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Née le 2 juin 1953 à Québec, Andrée Fortin est décédée prématurément le 9 janvier 2022. Diplômée de l’Université de Montréal, elle a enseigné la sociologie à l’Université Laval pendant 31 ans. Elle y a formé un grand nombre d’étudiants et d’étudiantes et y a dirigé un nombre considérable de mémoires de maîtrise et de thèses de doctorat. Ayant été directeur du département de sociologie à deux reprises – lors de son engagement comme professeure en 1982 puis au moment de sa retraite en 2013 – je peux témoigner que son implication étroite auprès des étudiants ainsi que son dévouement furent constants pendant toutes ces années.

Andrée Fortin a livré une oeuvre scientifique de grande envergure portant essentiellement sur l’étude de la société québécoise, comme en témoigne la publication de 18 livres, 68 articles dans des revues avec comités de lecture, 74 chapitres dans des ouvrages collectifs, 53 comptes rendus de livres – Andrée était une grande lectrice – et plus de 60 communications à des congrès et colloques. Centrés sur la société québécoise, certes, ses travaux ont aussi une portée universelle comme le montrent ses analyses sur la famille, sa conception de la culture et de la pratique des arts, sa pensée sur les régions ou encore ses analyses de l’urbanisation.

À côté de cette production sociologique considérable, il importe de mentionner sa forte implication dans la sphère des revues culturelles, à un double titre. Andrée Fortin s’est impliquée dans le comité de direction de plusieurs revues culturelles – Possibles, puis Intervention et Nuit blanche – et elle a publié de très nombreux essais (plus de 70 au total) dans différents périodiques culturels, certains à l’existence éphémère (Dérives, Transmarge, L’Immédiat, etc.). Andrée Fortin eut l’heureuse idée de prendre les revues comme objet de recherche afin d’analyser le changement social et les différents types de modernité au sein de la société québécoise. En continuité avec ses engagements personnels et ses intérêts en recherche, elle est devenue membre de la Société des Dix en 2015.

La formation d’une sociologue

Andrée Fortin a commencé ses études secondaires au Collège Jésus-Marie de Sillery (1964-1969), les a poursuivies à Cuernavaca (Mexique) en 1970 pendant que son père Gérald Fortin y séjournait en congé sabbatique de l’Université Laval, et terminées au Cégep F.-X. Garneau en 1972. Elle fait partie de la génération qui ont connu la fin des collèges classiques (dans son cas, un collège pour femmes) et l’avènement des cégeps. Le fait d’avoir connu deux régimes d’études secondaires si différents n’est sans doute pas étranger à son intérêt ultérieur pour l’étude du changement social et à ses travaux sur la modernisation de la société québécoise, mais c’est surtout son séjour au Mexique qui lui a fait prendre conscience des inégalités entre les classes sociales et entre le Nord et le Sud. Elle en retiendra une sensibilité progressiste qui ne s’est pas démentie. Elle a ensuite poursuivi des études en sciences à l’Université de Montréal, y obtenant un baccalauréat en mathématiques (1972-1975), avant de bifurquer vers la sociologie dans la même université, décrochant une maitrise dans cette discipline en 1977 et un doctorat en 1981.

Son mémoire de maîtrise était intitulé « Les modèles mathématiques de prévision en sociologie » (1977) et, fait à souligner, elle a publié l’année suivante un article (avec Bill Eaton) dans la revue phare de l’American Sociological Association : « A third interpretation for the generating process of the negative binomial distribution » (American Sociological Review, volume 43, avril 1978 : 264-267).

Intitulée Mode de connaissance et organisation sociale, sa thèse de doctorat a été soutenue le 19 février 1981. Andrée commente ainsi sa recherche doctorale : « Le réseau, c’est l’inverse de la hiérarchie et de la centralisation, concepts au coeur de ma démarche doctorale où je tentais de poser théoriquement les conditions préalables, les prérequis conceptuels à une organisation sociale non hiérarchique, non centralisée[1]. » Spécialiste de l’analyse des réseaux sociaux et membre externe du jury chargé d’évaluer cette thèse de doctorat, le politologue Vincent Lemieux l’a jugée très favorablement, mais le département de sociologie de l’Université de Montréal a oublié (!) de l’inviter à se présenter à la soutenance, anecdote rappelée avec humour par Andrée.

Après son doctorat, Andrée a offert ses services au département de sociologie de l’Université Laval. Elle précisait ainsi ses intentions de chercheure dans une lettre adressée à son directeur.

À l’automne, deux voies de recherches s’ouvrent à moi, suite à ma thèse, et que j’aimerais bien poursuivre toutes les deux, si possible; d’une part, une réflexion théorique sur une société non hiérarchique et son organisation : préciser les liens qui existent entre les systèmes auto-organisateurs, les sociétés autogérées et une logique non binaire ; et, d’autre part, une réflexion sur le Québec, sur les pratiques porteuses de changement que l’on observe dans une fraction du mouvement coopératif et dans les régions dites marginales[2].

Cette lettre de jeunesse témoigne avec justesse de ses intentions scientifiques : prendre le Québec comme objet d’études, d’un côté, mais aussi privilégier des explications à caractère universel, de l’autre.

Le département n’ayant alors pas de poste disponible, Andrée est entrée à l’emploi de l’Institut québécois de recherche sur la culture, nouvellement créé par Fernand Dumont, où elle travailla presque deux ans. Son implication dans le projet de recherche « Les pratiques émancipatoires en milieu populaire » était liée de près à ses préoccupations et à ses engagements alors qu’elle était encore étudiante. Elle fut en effet dès 1979 membre du comité de rédaction de la revue Possibles fondée par ses professeurs au département de sociologie de l’Université de Montréal (notamment Marcel Rioux et Gabriel Gagnon).

Dans le cadre de ce programme de recherche à l’IQRC, elle a réalisé seule une enquête sur le terrain auprès du Rézo des coopératives d’aliments naturels du Québec, qui a donné lieu à la publication de son premier livre en solo : Le Rézo. Essai sur les coopératives d’alimentation saine au Québec (1985).

La carrière universitaire

Le 1er juin 1982, après  l’échec de sa première candidature l’année précédente – on lui avait préféré Denys Delâge et Gilles Gagné – Andrée Fortin fut engagée comme professeure-substitut par le département de sociologie de l’Université Laval, en remplacement de Jean-Paul Montminy, nommé ombudsman. J’avais été impressionné par le dossier qu’elle avait soumis en appui à sa candidature. Retrouvée dans mes archives, sa lettre de candidature explicite clairement l’orientation qu’elle entendait donner à sa carrière de professeure et d’intellectuelle engagée.

Les préoccupations méthodologiques et épistémologiques ont toujours été présentes chez moi, mais de différentes façons. (…) Les recherches relatives à ma thèse de doctorat m’ont conduit (sic) à adopter une approche critique dans l’étude de la connaissance et de la culture en général. Il s’agissait d’un essai théorique visant à démontrer que l’organisation sociale étatique est indissociable du mode de connaissance rationaliste et que, si l’on veut concevoir une organisation sociale différente de l’État, il faut la faire depuis un mode de connaissance différent du rationalisme[3].

Andrée fut par la suite nommée professeure adjointe à un poste menant à la permanence d’emploi, puis promue professeure titulaire, et elle enseigna la sociologie jusqu’à sa retraite, le 1er septembre 2013, étant enfin nommée professeure émérite.

Andrée Fortin a dispensé de nombreux cours au département de sociologie, tantôt pendant une seule année, tantôt de façon régulière sur plusieurs trimestres. Mentionnons « Sociologie de l’art », « Sociologie de l’utopie », « L’explication en sociologie », « Méthodologie en sociologie », « Sociologie de la culture », « Sociétés postindustrielles », « Sociologie des mouvements sociaux », « Échanges, réseaux et sociabilité » (2e et 3e cycles), ainsi que le séminaire de doctorat en sociologie et le séminaire de la Chaire CEFAN à la Faculté des lettres. Dans les années 1980 elle faisait souvent cours devant des classes bondées, car la sociologie attirait alors de très fortes « clientèles ».

Une place à part doit être donnée au cours « Laboratoire de recherches sociologiques », qu’elle a d’abord dispensé en collaboration avec Denys Delâge puis avec moi. Cet enseignement original s’étendait sur une année universitaire entière et exigeait que les étudiantes et les étudiants fassent une recherche empirique complète sur le terrain, en réponse à une commande venant d’un organisme du milieu (région de Québec). Une dizaine de projets de recherche étaient ainsi réalisés chaque année pendant huit mois, conduisant au dépôt d’un rapport auprès de l’organisme. Cette approche originale de l’apprentissage de la sociologie – caractéristique de « l’école sociologique de Laval » – s’inspirait de l’enseignement de Jean-Charles Falardeau. Lui-même influencé par l’École de Chicago, où il avait poursuivi ses études de doctorat, ce dernier aimait à rappeler dans les assemblées de professeurs du département : « La sociologie se pratique avec les pieds[4] ».

En 1986, Andrée Fortin prit l’initiative d’élaborer, en collaboration avec Colette Carisse (département de sociologie de l’Université de Montréal), un cours télévisé intitulé « De famille en familles ». Les deux sociologues firent oeuvre de pionnières à l’époque où l’enseignement à distance en était encore à ses balbutiements. Elles firent paraître 14 fascicules accompagnant cet enseignement d’une durée de 57 minutes, correspondant à autant de semaines d’enseignement. Diffusé sur le Canal universitaire en 1987 et 1988, puis rediffusé par Radio-Québec en 1989, 1990 et 1991, ce cours s’est appuyé sur ses premiers travaux de recherche empirique sur lesquels nous reviendrons plus loin.

Andrée était une femme disciplinée. Elle a réussi à concilier de manière exemplaire son engagement continu et fort exigeant dans l’enseignement, d’un côté, et la construction d’une oeuvre scientifique originale, de l’autre, ceci en plus du défi d’élever une famille. Une remarque faite au directeur de son département lors de sa première demande d’année d’études et de recherches (autrefois qualifiée d’année sabbatique) illustre bien la discipline personnelle qui fut toujours la sienne : « Si mon bureau est toujours ouvert l’après-midi, il ne l’est jamais le matin : c’est le moment que je me réserve pour la recherche[5]. »

La rédaction de Recherches sociographiques

Andrée Fortin a été la cheville ouvrière de la revue Recherches sociographiques pendant environ 20 ans, d’abord comme rédactrice adjointe de juin 1992 à mai 1993, puis comme rédactrice jusqu’en 2005, ensuite par intérim en 2008 et, enfin, comme directrice et rédactrice de 2010 jusqu’à sa retraite. Elle y a supervisé la publication d’un grand nombre de contributions, la revue publiant trois numéros par année. J’ai eu le privilège de travailler étroitement avec Andrée pendant ces années en assumant la fonction de directeur responsable de la gestion et des affaires courantes (abonnements, demandes de subvention, etc.) et je peux témoigner du dévouement de notre collègue dans ce travail de valorisation des travaux d’autrui. Sans un tel engagement désintéressé de sa part, la revue n’aurait pas acquis la réputation de rigueur et de qualité de l’écriture qui est la sienne.

Andrée Fortin a publié un grand nombre de contributions dans Recherches sociographiques, soit pas moins de 12 articles scientifiques dont 8 comme seule autrice, cinq directions (ou co-directions) de numéros thématiques, ainsi que 42 comptes rendus d’ouvrages. Les thèmes abordés dans ces contributions témoignent de l’ampleur de ses centres d’intérêt liés à la société québécoise : la famille ouvrière (1987), les intellectuels et leurs revues (1990), les femmes et le travail (1991), la mobilité et l’urbanité (2004), le bénévolat (2007), les banlieusards (2008), la nostalgie [note critique] (2009), l’art et l’identité (2011), le mouvement social des carrés rouges (2013), la famille dans le cinéma québécois (2016), une entrevue biographique [non évaluée] (2016), la banlieue [note critique] (2017), les revues en sciences sociales (2018) et, enfin, la vie intellectuelle au Québec [note critique] (2019). Seuls trois de ces contributions ont été publiés alors qu’elle était rédactrice.

La recherche scientifique

Andrée Fortin s’est intéressée très tôt aux mouvements sociaux, aux groupes populaires et aux artisans de la culture oeuvrant à la marge ou initiateurs de tendances nouvelles. Dans l’introduction de sa thèse de doctorat, elle souligne avec pertinence un important déplacement observé au Québec, énoncé qui n’est pas sans évoquer la pensée de son père, Gérald Fortin.

Les théories sociologiques, économiques, politiques, etc. semblent incapables de faire face à la vraie vie, à la réalité de cette crise et nous placent devant des choix absurdes : suis-je d’abord femme ou prolétaire, syndicaliste ou nationaliste, Gaspésienne ou Québécoise? Une bonne illustration de cela, à l’heure où le Québec redéfinit son identité culturelle et politique, c’est le développement régional : ni les normes du gouvernement ni les discours de la gauche n’arrivent à concilier les exigences de la planification avec celles de la participation. En fait aucune théorie n’est capable de parler à la fois du tout et de la partie. Ceci est d’autant plus grave (et d’autant moins surprenant) que la contradiction principale est peut-être en train de se déplacer de bourgeois/prolétaires à appareils/groupes sociaux[6].

Si elle a rédigé une thèse de doctorat sous le sceau de la théorie sociologique, Andrée a par ailleurs maintes fois insisté sur la nécessité de livrer des savoirs fondés, issus de recherches empiriques menées dans les règles de l’art qu’elle maitrisait parfaitement et qu’elle a enseignées pendant des années. Elle a obtenu avec régularité des subventions qui lui ont permis de mener plusieurs recherches différentes sur le terrain, seule ou en collaboration avec des collègues du département de sociologie et des collègues de l’École d’architecture, notamment avec Geneviève Vachon et Carole Després. Ces subventions lui ont permis d’engager comme assistants nombre d’étudiants qui ont ainsi financé leurs études de 2e et 3e cycles sous sa direction. Elle a aussi mené plusieurs recherches – dites « non subventionnées » dans le jargon universitaire – pour lesquelles elle allait en bibliothèque avec des rouleaux de 25 centimes afin d’y faire des photocopies d’articles de revues.

L’un des traits originaux de ses travaux empiriques est d’avoir constitué des corpus de données : un corpus d’entrevues auprès de familles, un corpus de plusieurs centaines d’éditoriaux de revues culturelles, un corpus portant sur des événements culturels en régions, ou encore un corpus caractérisant des centaines de films québécois visionnés avec patience. Elle privilégia la méthodologie qualitative d’analyse de données, mais avec le souci d’avoir une représentativité statistique débordant les limites des études de cas. Cette approche par corpus mérite d’être soulignée pour son caractère novateur, donnant ainsi de la profondeur à l’analyse qualitative. De cette manière, elle a mis à profit ses connaissances en méthodes quantitatives. Les recherches qu’elle a menées s’inscrivent dans plusieurs champs : la famille, les arts et les pratiques culturelles, le bénévolat, la mutation des modes de vie urbains. Ces champs ou domaines n’étaient pas cloisonnés. Andrée s’intéressait aux modes de vie ainsi qu’à l’inscription des comportements des individus et des ménages dans l’espace (la région, la ville et les quartiers, notamment), et elle avait le souci de mettre en perspective historique les phénomènes sociaux étudiés.

Dans les années 1980, Andrée Fortin a contribué à réanimer et à réorienter un champ de recherche qui avait été quelque peu délaissé au Québec après avoir été bien étudié vingt ans auparavant : la sociologie de la famille. Elle s’est d’abord penchée sur l’étude de la sociabilité des familles urbaines. Deux subventions ont financé son enquête de terrain dans l’agglomération de Québec : « Nouvelles familles, nouvelles solidarités », subvention de 20 500 $ du fonds FCAR (ancêtre du Fond de recherche du Québec –Société et culture), 1984-85; et « Famille nouvelle, tissu urbain et vie communautaire », subvention de 26 700 $ du CRSH, 1985-86.

Parallèlement à ce travail de terrain, Andrée Fortin entreprit une recherche consistant, d’un côté en une analyse secondaire de 73 entrevues sur « La famille ouvrière montréalaise » recueillies en 1962-1964 par Nicole Gagnon et, de l’autre, en une exploitation des données de l’enquête faite en 1974 par Colette Carisse portant aussi sur la famille. Mais l’exploitation des données de cette dernière enquête fut plus compliquée à cause de l’absence d’un lecteur de cartes perforées, technologie devenue obsolète. Ce travail lui a permis d’établir une comparaison dans le temps mettant en évidence la nouveauté des comportements observés dans sa propre enquête. Elle en a tiré un premier article paru sous le titre : « La famille ouvrière d’autrefois  (Recherches sociographiques, volume XXVIII, no 2-3, 1987 : 273-294). Elle observa que « la famille demeure encore la principale source de socialité, le pôle de référence. L’esprit de famille n’est pas mort, ni la solidarité qui l’accompagne » (p. 293). Fortin ajouta cependant que l’émergence d’une structure de compagnonnage d’abord observée par Nicole Gagnon se confirmait dans les années 1980. La famille clan restait le pôle d’identité en milieu populaire, mais ce modèle changeait rapidement sous l’influence de trois facteurs :  l’absence de parenté proche, le faible nombre d’enfants présents au foyer dû à la baisse de la fécondité ainsi que le revenu réel en hausse des ménages. La sociabilité familiale tendait alors à être centrée sur le couple et les amis dans le passage à la classe moyenne et à la vie en banlieue.

Pendant sa première année sabbatique (1987-1988), Andrée a entrepris une recherche portant sur les revues et les intellectuels québécois, analysant un corpus de près de 350 revues publiées entre 1800 et nos jours. Elle en a tiré un ouvrage remarquable, Passage de la modernité. Les intellectuels et leurs revues (1993), qui est commenté par Jean-Philippe Warren dans les pages qui suivent. Une nouvelle édition de l’ouvrage a été publiée en 2006, qui couvre une période plus étendue.

Par la suite, Andrée Fortin a maintenu son intérêt pour les arts et la culture en abordant l’analyse des événements culturels en régions à l’aide d’une autre subvention : « Les événements culturels en régions. Identités locales et transnationales », subvention de 60 000 $ du CRSH en 1993-96. Cette recherche sur l’étude d’un certain nombre d’événements, qui mettent en oeuvre la tradition et la postmodernité, l’art populaire et « l’art expérimental », avait pour objectif de cerner l’ancrage local des identités et elle se situe à l’intersection de la sociologie de l’art et de la sociologie du développement régional. Ce projet a conduit Andrée à collaborer étroitement avec Fernand Harvey, avec qui elle a dirigé un ouvrage collectif, La nouvelle culture régionale (1995). Le travail de terrain a été considérable : quarante événements ponctuels et trente événements récurrents dans diverses disciplines artistiques (musique, arts visuels, cinéma, etc.) ont été étudiés et ont constitué un corpus exploité dans un bon nombre de publications. Il en est résulté un nouvel ouvrage d’Andrée : Nouveaux territoires de l’art. Régions, réseaux, place publique (2000).

Dans les années 2000, Andrée ouvrit un nouveau grand chantier de recherche sur les banlieues, en collaboration avec des collègues de l’École d’architecture de l’Université Laval. Le groupe dont elle a fait partie a ainsi obtenu cinq subventions importantes :

  • « Pratiques, représentations spatiales et requalification des banlieues », subvention du FCAR en 2000-2003;

  • « Étalement urbain et repli domestique », subvention du CRSH en 2005-2008;

  • « De l’étalement urbain à la dispersion. Comprendre et agir pour des collectivités viables, subvention du FQRSC en 2006-2010;

  • « De ville à métropole : images et représentations » subvention su CRSH en 2009-2012;

  • « Québec 2020 : vers un projet collectif d’aménagement durable », subvention du FQRSC en 2010-2013.

Outre plusieurs articles et chapitres de livre, Andrée Fortin a publié en collaboration avec Carole Desprès et Geneviève Vachon deux ouvrages qui ont porté d’abord sur les caractéristiques de la banlieue – La banlieue revisitée (2002) – puis sur son étalement dans un nouvel espace qu’elles ont été les premières à documenter de manière précise dans La banlieue s’étale (2011).

Juste avant sa retraite, Andrée Fortin collabora à une recherche menée avec d’autres collègues (Éric Gagnon, Amélie-Elsa Ferland-Raymond et Annick Mercier) sur le bénévolat dont l’ouvrage L’invention du bénévolat. Genèse de l’action bénévole au Québec (2013) est issu.

Avec Jean-Philippe Warren, Andrée Fortin a travaillé sur l’histoire de la contreculture au Québec, de l’année de l’Expo 67 à la fin de la revue Mainmise, en 1978. Sa fine connaissance de la période, qu’elle avait traversée en observatrice engagée, doublée de son immense érudition, permirent de jumeler un souci constant de la nuance à une volonté de fournir des interprétations étoffées et éclairantes.

Intellectuelle engagée

Très tôt dans sa carrière, Andrée Fortin s’est intéressée de près à l’édition et aux périodiques culturels, comme le montre l’un de ses premiers articles, « C’est dans les revues que ça se passe », paru dans Nuit blanche en 1982. Elle fut vice-présidente de l’Association des éditeurs de périodiques culturels québécois de 1980 à 1982. Elle a étroitement collaboré à la revue Possibles qui prônait l’autogestion dans les années 1980. Elle y a donné un grand nombre de contributions en y « développant une réflexion théorique sur l’autogestion et les changements de mode de connaissance qu’elle implique ». Elle y proposa des vues ambitieuses et originales, comme l’indiquent les titres de ses articles : « Une nouvelle façon de concevoir le monde » (1980), « Faire l’autogestion : un début » (1980), « De la culture comme mode de vie » (1981). Elle fut par la suite membre du Comité de rédaction de deux revues culturelles : Intervention et Nuit blanche et publia de nombreux essais dans diverses revues : mentionnons Dérives, Transmarge, L’immédiat, Argument, Autogestion et Révoltes.

Une retraite active

Andrée Fortin prit sa retraite plus tôt que prévu, le 1er septembre 2013. Sa retraite fut anticipée à cause d’une grave maladie dégénérative, dont elle ne cachait pas l’existence, qui la menaçait à moyen terme, diagnostiquée sous le nom de dystrophie musculaire oculo-pharyngée. J’étais alors directeur du département de sociologie et, surpris par cette annonce inattendue, je me rappelle fort bien la discussion très sereine que nous avions eue sur la santé, sur la bonne vie et, bien entendu, sur la sociologie. Elle envisageait son avenir avec une grande sérénité, souhaitant profiter de la vie alors qu’elle était en assez bonne forme – « ce problème de santé évolue lentement », avait-elle pris soin de préciser – et voulant consacrer du temps à ses (nombreux!) projets d’écriture, sans oublier sa famille. Cependant, c’est le cancer qui l’a emportée.

Dans les années qui ont suivi son départ de l’université, elle a publié six articles dans Recherches sociographiques et de très nombreuses contributions dans divers collectifs, de même que son livre Imaginaire de l’espace dans le cinéma québécois (2015) et celui rédigé avec Jean-Philippe Warren, Pratiques et discours de la contreculture au Québec (2015). Andrée Fortin fut élue membre de la Société des Dix en remplacement d’Yvan Lamonde en 2014. L’année suivante, elle publia son premier article dans les Cahiers des Dix, « Mémoire des années 1960 dans le cinéma québécois », suivi de six autres contributions.

C’est peu dire que sa retraite fut fort active. Andrée proposa en effet de nombreuses contributions sur les thèmes qui avaient retenu son attention en cours de carrière : les arts et la culture, la famille, les intellectuels et l’urbain, notamment. Comme elle l’avait fait auparavant, elle a su établir de nombreux liens entre ces thèmes ou objets de ses recherches. Mentionnons, à titre d’exemples, qu’elle s’attarda à l’étude des types de famille dans le cinéma québécois, à la banlieue comme chantier littéraire et qu’elle dressa un panorama de la vie intellectuelle au Québec contemporain en 2019. L’une de ses réalisations est digne de mention. Elle constitua un corpus des traits observables dans une centaine de films québécois, soit plus précisément le type de milieu rural/urbain ou le type de familles qu’on y mettait en scène, façon originale d’étudier le changement social au sein de la société québécoise. Son livre Imaginaire de l’espace dans le cinéma québécois (2015) est le résultat de cette minutieuse étude. Au moment de son décès, certaines publications étaient en attente de parution, notamment dans les Cahiers de géographie et dans les Cahiers des Dix, et elle travaillait à la rédaction d’un ouvrage en collaboration avec Jean-Philippe Warren.

Je retiens d’Andrée le souvenir d’une femme attachante, dévouée à son travail et à ses étudiantes et étudiants, toujours chaleureuse dans ses relations avec ses collègues. Sa disponibilité était constante comme j’ai pu le constater de près au fil des ans. Elle nous a quittés trop tôt mais celles et ceux qui l’ont côtoyée sur le plan professionnel conserveront la mémoire d’une femme qui a beaucoup donné dans sa vie active et qui a construit une oeuvre scientifique considérable.