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« Une élection de réalignement est une élection où l’ordre des partis change en sièges ou en voix obtenus, de nouveaux partis pouvant apparaître et d’anciens disparaître. Le réalignement peut aussi s’étendre sur plus d’une élection. »

Lemieux, 2012, p. 393

Depuis plusieurs années, le paysage politique québécois se transforme. Ces changements se sont accélérés au cours des derniers cycles électoraux. La fin du bipartisme, le renouvellement des actrices et des acteurs du système politique (en ce qui concerne tant les formations politiques que les personnes élues), la nature des enjeux politiques saillants dans l’espace public ainsi que le comportement de l’électorat apparaissent comme autant d’indicateurs d’une mutation en cours. Pour plusieurs, cet éclatement de la scène politique serait symptomatique d’un réalignement.

En 2018, pour la première fois depuis 1976, un parti n’ayant jamais gouverné le Québec, la Coalition avenir Québec (CAQ), a pris le pouvoir. Créée en 2011, elle s’est fusionnée la même année avec l’Action démocratique du Québec (ADQ) fondée en 1994. Le Parti québécois (PQ), qui a été avec le Parti libéral du Québec (PLQ) l’une des deux formations politiques ayant gouverné le Québec pendant près de cinquante ans, a été pour sa part relégué au statut de troisième parti d’opposition, derrière Québec solidaire (QS)[1]. Fondé en 2006, ce dernier parti est issu de la fusion d’Option citoyenne et de l’Union des forces progressistes. Option nationale s’y joindra en 2017.

La théorie des réalignements électoraux tire son origine des États-Unis et a été largement discutée dans divers contextes nationaux (voir Dalton, Flanagan et Beck, 1984). Pour la résumer simplement, les périodes d’alignement entre les demandes de l’électorat et l’offre des partis politiques sont parfois suivies de périodes de rupture (ou désalignement). Leurs causes sociales et politiques sont nombreuses. Cela mène à terme à un réalignement politique où l’offre et la demande se rejoignent à nouveau (Lemieux, 2012, p. 120).

Dans leur ouvrage Une élection de réalignement : l’élection générale du 29 avril 1970 au Québec, Vincent Lemieux, Marcel Gilbert et André Blais définissent les élections dites de réalignement comme étant celles qui « manifestent des modifications importantes à long terme, quelle que soit la force des actions à court terme » (Lemieux, Gilbert et Blais, 1970, p. 16). Réjean Pelletier et Jean Crête les qualifient « d’élections qui marquent une discontinuité, qui s’éloignent subitement du vote normal attendu », mentionnant au passage – en se référant aux travaux de Walter D. Burnham (1970) – qu’elles surviendraient « lorsque des tensions sociétales qui n’ont pas été adéquatement contrôlées par les partis politiques atteignent l’état de crise » (Pelletier et Crête, 1988, p. 3 et 4). Comme le suggère la citation de Lemieux (2012) en épigraphe, il peut toutefois s’agir d’un processus qui s’étend sur plus d’un scrutin.

À ce propos, il est possible d’identifier plusieurs périodes associées à un (ré)alignement politique dans l’histoire du Québec. Pour Réjean Pelletier (2010), trois périodes marquent l’évolution du système partisan québécois. La première (1867-1936) est caractérisée par l’affrontement entre les conservateurs et les libéraux; la seconde (1936-1970) par l’opposition de l’Union nationale (UN) et du Parti libéral; la troisième (depuis 1970) par la lutte entre le Parti libéral du Québec (PLQ) et le Parti québécois (PQ). Toutes ces périodes sont ainsi marquées par un bipartisme persistant, mais aussi par le remplacement d’une formation politique par une autre. Plus récemment, Marie Grégoire, Éric Montigny et Youri Rivest (2016) proposent plutôt quatre périodes historiques : l’hégémonie conservatrice de 1867-1887, suivie d’une période de transition avec le Parti national d’Honoré Mercier; l’hégémonie libérale de 1897-1935 allant jusqu’à la fondation de l’Action libérale nationale par des libéraux dissidents qui s’associeront à la nouvelle Union nationale de Maurice Duplessis; l’hégémonie unioniste de 1944-1960, suivie d’une période de transition où les libéraux et les unionistes alternent au pouvoir; l’hégémonie du clivage Oui-Non de 1970 à 2007, où la question de l’indépendance du Québec structure la vie politique et où le PLQ et le PQ gouvernent tour à tour.

Pour ces auteurs, une nouvelle phase de « grand éclatement » marquée par le multipartisme s’est ouverte depuis 2007. Jean-François Godbout (2013) arrive à la même conclusion, soulignant une plus grande division du vote au sein de l’électorat québécois. C’est ce nouveau cycle qui nous intéresse plus particulièrement, notamment parce qu’il se caractérise par une série de « premières » qui suggèrent qu’il s’agit d’une époque charnière pour la politique québécoise.

Une période de réalignement marquée par une série de « premières »

L’élection générale de 2007 marque l’élection d’un premier gouvernement minoritaire depuis 1878, tout en voyant un tiers parti – l’Action démocratique du Québec (ADQ) – former l’opposition officielle. Pour le PQ alors relégué à la deuxième opposition avec 36 députés et un peu plus de 28 % des voix, il s’agit du pire résultat électoral depuis l’élection de 1970. À peine 19 mois plus tard, à l’occasion du scrutin général anticipé de 2008, un autre tiers parti – Québec solidaire (QS) – fait son entrée à l’Assemblée nationale. Le PQ retrouve alors les banquettes de l’opposition officielle et l’ADQ perd 34 sièges.

L’élection de 2012 est, quant à elle, caractérisée par un nombre record de partis réellement compétitifs. Au PLQ, au PQ, à la CAQ et à QS déjà représentés en Chambre s’ajoute Option nationale (ON, dont le chef, Jean-Martin Aussant, est un député péquiste démissionnaire). Le premier débat des chefs à quatre (PLQ, PQ, CAQ, QS) marquera cette élection. Elle mènera à un autre moment politique historique au Québec : l’élection de la première femme première ministre en la personne de Pauline Marois, cheffe du Parti québécois. Dirigeant le deuxième gouvernement minoritaire de l’histoire contemporaine du Québec, son mandat est toutefois de courte durée – l’un des plus courts (Maioni, 2014) – puisque 18 mois plus tard, elle déclenche une élection générale anticipée. Le PQ y perd le pouvoir, obtenant son pire résultat depuis 1973. Comme le soulignent Éric Bélanger et Eva Falk Pedersen (2015), l’élection de 2014 est la première où un gouvernement majoritaire est élu alors qu’un aussi grand nombre de partis sont représentés à l’Assemblée nationale.

Finalement, le scrutin de 2018 marque un tournant historique dans la vie politique québécoise avec l’élection d’un tiers parti, la CAQ, au gouvernement. Cette élection a aussi entraîné un renouvellement important de la députation à l’Assemblée nationale puisque 67 personnes ont été élues pour la première fois (représentant 54 % des personnes élues). Il s’agit du plus grand changement dans la députation depuis l’élection du gouvernement du Parti québécois en 1976. Quant à ce dernier, en difficulté déjà depuis plusieurs cycles électoraux, il termine en troisième place, tout juste devant QS qui finira au fil du mandat à conserver plus de député.e.s en Chambre que les troupes péquistes. L’élection de 2018 est identifiée comme un point tournant annonciateur d’une nouvelle configuration du système partisan (Bélanger et Daoust, 2020; Bélanger et Chassé, 2021).

Les derniers cycles électoraux, comme l’illustre la Figure 1, se caractérisent donc par une ouverture marquée et grandissante du système électoral québécois. Pour Vincent Lemieux, un système électoral « ouvert » peut se définir par l’expression d’au moins 20 % des votes en faveur des partis « mineurs », ce qui se produit dès l’élection de 2003 (Lemieux, 2005, p. 53). Cet « éclatement du système partisan » québécois (Dufour et Montigny, 2020) a donc culminé avec l’élection d’un nouveau parti au gouvernement en 2018.

Figure 1

Évolution des résultats électoraux (%) des partis représentés à l’Assemblée nationale lors des élections générales québécoises depuis 1994

Évolution des résultats électoraux (%) des partis représentés à l’Assemblée nationale lors des élections générales québécoises depuis 1994
Source : Données d’Élections Québec, compilation de l’autrice et des auteurs. Notez qu’à la suite de leur fusion, la CAQ prend le relais de l’ADQ à partir de l’élection de 2012.

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Il importe toutefois de préciser que si cette élection produit des résultats historiques, il s’agit selon Marc André Bodet et Katryne Villeneuve-Siconnelly (2020) de l’aboutissement d’une tendance électorale qui prend forme dès le scrutin de 2012. Certains, comme Pierre Drouilly (2007), identifient même l’élection de 2007 comme le début d’une reconfiguration de la politique québécoise, notamment par la baisse d’influence de la question nationale sur le choix électoral – qui demeurerait tout de même importante pour une partie de l’électorat (Daoust et Jabbour, 2020). Les médias québécois commencent également à évoquer l’idée d’un réalignement depuis au moins l’élection de 2007 (Bélanger et Falk Pedersen, 2015). Cette notion revient périodiquement depuis dans leur couverture de la vie politique (voir par ex., Robitaille, 2017 qui cite les travaux de Vincent Lemieux).

Sur la base des éléments présentés précédemment, il est donc raisonnable de penser que le Québec vit actuellement une période de réalignement et de transformations politiques. À ce propos, en 2016, Grégoire, Montigny et Rivest écrivaient que « la politique québécoise change parce que les Québécois changent » (Grégoire, Montigny et Rivest, 2016, p. 69-70). Ainsi, puisque les Québécois changent, les grands clivages qui ont dicté leurs décisions politiques se modifient. Ce changement, toujours en cours, se manifeste dans divers aspects de la vie politique.

Des clivages politiques en transformation

La « fin des Oui et des Non »

Le clivage dont on a sans doute le plus évoqué la perte d’influence est l’opposition fédéralisme-souverainisme comme enjeu structurant principal de l’espace politique et partisan au Québec, ou ce qu’Éric Montigny (2016) nomme « la fin des Oui et des Non ». La baisse de saillance de cet enjeu dans l’espace public est une réalité importante, notamment parce qu’elle semble poser un problème sérieux pour le parti historiquement associé au projet d’indépendance du Québec, le Parti québécois. Ce dernier a par le passé tenté de mieux arrimer son positionnement politique à certaines priorités de l’électorat, sans toutefois renoncer au projet phare de fonder un pays (Villeneuve-Siconnelly, 2020). Or, ses récentes difficultés électorales ont donné lieu à une production scientifique foisonnante s’interrogeant sur sa pérennité (Bélanger et Mahéo, 2020; Mahéo et Bélanger, 2018; Dufresne, Fréchette et Savoie, 2019; Dufresne, Tessier et Montigny, 2022; Dufour et Montigny, 2020). Néanmoins, bien qu’une baisse d’influence de l’axe Oui-Non en politique québécoise semble manifeste, ce facteur demeure déterminant dans la prise de décision d’une proportion certaine de l’électorat (Daoust et Jabbour, 2020; Nadeau et Bélanger, 2013). Mentionnons aussi que le PQ n’est pas la seule formation politique qui semble payer le prix d’une perte en importance de la question nationale. L’autre parti « traditionnel », le PLQ, caractérisé par son opposition à l’indépendance, apparaît lui aussi en difficulté depuis sa défaite de 2018. Une désaffection particulièrement prononcée envers ce parti s’exprime dans l’électorat francophone.

Parallèlement à cela, deux autres axes structurants semblent gagner en importance depuis plusieurs cycles électoraux : le clivage gauche-droite (auquel on peut associer les questions économiques, sociales et environnementales) et celui entre le nationalisme et le cosmopolitisme (où l’on retrouve notamment l’identité et la langue) (Montigny, 2019). Notons d’ailleurs que c’est autour de ces clivages que se sont articulés les principaux évènements politiques du 21e siècle au Québec, ce qui représente autant d’occasions de socialisation politique pour les générations d’électrices et d’électeurs qui n’ont pas vécu le dernier référendum sur la souveraineté du Québec de 1995.

L’axe gauche-droite

Si l’axe Oui-Non semble en perte de vitesse, le clivage gauche-droite est bien vivant au Québec. L’atteinte de l’équilibre budgétaire et des remises en question du « modèle québécois[2] » auront imprégné les débats politiques des dernières années. À ce chapitre, citons en exemple la crise étudiante de 2012 marquée par un affrontement entre le gouvernement libéral et une partie importante de la jeunesse et de la société civile québécoises, dans la foulée d’une proposition d’augmentation des droits de scolarité universitaires. À cette occasion, le discours du gouvernement dirigé par Jean Charest fut centré dans un premier temps autour de l’idée que les étudiant.e.s devaient payer leur « juste part » pour s’éduquer avant de laisser place à un message cadré sur le droit individuel à l’éducation et la protection contre les violences et l’intimidation dont aurait fait preuve le mouvement étudiant (Giasson et Dubois, 2018). L’affrontement entre des visions diamétralement opposées du financement public de l’éducation a mené à une crise sociale dont les effets structurels ne sont pas à négliger. Elle aura contribué à socialiser politiquement la jeune génération autour de l’axe gauche-droite (Grégoire, Montigny, et Rivest, 2016, p. 85).

Notons que le clivage entre la gauche et la droite se retrouve aussi dans plusieurs débats politiques actuels. Par exemple, si les Québécoises et les Québécois se soucient généralement de la protection de l’environnement et se disent majoritairement préoccupé.e.s par les changements climatiques, les données du Baromètre de l’action climatique suggèrent une diversité de profils où s’observent des différences, entre autres en matière d’attentes envers les gouvernements et les entreprises privées (Daignault et Champagne St-Arnaud, 2020). C’est aussi le cas dans le débat sur la mobilité durable dans la région de la Capitale-Nationale où deux coalitions s’affrontent : l’une, associée à la gauche, en faveur du développement du transport collectif et l’autre, qui coalise les forces de droite, qui s’oppose aux interventions publiques en matière de mobilité collective (Belley, Trembay-Racicot et Quesnel, 2019; Mercier, 2021). Toujours en lien avec l’environnement, il est possible qu’on voie émerger un nouveau clivage s’articulant de plus en plus autour de l’opposition entre décroissance économique et développement durable.

L’identité nationale à l’heure de la diversité

Enfin, de nouveaux débats de nature culturelle et identitaire marquent l’environnement politique. Depuis la Conquête, la préservation culturelle est ce qui régit l’environnement politique du Québec comme nation francophone minoritaire en Amérique du Nord. Toutefois, les fondements de cet enjeu semblent en voie de redéfinition, au Québec et ailleurs dans le monde, depuis les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, mais aussi en lien avec la diversification croissante de l’immigration. En effet, la dimension religieuse et la question de la gestion de la diversité se sont inscrites à l’ordre du jour politique.

À ce titre, la « crise » des accommodements raisonnables de 2006 à 2008 a « révélé une grande incertitude quant à l’identité québécoise et à ses valeurs profondes », propulsant le marqueur religieux au premier plan alors que les rapports sociaux étaient historiquement organisés autour de la question linguistique (Le Moing, 2016). Plusieurs évènements isolés ont fait l’objet d’un traitement médiatique négatif important, dominé par des textes d’opinion présentant généralement l’immigration comme une menace pour la société québécoise (Giasson, Brin et Sauvageau, 2010). Citons en exemples le jugement de la Cour suprême du Canada autorisant le port du kirpan dans les écoles, l’organisation d’une séance de prière musulmane dans une cabane à sucre, la demande d’une communauté juive hassidique d’Outremont pour qu’on fasse givrer les fenêtres d’une salle d’entraînement adjacente à leur synagogue, ou encore l’adoption d’un « code de vie » par la municipalité d’Hérouxville en Mauricie.

Ce cadrage médiatique fait s’imposer au Québec une opposition entre « eux » et « nous » (Giasson, Brin et Sauvageau, 2010; Le Moing, 2016) qui conduit à la politisation rapide de l’enjeu. La crise aboutit à la mise sur pied de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles au Québec (dite « Commission Bouchard-Taylor ») en 2007-2008 (Cooper, 2021). S’ensuivent une série de propositions législatives des gouvernements libéral, péquiste et caquiste successifs qui ont pour objectif de présenter des solutions politiques à cet enjeu, mais qui contribueront aussi à alimenter le débat.

Ainsi, le PQ proposera son projet de Charte des valeurs (2013-2014), le PLQ sa loi 62 sur la neutralité religieuse et les services à visage découvert (2015-2016) (Dagenais, 2022) et la CAQ fera adopter, lors de son premier mandat, le projet de loi 21, Loi sur la laïcité de l’État (2019) et le projet de loi 96, Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français (2022). Il importe de mentionner que le fort appui à l’interdiction des symboles religieux et l’opposition aux accommodements raisonnables observés au Québec peuvent s’expliquer par la faible religiosité des Québécois et des Québécoises (particulièrement les francophones) (Dufresneet al., 2019) ainsi que par une adhésion aux valeurs libérales (par ex., neutralité de l’État, égalité des sexes) conceptualisée différemment que dans le reste du Canada (Turgeonet al., 2019).

À ces questions politiques issues de l’environnement proprement québécois s’ajoutent des évènements ne relevant pas directement de l’action gouvernementale ou partisane, souvent à portée internationale, qui vont influencer le débat et les discours publics en matière de justice sociale, de langue, de culture, de religion et de diversité. C’est le cas des mouvements Idle No More en faveur des droits des Premières Nations aux Canada (DeBruin, 2019), Black Lives Matter contre le racisme systémique anti-noir aux États-Unis (Oyeniran, 2021), ou encore de l’attentat à la grande mosquée de Québec en 2017 (Montpetit, 2019).

Ainsi, à la baisse de saillance de la question nationale comme moteur de la politique québécoise, se combine ces dernières années la montée d’enjeux et de débats autour de l’axe gauche-droite et de la question identitaire. Ces évènements contribuent à la socialisation politique de la jeune génération de Québécois.e.s (sans oublier les personnes immigrantes arrivées au Québec depuis) qui n’ont pas connu le dernier référendum sur la souveraineté, et à celle de segments de la population traditionnellement moins intéressés par la politique. Ces débats souvent houleux et polarisants se déroulent alors que les causes politiques se multiplient et que les publics se fragmentent. Une identité partisane plus flexible et plurielle se développe dans l’électorat québécois. Celle-ci est influencée par des variables personnelles, culturelles ou militantes, qui s’imposent maintenant dans l’espace politique renouvelé par le déclin du débat sur l’indépendance du Québec.

Une redéfinition des actrices et des acteurs

À ce réalignement partisan et à la transformation des clivages qui marquent les enjeux et luttes politiques s’ajoute un renouvellement des actrices et des acteurs, compris ici sur le plan tant institutionnel qu’individuel. Les mouvements sociaux québécois, fortement structurés autour du nationalisme, du coopératisme ou encore du syndicalisme au 20e siècle, se sont diversifiés à partir des années 1960, notamment avec la montée en importance des mouvements féministes, étudiants, de solidarité internationale ou encore environnementalistes (Vaillancourt, 2015). Cette multiplication des causes couplée à un « tournant intersectionnel » (Dufour et Montigny, 2020) s’est accélérée au cours du 21e siècle. Dufour (2009) voit par ailleurs dans ces transformations au sein de « l’arène des conflits sociaux » les conditions favorables à l’émergence de Québec solidaire.

De l’autre côté du spectre politique, à l’instar des autres démocraties occidentales, le Québec n’est pas à l’abri du populisme de droite. Fait intéressant, contrairement à d’autres contextes nationaux, cela ne profite toutefois pas au mouvement nationaliste ou souverainiste (Blanchet et Medeiros, 2019). Alors que les conséquences politiques de la COVID-19 restent à définir (Dubois et Villeneuve-Siconnelly, 2020), il est cependant possible de voir en la gestion de la crise sanitaire une bougie d’allumage à la mobilisation de certains segments électoraux autour du Parti conservateur du Québec et de son nouveau chef, le chroniqueur et polémiste Éric Duhaime (Villeneuve-Siconnelly et Dubois, 2021). En 2021, le PCQ est devenu le cinquième parti représenté à l’Assemblée nationale lorsqu’une députée exclue du caucus de la CAQ s’y est jointe. Il est toutefois trop tôt pour mesurer pleinement l’audience réelle de ce parti auprès de l’électorat et sa pérennité sur la scène politique québécoise.

À la multiplication des mouvements sociaux et de l’offre partisane s’ajoutent des transformations profondes de l’électorat. D’abord, sur le plan démographique, les travaux de François Gélineau (2015) montrent que l’élection de 2018 marque un tournant dans le poids électoral potentiel des diverses générations qui composent l’électorat : la génération des baby-boomers, la génération X et la génération Y forment alors pour la première fois chacune un tiers des électrices et électeurs du Québec. Cela n’est pas anodin ; il s’agit de l’un « des changements structurels les plus importants au sein de la société québécoise depuis 1976 » (Grégoire, Montigny et Rivest, 2016, p. 75) qui montre la baisse de l’influence électorale des baby-boomers. L’élection de 2018 s’est d’ailleurs traduite par une Assemblée nationale plus jeune où les membres de la génération X ont, pour la première fois, dépassé en nombre les député.e.s issus de la génération du baby-boom. Sur le plan de la représentation de la diversité sociale, l’Assemblée nationale est pour la première fois entrée en zone paritaire tout en y accueillant le nombre le plus élevé d’élu.e.s appartenant à des minorités visibles.

De plus, les données empiriques concernant le positionnement des plus jeunes électrices et électeurs sur les enjeux actuels montrent une rupture claire avec celui des générations précédentes, ce qui permet de conclure en l’avènement d’une « nouvelle génération politique » (Dufresne, Tessier et Montigny, 2019). Cette dernière se caractérise aussi par des comportements politiques différents. D’abord, les jeunes militent autrement. Leur action s’organise majoritairement dans la défense de causes et non plus au sein des organisations partisanes (Montigny et Villeneuve-Siconnelly, 2019). Deuxièmement, ils votent moins que leurs aînés. Si ce comportement affaiblit leur influence électorale, cela ne veut pas dire nécessairement qu’elles et ils se désintéressent de la politique, de la démocratie ou de ses valeurs (Gélineau, 2019).

Si les générations plus âgées demeurent surreprésentées sur le plan de la participation électorale, il n’en demeure pas moins que cette montée en importance des plus jeunes peut entraîner un certain nombre de changements. À cet égard, on peut citer la mobilisation d’une partie importante de l’électorat étudiant en faveur de Québec solidaire, le tout ayant permis au parti de faire élire en 2018 des député.e.s dans plusieurs villes universitaires en dehors de Montréal (Québec, Sherbrooke, Rouyn-Noranda). Il ne faut toutefois pas conclure que la jeunesse constitue un bloc homogène; bien que les plus jeunes se détournent des partis historiquement traditionnels – le PLQ et le PQ – au profit de QS et de la CAQ, il reste à voir si elles et ils demeureront fidèles à ces formations politiques (Rivest, 2019).

Les contributions de ce numéro thématique

Ces constats sur les transformations du système partisan, des clivages politiques et des actrices et des acteurs politiques soulèvent des questions sur leurs conséquences sur la vie politique québécoise dans son ensemble. C’est donc pour tenter de mieux comprendre le phénomène et ses ramifications que le comité de rédaction de Recherches sociographiques a identifié la thématique du réalignement politique comme sujet de ce numéro, invitant l’autrice et les auteurs de ce texte à le diriger.

Ce numéro thématique a pour objectif d’analyser comment s’articule le réalignement en cours au sein de la vie politique québécoise. Quelles en sont les conséquences politiques, partisanes et sociales? Comment les actrices et les acteurs du jeu politique s’adaptent à ces changements et comment pouvons-nous interpréter les effets de leurs actions? À qui profite cette situation et quels sont les impacts réels et potentiels de cette mutation sur la société québécoise? Les textes rassemblés dans ce numéro apportent un éclairage nouveau sur les transformations en cours en politique québécoise dans une perspective interdisciplinaire. Ils permettent de mettre à jour les contributions scientifiques collectives précédemment produites sur l’élection de 2018 (Bélanger et Daoust, 2020) et l’état du Parti québécois (Dufour et Montigny, 2020), mais aussi d’offrir des perspectives complémentaires sur d’autres aspects des transformations de la vie politique québécoise. Publiées dans la foulée des élections générales de 2022, les contributions que contient ce numéro ont pour objectif d’offrir aux observateur.trice.s et analystes de la scène politique québécoise des pistes d’explication de ces changements.

Ce numéro débute en présentant l’analyse que font Éric Bélanger et Jean-François Godbout des données de trois sondages électoraux (2012, 2014 et 2018). Ils montrent que trois clivages politiques – la question constitutionnelle, l’interventionnisme étatique et la gestion de la diversité – structurent actuellement le système partisan québécois. Toutefois, les auteurs mentionnent que seul le clivage concernant la gestion de la diversité est en mesure de modifier l’ordre de préférence des coalitions partisanes. Ils avancent que cela permettrait de mieux comprendre le multipartisme à l’Assemblée nationale alors que le système électoral uninominal à un tour a pour caractéristique de favoriser le bipartisme dans lequel la vie politique au Québec a été historiquement ancrée.

Deux contributions portent sur le positionnement idéologique des acteurs et actrices politiques. Éric Montigny et Adam Margineanu-Plante analysent l’évolution récente du nationalisme québécois, arguant que ce dernier est dynamique et, de fait, en transformation. Les auteurs observent une prédominance de sa composante autonomiste tout en identifiant chez la CAQ cinq axes constitutifs de son discours nationaliste : la fierté nationale, la dimension économique, l’autonomie et la prédominance de l’Assemblée nationale, la demande de nouveaux pouvoirs, ainsi que la langue et la culture québécoise. Pour Montigny et Margineanu-Plante, l’arrivée au pouvoir de ce parti annonce une nouvelle phase du nationalisme québécois.

Gustavo Gabriel Santafé et Félix Mathieu s’intéressent au positionnement idéologique du PLQ depuis le référendum de 1995. Ils proposent l’hypothèse d’un « réalignement » idéologique chez les libéraux qui aurait suivi un processus en trois temps marqué par la flexibilité. Cette analyse tombe à point, au moment où les observateurs et observatrices de la scène politique québécoise s’interrogent sur le repositionnement que tente d’imposer la nouvelle cheffe du PLQ, Dominique Anglade. La cheffe libérale semble hésiter à adopter un positionnement nationaliste, tout en vantant le PLQ comme « le seul parti fédéraliste à l’Assemblée nationale » (Robitaille, 2021).

L’action gouvernementale retient également l’attention de la contribution suivante. Face aux enjeux politiques et constitutionnels contemporains, Samuel Lemire analyse le réalignement sociopolitique québécois du point de vue du droit linguistique, en se penchant particulièrement sur la Charte de la langue française (CLF) par rapport à la version initiale du projet de loi 96, Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français. En utilisant des méthodes doctrinales et sociohistoriques, l’auteur soutient que ce projet de loi matérialise le réalignement sociopolitique fondé sur une vision nationaliste normativement pragmatique.

Puisque le néo-corporatisme caractérise la vie politique au Québec (Paquin, 2022), et que la société civile y occupe une place centrale (Piron, Millette et Couture 2022), deux contributions se penchent sur les transformations du monde syndical et du patronat. Comme les autres acteurs de l’espace politique, les membres de la société civile sont susceptibles d’être influencés par le réalignement en cours. Dans leur article, Thomas Collombat et Xavier Lafrance procèdent à une analyse critique des transformations de la gauche québécoise et de leur impact sur l’action politique syndicale. Les auteurs accordent aussi une attention particulière à Québec solidaire (QS). Ils concluent que les dimensions stratégiques continuent d’occuper une place prépondérante dans les rapports entre syndicats et partis politiques, et ne voient pas poindre de nouveau modèle en la matière.

Peter Graefe et Noah Fry se penchent sur les défis posés par le nationalisme économique et l’omniprésence de la droite politique et économique pour le patronat québécois. Leur analyse de contenu du discours public du Conseil du patronat (CPQ) et de la Fédération des chambres de commerce du Québec (FCCQ) permet de comprendre comment le secteur privé évolue dans le contexte d’un relatif déclin des courants sociaux-démocrates. Deux principales conclusions sont tirées : d’une part la vision néolibérale se perpétue sur le front économique alors que les différences entre le CPQ et la FCCQ vis-à-vis du nationalisme économique s’amenuisent ; d’autre part, sur le front identitaire, le patronat maintient son opposition quant à l’utilisation du pouvoir étatique à des fins nationalistes.

Ce numéro se termine par une note de recherche inédite de Daniel Latouche qui brosse le portrait de la naissance contestée du concept de réalignement proposé par Vincent Lemieux en 1970. En présentant les principales critiques et l’évolution du concept dans la littérature en science politique québécoise, la contribution de Latouche permet de mieux apprécier le legs historique de cette théorie tout en montrant pourquoi elle reste encore aujourd’hui contestée.

Perspectives d’un programme de recherche prometteur

Ce numéro de Recherches sociographique propose un éclairage nouveau sur le réalignement politique en cours au Québec, qui se caractérise par un éclatement des idées, des acteurs et actrices et du système partisan. Il est toutefois nécessaire de rappeler que le phénomène est toujours en cours et que les élections générales de 2022 permettront d’observer davantage ses effets.

À moins que celles-ci marquent un rétablissement des forces politiques qui dominaient le système partisan précédent, bien des choses restent à étudier afin de comprendre les effets et les conséquences pérennes de ces transformations sur la vie politique du Québec. Les perspectives de recherche demeurent nombreuses. Nous proposons en terminant trois grandes avenues qui nous semblent particulièrement importantes à explorer.

Premièrement, il est nécessaire de continuer à étudier les dynamiques électorales à venir afin de mieux comprendre la nature des changements, ainsi que l’influence de la nouvelle génération d’électeurs et d’électrices. Alors que le multipartisme semble bien installé au Québec, il sera important de relever si les partis de gouvernement d’hier – le PLQ et le PQ – s’adapteront ou non au système partisan renouvelé où domine la CAQ et dans lequel deux partis marqués idéologiquement – QS et le PCQ – semblent trouver leurs niches.

Deuxièmement, les transformations du système partisan couplées à l’éclatement des causes et des identités amènent leur lot de défis pour les formations qui doivent composer avec des changements dans les pratiques militantes. La professionnalisation – au sens de sophistication – des pratiques électorales, l’adaptation de la communication politique et le recours aux techniques de marketing politique doivent être étudiés au regard du réalignement actuel. Si l’on sait que les partis tentent de tirer profit des technologies numériques pour s’adapter aux nouvelles réalités politiques (Montigny et Villeneuve-Siconnelly, 2019; Giasson, Dubois et Le Bars, 2019; Martel et Del Duchetto, 2022), la recherche en contexte québécois demeure encore limitée comparativement au palier fédéral et à d’autres contextes nationaux.

Troisièmement, les changements institutionnels récents méritent davantage d’attention. Avec l’arrivée d’un nouveau parti au gouvernement, de nouveaux partis à l’Assemblée nationale, sans oublier le renouvellement historique des élu.e.s en 2018, les procédures longtemps organisées en fonction d’un bipartisme fort sont appelées à évoluer. Il en va de même de la couverture médiatique et de l’organisation des débats des chefs, qui doivent composer avec une diversité de candidatures politiques et de partis. Sur le plan du personnel politique, l’arrivée de nouveaux partis peut aussi favoriser l’embauche (ou la conversion) de conseiller.ère.s et d’attaché.e.s. Leurs actions au sein de, et avec, l’appareil étatique peuvent s’en trouver transformées.

Ces questions représentent des avenues de recherche nécessaires afin de parfaire notre compréhension collective du réalignement politique en cours au Québec. Ce contexte de transformation est riche en ramifications. Celles-ci pourront être encore mieux comprises au cours des prochaines années.