvoirs entre l’institution et les peuples autochtones (Ramsden, 2002) et la dimension collective des démarches institutionnelles. Or cette dimension collective des mesures de sécurisation est encore à développer.

À l’heure actuelle, il revient à chaque école, sur une base volontaire, de soumettre des demandes de financement pour mettre en place des mesures favorisant la persévérance scolaire. Les activités et pratiques recensées dans le cadre de cette recherche sont donc variables d’une école à l’autre, au gré de la vision de la direction et de ses enseignants. Elles ne sont pas réfléchies ou systématisées au niveau des Centres de services scolaires. Dans cette conceptualisation en étapes de la notion de sécurisation culturelle, il y a un risque que les intentions transformationnelles d’une réelle sécurisation soient irréalisables, comme l’évoquent plusieurs auteurs (Paul et coll., 2020 ; Yeung, 2016). Plusieurs études en milieux collégiaux et universitaires au Québec constatent d’ailleurs que le terme est galvaudé ; les activités de sécurisation culturelle demeurent, pour l’instant, des initiatives isolées et superficielles (Dufour, 2015 ; Lefevre-Radelli, 2019 ; Robert-Careau, 2019).

Pour continuer à cheminer, il est important de réaliser que la sécurisation culturelle est l’aboutissement d’un processus multidimensionnel. C’est dans la combinaison de pratiques qui se renforcent mutuellement que la sécurisation culturelle peut se réaliser. Par exemple, l’affichage de mots innus à l’école (kuei) peut paraitre superficiel s’il n’est pas accompagné d’une ouverture à long terme du personnel scolaire vis-à-vis des réalités et des pédagogies autochtones, et ce, au niveau collectif en impliquant les acteurs innus. Ainsi, il s’agit en plus de travailler de manière collaborative avec les acteurs autochtones dès le début, et de travailler sur plusieurs fronts en même temps :

On voit vraiment l’approche holistique. Ce n’est pas une chose qui fait la différence, c’est l’ensemble d’un paquet de petites choses, les relations humaines, les activités culturelles, ça s’additionne. On ne peut pas dire dans un milieu scolaire, par exemple, s’ils font des activités culturelles, ça va régler tous les problèmes. […] C’est plusieurs choses, puis on voit que, tranquillement, ces choses-là se mettent en place.

F24

La posture collaborative offre une vision du changement prometteuse pouvant se manifester dans des pratiques de cocréation qui misent sur les forces et sont axées sur le développement du vivre-ensemble. Cela implique « de désapprendre et de recréer, de valoriser les langues autochtones et d’accueillir le désordre et la tension […] dans le processus de transformation » ( Blanchet-Cohen et Richardson/Kinewesquao, 2017, p. 140, traduction libre). Ce processus s’opère donc à deux niveaux. D’une part, chaque acteur du milieu scolaire doit être en mesure de réfléchir à son rôle, à son bagage culturel et à sa place dans la structure coloniale persistante. D’autre part, il doit aussi s’engager vers une redéfinition du nous à travers le développement de relations humaines signifiantes, en remettant en question les rapports de pouvoirs, pour que le système éducatif reconnaisse pleinement les identités et les vécus des jeunes autochtones.

7. Conclusion

Cette étude dégage plusieurs pistes de recherche futures, notamment les conditions d’implication des jeunes, des familles et des communautés dans la recherche de solutions, pour réellement atteindre un milieu dans lequel ceux qui reçoivent le service se sentent en sécurité dans une optique de justice sociale. Les mesures d’aide financière représentent une amorce accueillie favorablement par les Innus. Cheminer vers les objectifs de sécurisation culturelle « forte » nécessite toutefois une vision d’ensemble et l’investissement de multiples acteurs à long terme, à travers un processus d’échanges égalitaires avec les communautés autochtones. Cela représente un défi pour un système éducatif pensé par et pour les allochtones, et qui a tendance à universaliser et à standardiser les apprenants et les savoirs.

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Natasha Blanchet-Cohen
Professeure, Université Concordia

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Flavie Robert-Careau
Professionnelle de recherche, Université Concordia

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Léa Lefevre-Radelli
Professionnelle de recherche, Université Concordia

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Caroline Talbot
Collaboratrice, Institut Tshakapesh