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D'emblée, nous tenons à remercier vivement les historiens Éric Bédard et Yvan Lamonde, ainsi que les sociologues Andrée Fortin et Dominique Morin, pour leur lecture attentive et réfléchie de notre Brève histoire de la Révolution tranquille. Nous avons aussi une pensée émue pour notre collègue Andrée Fortin, qui n’est plus parmi nous afin de prolonger notre conversation commune. Notre réponse risque de surprendre. A contrario des usages convenus de la formule éditoriale, nous n’avons pas l’intention d’applaudir ou de réfuter telle ou telle interprétation de nos lecteurs. Plutôt, notre réponse veut porter la réflexion sur un autre plan. Elle émerge de nos conceptions relatives à la lecture et au dialogue entre l’auteur et le lecteur. Notre réponse exprime également nos convictions quant à la visée des échanges scientifiques au sein de notre discipline, l’histoire.

Tout d’abord, mentionnons nos conceptions relatives à la lecture d’un texte savant. Dans Lector in fabula, le sémioticien Umberto Eco explore les différentes modalités de la lecture. Il remarque d’abord qu’un auteur perd le contrôle de son texte une fois la plume déposée : tout lecteur se l’approprie désormais avec l’usage de son intelligence. Eco souligne ensuite que « la compétence du destinataire n’est pas nécessairement celle de l’émetteur » : les codes du destinataire, du lecteur, « peuvent différer, en tout ou en partie, des codes de l’émetteur » (Eco, 1985, p. 64-65). Chaque lecteur a, en effet, une expérience spécifique, à partir de laquelle il décode le texte pour en tirer une interprétation qui lui est propre. Au-delà des intentions premières de l’auteur, un texte implique ainsi la coopération du lecteur comme condition de son actualisation. Enfin, en se plaçant dans la perspective du lecteur, Eco fait une distinction entre les textes fermés, qui limitent les possibilités interprétatives, et les textes ouverts, qui aménagent un espace où la réflexion peut se déployer en établissant des associations entre éléments porteurs de sens.

La conception d’Umberto Eco suppose l’adoption de principes éthiques préalables au dialogue entre l’auteur et le lecteur, ou entre l’auctor et le lector pour reprendre la typologie de Pierre Bourdieu (1997, p. 103-104). D’abord, du côté de l’auteur, cet auctor qui produit une oeuvre originale, doit concevoir un lecteur modèle, le lector. Le lector partage avec l’auctor un univers de sens, une certaine connivence, des codes communs pour que l’essentiel du message transmis par le texte puisse être saisi et compris. Un poète n’a pas le même lectorat que le rédacteur d’un manuel scolaire ou un essayiste : non seulement les intentions sous-tendant l’acte d’écriture divergent, mais les destinataires du texte ne sont pas les mêmes. Du fait de leur altérité constitutive, l’auteur doit donc admettre que son lecteur possède une compétence qui ne lui appartient pas, en raison de ses attentes, de ses sensibilités, de sa perspective, de son expérience. En toute bonne foi, il reconnaît au lecteur la pleine capacité d’un sujet réfléchissant et autonome.

Ensuite, du côté du lecteur, l’interprétation et l’appropriation du sens d’un texte ne sont pas échevelées ou psychédéliques, pour reprendre le qualificatif d’Umberto Eco. Elles doivent s’ancrer dans le texte en obéissant à certaines dispositions de lecture : celles de la fidélité au propos, du respect de son authenticité et de son intégrité, de la compréhension du contexte d’énonciation et des objectifs énoncés. Elles assument aussi la reconnaissance de l’autorité subjective de l’auteur – le terme auctor en latin renvoie à celui d’autorité en français – dans le champ de sa compétence. La reconnaissance de cette autorité n’est pas une obédience; elle participe d’un dialogue, le plus souvent heuristique et critique, entre deux intelligences visant chacune l’émulation et le dépassement, le dépaysement de soi. Rien n’est plus vain qu’un lecteur sentencieux se plaçant en surplomb devant l’auteur, en lui intimant du sommet de son magistère un propos que ce dernier aurait dû écrire à la place du texte soumis à la lecture. Devant un texte, le lector de bonne foi entretient plutôt une attente première, celle de vouloir participer au dialogue, à l’intrigue. De prime abord, il est intrigué par cet ensemble de signes constituant une argumentation, ensemble qui va mobiliser les ressources de son intellect par la suite. Cette mobilisation sera variable selon que le texte est ouvert ou fermé à l’interprétation. Elle suscitera enfin une appréciation plus ou moins grande, une appréciation qui découle de ses attentes, de ses sensibilités, de sa perspective, de son expérience.

Les conditions du dialogue entre l’auctor et le lector d’un texte savant en histoire ne sont pas celles de la reproduction à l’identique ou de la conquête des coeurs. Conscient de la plausibilité des résultats de son étude, l’auteur historien ne cherche pas l’adhésion complète de son lecteur au propos qu’il a écrit : il n’a pas conçu un catéchisme destiné à des fidèles. Le lecteur en histoire ne connaît pas non plus l’épiphanie en lisant un texte : il traverse divers degrés de conviction qui rallieront – ou non – éventuellement son accord. Ce dialogue peut prendre parfois la forme d’un débat entre positions antagoniques. Les sections des comptes rendus deviennent parfois l’arène de ces débats, puisque ces recensions « constituent le véhicule usuel de la critique et le point habituel de la polémique » (Gingras, 2014, p. 18). Néanmoins, cette conception agonique de l’échange est souvent décevante en termes de résultats réflexifs. « Tout débat, aussi éthéré soit-il, est à quelque égard un plaidoyer pro domo », à l’instar de la remarque du littéraire Marc Angenot (2008, p. 141). Fondée sur une réflexivité narcissique[1], la logique du débat relève souvent du dialogue de sourds, car « tout porte à croire en effet que la capacité de persuader un adversaire d’abandonner ses thèses demeure limitée » (Gingras, 2014, p. 31). Devant l’inanité potentielle du débat compris comme un duel d’épéistes, il importe plutôt de reconnaître la subjectivité respective de l’auctor et du lector dans leur relation dialogique engendrée autour du texte. À partir de l’assise de cette reconnaissance préalable, le dialogue porte alors la promesse d’échanges féconds en s’appuyant sur la démarche scientifique, une démarche fondée sur l’établissement des faits, leur analyse critique, les échanges de bonne foi et l’émulation commune.

Enfin, le dialogue est public et implique d’autres personnes, soit les membres de l’auditoire. Comme l’historien Yves Gingras le souligne, « le destinataire réel visé par la critique d’une thèse n’est pas l’auteur de cette dernière mais plutôt la majorité silencieuse de la discipline ». Une fois retombée la poussière des débats, l’auditoire ne se laisse pas « bercer par la seule rhétorique du texte », mais cherche au contraire « à comprendre exactement la nature de la contribution proposée par l’auteur à la lumière du savoir jusque-là accumulé » (Gingras, 2014, p. 30-31).

Devant ces quatre lectures de notre Brève histoire de la Révolution tranquille, nous pouvons constater avec un bonheur non feint que ces conditions d’un dialogue fécond et de bonne foi existent. Ce constat nous réjouit et nous surprend aussi. Il faut dire que nous ne nous leurrions pas à l’origine de ce projet. La Révolution tranquille est un « objet chaud » sur le plan mémoriel; elle ne fait pas consensus ni sur ses bornes, ni sur son contenu, ni sur ses significations, ni sur ses incidences. C’est aussi une période sur laquelle les interprétations sont nombreuses, étant donné la pluralité des perspectives : celles des témoins dont les rangs se dégarnissent, celles des praticiens des différentes disciplines des sciences humaines et sociales qui la saisissent dans leurs études, celles des multiples citoyens et citoyennes interpellés par ce sujet et soucieux d’en tirer une opinion.

Dès lors, nous ne chercherons pas à faire l’apologie des qualités ou l’inventaire des défauts de notre Brève histoire. Notre synthèse se suffit à elle-même et nous n’en avons plus le contrôle sur sa lecture comme auteurs, sinon par la reconnaissance de notre paternité et le rappel de nos intentions originelles. Tout au long de notre enquête historique et de la rédaction de notre livre, nous ne nous sommes pas masqués : nous sommes des historiens, notre approche est celle de l’histoire de la culture politique, nous appuyons notre argumentation sur les sources et sur les études produites par nos devanciers, nous proposons « une lecture à la fois analytique et chronologique des quelque 25 années qui ont modelé l’expérience des Québécois et Québécoises, ces hommes et ces femmes vivant sur le territoire du Québec » (Pâquet et Savard, 2021, p. 21). L’introduction est explicite à cet égard. « Ce livre offre une synthèse historique de la Révolution tranquille », en répondant aux questions suivantes : « Qu’entendons-nous par Révolution tranquille? Qu’est-ce qui la caractérise? Comment cette période riche en événements et en significations peut-elle être analysée afin d’en proposer une compréhension d’ensemble? » (Pâquet et Savard, 2021, p. 14). La conclusion est tout aussi limpide sur nos intentions :

Le présent essai s’est penché sur le bloc de la Révolution tranquille. Il n’a pas voulu proposer un récit pour séduire ou émouvoir, il n’a pas dégagé un modèle explicatif d’un système clos. Plutôt, fidèle à l’éthique du métier d’historien, il a exploré les divers motifs de la texture du temps à partir du lieu-dit Québec entre le 7 septembre 1959 et le 16 février 1983. De cette connaissance tirée du passé, il a cherché, dans une volonté d’offrir un service public, à rendre celle-ci intelligible pour nos contemporains des temps présents. À l’instar de l’historien Marc Bloch et du philosophe Baruch Spinoza, il ne veut ni juger, ni rire, ni pleurer, ni haïr, mais comprendre.

Pâquet et Savard, 2021, p. 257-258

Mus par ces intentions enracinées dans la pratique de la discipline historique, nous, comme auctores, avons donc écrit notre synthèse en fonction d’un lector, d’un lecteur modèle. Celui-ci et celle-là adoptent les traits de nos contemporains qui sont désireux de comprendre cette période, qui veulent la rendre intelligible à leur entendement. Nous n’avons pas cherché à les séduire avec les artifices du style ou les mobiliser dans une cause mémorielle : cela ne relève pas de nos conceptions du travail d’historien et du service public. Nous avons plutôt préféré leur donner des outils pour leur compréhension de l’histoire du Québec et pour leur habilitation comme citoyens. Pour revenir aux modalités de la lecture selon Umberto Eco, la Brève histoire de la Révolution tranquille est conçue tel un texte ouvert, qui veut offrir aux lecteurs, par les multiples associations qu’ils peuvent établir, une expérience de réflexivité qui leur est propre. Le lecteur de Recherches sociographiques peut s’en rendre compte : nos collègues Éric Bédard, Andrée Fortin, Yvan Lamonde et Dominique Morin ont parié sur l’ouverture. Issues de leurs perspectives respectives, leurs quatre notes critiques témoignent ainsi de la richesse des interprétations pouvant sourdre de la lecture. Certaines appréciations peuvent nous agréer – nous relevons particulièrement leurs questionnements respectifs sur le temps, l’un des apports centraux de notre synthèse –, d’autres moins : c’est la loi du genre. Il n’en demeure pas moins que leurs regards sur la Brève histoire nous interpellent. Ils constituent les prémisses d’un dialogue qui nourrira notre réflexivité historienne ultérieure, au-delà de la recension en tant que telle, dans la poursuite de notre compréhension du passé. Il s’agit là de notre profonde conviction : le savoir en histoire s’inscrit dans une quête jamais achevée, visant constamment les idéaux de vérité scientifique et de pertinence sociale. Dans ses échanges dialogiques renouvelant sans cesse le savoir, toute histoire est ainsi foncièrement contemporaine.