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Des moteurs et des hommes

Sur une ethnographie des gars de truck

Bien qu’omniprésents et très visibles sur les routes, les camionneurs n’ont guère retenu l’attention des sociologues et des ethnologues. Ils ne sont pourtant pas difficiles à rencontrer. Pour cela il faut monter dans leurs camions – embarquer comme on dit au Québec –, écouter et converser, apprendre un peu de mécanique et observer, s’intéresser à leur mode de vie et aimer un peu la route. Il faut aussi savoir reconnaitre dans leurs conduites et attitudes, les rêves et les désirs qui les portent, qu’ils ont en commun avec nombre de leurs concitoyens, mais qu’ils poursuivent et réalisent à leur façon.

Et c’est ce qu’a fait Serge Bouchard. Quarante ans après la soutenance, sa thèse sur les gars de truck est finalement publiée après avoir été retravaillée, principalement par son éditeur, Mark Fortier, qui cosigne l’ouvrage[1]. Dépouillée de tout académisme et amputée des passages méthodologiques et théoriques, elle est enfin livrée au public. Elle nous fait découvrir l’univers des camionneurs, leur présence sur les routes et leur corps à corps avec la machine. Elle nourrit la réflexion sur l’imaginaire de la route, sur l’indépendance et la solitude, et ce qu’elles coûtent aux hommes, mais également celle sur le langage de l’ethnologue pour parler de ces choses, et sur les héros qu’il s’invente.

La route

Le camionneur est un nomade. Conduire un Freightliner, un Western Star ou un Dodge flat nose, et parcourir 160 000 kilomètres par année n’est pas un simple gagne-pain : c’est un véritable mode de vie. Le camion est un chez-soi, tout comme les truck stop, les restaurants fréquentés par les routiers, lieux chaleureux où l’on s’arrête pour manger, se reposer et socialiser. La route est sans fin, le camionneur n’arrive jamais à destination. S’il effectue un arrêt, c’est pour se reposer ou livrer sa marchandise, avant de repartir. « Soumis à la loi du mouvement perpétuel » (p. 37), il cherche à faire le plus grand nombre de voyages possible pour gagner sa vie et pour être sur la route, car il aime conduire.

La route est un espace de liberté, un monde en soi, à l’écart des sédentaires, que le camionneur partage avec les automobilistes et les autres « touristes » de la route tout en conservant ses distances. Pour le dire avec les mots du philosophe : la mobilité est pour le camionneur une dimension centrale et structurante de son être-au-monde; elle détermine ses relations aux autres, à l’espace, au temps, au corps, jusqu’aux mots et même au silence. « C’est sur la route que vit et meurt le camionneur. » (p. 27)

Dans la sociologie et l’ethnographie québécoise, la route n’est généralement que la distance qui sépare deux lieux, le chemin à parcourir pour se rendre à un endroit. Elle est rarement étudiée comme un milieu en soi, malgré le temps considérable passé par les gens dans leur voiture. On n’y parle pas beaucoup des chaussées enneigées, de l’asphalte usé, de la poussière du gravier ou de l’odeur de l’essence – qui n’est pas désagréable lorsqu’elle signifie que le moteur tourne. On n’y parle jamais de cette appartenance singulière au monde qu’est celle du voyageur, qui prend distance avec la collectivité, sans cesser pourtant d’y appartenir. L’ouvrage de Bouchard et Fortier fait place à ces expériences de la route, qui sont au centre de la vie des camionneurs, mais qui ont aussi leur importance dans la vie de bien des Québécois.

Mais ce n’est pas sur n’importe quelle route que Bouchard a voyagé. C’est sur la route de la Baie-James, entre Val-d’Or et le lac Pau, qu’il est monté dans des camions, au moment de l’immense chantier hydroélectrique sur la rivière La Grande au milieu des années 1970. Il a découvert le monde des camionneurs en compagnie de ceux qui transportaient vers le nord, sur une longue route désertique, le matériel, l’essence, les outils et les vivres nécessaires à la construction des barrages, et dans une atmosphère qui portait aux excès; tout était amplifié : le nombre de voyages par semaine, les charges transportées, la frénésie, le gigantisme des travaux. « On y accomplissait des exploits » (p. 115).

C’est sur les camionneurs qui ont participé à l’un des derniers grands épisodes de la colonisation du Nord québécois que porte d’abord l’ouvrage de Bouchard et Fortier, même s’il dépasse largement ce groupe et cet épisode de l’histoire. Par la manière dont nos auteurs font des camionneurs des aventuriers, il est difficile de ne pas penser à tous ceux, avant eux, qui ont été attirés par le Nord, et qui occupent une place importante dans l’histoire et l’imaginaire québécois : voyageurs, coureurs des bois, défricheurs, travailleurs saisonniers et autres nomades épris de liberté et fuyant l’autorité, travaillant fort dans des conditions souvent dangereuses[2]. « On se souvient avec émotion, écrivent-ils, des milliers de travailleurs qui ont creusé le sol et harnaché les rivières, sous le regard désolé des Cris et au plus grand étonnement des ours et des lièvres. Mais on parle trop peu de ces camionneurs qui ont voyagé sans relâche, de jour, de nuit, dans le brouillard, sous des pans infinis de ciel, et sans leslquels ces constructions auraient été impossibles. » (p. 161-162) Cependant c’est davantage à l’imaginaire des cow-boys que l’ouvrage fait écho, ces hommes de la frontière qui parcourent inlassablement l’Ouest – devenu ici le Nord-Ouest – sans jamais s’arrêter longtemps; ces hommes mélancoliques, qui parlent peu mais pensent beaucoup; ces hommes sans fortes attaches et plutôt distants, qui chérissent leur solitude et tiennent à la route « comme on tient à sa liberté » (Arcand et Bouchard, 2002, p. 108).

Indépendance et servitude

L’usure et la mort sont partout présentes dans le livre de Bouchard et Fortier. La route recèle de nombreux dangers : les trailers mal chargés ou trop lourds, les crevaisons, le gel, l’animal en travers du chemin, les côtes abruptes, la froidure et la noirceur des longs hivers, la chaussée glacée ou embourbée par la neige. Le camionnage comporte de nombreuses difficultés : un bris de moteur, un pneu à changer par grand froid, l’accident toujours imprévisible et parfois mortel, la fatigue surtout. Le voyage et ses épreuves sont au centre de l’identité du camionneur, jusque dans sa manière de parler ou de se taire, de marcher autour du camion ou de s’assoir à la table du truck stop. Elles sont sa hantise mais aussi sa fierté.

Pour vaincre ces dangers et surmonter ces difficultés, le camionneur doit développer un savoir-faire, une intelligence pratique. Il lui faut apprendre à dompter la machine, à maitriser sa puissance : savoir ralentir lentement, s’assurer d’avoir un élan avant une forte côte, connaitre la météo et l’état des routes, anticiper les manoeuvres des autres véhicules. Il doit s’inventer des manies un peu obsessives comme boire ou manger toujours la même chose, afin d’introduire de la régularité et un rythme dans un voyage imprévisible, ou encore chanter à tue-tête en écoutant la radio afin de rendre supportables la solitude et la monotonie. Il lui faut aller jusqu’à l’extrême limite de ses capacités, mais aussi savoir s’arrêter à temps avant de tomber de fatigue, et éviter de « penser trop », c’est-à-dire d’être trop longtemps avec soi-même et risquer de s’endormir.

Incapables de demeurer longtemps en place, réfractaires à un travail qui les clouerait sur place, les camionneurs sont poussés par le désir de reprendre la route. Ils trouvent des astuces pour contourner les règles de sommeil obligatoire, rattraper un retard, augmenter le nombre des voyages. Ils sont également animés par un puissant désir d’indépendance, ils recherchent et aiment la solitude, dont le poids est allégé par la présence des autres gars, au truck stop ou sur la route. Ils forment une communauté de solitaires toujours en mouvement et dispersée. Ils se sont ainsi inventé un mode de vie qui permet d’« humaniser »  ce travail exigeant, non seulement de rendre supportables les sacrifices et la fatigue, mais de lui donner un sens, l’animer d’un idéal, le régler par une éthique, le réchauffer d’une sociabilité.

Mais cette indépendance a un coût : l’usure guette les camionneurs, avec les longs et nombreux voyages, les courtes périodes de repos et les conditions de travail imposées par les compagnies de transport, qui profitent de leur désir de rouler pour les pousser à faire le plus de voyages possible, afin de maximiser la rentabilité de leur flotte de camions. La route est à la fois une liberté et une servitude. La recherche d’indépendance a pour contrepartie une grande vulnérabilité. Plusieurs rêvent de devenir entrepreneur indépendant et propriétaire de leur camion, d’échapper ainsi aux règles des compagnies et des syndicats, mais avec le risque de perdre toute protection, et en cas de bris du camion, devoir travailler davantage, s’épuiser et s’user prématurément. En voulant échapper à une servitude le camionneur peut tomber dans une autre servitude.

La force et l’endurance du routier, comme sa vulnérabilité et son usure sont indissociablement liées à celles de son camion. Le bris du moteur brise le chauffeur : « casser sa machine, c’est presque se fissurer soi-même » (p. 114).

Lorsque tout baigne dans l’huile, lorsque la machine ronronne, lorsqu’elle va bon train, un lien chaleureux se développe entre elle et le truckeur. Quand elle s’enraye, se rebiffe et se brise, la machine révèle soudainement sa froideur, sa cruauté et son inhumanité. Elle redevient une masse de fer immobile, un corps insensible, un amoncèlement monstrueux d’ennuis. Rien n’est plus mort qu’une machine brisée. Face à cette masse inerte, le chauffeur est pris de vertige. Son désespoir l’écrase et le rapetisse. Si plusieurs camionneurs s’arrêtent pour lui prêter main-forte, ce n’est pas seulement pour la réparation. C’est surtout pour empêcher qu’un bris mécanique ne contrarie l’élan vital du camionneur. Cette infamie, la confrérie des camionneurs ne saurait la tolérer.

p. 124

Le camionneur entretient avec son camion une véritable relation affective, à la fois ferme et maitrisée, une relation qui oscille entre la cajolerie et l’affrontement. Il est la source de sa liberté comme de sa servitude. Il l’habite, il est le prolongement de son corps mais aussi de ses rêves. Il en dépend entièrement.

Langages

Pour avoir passé plus de 1 800 heures dans les camions à voyager et discuter, Serge Bouchard a appris comment les camionneurs s’expriment. L’ouvrage fait une grande place aux histoires qu’ils se racontent – un grave accident, une rencontre avec des loups, la conduite particulière d’un chauffeur, la prouesse ou le sacrifice d’un autre – et au travers desquelles se dessine un éthos, le modèle idéal du trucker : les risques acceptables, l’endurance nécessaire, l’attitude à avoir avec l’employeur, la conduite honorable voire héroïque. Un chapitre est consacré au vocabulaire propre aux camionneurs et aux emprunts lexicaux, notamment au registre étendu des qualités d’une route, aux tournures de langage, à l’antiphrase dont ils font grand usage (comme bien des Québécois d’ailleurs). Le contraste entre les silences dans le camion et l’éloquence dans le truck stop est souligné à plusieurs endroits.

Mais plus intéressant que le langage des camionneurs est le style des auteurs pour décrire l’univers du camionnage. Deux procédés méritent d’être soulignés, car ils contribuent à donner à l’ouvrage son attrait. Le premier est métaphorique, c’est l’anthropomorphisme : la manière dont on fait du camion un personnage. L’extrait cité plus haut sur le moteur qui s’enraye en est un exemple. En voici un autre :

Les camions ont un front métallique, qu’ils tiennent toujours haut et fier, mais leur nez est parfois plat, parfois allongé. Ils ont aussi des yeux qui ont tout vu : la neige, le gravier, les nuées de moustiques, les kilomètres d’asphalte, les forêts anciennes, les mornes autoroutes urbaines aussi bien que la danse des aurores boréales. Les camions ont du coeur et du souffle; ils exhalent une chaleur qui forme au contact du froid de longues colonnes de fumée blanche portées en offrande aux cieux.

Ils ont également une voix. C’est la respiration de la machine, l’haleine de sa puissance, un grognement qui, à haute révolution, se transforme en hurlement. Quatre cents chevaux-vapeur qui renâclent, reniflent ou ronronnent selon l’humeur de la route et du camionneur. Le registre de cette voix, bas et puissant, propage ses vibrations à toutes les parties du véhicule, ainsi qu’au corps du chauffeur. Lorsque le camion freine dans une pente compliquée, sa voix, violemment compressée par l’effort, devient colérique; lorsqu’il est au neutre, à se reposer, elle accompagne d’une douceur animale le sautillement des petits capuchons qui retombent sur l’extrémité des pipes. Chaque vitesse, chaque épreuve, chaque rythme possède son accent, tient son discours. Les trucks parlent, et pour bien les conduire, il faut les écouter.

p. 169-170

L’ethnologue s’adonne à une forme d’animisme mécanique. Les camions sont des êtres vivants, ils ont un voix, ils ressentent la fatigue, expriment des sentiments, manifestent une impatience ou une volonté. À travers les camions, ce sont les camionneurs qui s’expriment, dans les bruits et les vibrations du moteur ce sont les hommes que l’on devine : leur caractère et leurs humeurs[3]. L’homme et la machine ici se confondent, ils ne font qu’un pour traverser et affronter la route, supporter les fatigues, annoncer leur arrivée, se conformer à l’éthos, être un vrai gars de truck. Curieusement, c’est par la description de la machine que les auteurs rendent les hommes vivants et les humanisent. Ils ont un corps, des douleurs, des désirs, ils éprouvent des joies et des peines.

L’autre procédé est narratif. Il consiste à faire du camionnage une saga, comme l’annonce le sous-titre de l’ouvrage. Les voyages du camionneur sont une série d’épisodes et d’aventures, avec ses évènements parfois tragiques, ses haltes et ses courts moments de repos, les difficultés qu’il faut surmonter et les victoires. La majorité des chapitres raconte une forme ou l’autre d’épreuve ou de difficulté, illustrée par une ou des histoires recueillies sur la route. Bouchard et Fortier donnent ainsi aux camionneurs de la grandeur, ils en font des individus admirables, qu’ils peuvent ajouter à leur panthéon des remarquables oubliés[4], pour reprendre le titre d’une émission de radio que le premier a animée pendant plusieurs années. Ils inventent dans leur livre l’épopée du camionnage, avec ses exploits, ses chauffeurs légendaires et plus grands que nature, eux-mêmes grands conteurs quand ils se retrouvent devant un café. De ces nomades solitaires, ils cherchent à préserver la mémoire et dire leur admiration. « Se souvient-on, demandent-ils, des exploits des camionneurs de ce temps sur les routes isolées des régions subarctiques, de Val-d’Or jusqu’au lac Pau de la Caniapiscau? »  (p. 11) Avec les camionneurs, l’ethnologue a trouvé ses héros, dont il pouvait raconter les voyages et la vie difficile.

Serge Bouchard a aimé les camions et les camionneurs, il l’a dit et écrit à de nombreuses reprises. Mais il faut plus que la sympathie et de l’admiration pour les approcher, comprendre leur monde, saisir ce qui les anime, découvrir ce qu’ils pensent et éprouvent, deviner les secrets derrière les silences et faire ensuite comprendre tout cela aux lecteurs. Il faut bien sûr voyager en leur compagnie et les écouter; il faut un certain bagage théorique – passé ici largement sous silence mais néanmoins présent. Il faut savoir mettre en récit des épisodes, reconstituer une histoire entendue. Mais il faut aussi savoir projeter sur ces hommes et sur leurs machines un peu de soi-même, ses propres sentiments, ses idées de la grandeur et de la valeur des hommes, ses rêves d’indépendance, son rapport ambivalent à la solitude.

Les hommes font parler les camions, la route fait chanter les hommes. Tout récemment au Québec sont parues deux nouvelles chansons qui donnent une voix aux routiers. Dans La chanson du camionneur[5], Fred Pellerin nous fait entendre un homme qui a hâte de rentrer chez lui et de retrouver sa femme. Il parle des réparations qu’il veut apporter à la cuisine et de son prochain retour à la maison. Nostalgique, il n’est pas loin de vouloir renoncer à la route. Sous le titre L’Amérique pleure[6], la chanson des Cowboys fringants est plus politique. Le narrateur, un camionneur, dénonce le monde autour de lui. Il n’aime pas la route, pas même le truck stop et son café. Mais le camionneur est pour ainsi dire absent : les artistes projettent en lui leurs propres préoccupations sociales et environnementales.

Une chanson plus ancienne traduit peut-être mieux l’expérience et l’imaginaire des gars de truck – du moins tels que Bouchard et Fortier les ont, pour une part, compris. Popularisée dans les années 1970 par Willie Lamothe, depuis reprise par de nombreux artistes toujours au grand plaisir des spectateurs, Mille après mille[7] rend bien la solitude et la route sans fin. Si le narrateur de la chanson n’est pas nécessairement un camionneur, les paroles expriment une certaine mélancolie des routiers et autres nomades solitaires, dans lesquels l’ethnologue, le chanteur et bien des Québécois aiment aussi se reconnaître :

Ma vie est un long chemin sans fin Et je ne sais pas très bien où je m’en vais Si je cherche dans les faubourgs et les villes C’est dans l’espoir d’accomplir mon destin Mille après mille je suis triste Mille après mille je m’ennuie Jour après jour sur la route Tu ne peux pas savoir comme je peux t’aimer.