Corps de l’article

1. Introduction et cadre théorique

On note depuis quelques années un accroissement des propositions d’actions éducatives à mener auprès des enfants et des jeunes en dehors des heures d’enseignement (faites notamment par les collectivités locales), quoique celles-ci demeurent fortement hétérogènes dans leurs contenus (Glasman, 1992). La réforme des rythmes scolaires dans les écoles primaires (2013-2018), les Projets éducatifs de territoire ainsi que le développement des activités dites périscolaires en France en sont des illustrations. Au-delà de la seule réorganisation des horaires et emplois du temps scolaires, cette réforme, adossée à la loi de Refondation de l’école de la République de 2013 visait notamment à renforcer l’articulation entre les temps scolaires et périscolaires à travers des activités culturelles, artistiques ou sportives (Liot et Rubi, 2018) mises en place dans les écoles, avant et après la classe. Les textes officiels mentionnent que ces activités doivent être réalisées en « complémentarité » avec la vie scolaire, donc avec ses enjeux, ses contenus et ses objectifs d’apprentissage (circulaire n° 2014-184 du 19-12-2014). Cette complémentarité, historiquement liée au développement de l’éducation populaire, est alors présentée comme devant permettre de lutter contre les inégalités en matière d’éducation. Au-delà des enjeux d’acquisition des apprentissages scolaires, elle s’inscrit plus largement dans une visée de développement de la personne (Lescouarch, 2016). Tout en étant polysémique, cette notion de complémentarité – qui pourrait à la fois référer à l’idée d’enrichir, de parfaire, de poursuivre l’activité de l’école, mais aussi d’accompagner, de soutenir, ou encore, d’ajouter ou d’améliorer l’activité de l’école – évoque l’enjeu d’une intervention éducative renforcée auprès des enfants et des jeunes scolarisé⋅e⋅s et porte une nouvelle reconnaissance des apprentissages « non formels ». Elle se manifeste, dans le cas des Projets éducatifs de territoire, par l’affirmation de la valeur éducative des temps périphériques à la classe (parfois nommés loisirs éducatifs pour rendre compte de leurs différences avec les garderies scolaires), dans le cadre d’une formation scolaire elle-même souhaitée plus « globale » et « centrée sur l’enfant » par leurs promoteur⋅rice⋅s. En cela, elles font aussi écho au mouvement à l’oeuvre dans les centres de loisirs et de vacances, qui perçoivent maintenant les objectifs pédagogiques comme plus axés sur les acquisitions du socle commun de connaissances, de compétences et de culture.

Nous proposons dans cet article de nous pencher sur les contenus et les pratiques pédagogiques en jeu dans ces temps et activités périscolaires, en cherchant à caractériser plus précisément ce temps éducatif hors classe (ses enjeux). Manifeste-il une seule logique de reproduction des formes d’apprentissage scolaires, une extension de la forme scolaire à d’autres espaces sociaux (Thin, 1994), contribuant ainsi à réduire ce que seraient les spécificités de l’animation et de l’éducation populaire ? À l’inverse, ne peut-on pas y voir un processus par lequel les logiques scolaires sont accréditées de nouveaux enjeux éducatifs (Moignard et Sauvadet, 2016), marquant un empiètement de cette même forme scolaire par les logiques de l’animation, comme le suggérait déjà Viviane Isambert-Jamati (1990) à propos des projets en zone d’éducation prioritaire ? Ou bien convient-il d’y observer les traces d’autres formes et principes, constitués par l’actualisation de dynamiques présentes dans les deux mondes éducatifs : l’école et l’animation ? Alors, quelle lecture des manières d’apprendre, de grandir et de « faire éducation » engage cette dynamique ? Par ces questionnements, il s’agit de contribuer à l’actualisation d’une sociologie du curriculum et de la pédagogie sur un terrain encore peu travaillé, dans l’optique d’une réflexion sur la normativité d’une action publique engageant le rapprochement de deux mondes éducatifs : l’école et l’animation. En effet, les activités éducatives hors de l’école ont longtemps constitué un angle mort des analyses de la sociologie de l’éducation, sauf quelques productions récentes (Besse-Patin, 2018 ; Desvages-Vasselin, 2019 ; Netter, 2019) cependant plus axées sur les professionnalités (Desvages-Vasselin, 2018 ; Divert et Lebon, 2017 ; Lescouarch, 2016 ; Liot et Rubi, 2018) ou ancrées dans une sociologie de l’enfance (Sirota, 2006). De leur côté, les analyses de l’action publique d’éducation n’interrogent que très rarement leurs contenus et leur traduction dans les propositions curriculaires et pédagogiques. Or, il nous semble que les outils de la sociologie du curriculum et de la pédagogie s’avèrent tout à fait pertinents si l’on cherche à savoir comment se réalisent les réformes politiques dans les curriculums et les pratiques pédagogiques. Ils permettent de comprendre ce qui est en jeu dans ces propositions éducatives. Ils posent la question « de ce que doit être l’école, de ce qu’elle vise, de ce qu’est l’éducation » (Liot et Rubi, 2018, p. 15). L’analyse des formes d’éducation qui se déploient dans ces espaces « non formels » pourrait bien, en effet, nous aider à comprendre comment l’école se transforme « par petites touches » (Barrère, 2013 ; Netter, 2019), par ses côtés. En cela, cette analyse se veut aussi une contribution à la discussion actuelle sur les modèles éducatifs (Leroy, 2020 ; Plaisance, 1986) ou, plus précisément, sur les discours et identités pédagogiques (Bernstein, 2007) engagés dans ces espaces non formels et, plus largement, dans les processus de territorialisation de l’action publique éducative que cette réforme corrobore. Avec le concept d’identité pédagogique – cadre conceptuel qui porte notre analyse – il s’agit de chercher à saisir les principes et les hypothèses éducatives – et ainsi les figures de l’enfant et de l’apprendre – en jeu dans les situations d’apprentissage proposées par les animateur⋅rice⋅s. Il s’agit aussi de comprendre la manière dont les choses du monde sont pédagogisées (c’est-à-dire signifiées) dans ces situations et d’ainsi en faire émerger les formes de subjectivation qui leur sont dès lors associées. En cela, l’analyse entend compléter les derniers travaux sur le travail pédagogique des animateur⋅rice⋅s périscolaires, montrant les caractéristiques de cette forme ludique qui se dessine aux abords des temps de classe (Besse-Patin, 2018 ; Desvages-Vasselin, 2019). L’analyse des contenus proposés aux enfants conduira à alimenter la réflexion sur les formes de connaissance en jeu dans ces situations pédagogiques, laquelle doit nous aider à penser une problématique plus globale de la formation des imaginaires individuels et collectifs dans une action publique d’éducation de plus en plus fragmentée (Barrère et Delvaux, 2017).

Après avoir présenté notre démarche méthodologique, et notamment les différents corpus de données sur lesquels nous prenons appui pour notre analyse, nous formulerons de premières remarques sur l’organisation curriculaire de ces temps, souhaités complémentaires, afin de mieux saisir ce qui les caractérise. Nous chercherons ensuite à qualifier le discours pédagogique à l’oeuvre dans ces temps et activités en démontrant en quoi ceux-ci réfèrent à un modèle à forte teneur capacitaire. Enfin, nous mettrons en évidence le type de savoir qui est valorisé dans ce discours et les formes de l’apprendre en jeu.

2. Démarche méthodologique : les corpus de données considérés pour l’analyse

Pour développer cette réflexion, nous mobiliserons plusieurs données issues d’un travail de thèse ayant porté sur la mise en oeuvre de la réforme des rythmes scolaires. Un premier corpus a été élaboré à partir d’une trentaine de projets (pédagogiques) périscolaires. Ceux-ci ont été écrits par les animateur⋅rice⋅s au titre de l’élaboration du Projet éducatif de territoire et mentionnent les activités proposées à des enfants scolarisé⋅e⋅s dans les écoles maternelles et élémentaires de la ville, c’est-à-dire des enfants ayant entre 3 et 12 ans. Précisons que celles-ci se réalisent principalement dans les écoles (dans les classes, la cour de récréation ou dans d’autres espaces dédiés lorsque ceux-ci existent) même si sont parfois mentionnés des espaces extérieurs, gérés par la ville (gymnase, bibliothèque municipale, quartier, centre social, etc.). Les enfants sont en général réparti⋅e⋅s dans des groupes, encadré⋅e⋅s par un⋅e animateur⋅rice qui a préalablement défini une « thématique » (laquelle est déclinée dans un projet pédagogique). Nous avons pu récupérer ces projets de manière à pouvoir en proposer une analyse systématique. Nous avons alors repéré les matérialités discursives de ces écrits et nous avons procédé à une analyse sémantique du discours (en cherchant à en repérer les récurrences). Allant d’une à dix pages chacun, ces documents se présentent comme une programmation dans laquelle les animateur⋅rice⋅s mentionnent l’intitulé des activités qu’elle⋅il⋅s envisagent de réaliser avec un groupe d’enfants au titre d’une progression durant un cycle, c’est-à-dire dans un temps étendu entre deux vacances scolaires, soit en moyenne six séances. Ces projets décrivent les objectifs pédagogiques qu’elle⋅il⋅s attachent à cette programmation et leur déclinaison pour chaque séance, indiquant ce qui sera à réaliser (comment et pourquoi, pour quelles visées éducatives). Ces documents n’étant pas produits dans toutes les villes de notre enquête, nous avons opté pour une analyse de ce seul corpus, qu’il faut alors envisager dans la logique d’une pensée par cas (Passeron et Revel, 2005). Ils concernent une ville périurbaine de taille moyenne (d’environ 25 000 habitant⋅e⋅s) dont la moitié des écoles sont classées à l’intérieur du Réseau d’éducation prioritaire.

Un deuxième corpus regroupe les projets formalisés par les collectivités locales (les plaquettes de Projets éducatifs de territoire) ainsi que les réponses à un questionnaire qui leur a par ailleurs été adressé. Il leur était demandé de mentionner les contenus proposés aux enfants pendant les activités périscolaires (et extrascolaires lorsqu’elles étaient incluses dans le Projet éducatif de territoire). Le questionnaire a été réalisé par l’équipe de l’observatoire des politiques locales d’éducation et de la réussite éducative à laquelle nous étions alors associés, dans les premières années de la mise en oeuvre de ces projets territoriaux. Il a été envoyé aux technicien⋅nes des collectivités territoriales (villes ou communautés de communes) par le biais des associations et collectifs constitués (Réseau français des villes éducatrices, Association nationale des directeurs et des cadres de l’éducation des villes et des collectivités territoriales, associations d’éducation populaire, Association des maires de France et des présidents d’intercommunalité). Un total de 168 réponses exploitables a été recueilli. Près de 50 % de celles-ci proviennent des communes de plus de 5000 habitant⋅e⋅s et près de 60 % sont situées en Auvergne-Rhône-Alpes. La région parisienne ne représente quant à elle que 6 % des réponses. Environ 30 % des communes de l’échantillon ont signé un contrat de ville, 13 % bénéficient d’une dotation de solidarité rurale et 23 % ont sur leur territoire des établissements intégrant le Réseau d’éducation prioritaire ou le Réseau d’éducation prioritaire +. De plus, 32 % des répondant⋅e⋅s sont des élu⋅e⋅s, 31 % sont des cadres, directeur⋅rice⋅s généraux⋅ales de services, 29 % sont des chargé⋅e⋅s de mission pour les Projets éducatifs de territoire et 6 % sont des secrétaires de mairie. Nous avons procédé à une analyse de contenu basée sur une procédure systématique de repérage des termes présents dans ces réponses (leurs occurrences), par l’entremise d’un outil d’exploration textométrique (menée avec le logiciel TXM), ainsi que sur l’étude interne des énoncés renvoyant aux objectifs de ces projets. Il s’agit par là d’explorer l’univers sémantique rattaché à ces réponses pour caractériser les principes, les logiques et les formes d’intervention pédagogique promues dans ces projets. Pour cela, nous avons plus particulièrement considéré les deux questions suivantes : « Pouvez-vous citer, en quelques phrases courtes, les principaux objectifs assignés à votre projet éducatif de territoire en les hiérarchisant par ordre de priorité ? » et « Pouvez-vous décrire les contenus principaux des actions de votre projet éducatif de territoire ? ». Ont été collectées 528 réponses.

Nous mobiliserons enfin des entretiens réalisés auprès des animateur⋅rice⋅s périscolaires sur différents territoires (essentiellement urbains et périurbains). Vingt-trois animateur⋅rice⋅s, âgé⋅e⋅s de 18 à 45 ans, diplômé⋅e⋅s (du brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur dans la majeure partie des cas) ou non, ont été interrogé⋅e⋅s par le biais d’entretiens semi-directifs. Neuf d’entre elles⋅eux interviennent dans des écoles du réseau d’éducation prioritaire et du réseau d’éducation prioritaire+. La moitié d’entre elles⋅eux travaillent au sein d’une association d’éducation populaire (les autres étant engagé⋅e⋅s par la mairie d’une ville). Les entretiens ont duré une heure et demie, en moyenne, et se sont déroulés dans les écoles, dans l’espace dédié aux activités périscolaires. Ils ont, dans la majorité des cas, été associés à des observations de pratiques, dans le temps des activités périscolaires. Ils ont alors consisté en des récits de pratiques. Il s’agissait de chercher à comprendre quels sont les contenus proposés aux enfants et comment le déroulement des activités et leurs finalités sont pensés. Font-ils l’objet d’une définition préalable ? Quels sont les principes et les justifications (ou les objectifs) qui régissent les choix d’organisation ? En quoi le projet éducatif de territoire et les directives nationales les concernant constituent-ils un support pour leur mise en oeuvre ? L’observation des pratiques d’animation nous a permis d’affiner nos analyses en considérant plus spécifiquement les dispositifs pédagogiques constitués pour réaliser la complémentarité éducative promue dans ces projets, au-delà des récits qui ont tendance à mettre en évidence les aspects les plus légitimes de ces pratiques. Combinées aux entretiens, ces observations nous conduiront à interroger la manière dont les animateur⋅rices signifient ces visées éducatives dans leurs pratiques, ce que ces dernier⋅ère⋅s font exister dans les situations pédagogiques et comment elle⋅il⋅s le font (en référence à la notion de « cadrage » chez Bernstein, 2007).

Pour interpréter l’organisation curriculaire et pédagogique de ces temps didactiques, nous prendrons appui sur les concepts bernsteiniens de « classification » et de « cadrage ». La classification renvoie à la compartimentation des savoirs, à la structure du curriculum, et le cadrage aux formes pédagogiques, à la logique interne de transmission des savoirs. La classification concerne le niveau des relations entre les disciplines ou les connaissances d’une discipline particulière et le niveau des relations entre le savoir quotidien et le savoir scolaire (Vitale, 2018). Quant au cadrage, il « permet de caractériser la structuration profonde du système de communication qu’est la pédagogie. Il renvoie au contexte dans lequel le savoir est transmis et reçu, à la forme spécifique de la relation pédagogique entre l’enseignant et l’enseigné » (Bernstein, 2007, p. 245).

3. L’organisation curriculaire des alentours de l’école : observations générales

Il faut d’abord préciser qu’à la différence des curriculums scolaires, les contenus des activités dites périscolaires ne résultent pas d’une programmation nationale dans laquelle les objets de savoir et leur rythme d’acquisition seraient préalablement circonscrits. Les directives officielles insistent à ce titre sur les enjeux d’une adaptation des propositions pédagogiques aux « réalités » et aux « besoins » locaux et sur la mobilisation des « ressources des territoires » (circulaire n° 2013-036 sur les projets éducatifs territoriaux). Il existe bien ce qu’on pourrait appeler un curriculum formel (mais en général peu formalisé) et des prescriptions concernant les activités et projets à mettre en place, mais on pourrait dire que celles-ci résultent moins de la déclinaison locale d’un cadre officiel stable et nationalement défini que d’une dynamique informelle, marquée par la circulation d’expériences – voire de bonnes pratiques – entre les territoires. Celle-ci se fait notamment à l’appui d’un certain nombre de réseaux d’acteur⋅rice⋅s des niveaux locaux et nationaux (Association nationales des directeurs et des cadres de l’éducation, Réseau français des villes éducatives, Associations complémentaires de l’école publique), par exemple, l’organisation de journées nationales sur les politiques éducatives locales conviant les différent⋅e⋅s acteur⋅rice⋅s des collectivités locales et de l’Éducation nationale (surtout les cadres d’institutions). Ces rencontres conduisent ainsi à des échanges de pratiques mises en oeuvre sur les territoires et à la construction d’une réflexion collective sur les enjeux de ces projets. Il reste bien sûr à savoir comment ces réflexions sont traduites auprès des professionnel⋅le⋅s qui interviennent directement auprès des enfants, c’est-à-dire les animateur⋅rice⋅s et autres intervenant⋅e⋅s de l’éducation. De fait, nous observons dans nos enquêtes que les curriculums – et la traduction des principes énoncés dans les directives nationales, comme la complémentarité éducative avec l’école – relevaient, en fait, surtout des choix opérés par les animateur⋅rices (ou les intervenant⋅e⋅s). Ces choix sont notamment liés à leurs compétences, parfois spécifiques à certains domaines d’activité (danse, yoga, activités manuelles, bande dessinée, etc.), leurs connaissances, mais aussi à leur manière de concevoir leur rôle au sein de l’école. Elle⋅il⋅s bénéficient à ce titre d’une large marge de manoeuvre pour traduire dans leurs pratiques les grands principes énoncés dans les Projets éducatifs de territoire (Divert et Lebon, 2018). De ce fait, ces acteur⋅rice⋅s peuvent être considéré⋅e⋅s comme des agent⋅e⋅s de première ligne de la recontextualisation du discours pédagogique officiel (Bernstein, 2007) et de la construction curriculaire sur laquelle il s’agira alors de s’attarder. Elle⋅il⋅s opèrent comme « cheville ouvrière » de la mise en oeuvre des projets sans pour autant que ce rôle leur soit toujours reconnu ou ne soit valorisé.

Malgré l’hétérogénéité des acteur⋅rice⋅s, il faut déjà souligner que la pratique de ces professionnel⋅le⋅s du champ de l’animation est moins fondée sur la définition de contenus spécifiques que sur une réflexion portant sur les « postures » pédagogiques qu’elle⋅il⋅s décrivent le plus souvent comme devant être « centrées sur l’enfant », avec l’idée que tout objet peut s’avérer être un support pédagogique, prétexte au développement de la relation pédagogique. De ce fait, la question du choix des activités par les enfants admet une importance particulière dans l’argumentaire des animateur⋅rices périscolaires interrogé⋅es. Elle⋅il⋅s présentent en effet fréquemment leur intervention sous l’angle de l’adaptation aux envies et intérêts, manifestés sur le moment, par les enfants, ou bien à leurs capacités telles qu’elles s’observent dans la réalisation de l’activité. Cela n’empêche pas – comme nous le verrons plus loin – l’élaboration d’une programmation préalable (basée sur des thèmes d’activités et la définition préalable d’objectifs pédagogiques), mais celle-ci s’adosse aussi à des pratiques visant à considérer ce qui intéresse les enfants. Une animatrice m’explique, par exemple, qu’elle se base surtout « sur ce que les enfants ont envie de faire et ce qu’ils peuvent faire » et qu’elle « s’adapte en fonction de ça » plutôt que de penser à un contenu spécifique : « Tu réfléchis en amont, mais t’ajustes… Si tu fais une activité qui n’a pas bien marché ou voire pas du tout marché, et ben tu changes. » De fait, nous avons pu observer que certaines activités sont parfois abandonnées pour ne pas être sollicitées par les enfants, là où d’autres supports (ou types d’activités) peuvent être introduits dans le cours des séances pour faire l’objet d’une demande de leur part, alors qu’elles n’étaient pas initialement prévues par les animateur⋅rice⋅s. Ces dernier⋅ère⋅s insistent aussi sur la diversité des supports, matériaux, objets proposés aux enfants pendant les activités, de manière à ce qu’elle⋅il⋅s puissent « faire par rapport à leurs envies ». Dans certaines écoles de notre enquête, cette option est même favorisée par la possibilité donnée aux enfants de participer ou non aux propositions élaborées par les animateur⋅rice⋅s, voire d’y participer un moment et de l’abandonner pour une autre, seul⋅e ou avec d’autres enfants. Les animateur⋅rice⋅s revendiquent aussi un rôle actif de l’enfant dans l’organisation de la séance. Nous verrons comment celui-ci se traduit dans les pratiques.

Ces aménagements et adaptations dans le cours de la mise en oeuvre des projets caractérisent des curriculums et pratiques pédagogiques qui entendent ainsi porter l’accent sur les aspirations, les gouts ou les désirs des enfants (et, dans une certaine mesure, sur leurs capacités). En cela, ils ne sont pas sans faire écho à un certain registre de l’expressivité, tel qu’on le retrouve par exemple dans le modèle expressif décrit par Plaisance (1986) pour rendre compte des pratiques d’enseignement dans les écoles maternelles à partir des années 1970. Dans ce modèle, explique Plaisance (1986), l’attention des éducateur⋅rices (dans ce cas, les enseignant⋅e⋅s) est portée sur les attitudes manifestées par l’enfant au cours des diverses activités, ainsi que sur l’expression de la personne. L’analyse des contenus et des pratiques pédagogiques à l’oeuvre dans les temps périscolaires nous permettra de montrer que ceux-ci sont en fait marqués par un autre registre mettant lui-même en tension le registre expressif en ce qu’il renvoie à d’autres normes, que l’on qualifiera de capacitaires et responsabilisantes.

3.1 Un curriculum hybride : entre visées expressives et de performance

Pour avancer dans ces questionnements, nous avons d’abord pris appui sur les propositions d’activités et leurs objectifs, tels qu’ils apparaissent formulés par les collectivités locales dans les réponses au questionnaire mentionné précédemment. Il est ainsi question de se pencher sur les matérialités langagières de ces réponses et nous serons surtout attentif⋅ve⋅s à la manière dont y sont décrites les activités à favoriser. Nous prendrons appui sur les modèles élaborés par Plaisance (1986) et en partie retravaillés par Van Zanten (2009) pour caractériser les pratiques pédagogiques. Un premier modèle pédagogique décrit par Plaisance (1986) – le modèle productif – correspond aux formes de relations pédagogiques à l’oeuvre à l’école maternelle avant les années 1970. Il est caractérisé par la représentation d’une enfant « qui, à travers ses diverses tâches scolaires, produit certains travaux jugés selon les critères de perfection technique de l’adéquation à une norme de réussite préétablie » (p. 123). Quant au modèle expressif évoqué précédemment, se développant à partir des années 1970, il considère non plus les travaux de l’enfant, ou ses capacités productives, mais plutôt l’expression de sa propre personnalité. L’accent est mis sur les attitudes de l’enfant dans l’activité. Pour Van Zanten (2009), ce modèle expressif est marqué par la prise en compte des désirs et des gouts de l’apprenant⋅e, dans une forme de relation personnalisée.

Afin de mieux saisir les différences auxquelles ces pratiques pédagogiques réfèrent et les modèles qu’elles donnent à voir, nous proposons de leur associer chacun des contenus ainsi que les principes auxquels chacun renvoie (de manière schématique). Nous appellerons le modèle qui pourrait être à l’oeuvre dans les activités périscolaires « expressif-capacitaire ». Nous avons essayé de reconstituer les caractéristiques propres des modèles productif et expressif en nous basant sur les analyses produites par Plaisance (1986) et Van Zanten (2009). Quant au modèle expressif-capacitaire, il est modélisé à partir de nos différents corpus de données, notamment les entretiens réalisés avec les animateur⋅rice⋅s et les observations de pratique. Précisons que les critères évaluatifs mentionnés renvoient, dans l’ordre du discours pédagogique tel que le conceptualise Bernstein (2007), aux attitudes, comportements et aux savoirs que cherchent à promouvoir ces animateur⋅rice⋅s dans les activités périscolaires. Ils ne font ainsi pas référence à une évaluation formelle (qui serait décrite de manière explicite, formalisée et dispensée), mais plutôt à ce qui est valorisé dans les situations pédagogiques. Ils ne sont pas directement observables dans les pratiques, mais sont (re)constitués par l’analyse.

Le modèle productif :

  • Vise à favoriser l’effort, l’application, la justesse dans l’attitude de l’enfant

  • Évalue la perfection technique, les acquisitions, les connaissances acquises par l’apprenant·e

  • Est associé aux enjeux de « réussite », d’« acquisitions », de « connaissances », de « développement », de « progression », d’« amélioration » (dans les apprentissages)

  • Les contenus d’apprentissage sont sériés et fortement séparés les uns des autres ; les contenus proches de la vie quotidienne des enfants sont rares

Le modèle expressif :

  • Vise à favoriser l’autonomie, la créativité, l’épanouissement, le plaisir, la coopération entre les enfants

  • Évalue la manière de travailler, l’expression de la personnalité de l’enfant

  • Est associé aux enjeux d’« épanouissement », de « développement », de « besoin d’autonomie », de « bonheur », de « plaisir », de « découverte »

  • Les contenus d’apprentissage accordent une importance à l’affectivité, à la joie, au plaisir d’apprendre. Les contenus artistiques y sont plus présents

Le modèle expressif-capacitaire :

  • Vise la responsabilité, l’autonomie et l’autorégulation dans l’attitude des enfants

  • Évalue les attitudes face aux apprentissages, la maitrise procédurale, les acquisitions réalisées

  • Est associé aux enjeux d’« autonomie », de « découverte », de « renforcement », d’« amélioration » des acquisitions, en garantissant les connaissances de base

  • Les contenus d’apprentissage font référence aux domaines de l’expérience, aux pratiques sociales, en favorisant les liens entre les différentes propositions pédagogiques

Une analyse textométrique de ces objectifs permet de remarquer que les termes les plus utilisés dans le corpus de l’enquête ne renvoient pas foncièrement à des visées expressives. On retrouve le terme « épanouissement » comme celui de « besoins » parmi les dix premières occurrences, mais les autres termes renvoient à d’autres considérations : « autonomie », « citoyenneté », « réussite », « découverte », « accès ». Si l’on considère seulement les verbes parmi ces objectifs, on retrouve le classement suivant, dans l’ordre décroissant de leur fréquence : favoriser, développer, permettre, assurer, garantir, améliorer, promouvoir, offrir, proposer, sensibiliser, renforcer, accompagner, contribuer, lutter. La notion de « responsabilité » est aussi fréquemment évoquée, parfois associée, comme dans l’extrait d’entrevue suivant, à l’enjeu du développement de la personnalité :

Il s’agit de permettre à l’enfant de développer sa personnalité, son sens des responsabilités et lui permettre d’être l’acteur de ses loisirs, d’être à l’initiative des activités. L’accueil périscolaire est un espace où l’enfant est accompagné dans son rythme pour développer son autonomie et se responsabiliser.

Comme on le retrouve dans d’autres réponses, il s’agit plus précisément de « développer l’ouverture d’esprit », de « développer les talents », ou encore, d’« élargir », de « nourrir », de « favoriser » l’acquisition des savoirs, expressions qui évoquent surtout l’idée d’un prolongement des capacités. Ces capacités sont considérées comme étant un déjà-là, disponible ou émergent, et l’organisation de l’activité doit permettre de le développer. À souligner, par ailleurs, que dans ces réponses, l’utilisation des verbes « garantir » et « soutenir » insiste davantage sur des enjeux de protection (des droits) ou d’inclusion.

Ces termes et expressions renvoient ainsi à une double idée : celle de « soutenir » (les capacités de l’apprenant⋅e) et d’« augmenter » (dans le sens d’une amélioration de ces capacités). Les réponses réfèrent en fait à la coexistence d’attitudes liées à l’encouragement et de l’idée de l’aménagement d’un environnement propice au développement de la personnalité de l’enfant. Mais elles évoquent déjà moins l’idée d’une expressivité à libérer que de comportements (d’attitudes, de capacités) à favoriser. On remarque notamment cela par les rapprochements qui sont opérés, dans ces objectifs et intitulés d’activités, entre différents domaines de savoir. L’enjeu de découverte est, par exemple, adossé à des visées d’apprentissage plus spécialisées, comme dans la formulation de l’objectif suivant : « Il s’agit de développer la pratique sportive et la motricité à travers la découverte de nouvelles activités. » Ici, il s’agit ainsi à la fois d’inciter à cette pratique et de mettre au travail une compétence de motricité. Le rapprochement entre pratique sportive, motricité et découverte apparait assez surprenant du fait des différents registres et logiques d’apprentissage auxquels ces concepts réfèrent. Alors que la notion de découverte réfère à un registre ouvert de l’expérience – non adossée à des résultats spécifiques d’acquisition qui seraient définis au préalable, c’est-à-dire une expérience où importe la dynamique plus que le résultat – celle de motricité renvoie, quant à elle, à des savoirs (plus) spécialisés et à une logique d’apprentissage davantage performative. Mais la notion de découverte peut tout aussi bien évoquer l’idée d’une expérience marquée par une posture active de l’individu, engageant des capacités à s’étonner, éprouver, enquêter, reconnaitre. Elle renvoie aussi à l’idée d’explorer, enrichir, ouvrir, pouvant rendre compte d’une capacité d’étonnement face à ce qui est découvert. Dans tous les cas, cette hybridité entre des domaines d’expérience et des savoirs plus spécialisés (comme la motricité) apparait, dans ce corpus et dans les projets étudiés, comme une caractéristique des contenus périscolaires. Avec Bernstein (1975), nous pourrions évoquer ici l’idée d’un programme intégré dans lequel la relation entre les contenus est une relation ouverte, où les frontières entre les savoirs sont moins marquées, les expériences apparaissant comme l’occasion d’améliorer ses propres capacités et performances (contre l’idée de leur gratuité). Et où le registre expressif est en fait contrebalancé par le registre de l’acquisition de comportements spécialisés.

3.2 Des différences selon les territoires ?

L’analyse montre par ailleurs que cette classification des contenus opère de manière différenciée selon les types de territoire. Une certaine spécificité concerne les territoires périurbains hors contrat de ville ou de dotation de solidarité urbaine, c’est-à-dire des territoires que l’on peut donc supposer socioéconomiquement assez aisés. Les contenus mentionnés dans les réponses évoquent plus souvent une catégorisation stricte par type d’activité : sport, culture, arts, citoyenneté. On observe aussi que, dans ces cas, ce qu’on pourrait appeler les activités culturelles sont, quant à elles, davantage précisées du point de vue des apprentissages possibles et sont marquées par l’utilisation d’un langage spécialisé, comme le montre la réponse « savoir s’exprimer dans le langage théâtral » où il s’agit bien de « savoir s’exprimer » plutôt que de « s’exprimer ». De leur côté, les communes bénéficiant d’un contrat de ville et les métropoles mentionnent davantage des contenus liés à la santé et à l’environnement et ce, dans une logique de sensibilisation. Nous pourrions faire l’hypothèse que cette différence résulte du fait de l’intervention d’autres types d’acteur⋅rice⋅s, davantage associé⋅e⋅s aux domaines social et médicosocial. La classification (séparation) entre les contenus y est plus faible et leurs intitulés tendent à mêler et à rapprocher les logiques d’apprentissage scolaire de celles des pratiques sociales (là où elles sont plus souvent séparées dans le premier cas mentionné). Elles manifestent ainsi plus cette montée des thèmes intégrateurs que nous venons d’évoquer, qui affaiblissent les frontières entre l’école et l’extérieur, entre les savoirs spécialisés (qu’il s’agisse des savoirs scolaires tels qu’ils s’organisent au travers des disciplines ou des sphères d’intervention publique, comme la santé et l’environnement) et les savoirs convoqués dans les pratiques sociales. Nous pourrions parler d’une logique d’expertisation de la vie quotidienne (une certaine forme de pédagogisation) où des pratiques sociales dans lesquelles les savoirs spécialisés, ceux rattachés aux sphères de l’intervention publique, tendent à s’adresser aux pratiques de la vie quotidienne. À ce titre, nous pouvons dire qu’il s’agit ainsi de savoirs qui doivent servir de moyen pour améliorer cette vie quotidienne.

4. Une grammaire « capacitaire » ? Favoriser la curiosité, l’engagement de soi et les capacités relationnelles

Pour approfondir le questionnement, nous prendrons appui sur notre deuxième corpus de données, constitué d’une vingtaine de projets (pédagogiques) périscolaires dans lesquels les animateur⋅rice⋅s décrivent les contenus des activités proposées et leurs visées éducatives. Ces 20 projets sont ainsi intitulés : Cuisine ; Arts plastiques ; Météo ; Graffitis ; Découverte des peintres ; Pétanque ; Sarbacane ; Sports de l’esprit/jeux de société ; Théâtre ; Jardinage ; Photo ; Spectacle vivant/arts visuels ; Rallye en ville/sensibilisation à l’environnement ; Guitare classique ; Tri sélectif et environnement ; Conte et littérature ; Recyclage ; Bande dessinée ; Découverte de la sécurité civile ; La tête dans les étoiles.

On constate d’abord que les intitulés (noms ou groupes nominaux) renvoient ici en majorité à des pratiques sociales et ne mentionnent que très rarement des catégories liées aux disciplines scolaires ou aux domaines d’acquisition de compétences. Ils peuvent aussi évoquer des pratiques extrascolaires, telles qu’elles sont mises en oeuvre dans les centres de loisirs, par exemple dans ce mouvement, allant croissant, de pédagogisation des loisirs (Besse-Patin, 2018 ; Brougère, 2016) ainsi, les jeux de société deviennent des sports de l’esprit ! Nous pouvons faire l’hypothèse que ces intitulés, assez spécialisés, entendent explicitement différencier les activités périscolaires de ce qui est parfois qualifié de « simple garderie » (Besse-Patin, 2018). Pour autant, on note plusieurs spécificités. Le détail des visées éducatives des projets renvoie plus à des acquisitions orientées vers la réalisation de tâches qui doivent conduire l’enfant à maitriser des critères techniques de production, par le respect de différentes étapes et selon un modèle de réussite préétabli. L’argumentation à propos du projet Masque de Venise (extrait suivant), écrit par une animatrice intervenant auprès d’un public âgé de 6 à 12 ans, sur un territoire prioritaire de la politique de la ville, apparait significative de ce point de vue :

Dans le cadre de l’activité manuelle Masques de Venise, mon objectif est de développer, favoriser la créativité, l’imagination et la précision du geste de l’enfant, ainsi que de le sensibiliser aux techniques du moulage, tout en lui faisant découvrir de nouveaux matériaux, le plâtre. L’enfant a besoin de cadre, d’être valorisé, encouragé, rassuré. Il a besoin d’autonomie et de développer l’imagination, ainsi que la motricité fine, d’aimer l’activité. Le travail manuel est donc un élément de sa vie qui lui permet de se dépasser, de réfléchir, d’avoir confiance en lui. Il est surtout support d’apprentissage et de créativité. Il lui permet aussi l’écoute, le partage, la concentration, la communication, l’entraide. L’activité permet de répondre à ces différents besoins de l’enfant.

Les références à l’expressivité enfantine ou aux approches psychoaffectives (Leroy, 2020) ne sont pas absentes de la description, mais elles y apparaissent sous un angle spécifique. Elles se présentent d’abord comme des besoins nécessaires au développement de l’enfant, mais aussi comme une condition des acquisitions visées (une assurance pour l’action), bien plus qu’elles ne sont considérées comme l’occasion de révéler la personnalité de l’enfant, comme c’était le cas dans le modèle expressif décrit par Plaisance (1986). Nous pourrions dire que les visées expressives et instrumentales ne s’opposent pas, mais s’agencent – les premières étant au service de l’autre – au titre d’une grammaire qui apparait fondée sur l’idée d’un potentiel à soutenir et à renforcer autant que sur celle d’un individu dont il faudrait favoriser les performances, telles qu’elles sont utiles dans le monde scolaire. Il y a, en quelque sorte, soumission du travail expressif favorisé – un travail plus spécifiquement émotionnel, nous le verrons – à des visées instrumentales, proches du modèle « productif ». Les attitudes encouragées concernent ici le dépassement de soi, la réflexion, la confiance en soi – un registre comportemental – mais aussi, et c’est une autre dimension forte de cette grammaire, celle de la communication et de l’entraide. Celles-ci, pouvant référer aux logiques de la coopération propre au modèle expressif, apparaissent davantage comme étant l’occasion de réguler ses comportements et de définir ses propres capacités, plus qu’elles ne sont signifiées comme un sentiment d’empathie envers l’autre qu’il s’agirait alors de favoriser. On apprend à agir avec les autres, à y reconnaitre ses capacités et à réguler ses comportements. Et s’il est question de créativité, comme dans le modèle « expressif », celle-ci réfère moins au registre d’une spontanéité, qui serait à valoriser, qu’à celui d’une assurance de soi (vis-à-vis de soi et des autres, assurance dans l’action) à soutenir et renforcer.

5. Une insistance sur la gestion des émotions et la régulation des comportements

La question de la gestion des émotions est aussi régulièrement évoquée, sous cet angle, dans les écrits de notre deuxième corpus de données. La lecture de contes est, par exemple, présentée comme ayant pour objectif d’« aider les enfants à résoudre leurs difficultés, à affronter leurs peurs, à les maitriser et s’en libérer ». Les comportements et attitudes sous-tendues renvoient, à cet égard, à une capacité à s’engager dans l’action. Ce sont ainsi les compétences dites affectives et sociales qui sont valorisées, censées pouvoir être en particulier favorisées par les activités culturelles et sportives alors proposées. Celles-ci sont ainsi signifiées comme un moyen de développer certains comportements et attitudes, lesquels portent surtout sur les capacités relationnelles et de participation à une action collective. Jouer à la pétanque est, par exemple, présenté comme devant permettre à l’enfant de prendre conscience du « respect que les joueurs entretiennent ainsi que de la confiance entre coéquipiers ». C’est aussi apprendre à « respecter le groupe en mettant en avant la patience et la courtoisie » qui sont, est-il précisé dans le document en question, « non seulement règlementaires, mais aussi les sources du plaisir qu’on prend lorsqu’on joue à la pétanque ». In fine, nous pouvons dire que l’accent est porté, dans ces textes pédagogiques, sur les capacités d’autocontrôle (de ses pulsions, de ses désirs, de ses émotions) permettant le respect des règles de la vie sociale.

Nous avons vu que les contenus proposés aux enfants dans le cadre de ces projets ne renvoient pas aux seules visées expressives – orientées vers l’éveil de soi, de sa personnalité, de ses gouts et de ses envies spontanées – mais manifestent aussi une autre logique, qui vise à favoriser la capacité (de l’enfant, de l’individu) à détecter, dans la réalisation d’une pratique sociale, les possibilités de son développement personnel (dans le sens où elles seraient accordées aux envies ou aux gouts personnels) et ses compétences affectives et sociales. Cette logique évoque chez Bernstein ce qu’il nomme « identités [pédagogiques] thérapeutiques » qui sont produites, selon lui, par des théories complexes du développement personnel, cognitif et social (que l’on dit souvent progressives) qui renvoient à un contrôle invisible sur les élèves (Bernstein, 2007). Dans cette dernière partie de l’analyse, nous souhaiterions préciser ces questionnements sur les normativités des activités au regard des pratiques pédagogiques des animateur⋅rice⋅s. Pour cela, nous prendrons appui sur plusieurs situations pédagogiques à même de rendre compte des récurrences observables dans la mise en oeuvre de ces activités périscolaires.

6. Une relation pédagogique « horizontale » : réassurance du soi

Les entretiens réalisés avec les animateur⋅rice⋅s (dont nous avons pu observer les pratiques) font apparaitre plusieurs traits caractéristiques des modalités d’intervention pédagogique valorisées. Un point central se rapporte à l’attention portée à la valorisation de ce qui a été réalisé par l’enfant, sur le mode de l’assurance en la validité de ce qui a été entrepris – assurance qui est d’ailleurs perçue par les animateur⋅rice⋅s comme étant mise à mal par les exigences scolaires et l’univocité et l’unicité des critères de réussite. Au titre de cette valorisation, les productions sont moins signifiées par ce qu’il leur manque pour atteindre des critères de réussite préétablis que pour ce qu’ils informent des compétences de l’enfant et de ses progrès. Avec Bernstein, nous pouvons dire que le jugement porte moins sur la production ou les savoirs en jeu que sur l’individu ou ses caractéristiques personnelles, lesquelles se révèleraient ainsi comme ses potentiels. En outre, les critères de validation sont d’abord ceux de la satisfaction de l’enfant à l’égard de ce qu’elle⋅il a réalisé et, de manière plus spécifique, de la correspondance entre l’engagement de départ (ses objectifs) et l’état de la réalisation, desquels l’enfant devra tirer des conclusions quant aux moyens à mettre en oeuvre pour parvenir à l’objectif initial. En ce sens, ces critères ne sont pas sans référer à une forme scolaire (Vincent, 1982, 1994) contemporaine, tournée vers la formation de l’autonomie dans les procédures d’apprentissage (Durler, 2015). En tous cas, ces caractéristiques se retrouvent ici particulièrement actualisées. L’extrait d’entretien suivant est significatif de l’attitude pédagogique valorisée par les animateur⋅rice⋅s (envers les enfants des écoles élémentaires), à propos de laquelle nous pourrions dire qu’elle vise à accompagner l’enfant dans une progression dont celle⋅celui-ci doit être la⋅le seul⋅e juge :

Animatrice : L’objectif c’est pas de les faire progresser, parce que c’est pas notre rôle en fait… de les faire progresser. Nous on fait des activités. Alors forcément ils vont progresser parce qu’à force de faire, à force de… de manipuler, à force de réfléchir, ils vont se rendre autonomes, ils vont progresser tout seuls. Nous, on est là pour les aider, pour les guider… mais on n’est pas là pour faire à leur place ! On n’est pas… on n’est pas des profs en fait ! On est vraiment là pour… tu veux faire… ben voilà, là tu as le classeur qui est là, tu as les feutres là, les rayons, tu prends, tu fais attention aux classeurs. Tiens regarde ils ont des classeurs… voilà… Ils avancent par… par eux-mêmes en fait. C’est vraiment ça ! Ils avancent tous seuls, nous on est là pour les suivre, les soutenir et les aider, et après… heu… voilà […] L’essentiel c’est qu’il [l’enfant] ait essayé de faire… Qu’il ait fait à son niveau… et de toute façon s’il a envie de faire il y arrivera, on ne va pas l’obliger… S’il a envie de faire, il fera à son niveau, il fera comme il veut. Mais voilà, s’il n’a pas bien découpé c’est pas grave ! Il a fait… il a fait comme il a voulu […] Je les encourage… Toujours les encourager dans la bonne voie… jamais… Il ne faut jamais dévaloriser un enfant de toute manière ! Voilà… Dans tous les cas… un enfant il faut l’encourager… Voilà, il faut l’aider à… à prendre confiance en lui et à faire en sorte que… qu’il se sente valorisé finalement ! Même si nous c’est pas ce qu’on avait pensé au départ… c’est pas grave, il l’a fait. Il a essayé de le faire, il l’a fait avec ses propres moyens. Et il est content de lui… L’objectif à la fin c’est qu’il soit content de lui, c’est pas que moi je sois contente de… heu… par rapport à ce que moi je voulais qu’il fasse.
Enquêtrice : Imaginons un enfant qui dessine un oiseau qui n’a pas d’ailes, qu’est-ce que tu vas lui dire ?
Animatrice : Il a fait un oiseau sans ailes, et ben c’est pas grave, son oiseau il est bien ! Il m’aura fait le bec, il aura fait… la…ça va ressembler à un oiseau. L’essentiel c’est que ça ressemble et qu’il ait essayé de le faire en fait. C’est pas… heu… Après je peux lui dire, ben essaye…heu… de lui faire ses ailes. Où tu les as mises tes ailes. Ah, il manque les ailes, tu les as pas faites les ailes… c’est… et les ailes elles sont où parce que je ne les vois pas. Tu vois c’est… heu… C’est essayer d’être subtile aussi pour essayer de montrer que ben… un oiseau ça a quand même des ailes. Il faut … alors il va t’expliquer, ben non les ailes elles sont cachées… [prend une voix enfantine] souvent c’est ça en fait… Elles sont cachées… parce qu’ils savent que les oiseaux ça a des ailes. Ah, pardon j’avais pas vu les ailes, ah oui d’accord. Après tu… tu leur dis : tu sais qu’il y a des oiseaux qui ont des grandes queues, y’en a qui ont des petites queues. Tu leur dis… Tu vas comme ça en fait, tu évolues avec eux en fait petit à petit… c’est comme ça… en fait… c’est ça ! c’est de l’évolution avec eux.

Cette description par l’animatrice fait écho à plusieurs dimensions du modèle de compétences développé par Bernstein (2007). Ce modèle, explique l’auteur, manifeste un certain scepticisme vis-à-vis des relations hiérarchiques (entre l’éducateur⋅rice et l’éduqué⋅e), mais aussi, vis-à-vis de critères normatifs d’évaluation de la production des enfants. Il vise à ce que l’éducateur⋅rice prenne davantage un rôle d’accompagnateur⋅rice de la carrière de l’élève, comme y renvoient plusieurs expressions utilisées par cet⋅te animateur⋅rice : « on est là pour les suivre, les soutenir, les aider », « l’objectif c’est qu’il soit content de lui […] et non pas en fonction de ce que je voulais qu’il fasse », ou encore, « c’est de l’évolution avec eux ». Nous pourrions dire que le rôle de l’animateur⋅rice s’y trouve déterminé, non en fonction d’un programme de connaissances qu’il conviendrait de faire suivre à un ensemble d’enfants, « mais en fonction de l’aménagement d’un contexte éducatif qui permettrait à chaque enfant de progresser à son propre rythme », contexte qui caractérisait déjà, pour Plaisance, les pratiques d’enseignement dans les écoles maternelles des années 1970 à 1980. D’autre part, dans ce modèle, il est reconnu à l’enfant une forte capacité d’autorégulation qu’il s’agit, par l’action éducative, de renforcer. L’enfant est vu·e comme étant créatif, acteur·rice de la construction d’une interprétation du monde (Plaisance, 1986). Ici l’enfant est jugé⋅e capable d’observer les progressions que manifestent ses productions : « à force de faire […] ils vont se rendre autonomes », « l’objectif c’est qu’il soit content de lui ». Enfin, l’accent est porté sur la valeur intentionnelle de l’acte, « il fera comme il veut », envie qu’il s’agit alors de favoriser par l’organisation d’un contexte pédagogique fait de propositions variées et d’une posture qui entend accompagner l’enfant dans la réalisation de ce qu’elle⋅il a entrepris. Cette logique de réassurance engage aussi une posture de valorisation, laquelle renvoie à ces mêmes visées thérapeutiques chez Bernstein (2007). Cette logique met l’accent sur la validité de la production réalisée ou de l’action engagée par l’enfant, « c’est très bien, continue », manière de conforter la légitimité de l’individu à faire, à agir, à oser entreprendre une action, voire à prendre le risque de la parole. Dans un autre entretien, une animatrice d’une association d’éducation populaire précise : 

En fait, pour moi les valoriser, c’est le fait… qu’ils fassent déjà leurs propres choix. Bien entendu… même des fois quand c’est pas terrible, je leur dis quand même que c’est bien, de toute façon. Déjà le fait qu’ils fassent les choses… Le but de faire quelque chose, c’est super bien, tu vois ! Déjà qu’ils s’intéressent à un projet, qu’ils rentrent dedans, et qu’ils… qu’ils font minimum quelque chose, déjà c’est super bien. Moi le but c’est déjà qu’ils aient une dynamique de base. C’est ça tu vois, je les encourage, qu’ils soient satisfaits d’avoir fait quelque chose… En les valorisant, en leur donnant les outils pour qu’ils puissent… oui, le faire. Ou accepter même de ne pas le faire. Qu’il dise, oui moi j’ai choisi de ne pas le faire. Tu as choisi de ne pas le faire ? Tu acceptes de ne pas le faire ? T’as conscience des conséquences ou… tu ne seras pas déçu après ? S’il me dit, non non je ne le ferai pas, je suis sûr je veux faire autre chose machin… ben… t’es sûr ? ok, bon si t’es sûr y’a pas de soucis, ok. »

7. Une capacité à entreprendre, à dire « je »

Si l’enjeu associé à l’activité est celui du plaisir, il renvoie plus précisément à l’idée de satisfaction à entreprendre (à mener à bien un projet dans lequel on s’engage), mettant elle-même en jeu une capacité à composer avec la situation (réaménager son objectif en fonction des contraintes de temps, par exemple). Dans un autre entretien, un animateur me décrit ainsi la manière dont il entend signifier cette posture de valorisation que nous venons d’évoquer :

J’essaie d’enlever la notion de beau dans l’activité. Souvent on dit « c’est beau », mais c’est un peu du formatage. Si les enfants font des choses différentes, c’est très bien, parce qu’on peut être fiers que ce soit nous qui ayons décidé de faire ça.

Dans le cas de la première situation, cette posture de valorisation recherchée par l’animatrice vise aussi à ce que l’enfant prenne conscience des manières (présentées comme différentes, mais de même valeur) de s’engager dans l’activité et de faire face aux difficultés rencontrées, dans une logique d’autorégulation de son comportement (que nous verrons également au regard du travail des émotions mis en jeu dans les situations pédagogiques). Une autre animatrice explique ainsi que :

Il faut lui donner [à l’enfant] la possibilité de détendre son état d’esprit, de se rendre compte qu’il y a plusieurs manières d’apprendre et qu’il y a une autre possibilité quand on n’a pas vraiment la possibilité, quand on n’a pas envie de continuer, de pratiquer cette activité.

La valorisation est alors en particulier adossée à des enjeux de persévérance dans l’action, d’investissement actif dans la tâche, d’application et d’effort, éloignés de l’expressivité libre ou du jeu gratuit (Brougère, 2016) tel qu’il a pu être valorisé dans l’animation socioculturelle des années 1960.

De fait, lorsque nous retrouvons dans le discours des animateur⋅rice⋅s cette attention portée sur ce qui pourrait être conçu comme des traces de la singularité de l’enfant, de sa personnalité qu’il s’agirait alors d’accompagner à se réaliser, celles-ci sont signifiées comme des capacités révélées par l’exercice, l’effort et l’observation de soi que l’enfant doit chercher à développer par elle⋅lui-même. Nous évoquons à ce titre des formes pédagogiques marquées par un cadrage capacitaire axé sur l’autorégulation. Comme le manifestent les extraits précédents, il est question d’être attentif⋅ve aux capacités (conçues comme des potentiels arrimés à des aspirations ou des intérêts propres à l’individu que celui-ci doit valoriser) que révèle l’engagement de l’enfant dans l’activité ; capacités qu’il est important de ne pas hiérarchiser sur un étalon de valeurs mais de respecter et de valoriser dans leurs différences. Or, il s’agit aussi de s’assurer de la maitrise de compétences de base (communes à tou⋅te⋅s) par tou⋅te⋅s les enfants, en lien avec les activités scolaires. Les différences valorisées sont en fait surtout celles de la volonté de l’individu qui, à partir de ces acquisitions de base peut les mobiliser pour réaliser une production plus personnelle. Il s’agit surtout d’assurer l’enfant dans sa capacité à faire et à dire. Dans cette optique, la production réalisée par l’enfant révèle déjà moins des traits de personnalité que des potentialités à affirmer, à conforter et à développer. Le discours pédagogique insiste alors sur les progressions réalisées, lesquelles doivent apparaitre, par l’attitude de valorisation qu’engage l’animateur⋅rice, comme étant du ressort de l’enfant, à qui revient la charge de développer ce potentiel. Il vise en quelque sorte à apprendre par soi-même à gérer son propre apprentissage. La grammaire pédagogique est marquée par le registre de la responsabilisation individuelle au titre duquel l’enfant est perçu⋅e comme un⋅e experte de ses propres intérêts et compétences (Seguy, 2007).

Prenons les deux exemples que donne Bernstein pour décrire ses deux modèles, de compétence (1) et de performance (2). L’auteur montre que, dans ces deux modèles, ce qui est valorisé dans la production de l’élève diffère. Ainsi, nous dit-il, si l’on imagine une classe où les élèves ont dessiné (ont eu à dessiner) une maison, dans le premier modèle, l’enseignant⋅e chargé⋅e de leur évaluation va dire : « Quel joli dessin, dis-moi ce qu’il représente. » Les critères d’évaluation sont implicites et vagues. Dans le second cas, où l’apprenant⋅e a dessiné une maison, le commentaire sera : « Quelle jolie maison, mais où est la cheminée ? » Ce qui importe alors, explique Bernstein, est ce qui manque dans la production, mais les apprenant⋅e⋅s sont aussi informé⋅e⋅s de la manière de reconnaitre et de réaliser le texte légitime.

Si l’on prend appui sur cette logique d’analyse, dans le cas des activités périscolaires qui font l’objet de notre enquête (3), l’animateur⋅rice pourrait quant à elle⋅lui répondre : « Quelle jolie maison, qu’est-ce que tu as voulu faire [logique intentionnaliste] ? » ou « Qu’est-ce que tu en penses [version plus évaluative] ? Explique-moi comment tu as fait ». Les attentes restent implicites, mais ce sont davantage les intentions de l’action qui sont signifiées ainsi que les procédures d’apprentissage. D’autre part, là où, dans le premier cas (1), l’intervention de l’éducateur⋅rice oriente le regard vers l’objet de la production (ce que l’image représente), le troisième l’oriente vers l’individu réalisant l’action (ce qu’il a voulu produire ou ce qu’il juge de sa propre production). Comme dans le modèle de compétence de Bernstein (2007), le sujet est conçu comme détenteur du savoir, il est reconnu comme « actif et créatif dans la construction d’un monde valide de significations et de pratiques » (p. 77). Enfin, dans le premier modèle, l’accent est porté sur le présent et sur ce qu’il y a dans la production. Dans le second, l’action est comme reliée à un passé dont elle permet de révéler le progrès et à un futur qui est attaché aux fins qu’on se donne pour réaliser une action. Alors que ce qui oppose le modèle de performance au modèle de compétence chez Bernstein, c’est le fait que, dans le premier, le contrôle de la production des élèves explicite la différence entre ce qui est présent dans la production et ce qui lui manque pour atteindre le modèle attendu. Ici, la logique de l’ordre relève des objectifs que se donne l’apprenant⋅e (et non pas des normativités propres de l’activité à réaliser). La valeur normative de la production ne disparait pas (l’éducateur⋅rice ici soulève l’idée de progression), mais elle est renvoyée à la responsabilité de l’apprenant⋅e de se rendre compte de ce qu’il manque encore pour atteindre les objectifs qu’elle⋅il s’est elle⋅lui-même fixés. De ce fait, le discours pédagogique apparait moins normalisant apriori, dans le sens où il cherche à se détacher d’une norme à atteindre qui serait strictement préétablie. Mais si l’on suit Bernstein, il pourrait bien évoquer un discours au parfum émancipateur qui organise de nouvelles formes de contrôle symbolique, basées sur la subjectivité de l’individu.

8. L’affirmation des savoirs procéduraux dans la complémentarité éducative

Dans les situations observées, cette attitude d’accompagnement que nous venons d’évoquer se manifeste notamment par une importance accordée aux procédures (d’investigation) mises en oeuvre par les enfants dans la réalisation de l’activité. Prenons l’exemple d’une activité intitulée Rallye en ville – sensibilisation à l’environnement (voir l’énumération des projets, plus haut). Avec l’idée de la sortie hors des murs de l’école, il s’agit avant tout – nous dit l’animateur en charge de l’activité – d’inscrire ces savoirs dans l’ordre du faire, de l’observation, de la démonstration pratique. L’attitude de l’intervenant⋅e consiste alors à encourager les enfants à formuler des questions sur ce qu’elle⋅il⋅s observent au cours de la promenade plutôt qu’à proposer des explications préalables aux découvertes. Cette logique d’un apprentissage expérimental, ayant comme point de départ l’observation des éléments du milieu, n’est pas sans faire écho à un certain pragmatisme pédagogique, proche des conceptions de Dewey et de Freinet et desdites méthodes actives préconisées par les mouvements d’Éducation nouvelle, mais que l’on retrouve aussi dans certaines pratiques d’enseignement. L’extrait suivant nous permettra cependant de préciser les caractéristiques de son actualisation dans ces projets, caractéristiques que l’on retrouve par ailleurs avec récurrence dans les pratiques périscolaires et d’animation observées :

Extrait 1. Dans la cour de récréation, côté jardin
Les enfants et l’animateur s’occupent du jardin dans la cour de l’école, donnant lieu à divers commentaires de la part des enfants. Chacun est occupé par les différentes tâches d’entretien du jardin et les régulations à cet égard sont faibles de la part de l’animateur. Voici le cas d’une des interactions :
Léandre : [se parle à lui-même] Je vais faire un barrage. [l’animateur l’observe et réagit rapidement]
Animateur : ah… tu voudrais faire quoi là ? Un système d’irrigation ? Et comment tu ferais un système d’irrigation ?
Léandre : Je ne sais pas… [mal à l’aise]
Animateur : Explique-nous… [les autres enfants s’occupent de l’arrosage des plantes. La discussion prend alors la forme d’un dialogue entre l’animateur et l’enfant]
Léandre : euh… [mal à l’aise] Là, je creuserais autour du bac.
Animateur : Ouais et après ?
Léandre : Après il faut mettre de l’eau…
Animateur : Ouais…
Léandre : L’eau, elle se déclenche et elle sort par là.
Animateur : Oui, mais l’eau, si tu la mets comme ça, tu crois qu’elle peut arriver d’un point bas à un point haut, c’est pas plutôt l’inverse ? L’eau… regarde… vas-y arrose la plante, regarde ce qu’elle va faire l’eau ?
Léandre : Elle pénètre dans la terre…
Animateur : Ok et après ? [montre] Regarde là ça fait un système d’irrigation.
Léandre : Ça fait un bon système d’irrigation !
Animateur : Oui, ça fait un bon système.

Nous observons d’abord que l’explicitation faite à Léandre ne fera pas l’objet d’une explicitation à l’ensemble du groupe (qui ne bénéficie dès lors pas de ces explications), mais qu’elle est dirigée de manière spécifique vers Léandre (comme on l’observe dans bien d’autres activités périscolaires), et ce, même si l’animateur entend signifier l’idée d’un savoir à construire collectivement (« explique-nous »). Cette modalité d’intervention que l’on a qualifiée d’horizontale (« horizontale-circonstanciée ») a été observée tout au long des deux séances animées par cet animateur. Le discours se montre ainsi autant individualisé, puisqu’il ne concerne qu’un seul enfant, que personnalisé, en ce qu’il s’inscrit dans le prolongement des questionnements propres à l’enfant à qui il s’adresse (« tu voudrais faire quoi là ? »). Le discours est également circonstanciel, au sens où quelque chose du monde, rencontré par l’apprenant⋅e, devient l’objet du discours pédagogique. Le savoir à construire est en ce sens directement rattaché à l’action en cours et aux intentions et intérêts de l’enfant manifestés dans la situation. L’animateur, dans sa posture de guide (en opposition à une posture de transmetteur) insiste alors sur la validité des démarches entreprises, validant une posture d’observation (« regarde », « vas-y, arrose, regarde »), et partant des interrogations portées par l’enfant au moment présent, dans la situation. L’acquisition du savoir suppose l’initiative de l’acteur⋅rice et apparait ici comme étant liée à l’action engagée. Comme dans bien d’autres observations, l’accent est mis ici aussi sur l’intention de l’action (« comment tu ferais ? ») face à laquelle l’animateur joue un rôle d’incitateur (contre celui de transmetteur) qui encourage les capacités d’autoréflexivité de l’apprenant⋅e. Mais le discours est aussi très orienté vers le faire, comme on l’observe de manière récurrente dans les situations observées, dans lequel il est question de maitriser une procédure qui pourrait être mobilisée dans d’autres situations de la vie quotidienne. Comme le montre Desvages-Vasselin (2019) dans ses propres travaux, l’accent est porté sur la mise en oeuvre de stratégies par l’enfant pour réaliser l’action.

Par ailleurs, il est notable que, dans cette situation, les savoirs promus mettent en jeu des capacités de déduction ou d’inférence (« regarde », « si tu la mets comme ça tu crois que… ») portés au regard de l’expérimentation réalisée par l’individu. Les procédés répétitifs des modalités pédagogiques engagés dans cette activité – visant à demander aux enfants ce qu’elleil⋅s observent et ce qu’elle⋅il⋅s en déduisent (tels que nous les avons observés dans les deux séances) – orientent en quelque sorte vers une acquisition de réflexes d’interprétation, de mécanismes mentaux censés, peut-on supposer, pouvant être mobilisés dans d’autres situations. Ils visent à sélectionner les procédures qui conviennent et à les combiner pour répondre à une situation ou une tâche donnée. Dans d’autres situations observées, l’accent est davantage mis sur le respect d’une méthode (non personnelle) et des étapes à suivre pour la réalisation des productions (dont le résultat peut quant à lui être personnalisé). Dans tous les cas, le discours pédagogique est plus particulièrement centré sur les dispositions portées vers les attitudes, les comportements et les procédures à mettre en oeuvre dans les situations d’apprentissage. En cela, il fait autant écho aux pratiques scolaires qu’à celles qui sont à l’oeuvre dans les centres de loisirs et de vacances (qui ne sont pas sans être eux-mêmes imprégnés de la forme scolaire). Nous faisons toutefois l’hypothèse que ces formes de l’apprendre sont renforcées par l’enjeu de complémentarité encadrant ces espaces périscolaires et les rapports de légitimité qui existent entre les professionnel⋅le⋅s amené⋅e⋅s ici à se coordonner (Lescouarch, 2016). Ces dispositions, ces habiletés procédurales (Glasman et Oeuvrard, 2011), évoquent la logique des modes génériques de savoirs évoqués par Bernstein (2007) en ce qu’elles apparaissent potentiellement mobilisables dans des situations diverses et sont perçues comme pouvant être reconvertibles et transférables dans d’autres situations (notamment des situations de la vie quotidienne). Ici, comme dans d’autres activités mises en oeuvre dans cette école du Réseau d’éducation prioritaire, cette logique procédurale s’adosse en particulier à certaines normes comportementales. Dans cette activité, les savoirs sur les plantes (dont certains sont proches de ceux promus dans le cadre des disciplines scolaires des sciences de la vie) seront surtout l’occasion de donner des exemples d’application des principes dans la pratique quotidienne et de signifier quelques bonnes pratiques (ou bons comportements) à adopter dans la vie quotidienne : « Est-ce que vous vous baladez un peu autour de chez vous, avec vos parents, le weekend ? », « Ça vous arrive de cuisiner des légumes à la maison ? », « Vous mangez de la salade à la maison ? », « Le noir attire la chaleur, c’est pour ça qu’en été c’est mieux de s’habiller avec des couleurs claires… », etc. Les savoirs spécialisés sont conçus comme devant guider la vie quotidienne ; ils visent à influencer les choix individuels et à orienter les pratiques (dans le sens des bonnes pratiques), au titre d’une logique d’empowerment fondée sur des principes de responsabilisation (référant à un individu capable de se prendre en charge soi-même et de faire évoluer son comportement).

Des logiques de personnalisation (de l’acte pédagogique) s’observent de manière différente, dans d’autres activités qui ont fait l’objet de notre enquête. Il est en fait à remarquer que les animateur⋅rice⋅s corrigent très peu les erreurs des enfants dans le cadre des activités réalisées pendant les temps périscolaires (Bernstein évoque un discours instructeur au cadrage faible). Ces activités consistent plus en l’aménagement d’un contexte pédagogique dans lequel les enfants sont conduit·e·s à évoluer ; l’animateur⋅rice rappellera alors les règles à respecter ou le registre des comportements acceptables. Dans les situations pédagogiques, l’accent est porté sur les règles et les comportements, ce qui confirme les constats faits par Desvages-Vasselin (2019) dans ses propres travaux. Tout se passe comme si le rôle de l’animateur⋅rice consistait à aménager un contexte pédagogique propice à l’engagement de chacun⋅e dans l’action, sans que celui-ci vise à spécifier les procédures efficaces puisqu’il revient à chacun⋅e de trouver les siennes. Sans doute pour ne pas empêcher cet engagement, les animateur⋅rice⋅s précisent « qu’il n’y a pas de modèle parfait à suivre et que chacun doit le faire à son niveau ». C’est le cas de l’activité Danse, que nous avons pu observer, où l’animatrice fait la démonstration des gestes à reproduire tout en ajoutant :

Il ne sert à rien de regarder ce que fait la copine d’à côté parce que c’est chacun son style, il faut arrêter de regarder les autres, ça vous déconcentre. C’est son style qui est concerné, pas celui des autres. Le mouvement je le fais à ma manière, y’en a qui vont le faire en sautant, d’autres vont le faire plus tranquille, d’autres vont mettre plus d’énergie dans le geste parce qu’ils ont plus d’énergie. Ne regardez pas à côté sinon vous vous trompez, chacun son style.

Ces logiques de personnalisation s’accompagnent parfois d’un cadrage pédagogique plus souple, dans le sens où les enfants bénéficient d’une plus grande liberté dans l’utilisation des espaces, des temps et des objets au cours de l’activité. Elle⋅il⋅s peuvent aussi s’adosser à des pratiques de manière autonome. C’est le cas, par exemple, dans cette activité (Danse) menée dans une école d’un quartier populaire d’une grande métropole. Dans notre entretien, l’animatrice expliquera laisser une large autonomie aux enfants pour favoriser leur engagement dans l’activité, dans ce même registre de l’expressivité évoqué plus haut :

Y’a des enfants qui sont très timides, qui ne veulent pas se montrer, moi ce qui m’intéresse c’est parvenir à ce qu’ils s’expriment et à enlever cette petite timidité, entre guillemets. Et aussi je sais que j’ai des enfants, par exemple ça fait trois ans qu’ils me suivent on va dire, et je vois leur progression, au niveau de la motricité.

Ici aussi, l’enjeu visé parait être celui d’une (ré)assurance dans sa capacité à agir (s’exprimer). Nous pourrions dire qu’en contrepartie, cette posture de valorisation conduit à peu d’explicitations sur les moyens d’acquérir des techniques qui permettent d’accroitre les compétences du corps, d’augmenter ses compétences corporelles et symboliques, ou encore, d’éprouver différents rapports aux gestes. Cette motricité est peu aidée par le dispositif pédagogique, et ce, au profit d’une reconnaissance des différentes manières de s’engager dans l’action.

9. Conclusion

L’analyse des contenus et des pratiques périscolaires a fait apparaitre un modèle pédagogique hybride, mixte, où les logiques expressives s’agencent à des logiques de performance, et où cohabitent des visées thérapeutiques et instrumentales. D’une part, les orientations curriculaires sont apparues marquées par une logique de relation ouverte entre les savoirs dits scolaires ou spécialisés et les pratiques sociales, avec l’idée que les premiers doivent accompagner les secondes. D’autre part, et à l’image des savoirs intégrés décrits par Bernstein (1975), le discours pédagogique insiste sur les manières d’apprendre plutôt que sur l’accès à des états de savoir ; sur les procédures à mettre en oeuvre par l’apprenant⋅e, plus que sur la valeur interne, épistémologique, des savoirs ; sur les intentions de l’individu dans les situations d’apprentissage (lesquelles doivent être appréciées dans ses différentes natures). La relation pédagogique fait alors de l’animateur⋅rice un⋅e facilitateur⋅rice (en opposition à un⋅e transmetteur⋅rice), devant assurer l’enfant dans sa capacité (et légitimité) à agir, à entreprendre. En cela, nous pouvons dire que si ces orientations éducatives ne sont pas sans faire écho à certains principes de l’éducation populaire, où « plutôt que d’imposer [à l’enfant] l’autorité des adultes il s’agit de lui apprendre à se diriger lui-même dans la vie » (Lee Downs, 2018), celles-ci sont aussi adossées à de nouvelles exigences de performance basées sur l’idée d’un potentiel à soutenir, à reconnaitre, à augmenter et à renforcer (dans le sens d’optimiser). Cette logique de performance vise en fait surtout le renforcement des compétences relationnelles (proche du travail émotionnel évoqué par Hochschild, 2017) et cette capacité à entreprendre (qui doit être soutenue par une réassurance de soi favorisée par l’éducateur⋅rice). Nous faisons alors l’hypothèse que cette forme curriculaire hybride se constitue dans l’actualisation de dynamiques déjà présentes dans les deux mondes éducatifs en question (l’école et l’animation), bien plus qu’elle n’organise un seul mouvement d’absorption de l’un par l’autre (de l’animation par l’école, par exemple). Elle est aussi le fruit de la rencontre entre deux mondes professionnels pris dans des rapports sociaux et des logiques de légitimité (Liot et Rubi, 2018) qui peuvent expliquer les formes spécifiques prises par ces processus d’actualisation, dits capacitaires, que l’on retrouve en partie dans les activités scolaires. Certaines dimensions éducatives de l’animation s’actualisent dans ce rapprochement avec l’école (l’acquisition des procédures d’apprentissage, par exemple) alors que d’autres sont minorées ou écartées (comme la coopération dans la réalisation des activités et la construction collective des savoirs).

Nous avons évoqué un idéal plus spécifiquement capacitaire, dans lequel – à l’image de cette anthropologie dispositionnelle décrite par Genard (2008) – l’enfant est considéré·e comme capable de tout, autant qu’il peut admettre des formes de fragilité sur lesquelles l’action publique entend agir pour réparer ou potentialiser. À la différence d’une anthropologie de l’authenticité – en référence au moi expressif que semblaient informer les modèles éducatifs des années 1960 à 1970 – celle-ci fait une plus large place aux capacités d’autorégulation dans le sens d’un travail émotionnel fortement adossé aux théories de la psychologie cognitive. Contrairement aux logiques expressives, ce modèle engage des enjeux de performance (la réalisation d’acquisitions spécifiques). « Au regard de cette anthropologie montante, il s’agit là moins d’être soi-même, d’exprimer ce que l’on a en soi, que de se doter ou d’enrichir ses dispositions, de manière à s’ouvrir à l’action. » (Genard, 2008, p. 51) Ces visées capacitaires, au titre d’un contrôle pédagogique basé sur la reconnaissance des potentiels manifestés dans (et révélés par) l’action, ont par ailleurs tendance à masquer les déterminants collectifs des situations individuelles, lesquels ne font plus l’objet de débats dans la fabrique de cette politique publique. En renvoyant à un modèle de la mobilisation de soi peu attentif aux processus qui participent à la construction différenciée des savoirs, capacités et connaissances, l’action éducative vise moins les conditions d’une appropriation plus égalitaire des savoirs qu’elle ne se pense comme une intervention sur l’éducabilité de l’individu, dont les capacités sont à la fois pensées comme étant déjà là (un potentiel à maximiser) à soutenir pour doter les individus des connaissances et des compétences de base nécessaires pour éviter l’exclusion (Frandji et Rochex, 2011). Cette éducabilité est aussi plus spécifiquement axée sur une intervention éducative visant à réassurer l’individu dans sa capacité à agir autant qu’à l’inciter à se prendre en charge (Bacqué et Biewener, 2015), à l’image d’un modèle (social) qui incite les individus à agir en tant qu’acteur⋅rice⋅s responsables face aux épreuves de la vie (Ballion, 1982). En écartant tout débat ou considération des logiques privilégiantes en jeu dans le fonctionnement du système scolaire et des pratiques pédagogiques ; en centrant son action sur la capacitation des individus face à un monde pensé comme étant là, auquel il s’agit de s’adapter, cette éducabilité risque de consacrer une version responsabilisante bien plus que réellement émancipatrice. Le modèle de la responsabilité, que Ballion décrivait déjà à la fin des années 1980, allant avec le développement d’une démocratie participative ou implicative, admet en cela des contradictions, notamment lorsque les politiques éducatives qui les instituent entendent lutter contre les inégalités scolaires.

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Sidonie Souvignet
Professionnelle de l’éducation, Université Lyon 2