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La philanthropie a connu depuis les années 1990 d’importants développements, si bien qu’on parle désormais d’un véritable « renouveau philanthropique ». Ce renouveau philanthropique est notamment caractérisé par l’essor d’une philanthropie élitaire privée qu’on appelle venture philanthropy (Frumkin 2003) ou philanthrocapitalism (Bishop et Green 2008) dans le monde anglophone. Du côté francophone, des termes comme « philanthropie des affaires », « philanthropie de risque » et « philanthropie financière » (Lefèvre 2015) ont été proposés. Je considère judicieux d’ajouter au lexique de l’analyse philanthropique le terme « philanthropie d’investissement ». Cette expression souligne et met en lumière le fait que ce type de philanthropie est enraciné dans la logique de l’investissement spéculatif et que l’imaginaire de ses promoteurs est profondément ancré dans ce que Peter Frumkin (2003, 7) appelle la « métaphore de l’investissement ». Cela permet aussi de souligner la convergence entre ses idées et celles de l’approche de l’investissement social.

Plutôt que de s’en tenir au mécénat, à la charité ou à la bienfaisance, cette philanthropie finance et participe à la gestion de programmes, de services et de projets sociaux, éducatifs et sanitaires ciblant certains segments de population et certaines communautés. Apparue à partir du milieu des années 1990, elle s’inspire explicitement des pratiques du marché (Scott 2009) et plus spécifiquement des principes du capital-risque (Bory 2009). Elle met l’accent sur le développement organisationnel des donataires par une forte capitalisation, sur l’accompagnement des donataires par l’expertise-conseil et sur l’évaluation des performances par la production d’indicateurs quantitatifs et d’instruments de mesure (Frumkin 2003, 9). Critique des pratiques jugées bureaucratiques, inefficaces et peu innovantes des fondations américaines de la fin du vingtième siècle, cette philanthropie ambitionne de réformer la philanthropie organisée en faisant du don charitable un « investissement philanthropique » (Bory 2009) rentable dans la mesure où il maximisera l’impact social des organisations financées. Cette philanthropie est aussi caractérisée par le haut niveau d’engagement personnel et d’implication des philanthropes et des fondations privées impliqués dans la gestion et dans l’accompagnement – pour ne pas dire l’encadrement – des donataires (Ostrander 2007).

La convergence entre la philanthropie d’investissement et la perspective de l’investissement social est forte. Telles qu’établies par la politologue Jane Jenson (2010), les grandes orientations de cette approche sont la prévention avant la redistribution, la préparation du futur avant l’amélioration du présent et le succès des individus comme gage d’enrichissement pour la collectivité. Non seulement ces orientations sont compatibles avec le discours et les pratiques de la philanthropie d’investissement, mais elles recoupent les secteurs de prédilection de ce type de philanthropie : petite enfance, éducation, développement du capital humain, lutte à la « pauvreté intergénérationnelle ». Mentionnons par ailleurs que cette philanthropie est un important producteur et diffuseur de connaissances dans des domaines comme les neurosciences, la pédiatrie, la pédagogie et la santé publique et que les savoirs-experts produits ou diffusés lui servent à mener des activités de plaidoyer dont l’objectif avoué est la modification des comportements et des politiques publiques (Parazelli 2013).

Partenaire des groupes communautaires et des acteurs publics, cette philanthropie est également le vecteur d’une « gouvernance du social ». Le concept de « gouvernance du social » (Lefèvre et Charbonneau 2011 ; Duvoux 2015) renvoie aux processus de coordination d’acteurs sociaux, publics et privés chargés de l’élaboration, du financement et de la mise en oeuvre de programmes et de services sociaux offerts à des populations sur un territoire donné. Ces processus participent à un redéploiement de l’État (Chevallier 2003), à une recomposition de l’action publique (Duvoux 2015), dans la mesure où ils posent les fondements d’une gouvernance du social où les acteurs publics, privés et de la société civile agissent de concert pour combattre la pauvreté dans des communautés ciblées et en appliquant les principes de l’investissement social.

La science politique commence à s’intéresser à la philanthropie. D’ailleurs, la signature d’ententes partenariales liant le gouvernement et une fondation philanthropique – comme ce fut le cas au Québec dans les années 2000 – et la mise sur pied de différents partenariats unissant acteurs publics et acteurs philanthropiques aux États-Unis et dans d’autres pays font de l’étude de la philanthropie un véritable impératif disciplinaire. Dans la mesure où les philanthropes et leurs fondations deviennent des partenaires de l’État et qu’ils exercent une influence sur le choix, le financement, l’élaboration et la prestation des programmes et services traditionnellement associés à l’État social, la science politique se doit de les étudier. Pour Theda Skocpol, « les études sur la montée des inégalités, le déclin de la responsabilité démocratique et la polarisation partisane asymétrique sont à l’avant-plan d’une science politique à la fine pointe. Toutefois, aucune de ces transformations ne peut être complètement comprise sans amener la philanthropie organisée dans l’analyse » (2016, 435 [ma traduction]).

Le rôle de la philanthropie dans l’émergence d’une gouvernance du social a été soulevé une première fois en 2011 par Sylvain Lefèvre, Johanne Charbonneau et d’autres chercheurs qui ont alors contribué au numéro spécial de la revue Lien social et politiques consacré à la philanthropie. Depuis, quelques chercheurs se sont intéressés à cette thématique, dont Frédéric Lesemann (2011), Nicolas Duvoux (2015) et Annabelle Berthiaume (2016). Ces travaux bénéficient des apports amenés par les recherches américaines des années 1990 et 2000 sur les partenariats entre la philanthropie et les groupes communautaires (Silver 2005) de même que de la contribution des recherches menées sur les nouvelles formes de gouvernance en éducation soutenues par la philanthropie élitaire américaine (Scott 2009 ; Reckhow et Snyder 2014). Mentionnons aussi la grande utilité des travaux menés sur les partenariats réunissant des acteurs publics, privés et de la société civile (notamment par Caillouette 1994 ; Martin 2004 ; Jouve 2007 ; Vaillancourt 2007 ; Savard, Bourque et Lachapelle 2015).

Le présent article se situe dans le prolongement des travaux réalisés par ces chercheurs et démontre à partir d’une analyse comparative de deux cas comment la philanthropie joue un rôle important dans la structuration de ce type de gouvernance. Il sert de pont entre les perspectives théoriques québécoises, françaises et américaines sur le phénomène des partenariats entre l’État et la société civile de même qu’entre les observations tirées des terrains québécois et américains. À partir du cas de l’organisme communautaire Harlem Children’s Zone à New York et de la Fondation Lucie et André Chagnon au Québec, cette étude comparative se penche sur la participation des groupes de la société civile au développement des politiques publiques et sur les relations développées entre les acteurs publics, philanthropiques et communautaires au sein des structures de gouvernance.

Mon analyse s’inspire de l’approche néocorporatiste de Bruno Jobert et Pierre Muller (1987) et « insiste sur la distribution des pouvoirs et sur les interactions entre les acteurs » (Knoepfel et al. 2015, 18). Cette approche des politiques publiques repose sur une théorie de l’État reconnaissant sa propre perméabilité à l’influence des acteurs privés. Elle s’intéresse aux politiques publiques, « non pas pour elles-mêmes », mais comme un moyen de comprendre l’évolution, la transformation et l’hybridation croissante de l’action publique dans un contexte où différentes organisations de la société civile sont appelées à jouer un rôle de plus en plus grand dans la prestation et le financement des services et des programmes sociaux.

Ma problématique tente de déterminer si l’intégration de groupes de la société civile à des structures de gouvernance du social amène une démocratisation des politiques publiques tout en distinguant quels rôles ces groupes parviennent à jouer en termes de coconstruction, de cofinancement et de coproduction des politiques publiques (Vaillancourt 2007). C’est pourquoi elle tente de mettre en lumière quel type de relations se développe entre les acteurs philanthropiques et les acteurs publics et entre les acteurs communautaires et publics à l’intérieur des partenariats impliquant des acteurs de la philanthropie d’investissement, du secteur communautaire et du secteur public.

Deux questions spécifiques de recherche sont au coeur de la problématique : Quel type de relations se développe entre les acteurs publics et les acteurs philanthropiques participant à des structures de gouvernance du social ? Quel type de relations se développe entre les acteurs publics et les groupes communautaires participant à des structures de gouvernance du social ? Inspiré par les travaux de Deborah F. Martin (2004), Bernard Jouve (2007) et Ira Silver (2005), qui se sont penchés sur différents types de partenariats, j’ai fait l’hypothèse que les partenariats entre les acteurs publics et la philanthropie d’investissement, sur lesquels repose cette gouvernance du social, amènent l’habilitation d’acteurs de la société civile dans le traitement des problèmes sociaux, permettant aux acteurs philanthropiques d’accéder au cofinancement et à la coconstruction de certaines politiques sociales. Par ailleurs, j’ai également amené comme hypothèse que la relation tripartite entre la philanthropie d’investissement, les acteurs publics et les groupes communautaires permet à ces derniers d’accéder à la coproduction de certaines politiques sociales. La « coconstruction » relève des processus menant à l’élaboration des politiques tandis que la « coproduction » renvoie à leur mise en oeuvre (Vaillancourt 2007). Cette situation fait en sorte que des groupes communautaires accèdent à la mise en oeuvre de certaines politiques sociales, mais pas à leur élaboration.

Les données mobilisées[1] dans cet article sont tirées d’une comparaison entre deux cas situés dans deux pays différents, les États-Unis et le Canada, dans deux État/province différents, New York et Québec respectivement, et dans deux villes différentes, New York et Montréal. La comparaison, internationale et infranationale, est faite entre deux cas où une philanthropie d’investissement, incarnée par une ou des fondations privées, s’appuie sur des savoirs experts et des discours scientifiques qu’elle finance et diffuse en partie. Cette philanthropie soutient et finance des groupes communautaires et travaille en partenariat avec les acteurs publics dans des structures de gouvernance du social qui tentent de traiter les problèmes sociaux d’une population pauvre, préalablement ciblée, sur un territoire spécifique. En fonction du développement inégal de la philanthropie d’investissement, qu’on retrouve principalement sur les côtes des États-Unis, dans quelques villes canadiennes et du monde, le choix de territoires infranationaux contigus sur les plans national et provincial apparaît ici comme particulièrement justifié. New York est un haut lieu de la philanthropie d’investissement et le Québec est l’un des territoires où celle-ci a connu d’importants développements tout en devenant un partenaire de l’État québécois.

Mais pourquoi avoir choisi le Harlem Children’s Zone et la Fondation Lucie et André Chagnon ? Le Harlem Children’s Zone est « l’élève modèle » des fondations associées à la philanthropie d’investissement depuis l’émergence de ce courant et il a reçu de ces fondations probablement plus que n’importe quel autre groupe communautaire américain. Il est aussi l’inspiration directe du programme fédéral « Promise Neigborhoods » lancé en 2010. Il représente incontestablement un cas d’école potentiel, un cas emblématique. Du côté québécois et même canadien, la Fondation Lucie et André Chagnon a incarné la philanthropie d’investissement plus que toute autre fondation au Québec et au Canada jusqu’au milieu des années 2010. C’est elle qui a été à l’origine des partenariats avec l’État québécois. Ici aussi, on est devant un cas emblématique. Se retrouvent donc dans ces deux cas les trois éléments nécessaires pour se pencher sur la relation tripartite au centre de cette étude : des acteurs philanthropiques dont les discours et les pratiques sont typiques de la philanthropie d’investissement ; des structures de gouvernance où collaborent des acteurs publics, philanthropiques et communautaires ; des groupes communautaires actifs dans le « social » et prestataires de services.

Le Harlem Children’s Zone (HCZ)

Le Harlem Children’s Zone est un groupe communautaire de New York dont le foyer d’activité est, comme son nom l’indique, le secteur de Harlem. Son objectif est de venir en aide aux enfants et aux familles pauvres du secteur en leur fournissant des services médicaux, éducatifs et sociaux dans une perspective de prévention de la pauvreté. L’organisation a été fondée en 1970 par Richard Murphy et se voulait une initiative de lutte contre la délinquance. Elle portait alors le nom de Rheedlen Centers for Children and Families (RCCF).

En 1994, Geoffrey Canada, un enseignant afro-américain diplômé en psychologie et en sociologie, prend les commandes du RCCF. À cette époque, l’organisme administre une série de programmes fragmentés et déconnectés, mais desservant une quantité croissante d’enfants et de jeunes des quartiers pauvres de New York. Son financement est essentiellement public. Le RCCF est approché par la Fondation Edna McConnell Clark au début des années 1990, alors que l’itinérance fait rage dans plusieurs secteurs de la métropole et qu’une vague de coupures dans les dépenses publiques fait en sorte que plusieurs groupes communautaires peinent à obtenir du financement. Une première collaboration entre les deux entités prend forme.

En 1997, le RCCF lance l’initiative Harlem Children’s Zone, un projet créant une aire de vingt-quatre pâtés de maisons (blocks) dans lesquels le RCCF offre une gamme de services aux familles et aux enfants. La zone choisie, située au centre de Harlem (Central Harlem), se veut l’une des plus pauvres de la ville. L’objectif du projet est de concentrer les services offerts sur un segment spécifique d’une population pauvre afin d’en maximiser l’impact. Dans l’optique de fournir des services du « berceau au collège » ou du « berceau à la carrière » (craddle to college / craddle to career) aux jeunes et aux familles sur son territoire, le HCZ a développé une « chaîne » (conveyor belt), un « pipeline » de services offerts aux résidents. Une initiative de la sorte s’avère dispendieuse et le RCCF intensifie sa relation avec la Fondation McConnell Clark.

À la fin des années 1990, la Fondation McConnell Clark procède à une transformation majeure de ses politiques en matière de dons philanthropiques. D’une approche plus dispersée, elle passe à une approche plus ciblée, centrée sur le soutien aux groupes et aux projets orientés vers la jeunesse. La nouvelle approche philanthropique de la Fondation s’inspire directement des entreprises à but lucratif. Notons qu’outre le soutien de la Fondation McConnell Clark, la HCZ a également bénéficié de l’appui d’une multitude de philanthropes et de fondations philanthropiques, dont deux peuvent elles aussi être considérées comme de véritables pionnières de la philanthropie d’investissement : la People’s Champ Foundation[2] et la Druckenmiller Foundation.

La People’s Champ Foundation a été cofondée par les gestionnaires de capital de risque Paul Tudor Jones II, Peter Borish et Glenn Dubin en 1988. Son objectif est de combattre la pauvreté à New York et, dès ses premiers pas, la Fondation s’est dotée d’une approche « orientée vers l’investissement » (investment orientation) en finançant seulement « les meilleurs groupes communautaires et en faisant d’eux des partenaires afin de maximiser les résultats » (Arrillaga-Andreessen et Chang 2007, 1). Comme l’affirme le directeur exécutif de l’organisation, David Saltzman, la stratégie de cette fondation « était d’apprendre des meilleures approches en provenance du monde de l’investissement et d’essayer de les appliquer au monde non lucratif » (ibid.). Par ailleurs, People’s Champ a aussi été parmi les premières à encourager le développement d’une plus grande proximité entre les donateurs et les donataires, à encourager les philanthropes à s’investir personnellement dans l’oeuvre du donataire, à financer le développement de compétences managériales et techniques au sein des groupes communautaires (capacity building) et à financer le recours de ceux-ci à de l’expertise externe. La philanthropie à fort engagement (high engagement philanthropy) promue par cette Fondation incite donc les philanthropes à mettre leur nom, leur réputation, leurs compétences, leur temps, leurs réseaux de contacts et, bien sûr, leur argent au service du donataire et de son oeuvre. Dès le départ, cette fondation a choisi d’intervenir dans des secteurs qui sont devenus emblématiques de la philanthropie d’investissement, c’est-à-dire la prévention et le développement global des enfants, l’éducation et la réussite scolaire, la préparation et l’intégration à l’emploi.

Un troisième acteur philanthropique a joué un rôle majeur dans le développement et l’essor du HCZ : Stanley Druckenmiller. Celui-ci est un gestionnaire de capital de risque ayant fait fortune à Wall Street à partir des années 1980. Gestionnaire du Quantum Fund de la fin des années 1980 aux années 2000, il est considéré dans le monde de la finance comme l’ancien bras droit du financier milliardaire George Soros. Bien qu’il ait créé avec sa femme une fondation privée en 1993, la Druckenmiller Foundation, son action philanthropique repose d’abord et avant tout sur sa propre personne et sur ses dons personnels.

L’arrivée de Druckenmiller au HCZ a radicalisé le processus de transformation entamé avec la Fondation McConnell Clark et People’s Champ. Il en devient l’un des principaux donateurs, pour ne pas dire pourvoyeurs, l’un des principaux ambassadeurs et entremetteurs, dans la mesure où il utilise son nom et son réseau de contacts pour amener au HCZ des dons et de nouvelles personnes désirant s’y impliquer, et aussi l’un des principaux réformateurs, car il participe de manière très active à la restructuration de l’organisme aux côtés de Geoffrey Canada. Druckenmiller a jusqu’à maintenant versé plus de 100 millions de dollars au groupe communautaire de Harlem (Adeniji 2014). Ces millions permettent notamment au HCZ d’ouvrir une première école à charte en 2004, puis une deuxième en 2005. Mentionnons également que Druckenmiller fait désormais partie des visages publics de l’organisation, menant des activités de plaidoyer pour l’enfance, la jeunesse et l’équilibre des finances publiques, souvent en compagnie de Canada.

Le développement de la philanthropie d’investissement aux États-Unis a donc été tributaire de l’action de quelques grandes fondations privées porteuses d’une critique de la philanthropie traditionnelle et dotées d’une volonté de réforme. Sur ce point précis, le cas américain contraste avec le cas québécois. Au Québec, une seule fondation a joué un rôle majeur dans l’émergence d’une philanthropie d’investissement dont les effets et les impacts sont perceptibles : la Fondation Lucie et André Chagnon.

La Fondation Lucie et André Chagnon (FLAC)

La Fondation Lucie et André Chagnon voit le jour à l’automne 2000. L’organisme philanthropique privé est financé grâce à la vente du groupe Vidéotron, entreprise familiale créée par André Chagnon et vendue au conglomérat médiatique Québecor quelques semaines auparavant. Dès ses premiers pas, étant donné ses actifs de plus d’un milliard de dollars, la FLAC émerge comme l’une des plus riches fondations au Canada, et la plus riche au Québec.

Au moment où André Chagnon lance sa fondation au début des années 2000, les modèles et les exemples de grande philanthropie québécoise sont donc peu nombreux. Les dirigeants de la FLAC entament une tournée des fondations du Canada anglais et des États-Unis pour s’enquérir des approches philanthropiques compatibles avec ses aspirations et ses ambitions. À cette époque, la venture philanthropy américaine est en plein essor. Peu à peu, la FLAC adopte la perspective, les thèmes et plusieurs pratiques de la philanthropie d’investissement, au point d’en devenir le principal avatar au Québec. Le concept de venture philanthropy est même explicitement et délibérément utilisé pour décrire l’approche de la Fondation, comme en témoigne cet extrait d’un mémoire de la FLAC rédigé en 2002 :

Dès ses débuts, la Fondation Lucie et André Chagnon a démontré sa volonté d’employer une approche différente de celle, classique, d’un organisme octroyant des subventions. Nous avons voulu innover dans notre façon d’intervenir auprès des communautés. Nous avons mis en place un projet, puis par la suite nous avons exploré une approche de type investisseurs en capital de risque (venture capitalist), ce qui, en philanthropie, peut se comparer à des investisseurs actifs en « philanthropie de risque » (venture philanthropist).

FLAC 2002, 6

La FLAC trouve aussi une partie de son inspiration dans le modèle d’action philanthropique développé par la Fondation Annie E. Casey, créée en 1948 par Jim Casey de l’entreprise United Parcels Service (UPS)[3]. Elle s’intéresse surtout aux « approches intégrées de développement de milieu » popularisées par cette fondation selon un de ses hauts dirigeants (entrevue 24), c’est-à-dire aux comprehensive community initiatives (CCI).

Puisant donc son inspiration du côté de la venture philanthropy américaine et du côté des modèles de partenariats public/privé centrés sur la famille et l’enfance mis en place par la Fondation Casey, la FLAC s’érige donc au début des années 2000 comme la principale et la plus puissante incarnation de la philanthropie d’investissement au Québec. Tout comme les fondations américaines associées à ce courant ou ayant contribué à le façonner, la FLAC fait référence de manière explicite au marché dans son discours et ses pratiques, favorise le développement organisationnel des organismes soutenus, s’engage à long terme en versant de gros montants dans les projets qu’elle soutient, accompagne les groupes bénéficiaires de ses dons en mettant à leur disposition différentes ressources, et impose des formes d’évaluation et de reddition de comptes.

Le haut niveau d’engagement personnel des philanthropes, phénomène caractéristique de la philanthropie d’investissement, est aussi observable du côté des Chagnon. André et Claude, les deux figures les plus connues de la famille, sont impliqués dans des activités de plaidoyer en faveur de l’enfance, de la prévention de la maladie et de la pauvreté, de saines habitudes de vie et de politiques sociales favorisant les familles.

Alors que des fondations comme Edna McConnell Clark symbolisent le passage de certaines fondations « traditionnelles » à la philanthropie d’investissement, que des fondations comme People’s Champ font figure de pionnières de ce type de philanthropie et que l’action et l’engagement philanthropiques de gens comme Stanley Druckenmiller sont à l’image du type d’investissement personnel associé à la philanthropie d’investissement, la FLAC incarne la diffusion de cette philanthropie à l’extérieur de son contexte d’origine. Elle représente l’évolution et l’adaptation de celle-ci aux réalités locales et nationales. Inspirée par l’approche orientée vers les enfants et les familles de la Fondation Casey, la FLAC investit dans le « soutien » aux communautés et dans des partenariats avec les acteurs publics. Tout comme le HCZ aux États-Unis, elle joue un rôle de catalyseur pour la philanthropie d’investissement au Québec. Et si la FLAC apparaît s’éloigner d’une conception stricte et réduite de ce que représentait la philanthropie d’investissement au début des années 2000, soit une simple application de méthodes des gestionnaires de capital de risque à la philanthropie, je fais ici l’argument qu’elle participe davantage à une maturation de cette forme de philanthropie désormais plus expérimentée et plus consciente des limites et des obstacles de l’action philanthropique.

Une philanthropie partenaire des acteurs publics

Il n’est pas nouveau que la philanthropie collabore avec des acteurs publics. Olivier Zunz (2012) a démontré que plusieurs collaborations de ce type ont eu lieu au vingtième siècle aux États-Unis, tandis que Sylvain Lefèvre (2015) a mis en lumière les dynamiques d’arrimage entre ces deux pôles. À la fin des années 1970 et dans les années 1980, c’est d’abord vers les groupes communautaires et autres groupes de proximité que se tournent les acteurs publics, dans une logique où s’entremêlent des motivations allant de la privatisation des services à leur démocratisation. Toutefois, dans les années 1990, plusieurs acteurs publics constatent l’échec d’une variété de programmes sociaux et l’incapacité d’en financer de nouveaux étant donné le contexte fiscal et politique, alors que se développe en parallèle une philanthropie richissime et se targuant de financer des approches novatrices en termes de lutte à la pauvreté. Le contexte est donc propice à un rapprochement, surtout dans une période où la notion de « partenariat public-privé » devient fort populaire dans le débat public.

Les collaborations entre le Harlem Children’s Zone et les acteurs publics sont nombreuses. Le HCZ a toujours eu un lien privilégié avec la Ville de New York, obtenant de celle-ci plusieurs contrats publics. Cependant, les fondations soutenant son oeuvre n’étaient pas nécessairement liées aux partenaires publics du HCZ. Pendant un certain temps, le groupe a reçu du soutien financier du secteur public et de la philanthropie privée sans qu’une relation unissant ces trois pôles émerge. Quand Barack Obama lance l’initiative « Promise Neighborhoods » en 2010, le HCZ devient partie prenante d’un processus dont l’objectif est de mettre sur pied des structures partenariales unissant acteurs publics, philanthropiques et communautaires et dont la responsabilité est de « reproduire » le modèle HCZ dans plus de vingt communautés des États-Unis.

Ce programme octroie des subventions à des projets souhaitant favoriser le développement global des enfants et la réussite scolaire dans des milieux défavorisés. Il s’inspire notamment du programme « Making Connections » lancé en 1999 par la Fondation Annie E. Casey. Les sommes doivent impérativement améliorer la qualité des services offerts aux enfants et aux familles ainsi que celle des écoles. La responsabilité de ce programme incombe au département fédéral de l’Éducation (United States Department of Education / US DE). Le HCZ travaille d’ailleurs en étroite collaboration avec l’équipe qui administre le programme « Promise Neighborhoods ». Dans un entretien réalisé avec l’un des responsables de cette équipe, celui-ci reconnaît que le HCZ fournit de l’expertise à son équipe de même qu’aux bénéficiaires des subventions du programme : « Le Harlem Children’s Zone est souvent utilisé pour fournir une expertise […] pour soutenir nos récipiendaires, étant donné qu’ils sont le modèle dont nous avons, vous le savez, imité le programme. Nous avons périodiquement du personnel du Harlem Children’s Zone qui rencontre nos récipiendaires lors de réunions ou de formations. » (Entrevue 25 [ma traduction])

Une partie du financement de ce programme repose sur la participation financière de la philanthropie et du secteur privé. Trois ans avant la création du programme, le futur président Obama s’exprimait en ces termes dans un discours :

Il est temps de changer les probabilités pour les quartiers partout en Amérique. Et c’est pourquoi, lorsque je serai président, la première partie de mon plan de lutte contre la pauvreté urbaine consistera à reproduire la zone pour enfants de Harlem dans vingt villes du pays. Nous formerons le personnel, nous lui ferons élaborer des plans détaillés avec des objectifs réalisables, et le gouvernement fédéral fournira la moitié du financement pour chaque ville, le reste provenant d’organismes philanthropiques et d’entreprises.

Obama 2007, 4 [ma traduction]

Le programme prévoit que les groupes financés devront « travailler avec les agences publiques et privées, les organisations (y compris les organisations philanthropiques) et les individus pour amasser et récolter les ressources nécessaires pour s’assurer de la pérennité du plan » (US DE 2010, 24762 [ma traduction]).

La Fondation Lucie et André Chagnon travaille quant à elle presque depuis ses débuts en partenariat avec les acteurs publics[4]. Or, depuis 2007, la Fondation Chagnon signe avec l’État québécois des ententes plus ambitieuses et de bien plus grande envergure. Officiellement créés par l’entremise de projets de loi adoptés par l’Assemblée nationale du Québec, ces partenariats sont constitués et gérés conjointement par la FLAC et l’État québécois et prennent la forme de fonds. Ces fonds sont consacrés au financement des acteurs participant à la mise en oeuvre des programmes élaborés par la FLAC et le gouvernement. La FLAC et l’État québécois s’engagent à investir respectivement plus de 490 millions de dollars sur une période d’environ dix ans dans le cadre de ces partenariats. Québec en forme, nouvelle version, est créé en 2007 et Avenir d’enfants, structuré sur le même modèle que Québec en forme, voit le jour en 2009. Réunir Réussir est lancé la même année.

La FLAC sort cependant déçue de cette expérience. L’arrimage d’une culture philanthropique inspirée du secteur privé et d’une culture teintée par les us et coutumes de la fonction publique s’est avéré difficile. Du côté de Québec en forme, on peut même parler de tensions notables entre les gens de la FLAC et ceux de la Santé publique, secteur relié au ministère de la Santé et des Services sociaux (entrevue 15). La Fondation et le gouvernement conviennent de ne pas renouveler les partenariats en 2015[5].

Aux États-Unis, le HCZ, tout comme plusieurs autres groupes communautaires, a longtemps été soutenu par la philanthropie privée et par des acteurs publics, sans qu’une collaboration officielle n’émerge entre les acteurs philanthropiques et publics. Le programme « Promise Neighborhoods » a changé la donne. L’État fédéral est devenu un promoteur actif d’une logique partenariale entre les acteurs publics, privés et communautaires. Au Canada, l’État provincial du Québec a intégré dans ses pratiques le partenariat avec la philanthropie dès le début des années 2000 en devenant le partenaire officiel d’une seule fondation : la FLAC.

Du partenariat à la gouvernance du social : harnacher la philanthropie et instrumentaliser la société civile

Mon étude démontre que les partenariats financés par « Promise Neighborhoods », Québec en forme et Avenir d’enfants participent à un redéploiement de l’État (Chevallier 2003), à une recomposition de l’action publique, dans la mesure où ils posent les fondements d’une gouvernance du social (Duvoux 2015) où les acteurs publics, privés et de la société civile agissent de concert pour combattre la pauvreté dans des communautés ciblées et en appliquant les principes de « l’investissement social » (Jenson 2010). Ils permettent de harnacher la philanthropie et d’instrumentaliser la société civile.

Harnacher la philanthropie

À la question « quel type de relations se développe entre les acteurs publics et les acteurs philanthropiques participant à des structures de gouvernance du social ? », je réponds que ces structures favorisent une habilitation des acteurs possédant des ressources qui leur permettent de participer au cofinancement des politiques et/ou possédant une expertise reconnue par les acteurs publics. Cette habilitation peut prendre la forme d’une habilitation formelle comme elle peut demeurer informelle. Qu’elle soit formelle ou informelle, celle-ci positionne avantageusement tout groupe de la société civile qui en bénéficie et favorise son accès à la coconstruction des politiques. Un groupe communautaire comme le HCZ est informellement habilité et accède à la coconstruction des politiques, notamment grâce à son expertise, et une fondation philanthropique comme la FLAC est formellement habilitée et accède au cofinancement et à la coconstruction, entre autres grâce à sa capacité d’investir et à l’expertise que lui reconnaissent les acteurs publics.

Mon étude démontre que la FLAC a été habilitée de manière formelle et le HCZ de manière informelle. L’habilitation informelle du HCZ relève de la légitimation politique, alors que l’habilitation formelle de la FLAC relève de l’« encapacitement » juridique. Deux projets de loi votés à l’Assemblée nationale en 2007 et 2009 habilitent la FLAC à gérer et à financer, de concert avec l’État québécois, des programmes de lutte contre la pauvreté, à la maladie et à l’échec scolaire : 1) le Projet de loi no 1 – Loi instituant le Fonds pour la promotion des saines habitudes de vie ; 2) le Projet de loi no 7 – Loi instituant le fonds pour le développement des jeunes enfants. Ces constats recoupent une tendance identifiée dès 2003 par Jacques Chevallier au sujet du degré d’accès des acteurs sociaux aux processus décisionnels propres à la gouvernance. Celui-ci affirmait que « l’accessibilité des acteurs sociaux aux processus décisionnels dépend des ressources qu’ils peuvent mobiliser, de leur degré d’organisation, ainsi que de leur aptitude à se plier aux contraintes du jeu collectif » (2003, 214).

L’habilitation dont bénéficient ces deux organisations et leur accès à la coconstruction ont engendré le développement d’un mode de relations privilégié conférant au HCZ et à la FLAC une influence directe sur l’élaboration des politiques publiques. Mais dans la mesure où il s’agit d’un groupe communautaire et d’une fondation philanthropique, la question de l’habilitation, du cofinancement et de la coconstruction s’avère plus complexe que prévu. Mon hypothèse initiale anticipait, étant donné les partenariats antérieurs entre les pouvoirs publics américains et la philanthropie où de puissantes fondations, comme la Fondation Ford, avaient joué un rôle de premier plan, que le programme « Promise Neighborhoods » et les partenariats québécois auraient entraîné l’habilitation de grandes fondations philanthropiques, amené certaines d’entre elles à cofinancer le programme et les partenariats et participé activement à la coconstruction. Ce scénario recoupe les données empiriques dans un seul cas, le cas québécois. Au Québec, la FLAC a été habilitée formellement, a participé au cofinancement et a coconstruit les partenariats dans lesquels elle a investi. Aux États-Unis, un groupe communautaire a été habilité informellement, la philanthropie a été appelée à cofinancer les initiatives locales – non pas le programme fédéral en soi – et aucune fondation n’a participé à la coconstruction, même si l’influence de la Fondation Casey s’est fait sentir du début à la fin.

La genèse de ces partenariats peut nous aider à comprendre et à expliquer cet état de fait. « Promise Neighborhoods » est le fruit d’une volonté politique d’ajouter aux fonds publics ceux de la philanthropie pour appliquer dans des communautés pauvres un modèle d’action sociale directement inspiré du HCZ. Ce programme est la « créature » de Barack Obama, de son administration et du département fédéral de l’Éducation (US DE). Ce n’est pas un projet de la philanthropie, c’est une initiative pour mobiliser la philanthropie, pour « aligner » les ressources et les pratiques de la philanthropie, des acteurs publics et des groupes communautaires.

À l’opposé, la contribution de la FLAC au cofinancement des politiques et programmes sociaux est substantielle. De 2006 à 2018, la FLAC a participé au financement des deux partenariats à l’étude dans cet article, Québec en forme et Avenir d’enfants, mais elle a aussi cofinancé le partenariat Réunir Réussir, rattaché au ministère de l’Éducation, de même que le projet de soutien aux proches aidants l’Appui qui relève du ministère de la Famille. On peut estimer que la contribution de la FLAC au cofinancement des politiques sociales atteint minimalement 595 millions de dollars canadiens durant cette période[6].

Cela dit, « Promise Neighborhoods » impose le cofinancement aux groupes intéressés à reproduire dans leur milieu le modèle du HCZ et les oriente volontairement vers un financement en provenance des acteurs de la société civile et des entreprises à but lucratif. « Promise Neighborhoods » a été pensé, conçu et modelé pour que la philanthropie devienne le partenaire des acteurs publics, privés et communautaires assumant la gouvernance des projets locaux. L’État québécois a coconstruit Québec en forme et Avenir d’enfants pour que la FLAC devienne son partenaire, afin de s’assurer de pouvoir bénéficier de son expertise, mais surtout des millions de dollars qu’elle consentait à investir.

Le programme « Promise Neighborhoods » a été coconstruit par le US DE, le HCZ et par des firmes d’expertise-conseil directement financées par des fondations philanthropiques associées à la philanthropie d’investissement. En amont comme en aval, la philanthropie d’investissement et le groupe communautaire de Harlem ont exercé une forte influence sur l’initiative fédérale. L’influence de la philanthropie s’est manifestée très tôt, avant même la création du programme. Tel que révélé en entrevue par une gestionnaire du Center for the Study of Social Policy (CSSP), organisme essentiellement financé par la philanthropie privée, « nous, notre organisation et la Fondation Annie E. Casey étions déjà en conversation avec des collègues quand le président Obama a été élu » (entrevue 28).

Le véritable travail de coconstruction a eu lieu entre le HCZ, le US DE et les firmes d’experts et de consultants financées par la philanthropie. Les propos recueillis en entrevue et les sources écrites attestent d’une participation active du HCZ et de ces firmes à la coconstruction du programme « Promise Neighborhoods ». Patrick Lester, consultant en politiques publiques, a révélé qu’en 2008, le HCZ et la firme PolicyLink ont rencontré l’équipe de transition d’Obama pour discuter du futur programme : « le 9 décembre 2008, des membres du personnel de Harlem Children’s Zone et d’une organisation affiliée, PolicyLink, ont rencontré les membres de l’équipe de transition d’Obama et ont soumis leur proposition pour la nouvelle initiative » (Lester 2009, 3).

Membre du « noyau dirigeant » (core leadership) de « Promise Neighborhoods » selon une gestionnaire du PNI rencontrée en entrevue (entrevue 22), Geoffrey Canada, président-directeur général du HCZ à l’époque, a participé activement au travail de coconstruction du programme. « Très impliqué » et « ayant participé à plusieurs réunions », selon une ancienne membre de la Fondation Casey qui occupe désormais des fonctions au CSSP (entrevue 27), Geoffrey Canada a épaulé le département fédéral de l’éducation dans sa tentative de diffuser aux récipiendaires du programme l’approche et le modèle caractérisant le HCZ.

Détenteur de l’expertise permettant de reproduire le modèle original, le HCZ a donc non seulement été informellement habilité par le président Obama et le US DE, il a participé aux côtés de l’équipe « Promise Neighborhoods » à la coconstruction du programme du même nom, acquérant au passage la capacité d’influencer l’élaboration et le développement de ce programme. Comme le dit une consultante senior du CSSP, « HCZ est fondamentalement le modèle pour PN, donc ils ont beaucoup d’influence sur le fonctionnement de PN » (entrevue 27).

La FLAC a activement participé à la coconstruction des partenariats Québec en forme et Avenir d’enfants et les processus ayant permis à cette fondation philanthropique d’accéder à la coconstruction des politiques sociales reflètent l’habilitation formelle de la FLAC, tout en se démarquant des mécanismes de collaboration informelle caractérisant la relation entre le HCZ et le département fédéral de l’Éducation. La FLAC a coconstruit le partenariat Québec en forme avec le ministère de la Santé et des Services sociaux et le partenariat Avenir d’enfants avec le ministère de la Famille. Cette recherche m’amène à tirer la même conclusion qu’Yves Vaillancourt en 2017 : la coconstruction des projets entre la FLAC et le gouvernement du Québec a été opaque, peu démocratique et a exclu les groupes communautaires (2017, 51).

L’accès de la FLAC à la coconstruction des politiques commence véritablement avec l’intégration d’André Chagnon dans l’Équipe de travail pour mobiliser les efforts en prévention (ETMEP). Cette équipe a été créée dans la foulée du Forum des générations organisé par le gouvernement libéral en 2004. À la suite de ce forum, une équipe de travail a été mise sur pied. André Chagnon a eu un impact majeur sur les travaux de cette équipe lorsqu’il a fait savoir aux membres qu’il était prêt à investir massivement dans la prévention, dans la mesure où le gouvernement du Québec ferait de même. Insatisfait par la tournure des travaux, Chagnon a lancé publiquement une invitation au gouvernement du Québec pour cofinancer des programmes de prévention, exerçant de facto une pression sur l’État québécois. En entrevue, l’ancien gestionnaire de Québec en forme, qui a participé aux travaux de l’équipe, m’a révélé que ce type d’interpellation place les décideurs publics dans une position assez inconfortable :

[C]e n’est pas facile quand un philanthrope dit : « Moi, je suis prêt à mettre sur une cause qui a de l’allure, mettons, prenons une cause X, Y, Z de prévention de Santé publique, bien, moi je suis prêt à mettre autant que le gouvernement va mettre dans cette cause-là. Là, je me mets dans la bottine du décideur, qui se fait dire, et c’est public là, qu’il est écrit dans le rapport qu'il va mettre 40 millions si vous mettez 40 millions. » Et nous autres on va faire rien ? On va se faire reprocher… tout le monde va dire « voyons donc toi ! », c’est une bonne cause… c’est ça et il est prêt à investir lui de son argent.

Entrevue 5

La coconstruction se poursuit ensuite avec la création de partenariats et de structures formelles et avec l’octroi d’un pouvoir décisionnel formel à la FLAC à l’intérieur de ces structures. Québec en forme, Autonomie Jeunes Familles, Avenir d’enfants, l’Appui et Réunir Réussir sont tous des partenariats formels créés entre 2002 et 2009 et encadrés par des ententes entre le gouvernement du Québec et la FLAC. Le poids décisionnel accordé à la FLAC au sein de ces structures a clairement favorisé son accès à la coconstruction des politiques. Autant du côté de Québec en forme que d’Avenir enfants, la FLAC se voit accorder la parité avec le gouvernement dans la répartition des sièges dans les conseils d’administration. Investissant autant et parfois plus que l’État québécois dans les partenariats et obtenant la parité dans les instances décisionnelles, la FLAC se retrouve dans un rapport d’égal à égal avec le gouvernement.

Instrumentaliser la société civile

À la question « quel type de relations se développe entre les acteurs publics et les groupes communautaires participant à des structures de gouvernance du social ? », il convient de répondre que, tel qu’anticipé par mon hypothèse, les groupes communautaires étudiés – à l’exception du HCZ – accèdent à la coproduction des politiques, mais y demeurent cantonnés. Les partenariats communautaires financés par « Promise Neighborhoods » et les tables de concertation soutenues par Québec en forme et Avenir d’enfants sont des instances de mise en oeuvre auxquelles les groupes communautaires sont invités à s’intégrer pour prendre en charge une partie d’un plan d’action conjointement développé. Cette intégration en aval, au moment où les grandes orientations ont déjà été déterminées par les acteurs publics, philanthropiques et ceux reconnus pour leur expertise, assurent les groupes d’un financement et d’une place au sein des structures de gouvernance locale coordonnant les actions et allouant les ressources. Les groupes se retrouvent donc aux côtés des acteurs publics, particulièrement aux côtés des acteurs locaux et de ceux des milieux de l’éducation, de la santé et des services sociaux pour coproduire une action publique hybride dans le domaine de la lutte contre la pauvreté, destinée aux communautés pauvres.

On a vu plus tôt que le HCZ a accédé à la coconstruction de Promise Neighborhoods. C’est bien le seul groupe communautaire à avoir accédé à cette étape. Tous les autres ont été relégués à la mise en oeuvre du programme. En fait, tous les récipiendaires du programme n’ont eu accès qu’à la coproduction. L’analyse des publications et des entretiens des acteurs fédéraux, philanthropiques et de la société civile démontre qu’aucun des 21 premiers récipiendaires du programme n’a participé à son élaboration. Aucun d’eux n’a collaboré avec le département fédéral de l’Éducation, contrairement au HCZ et aux firmes d’experts financées par la philanthropie. Par ailleurs, en se concentrant sur les cinq récipiendaires new-yorkais ayant obtenu du programme une « subvention de planification » (planning grant) de 500 000 USD, on peut voir comment les relations nouées entre les acteurs fédéraux et ceux de la société civile relèvent de la coproduction. L’analyse des demandes de financement de ces cinq groupes démontre en effet que ceux-ci s’orientent vers une démarche de mise en oeuvre et s’engagent à participer au programme, tel qu’il a préalablement été élaboré.

Les données sur les partenariats québécois entre les acteurs publics, la philanthropie et les groupes communautaires accréditent la thèse de l’accès de ces derniers à la coproduction des politiques. Les partenariats Québec en forme et Avenir d’enfants ont financé la création de tables de concertation dont le rôle est de réunir les acteurs publics, privés et communautaires d’un territoire afin de mobiliser la communauté et de l’amener à développer des plans d’action pour mettre en oeuvre localement les orientations, les stratégies et les modèles coconstruits par la FLAC et le gouvernement du Québec. Les connaissances et les compétences des groupes communautaires, leur « expertise associative », font d’eux des partenaires de choix pour cette étape de mise en oeuvre. Les quatre groupes communautaires québécois que j’ai étudiés ici ont tous assumé un volet d’un plan d’action soutenu par Québec en forme, Avenir d’enfants ou les deux.

Tout comme dans le cas du programme Promise Neighborhoods, les groupes communautaires et, plus largement, les groupes de la société civile accèdent à la coproduction en étant intégrés à des instances de gouvernance du social aux côtés des acteurs publics municipaux et des acteurs locaux en provenance des secteurs de l’éducation, de la santé et des services sociaux. Preuve comme quoi cette intégration ne débouche pas sur une coconstruction des politiques sociales, les groupes rencontrés en entrevue ont relaté à quel point les acteurs publics sont demeurés à distance des groupes communautaires ou se sont avérés être indifférents, voire hostiles aux préoccupations des organismes. La directrice de la Halte parents-bambins affirme ne pas avoir eu de liens avec les acteurs publics reliés à Québec en forme et à Avenir d’enfants (entrevue 12), celle de la Croisée des frimousses dit qu’elle a « très peu de contacts avec le ministère de la Famille » (entrevue 19), partenaire public officiel d’Avenir d’enfants, et le Centre Juvanis n’a fait état d’aucune relation privilégiée avec aucun acteur public (entrevue 7)[7]. Une dirigeante du Regroupement des organismes communautaires famille de Montréal (ROCFM) affirme quant à elle que son regroupement n’a « pas été capable de rencontrer personne » (entrevue 23).

Cette situation n’a rien de très surprenant. Avant même la constitution d’Avenir d’enfants, le ministre responsable du dossier, Tony Tomassi, et les députés libéraux de sa formation ont fait échouer les efforts du député Amir Khadir pour donner aux groupes communautaires accès au conseil d’administration de l’organisme (Assemblée nationale 2009, 29) et bloqué une tentative du député Nicolas Girard de réduire le nombre de nominations décidées par la Fondation sur ce même conseil d’administration (ibid., 26).

Les groupes communautaires québécois soutenus par les partenariats Québec en forme et Avenir d’enfants accèdent donc à la coproduction des politiques par l’entremise d’une intégration à des instances locales de coordination d’actions et d’allocation de ressources où acteurs publics, privés et de la société civile se partagent le pouvoir et les responsabilités. Cette intégration a lieu en aval. Les organismes communautaires arrivent au moment de la prise en charge des opérations courantes et non pour définir la « dimension institutionnelle » des partenariats. Un pouvoir décisionnel leur est conféré au niveau des instances partenariales locales. Les groupes communautaires bénéficient en effet de sièges et de droits de vote sur les instances dirigeantes des partenariats locaux, ce qui leur permet de participer à la prise de décision aux côtés des acteurs publics et privés.

Toutefois, le caractère instrumental de la présence de ces groupes fait en sorte que, comme l’avait déjà observé Deborah G. Martin (2004, 395) lorsqu’elle a étudié les formes naissantes de gouvernance urbaine aux États-Unis, « bien que les groupes communautaires semblent avoir davantage accès au gouvernement, leur influence sur la politique de l’État peut être relativement limitée ». Comme l’avait observé Ira Silver (2005, 110) dans son étude de l’Initiative de Chicago, partenariat entre la philanthropie et les groupes communautaires lancé au début des années 1990, les organismes communautaires deviennent des peripheral insiders occupant un siège à la table ainsi qu’un rôle légitime en tant que décideurs, mais exerçant un pouvoir symbolique par rapport aux core insiders – les bailleurs de fonds – assis à leurs côtés.

Par ailleurs, si le confinement des organismes communautaires dans un « rôle allant de la sous-traitance à la coproduction » (Savard, Bourque et Lachapelle 2015, 28) au sein des partenariats entre la FLAC et l’État québécois ressort clairement de l’étude des groupes communautaires québécois, cette étude démontre que le même constat s’applique aux groupes communautaires et aux organisations de la société civile américaines soutenus par « Promise Neighborhoods ». En outre, le constat de Savard et ses collègues comme quoi la « FLAC a été un moyen pour le gouvernement de gérer l’action sociale en fonction des principes du Nouveau Management Public, qui de leur côté sapent la logique du secteur public (redistribution) et cherchent à instrumentaliser la logique associative (réciprocité) » (ibid. 2015, 39), s’applique non seulement à la situation du Québec mais à celle des États-Unis et de son gouvernement fédéral. « Promise Neighborhoods » a été une façon pour le gouvernement fédéral de gérer une intervention sociale guidée par les principes du nouveau management public, d’éviter la création ou la consolidation de politiques orientées vers la redistribution et d’instrumentaliser la sphère associative. Sonya D. Horsford et Carrie Sampson concluent leur étude sur le « Las Vegas Promise Neighborhoods Initiative » en affirmant que le programme fédéral « pourrait aider le gouvernement à dépolitiser les fléaux sociaux en responsabilisant les communautés très vulnérables tout en utilisant des termes flous […] associés au renforcement des capacités des communautés, en tant que discours progressistes servant à voiler l’agenda de l’État, qui pour sa part est orienté vers la réduction des dépenses » (2014, 11, 987 [ma traduction]). Mes conclusions de recherche vont dans le même sens que les préoccupations exprimées par ces auteures.

Conclusion

Les constats dressés dans cet article m’amènent à considérer la philanthropie d’investissement comme le vecteur d’une gouvernance du social peu démocratique. Les partenariats entre la philanthropie d’investissement, les groupes communautaires et les acteurs publics, considérés ici comme un cas de figure de la collaboration entre l’État et la société civile, favorisent une cooptation de l’action communautaire, une consolidation du pouvoir des élites sur les politiques sociales et une instrumentalisation de la société civile. Dès lors, il me semble erroné de considérer que l’intégration de groupes de la société civile au sein de structures de gouvernance du social s’apparente à une forme de démocratisation du processus d’élaboration et de mise en oeuvre des politiques publiques. En conséquence, un examen critique des théories du third-party government (Salamon 1994) et de l’« État partenaire » (Caillouette 1994 ; Vaillancourt 2007) s’impose. Tout comme les comprehensive community initiatives étudiées par Ira Silver (2005), les partenariats entre la philanthropie d’investissement, les acteurs publics et les groupes communautaires sont des « partenariats inégaux ». La philanthropie d’investissement y joue un rôle de coordination, les acteurs publics y jouent davantage un rôle d’encadrement. Alors que la philanthropie coordonne l’action collective, les acteurs publics en fixent quant à eux les limites.

Loin d’habiliter les destinataires des services ou les communautés, les partenariats étudiés ont d’abord et avant tout habilité des acteurs de la philanthropie élitaire privée et, dans le cas du HCZ, un groupe communautaire fortement professionnalisé évoluant sous l’aile protectrice de la philanthropie d’investissement et des élites new-yorkaises. Loin d’ouvrir le processus d’élaboration et de coconstruction des politiques sociales à une portion significative de la société civile, les partenariats ont donné lieu à des processus de coconstruction relativement exclusifs où les acteurs précédemment habilités pouvaient participer en raison de leur expertise ou de leur contribution financière. Loin d’accéder à la « cogestion du social », les groupes communautaires ont en général accédé à la coproduction des politiques, demeurant cependant cantonnés à la mise en oeuvre d’une gouvernance du social.

Bernard Jouve a affirmé en 2007 que les expériences de gouvernance urbaine en Europe « portées par certains segments de la société civile, généralement les associations et s’adressant aux populations marginalisées dans les quartiers en crise […], courent le risque d’une instrumentalisation de la part des institutions publiques urbaines et des États » (2007, 398). J’émets ici l’argument que les structures de gouvernance du social dans lesquelles collaborent les acteurs de la philanthropie d’investissement, du secteur public et du secteur communautaire permettent aux acteurs publics d’instrumentaliser la société civile en mobilisant les ressources matérielles et symboliques de la philanthropie, son expertise, de même que l’expertise associative des groupes communautaires. Mais bien que l’État tente de la harnacher, la philanthropie d’investissement parvient à exercer une forte influence au sein de la gouvernance du social. Cette influence est notamment rendue possible par la production d’expertise et de normes d’action, par le financement de réseaux savants, par la constitution de réseaux de politiques publiques et par le plaidoyer. Ses thèmes et ses normes sont fréquemment repris par les acteurs publics. L’intérêt grandissant de la philanthropie pour le plaidoyer et la modification des politiques publiques est d’ailleurs l’une des pistes de recherche les plus prometteuses identifiées dans la présente étude.

Tout comme dans les initiatives de gouvernance urbaine étudiées par Jouve, les structures de gouvernance du social avantagent certains acteurs par rapport à d’autres et permettent aux acteurs privilégiés « une accession plus rapide à la sphère politique et à la décision publique » (ibid., 397). En effet, loin de favoriser une plus grande participation citoyenne ou populaire à la chose publique ou un plus grand pouvoir de cette dernière sur l’élaboration des politiques, la gouvernance du social participe à l’édification d’un processus d’élaboration et de mise en oeuvre des politiques certes plus ouvert et plus éclaté, mais aussi bien plus dépendant du soutien, de la participation et de la contribution des membres des élites. Les partenariats étudiés permettent aux élites de jouer un plus grand rôle dans l’action publique. Ils contribuent à légitimer la place des élites du capital et du savoir, dans la mesure où les dons philanthropiques des possédants s’ajoutent aux investissements publics et permettent de les limiter, et dans la mesure où les connaissances et les compétences des scientifiques et des professionnels permettent de faire reposer l’action sur la science et l’expertise.