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Il va de soi que l’action publique n’est aujourd’hui plus le seul fait de l’État. Les nouveaux modes de gouvernance ont en effet favorisé l’accès des mouvements et des organisations communautaires à but non lucratif à la mise en oeuvre de l’action publique (Marwell 2007 ; Brodkin 2012 ; Duvoux 2015 ; Fyall 2016 ; Hamidi 2017 ; Levine Daniel et Fyall 2019). La délivrance des aides sociales s’opère également de plus en plus souvent par l’intermédiaire de partenariats mixtes public/privé (Kamerman 1983 ; Harris et Bridgen 2007). Dans cette nouvelle configuration, les associations deviennent de facto des relais incontournables de l’intervention étatique (Engels et al. 2006 ; Cottin-Marx et al. 2017) et, comme les brokers vis-à-vis leurs client∙es, elles assurent parfois une mission de protection et de sécurité à la place de l’État (Hilgers 2009 ; 2012). En Amérique latine, l’intermédiation des associations a surtout proliféré depuis les politiques d’austérité des gouvernements de la région dans les années 1990 (Nagels 2014 ; Barrault, Maillet et Vommaro 2019) qui, sous la pression des organismes financiers internationaux, ont débouché sur l’adoption de programmes sociaux ciblés (notamment les conditional cash transfer programs) dont la gestion est désormais confiée à des organisations communautaires (Dufour, Boismenu et Noël 2003).

À la suite des travaux consacrés aux street-level bureaucrats (Lipsky 1980 ; Rathgeb Smith et Lipsky 1993 ; Dubois 2013), à l’administration de guichet (Weller 1999 ; Siblot 2005 ; Spire 2008 ; Dubois 2010 ; 2012) et au community organizing (Marwell 2004 ; Talpin 2016), des enquêtes axées sur les pratiques ont mis au jour la place croissante occupée par les associations et les organisations non gouvernementales (ONG) en tant qu’agences bureaucratiques de terrain dans la prestation de services auprès de populations paupérisées (Dubois 2013). S’intéressant au rôle politique des organisations communautaires dans les campagnes électorales (Marwell 2004 ; 2007) ou dans le travail militant et le plaidoyer pour l’accès aux droits sociaux (Clemens et Guthrie 2010 ; Hasenfeld et Garrow 2012 ; Pette 2012 ; Rodríguez Blanco 2018), d’autres travaux ont décrit les aspects habituellement négligés de la représentation des franges défavorisées qu’elles recrutent. En outre, l’étude de ces intermédiaires a permis de faire émerger de nombreuses catégorisations : « street-level bureaucrat » (Lipsky 1980 ; Sa Vilas Boas 2013), « broker » (Tarrow et McAdam 2005), « referente » (Quirós 2011), « leader associatif », « agent de résolution de problèmes » (Auyero 1997), « bureaucrate paraétatique » (Vommaro 2019), « expert-militant », « ambassadeur des politiques publiques » (Porto de Oliveira 2020), « passeur », « courtier » (Nay et Smith 2002 ; Laurens 2015), « agent intermédiaire ou neighbourhood-level bureaucrat » (Rodríguez Blanco 2018). De façon générale, à travers l’appréhension du rôle concret des intermédiaires au sein de programmes et de secteurs spécifiques d’intervention de l’État (Bourgeois 2001 ; Weill 2014 ; Pette et Éloire 2016 ; Hamidi et Paquet 2019 ; Perelmiter 2012 ; 2016 ; Vázquez 2020), d’organisations communautaires et de quartiers populaires (Marwell 2004 ; Tissot 2005 ; Rodríguez Blanco 2011) et les configurations sous-jacentes aux pratiques des agent∙es de terrain (Miaz 2019 ; Tomkinson et Miaz 2019), l’ensemble de cette littérature a le mérite d’avoir renouvelé le regard sur la mise en oeuvre des politiques publiques.

En revanche, il faut bien reconnaître que ces différents travaux n’ont pas ou peu contribué à analyser la sociographie de ces groupes d’intermédiaires, de sorte qu’ils ne se donnent pas les moyens de répondre à la question de l’homogénéité ou de l’hétérogénéité de leur carrière et, encore moins, à celle de leurs principes générateurs. Or, en considérant le groupe des dirigeant∙es piqueteras et piqueteros ayant obtenu la gestion d’un ensemble de prestations sociales en Argentine au prisme de la théorie de champs de Pierre Bourdieu (1997), nous nous proposons dans cet article d’appréhender les conditions sociales de possibilité d’une catégorie d’intermédiaires de l’aide sociale. Nées dans le cadre d’un mouvement social contestataire au milieu des années 1990, les organisations piqueteras ont fait du barrage de routes (piquete) leur mode d’action privilégié (Svampa et Pereyra 2004). Pourvus d’une capacité de pression politique et d’une visibilité médiatique acquises au cours du conflit, leurs dirigeant∙es se sont ainsi imposé∙es au début des années 2000 comme des interlocuteurs légitimes face aux pouvoirs publics. Or, dans les années 2000, la décision du gouvernement progressiste de la coalition Frente por un País Solidario (FREPASO)[1] d’ouvrir aux divers collectifs piqueteros la possibilité d’administrer des allocations, si elle a pour effet de fragmenter le mouvement, va surtout entraîner l’émergence d’une catégorie d’intermédiaires de l’aide sociale (Rodríguez Blanco 2018). Nombreuses sont les études consacrées aux piqueteros qui relèvent de typologies plus ou moins formalisées sur la base des distinctions idéologiques et/ou des pratiques militantes que les dirigeant∙es de ces organisations choisissent souvent de mettre en avant (Quirós 2011 ; Pérez 2018 ; Manzano 2013 ; parmi d’autres)[2]. Par conséquent, on ignore souvent tout des ressources et des facteurs par lesquels elles et ils ont été conduit∙es à endosser ce rôle : Qui sont socialement et professionnellement ces intermédiaires entre gouvernant∙es et gouverné∙es ? Comment sont-elles et ils parvenu∙es à devenir les porte-parole d’organisations issues des quartiers populaires ? Autrement dit, de quelle manière ont-elles et ils pu gagner en légitimité vis-à-vis du secteur de la représentation politique officielle ? C’est en cherchant à répondre à ces différentes questions qu’une base de données relatives aux propriétés et trajectoires des dirigeant∙es a été élaborée à partir d’une enquête ethnographique et prosopographique de longue durée au sein des organisations piqueteras (Lemercier et Zalc 2008 ; Picard et Zalc 2012 ; Charle 2013). Sur la base de traitements statistiques et d’une analyse factorielle des correspondances multiples (Lebaron et Le Roux 2013 ; Rossier et Fillieule 2019 ; Duval 2013), il s’est agi de construire l’espace des dirigeant∙es sur les plans aussi bien morphologique que dynamique et relationnel.

Nous verrons que l’on a affaire ici non pas à un champ autonome tel que Pierre Bourdieu (1984) en a défini les principales propriétés, mais plutôt à un champ interstitiel. Comme l’ont montré plusieurs travaux sur les milieux de la réforme urbaine à la fin du XIXe siècle (Topalov 1999), le droit et l’expertise (Medvetz 2012 ; Lee Mudge et Vauchez 2012), ou encore les intellectuel∙les (Attencourt 2021) dans des cadres nationaux et transnationaux, cette notion vise à utiliser les instruments du champ pour rendre compte d’espaces[3] aux frontières mouvantes et poreuses qui se situent au carrefour de plusieurs champs historiquement constitués. Dans le cas des dirigeant∙es piqueteras et piqueteros, elle permet donc de rendre compte de la genèse et de la structuration d’un espace où les enjeux de luttes importés des champs étatique, politique et entrepreneurial offrent des opportunités de s’y faire une place. Après avoir précisé les conditions par lesquelles il a été possible d’appréhender les contours flous de cette population d’intermédiaires, nous donnerons à voir ce qui sépare en termes de caractéristiques scolaires, professionnelles et militantes ces dirigeant∙es des milieux populaires qu’elles et ils représentent. Par la suite, nous nous sommes attachée à restituer les logiques sous-jacentes au champ interstitiel constitué par les positions et les prises de position de ces dirigeant∙es qui, pourvu∙es d’espèces différenciées de capital partisan, associatif et syndical, ont su se saisir de ces nouvelles activités de gestion de la pauvreté offertes par les gouvernements pour aspirer ou accéder à des carrières parallèles, à commencer par celles de fonctionnaires, d’élu∙es ou d’entrepreneur∙es.

Saisir des positions floues

Absent∙es des statistiques officielles et des ouvrages du type Who’s Who, les dirigeant∙es des organisations de chômeur∙euses et travailleur∙euses précaires ne forment pas une catégorie évidente. En grande majorité des hommes, ces dirigeant∙es sont pour la plupart issus des milieux politiques les plus traditionnels. Auto-désigné∙es à la tête des organisations depuis leur création en 1996, elles et ils sont devenu∙es des intermédiaires entre l’État et les populations de chômeur∙euses. Connus dans le discours indigène et savant comme des referentes ou des dirigentes barriales (dirigeant∙es de quartier), elles et ils occupent toutefois des positions difficilement saisissables car avant tout informelles et floues du point de vue statutaire. Or, celles-ci ont pris une tout autre ampleur avec la stabilisation des organisations et à partir du moment où il a fallu négocier des aides ou des subsides avec les pouvoirs publics, mobiliser des adhérent∙es, intervenir à la radio ou à la télévision, participer à des campagnes ou encore à des élections. Comme nous le verrons, ces postes ont dès lors signifié pour les dirigeant∙es le moyen de consolider des carrières dans les marges du champ politique avec plus ou moins de succès.

Pour analyser les trajectoires des dirigeant∙es piqueteras et piqueteros, nous avons élaboré une base de données de 76 dirigeant∙es « représentatifs » des mouvements de chômeur∙euses et travailleur∙euses précaires en Argentine. À partir d’un échantillonnage à choix raisonnés, nous avons intégré ici les dirigeant∙es des organisations piqueteras citées dans la littérature – des plus locales aux nationales – en recoupant enquête de terrain, archives journalistiques[4] et littérature universitaire. Une fois la population délimitée, nous avons collecté les données relatives aux propriétés sociales et aux trajectoires socioprofessionnelles et militantes des dirigeant∙es. Or, rien de moins évident quand nous avons affaire à des fractions d’individus autres que celles des classes dirigeantes et pour lesquels les données biographiques sont visibilisées de manière inégale et lacunaire (médias, édition, etc.) suivant les écarts de notoriété publique entre dirigeant∙es. Deux sources ont néanmoins permis de compenser ce manque. Nous disposions pour 28 % de l’échantillon (N = 21) d’un à plusieurs entretiens réalisés avec des dirigeant∙es d’organisations piqueteras au cours de notre enquête de terrain. En outre, il a été possible d’exploiter les informations fournies par la presse et les pages Web personnelles. Au final, notre base de données contient 20 variables et 50 modalités ayant été analysées au moyen de traitements multivariés et, notamment, d’une analyse factorielle des correspondances multiples (ACM)[5].

La distance sociale et politique aux bases

Les dirigeant∙es des groupes piqueteros présentent une série de propriétés sociales en termes de genre, de génération, d’appartenance sociale, de niveau éducatif et de profession qui contrastent avec celles propres aux classes populaires[6] dont elles et ils sont les porte-parole.

Le groupe des dirigeant∙es est majoritairement masculin (75 %). La faible proportion de dirigeantes (25 %) n’a rien d’étonnant si nous la comparons aux résultats établis en 2014 pour les postes de direction politique en Argentine avec 23 % de femmes malgré la loi sur les quotas des femmes promulguée en 1991 (Caminotti 2014). Par ailleurs, à cette population des dirigeant∙es très masculinisée s’oppose celle des femmes surreprésentées dans les positions subalternes (Cross et Freytes Frey 2007) qu’offrent les organisations à travers ces tâches dites communautaires, d’administration, de soin et de maintien de la survie : réception et distribution de marchandises, organisation de marchés de troc, gestion de cantines populaires et de crèches, participation à des ateliers de couture et organisation matérielle des barrages de route[7]. Ce milieu militant entretient de ce point de vue une forte division sexuelle du travail qui ne se distingue guère de celle retrouvée dans les mouvements sociaux ou les partis politiques décrits tant par Hélène Combes (2011) au Mexique que Lucie Bargel et Xavier Dunezat (2009) ou Mathilde Pette (2012) en France.

Dans les mouvements sociaux ou les organisations politiques, le fait d’appartenir à telle ou telle génération a des effets déterminants sur les pratiques d’engagement, le type de militantisme et le rôle de dirigeant endossé (Pagis 2014 ; Mauger 2015). Sous l’angle de l’âge, prédominent les générations de dirigeant∙es né∙es dans les années 1970, c’est-à-dire celles et ceux âgé∙es de plus de 48 ans en 2017. Ce qui frappe avant tout dans cette distribution, c’est le poids massif des individus ayant vécu la période de la dictature militaire (1976-1983), autour de 96 %, comparé à celui tout à fait modeste de ceux nés à partir des années 1980. Cette donnée recoupe par ailleurs le clivage qui s’est instauré entre dirigeant∙es expérimenté∙es, proches de la politique institutionnelle, et les plus jeunes davantage investis au sein de mouvements radicaux peu visibles.

Tableau 1

Appartenance générationnelle (classes d’âge en 2017) des dirigeant∙es piqueteros

Appartenance générationnelle (classes d’âge en 2017) des dirigeant∙es piqueteros
Source : Élaboration de l’auteure

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S’agissant du lieu de naissance, nous constatons la prépondérance des provinces (82,7 %) sur la capitale (10,3 %). La plupart des individus provinciaux proviennent des villes les plus peuplées et les plus industrialisées du pays, à l’image de Buenos Aires (29,3 %) et de Córdoba (13,8 %) qui constituent également d’importants centres politiques et éducatifs. L’étude du lieu de la résidence actuelle montre par ailleurs que la majorité des dirigeant∙es habitent dans la province de Buenos Aires (57,7 %) et, notamment, en banlieue de la capitale (46,5 %). Le recentrage sur la province Buenos Aires qui s’observe dans la comparaison entre lieu de naissance et lieu de résidence laisse donc supposer que la trajectoire des dirigeant∙es est influencée par des logiques migratoires, à l’image de ces nombreux entretiens au cours desquels les enquêté∙es évoquaient leur mobilité géographique en lien avec de meilleures conditions économiques et/ou de réseaux militants.

Je suis père de famille, né en Uruguay, Uruguayen… Cela fait 27 ans que j’habite en Argentine. J’ai ainsi échappé à la dictature et à la faim. Ici, j’ai trouvé une nouvelle vie, n’est-ce pas ? J’ai trouvé… bon, à l’époque, dans les années 1980, il y avait du travail en Argentine […] Quand j’ai perdu mon emploi, j’étais dans une situation difficile, alors j’ai atterri dans le quartier María Elena (La Matanza) où j’ai poursuivi mon engagement militant aux côtés des compañeros [camarades] de la CCC (Corriente Clasista y Combativa / Courant classiste et combatif)[8].

Compte tenu de la difficulté d’accéder à l’origine sociale d’une population d’individus pour laquelle, nous l’avons dit, les données biographiques sont parcellaires et difficiles à recouper, nous avons décidé de mobiliser une approche qualitative de la profession du père qui reste en définitive l’indicateur le plus robuste dans l’appréhension de cette propriété. Sur la base des données recueillies notamment par entretien auprès de 21 individus de la population constituée, on a ainsi pu recenser huit ouvrier∙ères dans des secteurs tels que la maçonnerie, la métallurgie ou encore le travail agricole, six employé∙es de l’administration publique, deux instituteurs, mais aussi quatre petits patrons ou propriétaires et un cadre politique. Or, l’hétérogénéité dont rend compte ce sous-échantillon dans le groupe d’appartenance professionnelle du père tend à invalider l’idée selon laquelle les dirigeant∙es piqueteros seraient issus exclusivement des milieux populaires. Ce que l’analyse de variables associées aux parcours scolaires et professionnels des dirigeant∙es, nous allons le voir, permet également de mettre en évidence.

Sur le plan des études, le groupe des dirigeant∙es se répartit comme suit : 51,3 % ont un niveau universitaire, 13,2 % un niveau tertiaire[9], 25 % un niveau secondaire et 10,5 % un niveau primaire. Or, le fait qu’un∙e dirigeant∙e sur deux soit passé∙e par l’université et quasiment deux sur trois par le niveau supérieur (si l’on inclut le niveau tertiaire) rend compte d’un collectif plutôt doté en capitaux scolaires. Par ailleurs, le lycée, l’université publique et les instituts techniques et de formation à l’enseignement supérieur constituent en Argentine des lieux importants de socialisation militante. C’est pourquoi l’obtention du diplôme compte parfois moins ici que l’insertion dans des réseaux politiques, comme en témoignent par exemple ces dirigeant∙es dont les cursus sont restés inachevés mais leur ont permis de s’insérer au sein de groupes politisés. S’il a fini par abandonner ses études de physique à l’université, l’un d’entre eux, Imanol, a ainsi pu se rapprocher de ces réseaux militants issus du communisme révolutionnaire tels que le Partido Comunista Revolucionario (PCR) : « J’étais étudiant en physique à l’Université de Buenos Aires et faisais partie du centre d’étudiants […] C’est là que j’ai contacté des militants du parti […] mais ils me donnaient beaucoup à lire. J’ai fini par abandonner les études pour me consacrer au militantisme[10]. » Le choix de s’orienter davantage vers des disciplines plus directement reliées aux enjeux politiques contemporains comme les sciences sociales (11 dirigeant∙es) et le droit (9) plutôt que les sciences de la nature (6) et l’économie (2) peut enfin être interprété chez les dirigeant∙es comme celui d’une quête de politisation.

Tableau 2

Distribution des disciplines universitaires des dirigeant∙es

Distribution des disciplines universitaires des dirigeant∙es

*Les effectifs correspondent ici à la fraction universitaire des dirigeants (N = 39).

Source : Élaboration de l’auteure

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En ce qui concerne le métier exercé par les dirigeant∙es avant d’arriver à la tête des organisations, nous recensons 43,4 % de professions intermédiaires, 32,9 % de cadres et de professions intellectuelles, 14,5 % d’ouvrier∙ères et 9,2 % d’employé∙es. De fait, si l’on considère la catégorie professionnelle, seulement un quart des dirigeant∙es sont proches des populations situées en bas de l’échelle sociale qu’elles et ils représentent et sont ainsi susceptibles d’avoir vécu des expériences de chômage similaires. En outre, la plupart de celles et ceux qui exercent une profession intermédiaire occupent des emplois publics et connaissent de facto une situation nettement plus stable matériellement que les travailleur∙euses précaires du privé auxquel∙les ils ont affaire au sein des organisations.

Tableau 3

Profession des dirigeant∙es avant la naissance des organisations 1986-1996 (N = 76)

Profession des dirigeant∙es avant la naissance des organisations 1986-1996 (N = 76)
Source : Élaboration de l’auteure

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À l’aune de leurs engagements passés, les dirigeant∙es ne sont pas moins éloigné∙es des groupes de chômeur∙euses et de travailleur∙euses précaires ayant rejoint les organisations. Des variables relatives aux types d’appartenance militante préalable et à leur durée montrent en effet qu’elles et ils sont inséré∙es depuis longtemps dans les filières traditionnelles de la socialisation politique.

Tableau 4

Trajectoires militantes des dirigeant∙es piqueteros (N = 76)

Trajectoires militantes des dirigeant∙es piqueteros (N = 76)

*Type de structure militante à laquelle les dirigeant∙es ont adhéré avant la création des organisations piqueteras (entre 1980 et 1996). Les appartenances politiques pouvant être multiples et simultanées, nous n’avons pas affaire ici à une distribution égale à 100 %. Ajoutons qu’ont été exclu∙es de cette variable les six dirigeant∙es qui n’ont pas eu d’expérience militante avant les groupes piqueteros.

Source : Élaboration de l’auteure

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Tableau 5

Durée du premier engagement des dirigeant∙es (N = 76)

Durée du premier engagement des dirigeant∙es (N = 76)
Source : Élaboration de l’auteure

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La trajectoire des dirigeant∙es est d’abord marquée par le poids du militantisme partisan : 56,6 % sont passé∙es par un parti politique et 39,5 % ont pour lieu de socialisation initiale les structures partisanes et, en particulier, celles de la jeunesse (26,3 %). Celles et ceux qui ont commencé leur carrière militante en milieu partisan l’ont d’ailleurs fait majoritairement dans les partis de gauche (24) et non dans les deux partis de gouvernement – Partido Justicialista (PJ) et Unión Cívica Radical (UCR) – qui ne regroupent qu’une faible proportion de dirigeant∙es (6). Ensuite, les structures de type associatif représentent, elles aussi, un vivier important de recrutement parmi les dirigeant∙es : 43,4 % ont emprunté cette filière avant de rejoindre les organisations piqueteras et 42,1 % s’y sont investis lors de leur premier engagement. La voie d’entrée associative au militantisme renvoie surtout (19,7 %) aux organisations sociales chrétiennes rattachées à des églises au sein des quartiers populaires. En revanche, les organisations piqueteras constituent la première expérience militante pour seulement six dirigeant∙es de notre base (7,9 %). Quant aux syndicats, il s’agit de l’expérience la moins répandue chez les dirigeant∙es, tant dans la période qui précède la création des organisations piqueteras (10,5 %) qu’au début de leur parcours (6,6 %). Enfin, la durée du premier engagement des dirigeant∙es nous renseigne sur le développement de fidélités militantes par lequel se constitue un carnet d’adresses en politique[11]. Nombreux sont celles et ceux (65,8 %) qui sont restés par exemple cinq années ou plus au sein des structures où elles et ils ont entamé leur carrière militante.

Les dirigeant∙es piqueteros ne sont donc guère assimilables aux catégories précaires qui composent leur organisation au point que certaines caractéristiques comme le faible taux de féminisation, la part importante des individus ayant accédé au supérieur ou encore la surreprésentation des professions intermédiaires et supérieures, d’un côté, et le vaste capital militant accumulé, de l’autre, ne sont pas sans les apparenter à une petite élite politique locale. Il reste à montrer comment ces profils de professionnel∙les du militantisme sont parvenus à capter de manière différenciée une offre politique d’intermédiation pour gérer la distribution des aides sociales (allocations individuelles dans différents programmes sociaux, subsides octroyés à des coopératives, etc.) aux plus démunis.

Le champ interstitiel d’un groupe d’intermédiaires de l’aide sociale : hiérarchies sociales et origines militantes

Comment se structure l’espace des dirigeant∙es piqueteros ? Qu’est-ce qui différencie et/ou rapproche ce groupe d’agents ? À partir d’une analyse des correspondances multiples (ACM) portant sur les données biographiques des dirigeant∙es, il a été possible de les situer dans un espace multidimensionnel et, partant, d’éclairer les processus et les modalités d’accès à la position d’intermédiaires de l’aide sociale. L’ACM fait ainsi apparaître deux grands principes de structuration. Le premier axe correspond à une opposition en termes de hiérarchies sociales où l’on retrouve les dirigeant∙es les mieux doté∙es en espèces de capital du côté de la politique légitime, tandis que les moins doté∙es en sont exclu∙es ou, au mieux, cantonné∙es à ses marges. Le second les distingue suivant leurs réseaux de socialisation militante qui recouvrent ici la plupart des courants politiques en Argentine, allant du péronisme social-chrétien à la gauche radicale. Comme nous le verrons, ce que confirme plus largement cette analyse géométrique des données sur la base de cette double opposition, c’est bien la mise en présence d’un champ interstitiel où les enjeux qui le fondent à l’intersection de l’action publique, du militantisme, de la politique partisane et du monde entrepreneurial se trouvent au principe de la diversification des carrières parmi les dirigeant∙es.

Graphique 1

Le champ interstitiel des intermédiaires de l’aide sociale en Argentine : analyse des correspondances multiples (ACM)*

Le champ interstitiel des intermédiaires de l’aide sociale en Argentine : analyse des correspondances multiples (ACM)*

*Traitement statistique réalisé par l’auteure.

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Graphique 2

Le champ interstitiel des intermédiaires de l’aide sociale en Argentine : Analyse des correspondances multiples (ACM) – Graphique des individus*

Le champ interstitiel des intermédiaires de l’aide sociale en Argentine : Analyse des correspondances multiples (ACM) – Graphique des individus*

*Traitement statistique réalisé par l’auteure

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Héritiers versus marginaux. Ce que les hiérarchies sociales et politiques font à la carrière de dirigeant∙es

De la droite vers la gauche des graphiques, l’axe 1[12] oppose les dirigeant∙es socialement dominant∙es ayant intégré les circuits politico-administratifs du pouvoir à celles et ceux socialement dominé∙es enclin∙es à des pratiques militantes oscillant entre refus et acceptation des aides de l’État à travers des actions locales de base et diverses stratégies entrepreneuriales (autogestion, coopérativisme, ONG).

Dans la région la plus à droite de l’axe 1, se trouvent ainsi les dirigeant∙es qui dominent l’espace piquetero sur le plan des ressources scolaires, professionnelles et politiques. Titulaires de diplôme(s) universitaire(s), ces dirigeant∙es exercent le plus souvent une profession juridique, scientifique et/ou intellectuelle supérieure à fort capital symbolique. Ayant consolidé leur position sur la scène piquetera après la crise économique de 2001 en implantant leurs organisations sur tout le territoire, elles et ils sont pour la plupart passé∙es par des partis politiques de gauche ou le PJ, et vont obtenir à partir du début des années 2000 des postes à responsabilité politique sous le gouvernement de Néstor Kirchner (2003-2007). La trajectoire de Jorge Ceballos, dirigeant de l’organisation piquetera Barrios de Pie (Quartiers debout), constitue une parfaite illustration de ce groupe de dirigeant∙es. Né en 1960 à Villa María dans la province de Córdoba, Ceballos est issu d’une famille provinciale traditionnelle. Du côté paternel, il hérite d’importantes ressources relationnelles et politiques : son père comptait notamment parmi ses proches un médecin de l’UCR, ex-gouverneur de Córdoba, alors que le radical Hipólito Yrigoyen était à la fin des années 1920 président de l’Argentine (1928-1930). Scolarisé à l’Institut privé d’études secondaires Bernardino Rivadavia de sa ville natale Villa María, Ceballos entre par la suite à l’Université nationale de Córdoba où il obtient un diplôme d’avocat. Ce spécialiste en droit pénal et droit du travail ouvre dans les années 1990 son propre cabinet. S’il plaide avant tout pour des causes militantes (il défend, par exemple, le dirigeant piquetero Raúl Castells lors de son procès pour avoir menacé un supermarché de pillage au cours d’une action collective), Ceballos exerce aussi en parallèle des activités de conseil auprès des personnalités du monde du spectacle et du divertissement. Aux ressources relationnelles que lui confère sa carrière juridique, s’ajoutent celles politiques qu’il a acquises de longue date au sein des partis de gauche. Membre durant quatre ans d’un parti trotskiste à Córdoba, le Partido Revolucionario de los Trabajadores (PRT), il décide de s’engager en 1981 dans la section de Córdoba du Partido Intransigente (PI) qui a succédé en 1972 à l’Unión Cívica Radical Intransigente. Entré par sa section jeunesse, il en deviendra le secrétaire général en 1987. Mais dans un contexte électoral de rapprochement du PI au PJ, Ceballos quitte finalement le premier pour fonder le courant politique Patria Libre avec Humberto Tumini, un autre dirigeant du PRT également originaire de Córdoba, avec lequel il participera notamment à l’union de la gauche pour les élections présidentielles de 1989. Des années plus tard, installé dans la poursuite de ses engagements militants à la Matanza – agglomération traditionnellement péroniste de la province de Buenos Aires –, il crée l’organisation piquetera Barrios de Pie en 2000, puis en 2006 un parti de centre-gauche, le Movimiento Libres del Sur. De 2003 à 2007, Ceballos, à l’image d’autres dirigeant∙es comme Victoria Donda, soutient l’alliance kirchnériste Frente para la Victoria (FPV). Outre un accroissement des subventions étatiques pour son organisation[13], ce ralliement lui vaut plusieurs postes politiques dans l’administration publique. Il est nommé d’abord directeur national de l’Asistencia Comunitaria (assistance communautaire) entre 2004 et 2006, afin de gérer les relations gouvernementales avec le monde associatif et, en particulier, les organisations piqueteras. Ensuite, il occupe le poste de sous-secrétaire de l’Organización y Capacitación Popular (organisation populaire et de formation) au ministère de Développement social d’Alicia Kirchner – soeur de Néstor Kirchner ayant exercé diverses responsabilités dans la haute administration provinciale. Enfin, fort de ce capital politique cumulé au sein du gouvernement, Ceballos se présente aux élections de la mairie de La Matanza en 2007, qu’il perdra néanmoins par manque de soutien du gouvernement (Natalucci 2012, 135). À la suite de la décision de Néstor Kirchner de devenir président du PJ en 2008, il quitte le FPV avec d’autres dirigeants en quête de mandats pour rallier l’opposition à gauche au sein du Frente Amplio Progresista (FAP). Il s’ensuivra dès lors pour Ceballos une série d’échecs électoraux : d’abord, en 2009, aux législatives de la province de Buenos Aires pour le parti Nuevo Encuentro issu d’une alliance avec le Partido Comunista Argentino (PC) ; puis, en 2011, aux législatives pour le parti Movimiento Libres del Sur ; et de nouveau aux municipales de la mairie de La Matanza, cette fois-ci pour le FAP. Pour autant, ces revers n’empêcheront pas Ceballos, par le biais notamment de son parti Movimiento Libres del Sur / FAP, de continuer à peser durant les années 2000 dans une alliance partisane, Alianza Alternativa Federal, entendant dépasser le kirchnérisme et son leadership.

À ces dirigeant∙es inséré∙es dans les circuits de la professionnalisation politique s’opposent à gauche de l’axe 1 (voir les graphiques 1 et 2) celles et ceux qui, peu doté∙es en capital scolaire et dont les trajectoires sont typiques de celles des catégories d’ouvrier∙ères et d’employé∙es, tendent à développer au niveau local des pratiques d’économie sociale et solidaire ambivalentes vis-à-vis de l’État. Le cas d’Héctor « Toty » Flores, dirigeant du Movimiento de Trabajadores Desocupados (MTD) de La Matanza, s’avère à cet égard particulièrement instructif. Flores est né en 1953 à San José de Feliciano, un petit village de la province d’Entre Ríos. Septième d’une famille paysanne très nombreuse, il commence à travailler dès l’âge de neuf ans comme vendeur de journaux pour aider ses parents. C’est grâce à ce petit boulot (changa) qu’il commence à s’intéresser à la politique et décide de s’engager, comme son père, dans les Comunidades Eclesiales de Base (CEB). À l’âge de 17 ans, Flores migre vers la province de Buenos Aires en quête de travail. N’ayant pas de diplôme, il est embauché dans une usine métallurgique où il apprend le métier de tourneur et se rapproche de l’Unión Obrera Metalúrgica (UOM). Dans le prolongement de son expérience syndicale[14], il devient militant du parti trotskiste Movimiento al Socialismo (MAS) jusqu’à son implosion au cours des années 1990. Ce parcours d’ouvrier lui permet alors d’acheter un terrain à San Justo, La Matanza. Mais à la suite des réformes du marché du travail dans les années 1990, Flores est licencié et, après avoir échoué dans l’ouverture d’un petit commerce (une cordonnerie), il entreprend de mobiliser les habitants de son quartier, pour la plupart au chômage. Avec le soutien de la fondation du prêtre Mario Pantaleo de La Matanza et d’anciens camarades du MAS, il fonde en mai 1996 le MTD de La Matanza, qui acquiert de la visibilité médiatique et politique à partir de son positionnement comme « le seul mouvement à avoir rejeté l’aide sociale de l’État distribuée par les punteros[15] péronistes de façon clientélaire »[16]. Or, si ce mouvement peut revendiquer une certaine autonomie vis-à-vis des institutions publiques, c’est parce que Flores a su capter des sources de financement privées et accroître son carnet d’adresses auprès d’ONG et d’entreprises. D’une part, il réussit à établir des liens avec l’Instituto Movilizador de Fondos Cooperativos (IMFC), coopérative de second degré, qui lui donne accès à un crédit de la banque coopérative pour fonder le Centro para la Educación y Formación de Cultura Comunitaria (CEFoCC) et une coopérative de travail dont les premiers projets seront une boulangerie, un club de troc et des ateliers d’informatique et de couture. D’autre part, son épouse Soledad Bordegaray – psychologue sociale de formation –, qui est investie dans l’association Madres de Plaza de Mayo[17], lui permet d’associer le MTD à l’université populaire que l’ONG a créée en son sein dans la mise en oeuvre de nombreux projets de diffusion culturelle (films, conférences, etc.). Enfin, lors d’une conférence publique à laquelle Flores participe fin 2002 au sein d’un centre d’études para-universitaire sur le développement socioéconomique, il fait la connaissance de Carlos March qui intervient également en tant que directeur exécutif de la section argentine de Transparency International, la fondation Poder Ciudadano, ayant été créée pour lutter contre la corruption des gouvernements et pour promouvoir la participation citoyenne. C’est grâce à cet entrepreneur de cause et à sa fondation que Flores va côtoyer diverses personnalités du monde des ONG et de l’entreprise parmi lesquelles un créateur de mode, Martín Churba. Ainsi, pour ce jeune entrepreneur désireux de donner une image sociale et solidaire à sa marque, le MTD va se mettre à produire dans le cadre de sa coopérative des cache-poussière et des tee-shirts qui seront exportés respectivement au Japon et en Italie. C’est à l’aune de cette insertion dans les réseaux de l’entreprise et des ONG que peuvent se comprendre les orientations politico-électorales conservatrices de Flores, à commencer par son alliance au début des années 2000 avec Elisa Carrió, députée du parti de centre-droite Coalición Cívica – Afirmación por una República Igualitaria (CC-ARI), originaire d’une famille traditionnelle catholique de la province de Chaco et ex-épouse du président de la Sociedad Rural Argentina (SRA)[18] de la même province.

La rencontre avec Carrió va dès lors déboucher pour le dirigeant piquetero sur une véritable carrière politique nationale. Après avoir remporté en 2007 et 2011 les élections législatives, Flores se présente en 2015 comme vice-président d’Elisa Carrió de l’alliance Cambiemos lors des primaires internes pour la désignation du candidat à la présidentielle qui consacreront Mauricio Macri. C’est enfin avec l’investiture du parti de droite Propuesta Republicana (PRO) de Macri – alors président de l’Argentine – que Flores sera réélu député en 2017. Devenu caution sociale de ce camp anti-kirchnériste, il participera en 2019 avec les principales figures du PRO, de l’UCR et de la CC-ARI au lancement d’une nouvelle machine politique, le Movimiento Social por la República.

Deux viviers de recrutement : du péronisme à la gauche

L’axe 2 fait apparaître une opposition en termes de capital social entre deux viviers de recrutement militant des dirigeant∙es : l’un issu des groupes sociaux-chrétiens et du péronisme et l’autre de la gauche. Le bas de l’axe 2 distingue les dirigeant∙es ayant investi les réseaux catholiques selon qu’elles et ils aient eu tendance à se limiter à ce premier engagement (à gauche) ou bien à s’ouvrir au péronisme partisan (à droite). Le premier groupe renvoie à des dirigeants tels qu’Alberto Spagnolo, Roberto Martino et Jésus Olmedo, qui ont développé leur organisation au niveau local en reprenant dans la lignée de la théologie de la libération de Paulo Freire et du catholicisme social ces formes d’auto-organisation du travail social, de l’éducation populaire et de l’alphabétisation. Pour ce qui est du second groupe de dirigeant∙es, il renvoie aux individus dont la socialisation politique chrétienne s’est combinée avec celle du péronisme partisan (Partido Justicialista). Cela explique pourquoi, à l’image du cas exemplaire de Luis D’Elía – dirigeant de la Federación de Tierra, Vivienda y Hábitat (FTV) –, elles et ils ont été poussé∙es pour la plupart à mener une carrière nationale dans l’administration publique après l’arrivée au pouvoir de Kirchner en 2003[19].

Né en 1957 à Morón – ville industrielle et populaire de la banlieue de Buenos Aires –, D’Elía est le fils d’un employé de l’entreprise d’électricité publique Servicios Eléctricos del Gran Buenos Aires (SEGBA) et d’une couturière. La mère catholique est née dans une famille espagnole proche des idées anarchistes et socialistes. D’origine italienne, le père est inséré dans le milieu péroniste local : syndiqué à la Confederación General del Trabajo (CGT), il a été également élu concejal (conseiller municipal) et président du conseil municipal de 1987 à 1991 à La Matanza. À l’instar de nombreux ménages à l’époque, le couple a par ailleurs bénéficié dans son installation de ces programmes fédéraux de logement, lancés dans les années cinquante par Eva Péron, qui contribuaient à renforcer l’attachement au péronisme. Comme son frère et sa soeur, D’Elía fait toute sa scolarité dans des institutions catholiques de la communauté des Salésiens de Don Bosco. Après le lycée, il intègre la filière tertiaire pour devenir professeur des écoles dans l’Institut de formation Manuel Dorrego de Morón. Durant sa formation, il adhère au Sindicato Unificado de Trabajadores de la Educación de Buenos Aires (SUTEBA), tout en restant proche des cercles sociochrétiens qu’il fréquente depuis sa jeunesse à la Matanza. Grâce à l’une des figures locales de ces réseaux du catholicisme social, le prêtre Enrique Lapadula, qui deviendra par la suite son conseiller politique, D’Elía intègre une organisation chrétienne-oecuménique reconnue à l’international, Servicio Paz y Justicia (SERPAJ), présidée par le prix Nobel de la paix Adolfo Pérez Esquivel. Ses liens avec le milieu catholique l’incitent également à entrer au Partido Demócrata Cristiano (PDC) qui a participé aux luttes pour les droits humains au sortir de la dictature militaire en 1983. À l’initiative du diocèse de Quilmes, D’Elía prend part au milieu des années 1980 avec d’autres habitants sans logement aux premières actions collectives de prise de terres qui voient le jour dans la banlieue de Buenos Aires[20] et, notamment, le quartier populaire d’El Tambo à La Matanza, où il avait été amené à enseigner lors de son professorat. Le fait que le PDC s’allie à des dirigeant∙es péronistes au coeur du renouveau du PJ, tel Antonio Cafiero qui gouvernera la province de Buenos Aires à partir de 1987, va lui offrir l’occasion à la fin des années 1980 d’exercer des responsabilités dans l’administration publique provinciale. Alors que l’un des caciques du PDC, Antonio Salviolo, se trouve à la tête de la Dirección General de Escuelas de la même province, D’Elía occupera au sein de son administration les postes de sous-secrétaire et de conseiller d’école jusqu’à la fin du mandat de Cafiero en 1991. Titularisé en 1992 dans une école de La Matanza, D’Elía délaisse cependant l’enseignement pour poursuivre sa carrière politique. Adhérent du PJ depuis le début des années 1990, il est élu en 1995 concejal sur la liste du péroniste progressiste, Carlos « Chacho » Àlvarez, aux élections locales de La Matanza. Avec ce statut de conseiller municipal, D’Elía participe en 1999 à la coalition de centre-gauche FREPASO qui, réunissant péronistes et radicaux, soutiendra la candidature gagnante à la présidence de la nation de Fernando de la Rúa (1999-2001). Or, à cette époque, certains syndicats portés par des inclinations chrétiennes comme SUTEBA quittent la CGT pour former la Central de Trabajadores de la Argentina (CTA). D’Elía y voit la possibilité de faire converger ses réseaux péronistes et chrétiens dans la lutte contre les réformes néolibérales mises en oeuvre par le gouvernement péroniste de Carlos Menem. On comprend dès lors pourquoi il parvient à la fin des années 1990 à créer avec les chômeur∙euses et les travailleur∙euses pauvres de son quartier l’une des organisations piqueteras les plus anciennes et les plus importantes en nombre d’adhérent∙es, la FTV, qui rejoindra la CTA peu de temps après.

En 2001, dans le contexte de la crise financière et politique de décembre qui entraîne le départ précipité du gouvernement de la Rúa et la fin de l’alliance FREPASO, D’Elía va s’employer à entretenir sa double appartenance partisane : après un passage par le parti catholique Polo Social du prêtre tiersmondiste Luis Farinello, il sera l’un des premiers à rallier la nouvelle coalition FPV, lancée au début des années 2000 par Néstor Kirchner. Ce dernier s’avère un choix politique gagnant pour D’Elía, puisqu’ayant remporté les élections présidentielles de 2003, le nouveau président le nommera aussitôt sous-secrétaire des Terres pour l’Habitat social au sein du ministère de la Planification fédérale qui a la responsabilité, entre autres, de gérer tout ce qui relève des travaux publics.

Au milieu de l’axe 2, on retrouve surtout les dirigeant∙es en marge de la gauche partisane qui s’investissent à l’échelle locale dans des pratiques d’autogestion. Il s’agit souvent de jeunes déclassé∙es n’ayant pas pu achever leurs études universitaires, ni obtenir la reconnaissance escomptée au sein du ou des partis de gauche auxquels elles et ils appartiennent ou ont appartenu. Ce déclassement à la fois social et politique explique pourquoi ces jeunes tendent souvent à adopter un discours radical visant à émanciper le peuple des classes bourgeoises et de leurs institutions. Une telle vision les incite alors à critiquer les autres dirigeant∙es issu∙es ou non de la gauche qu’elles et ils qualifient de « clientélistes » avec les pauvres et accusent d’avoir renoncé à leur autonomie vis-à-vis de l’État[21]. Si la comparaison avec les organisations nationales les plus proches de l’administration publique permet à ce groupe de dirigeant∙es de revendiquer une espèce d’éthique militante, elles et ils ont cependant toutes et tous fini à plus ou moins long terme par se retrouver engagé∙es au sein des quartiers populaires dans la distribution des aides sociales par les pouvoirs publics depuis la fin des années 1990.

Enfin, le haut de l’axe 2 concentre les dirigeant∙es qui sont passé∙es par les filières ouvriéristes de la gauche propres aux années 1970 et 1980 que sont par exemple la Federación Juvenil Comunista de la Argentina (FJC), le PC/PCR, le MAS ou le Partido Socialista de los Trabajadores (PST). Du côté droit, on retrouve les militant∙es de la gauche nationaliste révolutionnaire regroupé∙es au sein de Venceremos[22] qui, ayant rejoint l’alliance anti-kirchnériste du FAP en 2008, ont pu dès lors obtenir des mandats électoraux à l’échelle nationale et provinciale. À gauche, se situent les dirigeant∙es comme Juan Carlos Alderete, Carlos Santillán et Amancay Ardura du PCR, qui mettent en avant dans la continuité d’un syndicalisme classiste leur rejet du bureaucratisme et de la compromission bourgeoise au sein du péronisme : bien que ces dirigeant∙es piqueteros mettent un point d’honneur à refuser et/ou à décliner toute proposition de postes politiques et administratifs, ils ont néanmoins accepté de négocier à partir de la fin des années 1990 avec les différents gouvernements afin que leurs organisations participent sur le terrain à la gestion des programmes sociaux de la pauvreté.

Conclusion

Tantôt accusé∙es de tous les maux – manipuler les classes populaires, alimenter le désordre et la violence, voire exercer des activités illégales –, tantôt célébré∙es dans leur représentation des travailleur∙euses précaires au sein des quartiers pauvres, les dirigeant∙es piqueteros ont été le plus souvent abordé∙es à travers des discours : ceux des médias et du personnel politique, mais aussi les leurs autour de l’autonomie et de l’éthique militantes. Aucune approche n’avait cherché à ce jour à mettre en série ce groupe.

Tout d’abord, on a affaire à des profils hétérogènes socialement mais guère représentatifs des milieux populaires. Cette population des dirigeant∙es se caractérise également par des ressources et des capacités militantes acquises de longue date au sein des partis politiques principalement de gauche, mais aussi du péronisme et des organisations sociales chrétiennes. De ce point de vue, on est donc loin de l’image savante et médiatique d’un groupe homogène de travailleur∙euses au chômage d’origine populaire en rupture avec les cadres institutionnels habituels de l’expérience politique. De manière générale, il faut dire aussi de cette distance sociale et politique entretenue par les dirigeant∙es à leur base qu’elle ne va pas sans conforter une division du travail militant. Fort∙es de ce décalage dans des lieux dépourvus de cadre juridique, les dirigeant∙es ont dès lors toutes les chances d’incarner le capital institutionnel associé à leur organisation et, par conséquent, de conserver leur leadership dans le temps.

Ensuite, de la genèse et de la dynamique du champ interstitiel des dirigeant∙es des organisations piqueteras, se dégagent plusieurs résultats. On voit ici que l’intermédiation de l’aide sociale repose sur un ensemble de ressources militantes de longue durée marquées par la connaissance des rouages de l’État et des quartiers populaires ayant conduit celles et ceux qui les détiennent à occuper au fond une position paradoxale. Car, si cette intermédiation leur a permis de consolider leurs capitaux militants initiaux en les plaçant à la tête d’instances floues en mesure de mobiliser politiquement des fractions des classes populaires, les dirigeant∙es se retrouvent en quelque sorte captives et captifs de ce poste qu’elles et ils doivent à tout prix préserver pour continuer à bénéficier d’opportunités politiques en dehors de l’espace piquetero. Cela explique pourquoi les tentatives des dirigeant∙es pour s’insérer dans le champ politique officiel se soldent souvent par des échecs ou bien ne vont pas au-delà de passages plus ou moins brefs. L’entrelacement des logiques partisanes, militantes et entrepreneuriales propres à ce champ met également en évidence les reconfigurations du champ politique argentin à partir des années 2010 avec l’entrée de ces nouveaux acteurs que sont les partisan∙es des nouvelles droites. Si le kirchnérisme reste le pôle politique prépondérant au sein de l’espace piquetero, on a vu en effet qu’un pôle conservateur s’y était formé à travers l’engagement d’entrepreneurs, de financeurs privés et d’ONG.

Enfin, la mise au jour du champ interstitiel des dirigeant∙es piqueteros en établissant l’articulation entre capitaux et réseaux de socialisation, dans le cadre d’oppositions réfractant les enjeux d’autres champs comme celui du personnel politique et de l’action publique, témoigne des limites propres à un ensemble d’approches. En ce sens, la théorie des champs mise en oeuvre ici confirme que l’on ne peut s’en tenir aux seuls enjeux idéologiques ni à quelques trajectoires singulières dans l’analyse du groupe piquetero et, au-delà de ce cas d’étude, invite à ne pas se limiter aux perspectives microsociologiques lorsqu’on s’intéresse aux groupes des intermédiaires de l’aide sociale.