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Comment traduire ce qui n’est pas dit? C’est la question que l’on se pose après l’étude de Shut Up You’re Pretty, de Téa Mutonji. En étudiant les textes afroféministes, on retrouve de manière récurrente la notion de silence. Patricia Hill Collins propose, par exemple, l’idée d’un « distinctive, collective Black women’s consciousness » (2009 : 108), où le silence est alors une manière de protéger ses idées tout en se battant contre l’oppression systémique :

Silence is not to be interpreted as submission in this collective, self-defined Black women’s consciousness. […]. U.S Black women intellectuals have long explored this private, hidden space of Black women’s consciousness, the “inside” ideas that allow Black women to cope with and, in many cases, transcend the confines of intersecting oppressions of race, class, gender and sexuality

2009 : 108

La notion de silence est aussi présente dans Sister Outsider, d’Audre Lorde, où l’autrice affirme que les femmes noires se sont imposé ce silence par peur du jugement, de la censure, de l’appropriation et de la transformation des mots. Comme Patricia Hill Collins, Lorde tend à associer la voix, le silence (sa déconstruction[1]) avec la notion de survie :

The fact that we are here and that I speak these words is an attempt to break that silence and bridge some of those differences between us, for it is not difference which immobilizes us, but silence. And there are so many silences to be broken

Lorde, 2007 [1984] : 52

C’est cette définition (afroféministe) du silence qui semble influencer l’écriture de Téa Mutonji dans Shut Up You’re Pretty – ce qui est trop souvent considéré comme un manque[2] ou une invisibilité est ici rendu visible, et partie intégrante du sujet narrateur. De surcroit, on pourrait souligner que le fait même que Téa Mutonji ait écrit une oeuvre ayant pour thème sous-jacent le silence – et comme dénouement la parole – constitue un acte puissant de réappropriation de la voix.

Alors, comment traduire ce qui est tu? À la question de la traduction de l’implicite, il est pertinent de se demander s’il existe une telle chose que le silence dans un texte. N’est-il pas plutôt question de considérer que « les contenus implicites sont également, d’une certaine manière – qu’il s’agira justement de préciser –, dits » (Kerbrat-Orecchioni, 1998 : 21)?

Dans cet essai, j’aborderai différentes manières de faire parler le texte de Téa Mutonji – de le déconstruire – pour le traduire adéquatement.

[O]n ne peut traduire avant de comprendre ce quelque chose d’inconnu et de caché. Dans ce contexte, on peut se demander quelles sont les approches que le traducteur doit adapter pour transférer l’implicite. Après avoir décodé et interprété ce qui reste implicite ou sous-entendu dans le texte, doit-il l’expliciter au lecteur de la langue cible – avec le risque de faire dévier le sens du texte source – ou doit-il plutôt garder l’aspect implicite pour en laisser l’interprétation au lecteur de la langue cible? Si le traducteur ne sait pas décoder l’implicite, la possibilité d’un échec reste évidente. Mais au lieu de parler de l’impossibilité (ou même de l’intraduisibilité […]), il vaut peut-être mieux parler d’obstacles liés à la traduction de l’implicite.

Doubinsky et Birkelund, 2019 : 5

Le silence est un thème récurrent dans la littérature afroféministe – ce qui ajoute aux obstacles dont parlent Sebastien Doubinsky et Merete Birkelund. Traduire le texte d’une auteure afrodescendante implique une attention méticuleuse à la narration afin de ne pas effacer ou modifier sa voix.

Je vais d’abord me concentrer sur le paratexte (Genette, 1982) – à savoir les entrevues de l’auteure et autres indices hors texte – de l’ouvrage à traduire.

Abord du texte

A) Paratexte : sortie du recueil et réception

Shut Up You’re Pretty, de Téa Mutonji, a été publié en 2019 par la maison d’édition VS Books. Cet ouvrage est le premier de Mutonji, mais également la première publication de VS Books – un ouvrage à valeur inaugurale chez une maison d’édition qui se veut queer. Le recueil a été sélectionné en 2019 pour le Rogers Writers’ Trust Fiction Prize et a gagné en 2020 le Edmund White Award ainsi que le Trillium Book Award. La réception a donc été enthousiaste.[3]

B) Thème, style, et genre (Récit/Autofiction)

Dans cet ouvrage, une suite chronologique de 18 récits, nous suivons Loli, qui émigre du Congo avec sa famille pour s’installer à Scarborough, en Ontario. La protagoniste, au fil des récits, grandit et évolue dans une culture nord-américaine nouvelle, s’exposant ainsi, parfois volontairement, mais le plus souvent involontairement, à des situations de violence – de violence sexuelle, physique, psychologique.

On remarque au fil des lectures des bonds dans le temps, une chronologie floue, des phrases apparemment hors contexte, peu ou pas d’autoréflexion de la part de la narratrice, un sujet en flottement, opaque. La narratrice semble cacher au lecteur des parties de sa vie, mais également de sa pensée. Les effets de ce non-dit surviennent généralement lors de scènes de violence dans les récits – la narratrice s’y pose à première vue comme spectatrice. Nous verrons ci-dessous comment le texte – et sa traduction – peut révéler des indices sur ce que vit la narratrice.

De prime abord, notre auteure semble flirter avec l’autofiction – ce qu’on peut déduire par le fait qu’elle ressemble beaucoup au personnage principal, Loli, toutes deux étant nées au Congo et ayant immigré jeunes à Scarborough. Mutonji explique sa décision par le manque de représentation des jeunes afrodescendant.e.s :

I read a lot, and every single time I finished a book, I always felt a bit of a detachment [between] myself and a protagonist. […] [T]here has always been a detachment because they come from a different social, economic and cultural background than I do. And I kind of felt that I was desperate for a bit of representation.

dans Coulter, Bero et Ayed, 2021

En revanche, Mutonji insiste sur l’aspect universel du personnage de Loli dans plusieurs de ses entrevues :

I think for me she’s more a collection of voices from conversations with friends, from reading different articles, from watching movies. And I was kind of playing with the big themes that I was seeing as a recurring experience that a lot of women were having.

dans Galloway, 2019

The main themes in the book to me really centres around womanhood — not womanhood as a personal journey but often as a collective whole. I don’t think it’s possible to be a woman and not be influenced by another woman.

dans CBC Books, 2020

On peut donc constater une certaine ambivalence dans le discours de Mutonji concernant Loli, car elle ne veut pas affirmer ou infirmer les ressemblances entre sa protagoniste et elle-même.

Cette suite de récits semble alors se situer entre autobiographie et fiction – Téa Mutonji est assez claire sur le fait que son recueil n’est ni une fiction, ni une non-fiction :

I have a question I wish they wouldn’t ask me, which is pretty much: is this book is fiction or nonfiction? Because a lot of research went into this. I think the whole debate of whether it’s a work of fiction or nonfiction has sparked a hatred for that question in me, because then I have to, like, negotiate how much capability I have, and how distant I can create a character from myself — it denies my ability to create.

dans Ohaegbu, 2019

Andrée Mercier aborde ce caractère ambivalent du genre du récit dans l’introduction de « En quête du récit littéraire contemporain » :

Entre l’autobiographie et la fiction, proche de l’essai (par son souci de dire) et de la poésie (par celui de ne pas raconter), le récit occuperait ainsi un espace incertain, mais distinct au sein de la littérature contemporaine. Son hybridité rappelle la fascination actuelle de la littérature pour le mélange des genres. Son émergence rappelle de plus à quel point le discours culturel en son entier est traversé par la mise en récit et l’écriture de la mémoire

Mercier, 1999 : 106

Joëlle Gardes Tamine commente quant à elle le style de la fiction en disant :

S’il n’y a aucune propriété du texte qui permette d’opposer les textes qui renvoient au monde et ceux qui relèvent de la fiction, c’est sans doute une raison pour le stylisticien de ne pas se préoccuper de cette distinction. Mais surtout, n’est-ce pas l’indice qu’il n’y a peut-être pas lieu d’opposer le réel et la fiction?

Tamine-Gardes, 2010 : 114

Nous pouvons ici supposer que ce style ambivalent de récit, mais également les entrevues où Mutonji choisit de ne pas affirmer ou infirmer les ressemblances entre elle et Loli sont des choix conscients. Comme l’explique Patricia Hill Collins, « [for] U.S. Black Women, constructed knowledge of self emerges from the struggle to replace controlling images with self-defined knowledge deemed personally important, usually knowledge essential to Black women’s survival » (2009 : 111). L’ambivalence de Mutonji sur la nature de son récit serait alors une forme de réappropriation et d’affirmation de sa parole.

Analyse et traduction

Nous avons vu ci-dessus que le paratexte est un point crucial à la traduction afroféministe, d’autant plus lorsque la narration s’exprime au travers du « manque » ; de l’implicite. Voyons maintenant ce que l’on peut déterrer en étudiant le texte lui-même. Je concentrerai principalement mon étude sur des extraits de deux des récits du recueil : « Shut Up You’re Pretty » et « Phyllis Green ». Pour l’étude du premier récit, je présenterai mes traductions et les commenterai, puis, pour l’étude du second récit, j’établirai un lien entre le personnage principal, Loli, et la traduction.

A) Les figures de répétition – entre hégémonie masculine et sororité

Lorsque Loli interagit avec des hommes, elle s’efface complètement, ce qu’on peut voir par une répétition excessive des pronoms masculins et par l’utilisation de verbes donnant l’image d’un corps asservi. Sa syntaxe est symptomatique du pouvoir qu’ont les hommes sur son corps, comme nous le voyons dans cet extrait du récit éponyme, « Shut Up You’re Pretty » :

Jonas lay my body on his bed. He lay on top of me and began to thrust through the fabric of our clothes, like what we used to do in high school.

Mutonji, 2019 : 100

Jonas a étendu mon corps sur son lit. Il s’est allongé au-dessus de moi et s’est mis à se frotter, à pousser sur mes vêtements, comme ce qu’on faisait quand on était au secondaire. (Ma traduction)


After he was done working, he would find me exactly as he had left me. He would undo his pants. Sometimes he’d masturbate while I just lay here. Once, when he got blind drunk, he stuffed butter inside of me.

Mutonji, 2019 : 105

Quand il finissait de travailler, il me retrouvait là où il m’avait laissée. Il déboutonnait son pantalon. Parfois, il se masturbait, et moi, je restais couchée là. Une fois, quand il était ivre mort, il a fourré du beurre en moi. (Ma traduction)

On voit dans cet extrait que plus Jonas a de l’emprise sur elle, plus les actes de violence qu’elle décrit sont virulents, et plus le pronom he est répété. Les seules fois où la narratrice tourne son regard vers elle-même, les mots choisis transforment son corps en un espace passif, asservi, que l’homme – ici Jonas – possède : « he lay on top », « I just lay here ». Dans la traduction, il était donc crucial de garder l’effet du nombre. Dans l’extrait de la page 100 présenté plus haut, la locution on top a été traduite par « au-dessus », car le mot, en plus d’évoquer la position corporelle de Jonas, a une connotation hiérarchique – en adéquation avec la position de Jonas, qui est un teaching assistant à l’université où Loli étudie.

Dans l’extrait suivant, Jonas commente le travail universitaire de Loli, qui étudie l’anglais à l’université, et doit écrire un poème :

Jonas told me the poem needed a heartbeat. “Remove that first line – your enjambments are sporadic and unaccounted for. Actually, I think the poem needs a new poem.” Jonas’s solution was that I needed to take time away from the work. As it currently stood, he told me, it had no meaning at all.

Mutonji, 2019 : 103

Jonas m’a dit que le poème avait besoin d’un peu plus de vie. « Enlève le premier vers, tes enjambements sont sporadiques et injustifiés. En fait, je pense que le poème a besoin d’un nouveau poème ». Pour Jonas, la solution était que je prenne congé loin de mon ouvrage. En ce moment, m’a-t-il dit, ça ne faisait aucun sens. (Ma traduction)

Encore une fois, la narratrice accentue l’autorité de Jonas en donnant un aspect impersonnel à la scène. La répétition de he told me reflète l’impératif Remove qu’ordonne Jonas. L’effet du silence ici est à la fois rendu dans l’action même de Jonas voulant censurer l’écriture poétique de Loli – son imagination – mais également dans le recul complet de Loli, qui n’a plus de sentiments, qui est témoin, narratrice externe.

Bien que Loli paraisse détachée de sa vie et de ses actions, en quête autant de direction que d’une aventure amoureuse, elle choisit comme partenaire Jonas, son professeur : elle commence un baccalauréat, il termine son doctorat ; il a nécessairement une longueur d’avance sur elle, en âge, en expérience et en savoir. On voit tout de suite la frontière entre la passivité et l’agentivité se dessiner – où se trouve la volonté de Loli? Comment savoir si elle choisit ou si elle subit?

Lorsque l’on porte attention aux pronoms féminins dans le discours de Loli, on peut voir que les relations entre la protagoniste et les femmes semblent moins polarisées :

Patty was still in that cobra position when I walked in. Sometimes I wondered if that’s how she stayed all the time. I would leave in the morning and come back late at night to see her unchanged. I mainly stayed with Jonas, but whenever I came back to the apartment, what made it feel like home was Patty, body lifting off from the ground. It was like a familiar smell. She was the smell. She was the home.

Mutonji, 2019 : 101

Patty était toujours dans la position du cobra quand je suis rentrée. Parfois, je me demandais si elle restait comme ça toute la journée. Je sortais le matin et je rentrais tard le soir, pour la retrouver dans la même position. J’étais la plupart du temps avec Jonas, et quand je rentrais à l’appartement, Patty m’y faisait sentir chez moi, avec son buste soulevé au-dessus du sol. C’était comme une odeur familière. C’était elle, l’odeur. C’était elle, mon chez-moi. (Ma traduction)

En portant notre attention au degré de passivité ou d’activité du corps, on peut relever que la position du cobra de Patty est une position d’éveil : étant au sol, le buste relevé vers le ciel, Patty n’est pas passive. Elle s’ouvre à ce qui se passe autour d’elle et en elle, un bon signe pour Loli, qui partage depuis peu son logis et sa vie avec elle.

Dans cet extrait, la distance que la narratrice pose entre elle et Patty la rend observatrice active : elle pose un avis, elle reflète ses propres émotions à l’endroit de son amie. Dans ces scènes avec Patty, la première personne du singulier est très présente ; Loli utilise des verbes actifs tout en ayant recours à son imagination (I wondered), à ses sens (She was the smell). On voit donc que le type de relation avec Patty – qu’on pourrait appeler horizontal parce qu’il témoigne d’une réelle intersubjectivité, sans signes de relation de pouvoir – s’oppose à la relation que Loli entretient avec Jonas, une relation hiérarchique, verticale.

Quant à la traduction, en français, il a été important d’utiliser des mises en relief – avec l’utilisation de « ce » + « était » + « elle » – pour marquer la répétition des pronoms. En comparaison avec les discours portant sur Jonas, nous voyons que la narratrice est beaucoup plus présente et affirmée, son imagination fleurit, à l’image de la relation équilibrée entre les deux femmes[4].

Loli semble avoir conscience que la dynamique hétéronormative lui nuit, si on se réfère à cet autre extrait, qui arrive plus tôt lorsqu’elle est encore au secondaire, où elle se demande si elle devrait accepter l’aide de son professeur Monsieur Parfait – s’il est un ennemi, car c’est un homme, ou un allié, car il est noir :

I tried not to make everything about sex, every act of kindness, every well-wish, every hello. But you go through life being touched, you go through life being looked at, you go through life with an uncle commenting on your breasts, or your brother’s friend giving you a condom for your birthday then denying it, you go through life being called a cunt in public transportation, you go through life being followed at midnight, you go through life being told you’re pretty, you’re pretty, you’re so fucking pretty – it gets complicated

Mutonji, 2019 : 54

J’essayais de ne pas tout sexualiser, chaque bonne intention, chaque acte de bonté, chaque bonjour. Mais on grandit en se faisant toucher, on grandit en se faisant scruter, on grandit avec un oncle qui commente l’apparence de nos seins, ou l’ami de notre frère nous offrant un préservatif et qui ensuite le dénie, on grandit en se faisant appeler « salope » dans les transports en commun, on grandit en se faisant suivre à minuit, on grandit en se faisant dire qu’on est jolie, on est jolie, on est si fucking jolie – ça complique les choses. (Ma traduction)

Nous voici encore face à des figures de répétition, des anaphores, des gradations. Comme avec la répétition des pronoms masculins et féminins, cela indique un sentiment profond vécu par la narratrice. Nous avons également le cas d’une ellipse narrative : le temps devient présent de vérité générale, ponctué du you indéterminé insinuant we, « nous les femmes » – et renforcé par la répétition de being adjoint au participe passé, une forme passive, qui souligne la passivité des femmes, selon cette citation de la narratrice.

Cette forme passive, impersonnelle, accolée aux souvenirs précis (« your brother’s friend giving you a condom », « being told […] you’re so fucking pretty ») illustre une forme d’euphémisme – la narratrice évoque un sujet intimement personnel. La traduction comporte donc la répétition « on grandit en se faisant », un verbe pronominal (qui illustre l’aspect personnel) à valeur passive (qui traduit la vérité générale ici mentionnée).

Par ailleurs, la répétition de la locution you go through symbolise la narratrice, sa vie, traversant micro-agressions sur micro-agressions à cause de cette société hétéronormative qui lui nuit. Cette anaphore donne également l’image d’une pénétration, et montre bien que cette forme de domination est vécue comme un viol, du moins une relation non consentie.

Nous notons également que le mot pretty est martelé dans la gradation « you go through life being followed at midnight, you go through life being told you’re pretty, you’re pretty, you’re so fucking pretty ». On peut y voir un symbole de l’écrasement de la jeune femme par l’hégémonie masculine et son injonction à la beauté pour les femmes. Cette longue phrase, qui lue à haute voix mènerait le locuteur à bout de souffle, symbolise ce sentiment d’étouffement qui fait taire la narratrice.

Le mot pretty fait également allusion à une scène ou Jonas, l’homme que Loli fréquente, lui ordonnera « shut up you’re pretty » avant de l’embrasser. Cela marque le début de sa relation abusive et violente avec cet homme qui la déshumanisera et envahira son espace corporel – comme il est donné en exemple ci-dessus[5]. « You’re pretty » devient alors un ordre la sommant de ne pas être Loli, mais Jolie, une icône de beauté, un objet de désir. Cela corrobore son mutisme narratif lorsqu’elle subit des agressions de la part d’hommes. Afin de survivre, elle doit juste être jolie, sans être Loli.

Le silence traduit ici chez la narratrice une relation aux hommes, aux femmes, mais également à elle-même qui est conflictuelle. Son espace corporel est envahi par les hommes, qui la démunissent de son pouvoir de parole, et même de son identité. Elle erre parfois hors de ses propres récits – elle est alors tantôt narratrice interne, tantôt narratrice externe.

Si l’on considère le corps de la narratrice comme une « matière » culturelle (Butler, 1994) arrivant dans un autre pays, on voit bien ici que le processus de traduction – ou bien de transculturation – s’effectue par le biais de la violence que la société exerce sur elle. Femme noire évoluant dans cette société du privilège, Loli voit son corps placé en périphérie, et donc en position précaire[6] – d’où la violence qu’elle subit mais également la censure qui lui est infligée. Nous allons maintenant étudier quelles stratégies la protagoniste adopte pour récupérer sa « voix » – son identité, son agentivité.

B) Le « white gaze » et la traduction culturelle

Le corps de la narratrice, comme sa psyché, est donc modelé par l’oppression liée à son sexe, à sa couleur de peau, à sa classe sociale et à son statut d’immigrante. Loli essaye alors à tout prix de cacher les marqueurs de minorités dans les cercles sociaux qu’elle côtoie : elle se transforme, se traduit. Par exemple, dans le récit « Tits For Cigs », Loli raconte s’être fait passer pour un garçon en arrivant au Canada :

Before we left, I was given a buzz cut to match the picture of the boy in the passport I had used to come here. Nobody thought that it would work. I looked too feminine: too soft […]. But for a week after we arrived in Canada, I copied the way my brother walked, the way he ate, yawned, and brushed his teeth. […] I found that I enjoyed this very much. I seemed to be more liked. More respected.

Mutonji, 2019 :10

Dans « Phyllis Green », Loli est amie avec un groupe de jeunes filles blanches, et son désir d’appartenance la pousse à modifier son apparence :

I began to wear my hair really straight and roll my Catholic school kilt so that my ass cheek would show whenever I bent down […]. This way, with my blouse unbuttoned and my high heels, I was just like anybody else.

Mutonji, 2019 : 49

Dans les deux extraits présentés ci-dessus, on remarque que Loli prend comme modèles les regards des autres – notamment ceux véhiculant des stéréotypes de domination (elle répond alors au white gaze). Elle dit être respectée, acceptée, faire partie du groupe, « like anybody else ». Loli semble utiliser et façonner son corps pour le transformer et l’adapter – comme une traduction sociale, culturelle, mais cibliste, domesticante : pour plaire au public d’arrivée. Son corps étant un médium susceptible d’être effacé, ou détruit, elle lutte pour l’adapter à la culture d’arrivée. Cela fait écho à plusieurs théories de la traduction, notamment celle d’Itamar Even-Zohar et de ses polysystèmes.

Even-Zohar voit l’ensemble des oeuvres traduites comme un macrocosme, le polysystème. Dans ce macrocosme, chaque oeuvre littéraire répond à son propre microcosme (système), et va donc influencer et être influencée par les récepteurs de ce système et par sa hiérarchie :

En d’autres termes, le statut socio-littéraire de la traduction est dépendant de sa position au sein du polysystème, mais l’essence même de la pratique traductive l’est tout autant. Et on ne peut répondre à la question de ce qu’est une oeuvre traduite en la rendant ahistorique, hors de contexte, idéalisée ; on doit la considérer conjointement aux opérations qui gouvernent le polysystème.

Even-Zohar, 1990 : 41, ma traduction

Dans cette hiérarchie des systèmes, les oeuvres peuvent occuper une place centrale, ou périphérique. Les oeuvres périphériques sont souvent moins populaires, moins connues, mais nourrissent le centre du polysystème – un fonctionnement symbiotique. Une oeuvre littéraire périphérique peut donc devenir centrale une fois traduite dans son (poly)système d’arrivée, etc.

Loli, étant donc par définition placée en périphérie du système hégémonique, se traduit pour pouvoir adopter une place centrale dans la culture d’arrivée, le « polysystème » qu’est le Canada à son arrivée, ou la classe de son école secondaire. Dans le récit « Phyllis Green », cette attitude traductive domesticante, où Loli nie ce qu’elle est : sa couleur de peau, son héritage culturel, son passé, mène au viol d’une camarade de classe, Phyllis, noire comme Loli.

I went and stood by the doors. I could see parts of them but not clearly. The staircase took up most of my vision. And the bright light from the floor-to-ceiling windows, which stretched all the way to the third floor, was emasculating. They were whispering now, and I was thinking of nothing. Which is everything. But when you’re thinking of everything altogether, it’s like having no thoughts at all. […] I don’t remember what happened afterwards. I blacked out. I fell asleep. I went elsewhere. I was so tired. I remained, my fingernails attempting to travel through the brick wall. I’m not sure when they left. I just know that the bell rang for third period. And then it rang for fourth period.

Mutonji, 2019 : 55‑56

Dans cet extrait de la scène du viol de Phyllis, la narratrice nous fait vivre son mutisme en accentuant la narration sur ses sens handicapés : elle ne voit plus (« not clearly »), elle n’entend plus (« they were whispering »), et elle n’est même plus capable de penser. À nouveau, les anaphores nous indiquent que l’imagination de la narratrice est atrophiée par ce qu’elle vit : « I blacked out. I fell asleep. I went elsewhere. I was so tired. I remained ». (Je souligne)

De surcroît, Loli transpose la réalité : c’est l’espace qui l’étouffe, et non ce dont elle est témoin – c’est la cage d’escalier qui cache ses amis, c’est la lumière qui l’émascule, c’est sa main qui vit sur la brique, la transportant de la troisième à la quatrième période, car elle a pénétré dans une autre réalité, celle du trauma, celle de l’espace et des sens (emmenant le lecteur avec elle dans cette réalité, presque grotesque en comparaison de la scène qui se déroule devant ses yeux, l’agression de Phyllis).

Cet évènement a lieu parce que Loli choisit son appartenance au groupe de Blancs plutôt que d’aider Phyllis ; elle crée une distance volontairement entre elles deux, car, dans cette équation, seule l’une d’entre elles ne peut sauver sa peau,

I didn’t like the way she had chosen me to be the one she leaned on. I didn’t like the way she had created a barrierbetween us and them. And I especially didn’t like the fact that I had never in my life considered Tiffani and Pamela to be “them”. And myself to be “the other”. I knew in that moment that Phyllis Green was doomed. There was nothing I could do to save her. And, frankly, I didn’t want to. I enjoyed my ability to blend in. I was passing[7].

Mutonji, 2019 : 51

Nous notons plusieurs choses dans cet extrait. Tout d’abord, déconstruisons la proposition « a barrier between us and them ». Ici, Loli reconnait implicitement qu’il existe deux entités distinctes, us vs them, faisant référence à la couleur de peau de Phyllis ainsi que la sienne. Peu après, elle reprend le mot them, puis se le renvoie à elle-même, mais au lieu de reprendre le us utilisé précédemment, elle décide de se définir comme the other (dessinant presque un chiasme opposant « us vs them » et « them vs the other »). Il y a alors un parallélisme flagrant entre Loli et Phyllis. Phyllis agit comme un miroir pour Loli et lui renvoie sa propre place dans la société – tant que Loli se voit comme « l’Autre », elle ne peut voir Phyllis comme une personne à part entière, la dépossédant de son identité, et même de son nom.

Après le viol de Phyllis, la narratrice conclut le récit par cette réplique : « Whatever I was feeling, I couldn’t imagine what it must have been for P.J. I mean, for Phyllis. For Phyllis Green » (Mutonji, 2019 : 57). Cette dernière phrase du récit souligne le lien invisible qui unit les deux protagonistes – Loli réhumanise Phyllis (et par la même occasion elle-même) en prononçant son nom complet, Phyllis Green, abandonnant le surnom P.J. dont l’avaient affublée ses camarades de classe.

Si notre narratrice semble complètement écrasée par la société et les injonctions patriarcales, nous voyons naître une certaine forme d’agentivité de sa part. Le silence est certes le résultat d’un étouffement qu’elle subit, mais il peut aussi être une stratégie de Loli, qui apprend peu à peu les rouages de cette société patriarcale pour s’y fondre, et y survivre. Elle brise peu à peu le silence en prononçant le nom de ses soeurs de couleur, leur rendant leur identité souvent érodée par l’hégémonie masculine blanche.

Dans « This is Only Temporary », Loli nous parle de sa relation avec Mrs Bloomfield, qu’elle affectionne particulièrement, et qui représente la figure maternelle de la communauté dans les HLM où elles vivent – elle enseigne aux jeunes comment s’en sortir, comment se serrer les coudes[8]. Loli raconte s’être fait remettre à sa place par Mrs Bloomfield, car elle ne l’a pas appelée maman : « Just once in my life I called Mrs Bloomfield something other than mama and she beat me with a broom and left me on the front yard » (Mutonji, 2019 : 46). Aminata Traoré mentionne l’importance des (sur)noms et leur symbolique dans son essai, L’Afrique humiliée :

Les uns (Maliens, Ivoiriens, Guinéens…) m’appellent « Tantie », les autres (Camerounais et Congolais) « Maman » […]. Je suis désormais marquée par leurs mots : ceux-ci déchirent tant ils vous touchent et, en vous pénétrant, ils créent et entretiennent en vous une flamme qui vous interdit de baisser les bras.

Traoré, 2008

Parallèlement, Loli expliquera plus tard à Jonas que son nom a une signification toute particulière : « “It’s actually a stream back home,” I said. “When my mother was trying to get pregnant, she threw in gold and wished upon the Loli River” » (Mutonji, 2019 : 98). Aussi, Loli surnomme son amie Jolietta « Jolie » :

Jolie was my first friend. Her name was actually Jolietta. I shortened it to Jolie upon meeting her. I felt it captured her spirit more, her essence. The name came from a song Mother used to sing when we lived in Congo […] “Mommy’s baby, pretty, pretty,” the song went.

Mutonji, 2019 : 9

L’attribution du nom permet à Loli de se réconcilier avec ses racines – que ce soit pour Phyllis Green, Mrs Bloomfield, Jolie ou elle-même. La narratrice s’approprie le silence, le transformant en secret bien gardé, un héritage précieux traduit dans le nom des femmes de sa communauté et de ses soeurs.

Il n’y a pas de voie idéale pour une approche afroféministe de la traduction – en particulier lorsque le thème récurrent est le silence. Lorsqu’une traductrice décide de traduire une oeuvre afrodescendante, elle doit avant tout porter une attention méticuleuse au paratexte, aux entrevues de l’auteur.e – à sa voix. Pour le cas de Shut Up You’re Pretty, après avoir relevé les manifestations de l’implicite et du silence, il a fallu questionner ce que le manque veut souligner – ici la violence de l’hégémonie masculine et son contraire, la salvation par la sororité noire, mais également la relation de Loli à sa propre altérité.

Nous avons pu constater que le texte était parsemé d’indices rhétoriques nous permettant de deviner ce que vit la narratrice – et qu’il a fallu traduire adéquatement. Parmi ces indices rhétoriques, on compte les figures de répétition qui vont soit dans le sens de l’effacement du « je » ou bien de sa mise en avant, mais également l’alternance entre voix active et passive, qui témoigne du niveau d’agentivité et de reprise de voix de la narratrice.

Par ailleurs, si le silence est à première vue une analogie pour l’étouffement de la société qui enlève son identité à Loli, la rendant inerte, c’est également une volonté de l’auteure/la narratrice de développer son propre langage et sa propre intimité, nécessaire à sa survie. Les noms et surnoms ont pour Loli un poids, car seuls les membres de sa communauté en détiennent le sens – ils sont synonymes d’identité et d’héritage.

On peut également établir un lien entre le personnage de Loli et la pratique traductive, car la protagoniste semble lutter constamment pour se transformer, se traduire pour s’adapter – une forme de soumission à la culture dominante abordée par certains théoriciens de la traduction, notamment Even-Zohar avec sa théorie des polysystèmes. En mettant en parallèle ces théories de la traduction et les études afroféministes, on pourrait parler de traduction culturelle.

Pour en revenir aux mots de Lorde sur le silence, on peut lire dans Sister Outsider :

My silences had not protected me. Your silence will not protect you. But for every real word spoken, for every attempt I had ever made to speak those truths for which I am still seeking, I had made contact with other women while we examined the words to fit a world in which we all believed, bridging our differences. And it was the concern and caring of all those women which gave me strength and enabled me to scrutinize the essentials of my living.

2007 [1984] : 49

Par ailleurs, si l’on considère que toute prise de parole est dirigée vers un récepteur (Kerbrat-Orrechioni, 1998), on peut avancer que l’implicite peut être une manière de viser un public bien spécifique – si subtil qu’il n’est visible que par et pour la conscience de collectivité[9]. Comme Loli, Téa Mutonji a peut-être trouvé en l’activité d’autrice une manière de transformer le silence étouffé des femmes en une oeuvre par et pour les femmes.

Après une étude de Shut Up You’re Pretty et une volonté intrinsèque d’approche afroféministe de la traduction, j’espère avoir offert un début de réflexion sur la prise de parole des femmes issues de minorités visibles, et ce, dans la mouvance d’un champ d’étude que je qualifierai de traduction afroféministe.