Corps de l’article

Toutes les peaux
une soie fibreuse
de stimulus nerveux
mariés à l’infini[1]

Liz Howard

Après Infinite Citizen of the Shaking Tent, lui ayant valu en 2016 le Griffin Poetry Award et le titre de finaliste au prix littéraire (poésie) du Gouverneur général, Liz Howard, poète ontarienne d’origine européenne et anishinaabée, a signé en 2021 un deuxième recueil, Letters in a Bruised Cosmos[2], publié chez McClelland & Stewart sous la direction littéraire de Dionne Brand. Ce second ouvrage était en nomination pour le Griffin Poetry Award 2022 et est toujours en lice pour le Trillium Award 2022 (poésie). Liz Howard a grandi sur le territoire du Traité no 9 au nord de l’Ontario et vit présentement à Toronto. Détentrice d’un baccalauréat en sciences de l’Université de Toronto et d’une maîtrise en création littéraire de l’Université de Guelph, elle a publié des textes dans plusieurs revues canadiennes et est présentement professeure associée au Département d’anglais de l’Université de Toronto.

Dans une entrevue portant sur son premier recueil, l’autrice qualifiait son livre de « document féministe décolonial[3] » (McLennan, 2015), démarche toujours bien présente dans ce second ouvrage. Composé de 16 poèmes en prose et en vers libres, LBC aborde en effet les questions du (dé)colonialisme et du féminisme, en plus des thèmes du corps, de l’univers, de la quête de repères et de l’identité. Sur le plan formel, outre une utilisation intéressante de l’aspect spatial du texte, ce qui m’a d’abord frappée à la lecture du recueil est le recours à diverses langues et registres de langue : la langue anglaise standard, la langue scientifique (langue de spécialité au sein même de la langue anglaise) et l’anishinaabemowin (langue autochtone). Par ailleurs, de nombreuses citations et allusions parsèment les poèmes, qu’il s’agisse d’extraits de poèmes d’autres auteurs ou de noms de philosophes ou d’écrivains. En fait, ce sont ces éléments « autres », qui me fascinent dans les poèmes de Liz Howard. Ce foisonnement de langues et de paroles autres, inscrites à même les poèmes de l’autrice, cette illustration de la multiplicité si je puis dire, est ce qui, paradoxalement, en signe le caractère unique. Bien plus que de simples mots appartenant à une autre langue ou à une autre personne, ces éléments hétérogènes renvoient à un autre univers. Rappelons d’ailleurs que le titre même du recueil (Letters in a Bruised Cosmos) évoque cette idée d’univers multiples. En effet, le « cosmic bruise » auquel il fait référence désigne le point froid découvert dans le fond diffus cosmologique qui serait, selon certains scientifiques, la preuve d’une collision avec un autre univers. Mais comment s’articule cette idée de la multiplicité dans les poèmes de LBC?

Dans le présent article, j’avancerai l’hypothèse que la multiplicité signant le recueil LBC est créée par les procédés d’écriture utilisés par Howard, notamment le recours à l’hétérolinguisme. De plus, je tenterai de démontrer que l’hétérolinguisme, principalement sous la forme de la langue scientifique, y exerce une triple fonction, soit la construction de l’identité, la réappropriation du discours dominant et la dénonciation de la violence que fait subir ce même discours au corps, en particulier aux corps des femmes. Bref, que cet hétérolinguisme tel que pratiqué par Liz Howard s’inscrit à même le projet décolonial et féministe de la poète. En effet, si la langue scientifique confère une position d’autorité à la voix, elle provoque également des effets percutants lorsqu’elle se frotte au corps. La science qui nomme, qui permet de dire et d’affirmer sa position et son autorité, se trouve utilisée du même souffle pour créer un effet de distance, voire de dissociation, avec ce corps qu’elle nomme, et pour dénoncer ainsi la violence qu’il subit.

Dans la première partie, je présenterai donc le concept de l’hétérolinguisme et décrirai de quelle façon, par le recours aux langues autochtone et scientifique, celui-ci se déploie dans le recueil pour inclure la multiplicité dans le texte. J’aborderai ensuite la façon dont fonctionne la langue scientifique dans les poèmes, c’est-à-dire principalement sous forme de métaphores et de métonymies. Dans la troisième partie, j’illustrerai comment ces images produites au moyen de la langue scientifique contribuent à créer des oppositions science/corps, notamment en me fondant sur le concept de trauma. Enfin, dans la dernière partie, je tenterai d’illustrer que les effets créés par les différents domaines scientifiques convoqués dans le recueil contribuent tout à la fois à imposer et à dénoncer une violence faite au corps.

Quand makwa et quarks s’unissent

Tout d’abord, on constate rapidement que le mouvement entre les langues que favorise Howard signe le style de LBC. La poète intègre ces langues dans le recueil pour élargir l’horizon de ce qu’il lui est possible de dire, car, pour reprendre les mots de l’autrice, « les limites de ma langue sont les limites de mon univers[4] » (Howard, 2021 : 128). Cependant, l’hétérolinguisme, qui désigne « la présence dans un texte d’idiomes étrangers, sous quelque forme que ce soit, aussi bien que de variétés (sociales, régionales ou chronologiques) de la langue principale » (Grutman, 2019 : 61), peut jouer des rôles multiples. Dans LBC, le recours par l’autrice à la langue scientifique, langue de spécialité au sein même de la langue anglaise, et à l’anishinaabemowin, langue à part entière, lui permet notamment d’introduire la multiplicité dans le texte et d’intégrer à même la voix du « je » une stratégie de relation à l’autre, aux autres ; un peu comme si le « je » devenait un « nous ». Si « l’ethnicité est aussi une identification relationnelle qui nécessite plus d’une identité pour exister[5] » (Siemerling, 1996 : 2), c’est bien cette tension identitaire qui est à l’oeuvre dans l’hétérolinguisme de LBC. En effet, cette mise en scène des frontières, poreuses ou non, entre les langues constitue pour la poète un mode de représentation, une identité affirmée ou un ethos, qui « désigne la manière dont l’énonciateur construit une image de lui-même sur le plan des énoncés » (Suchet, 2009 : 33). Ce concept m’amène à m’intéresser à la manière dont la poète, ou l’énonciatrice, pour reprendre le terme de Suchet, construit son image. La sociologue haudenosaunee Patricia A. Monture affirme :

Pour comprendre la littérature autochtone, il faut aussi arriver à saisir un peu du bagage communautaire traditionnel d’un auteur ou d’une auteure, dans la mesure où c’est là que se trouve l’ancrage de sa personnalité, de même que l’origine des paroles et des styles mobilisés dans son écriture.

Monture, 2017 : 19

Voici comment Howard se présente dans son essai « Against Assimilation I Rose into Poetry » :

Me voici sur le territoire appelé Canada. Le Canada est un problème, et je suis un problème, moi aussi. Descendante de colons et de Premières Nations, je suis une anglophone avec des racines francophones, une personne tout ce qu’il y a de plus campagnarde qui, en raison de son étrangeté et de son besoin d’éducation, a quitté sa terre natale pour la grande ville. Et je suis une poète, peut-être une poète avant tout. Une poète d’avant-garde, une poète féministe, une poète décoloniale, une poète[6].

citée dans Betts et Bök, 2019 : 29

De « sang mêlé », l’autrice a été coupée de ses racines autochtones en raison du départ de son père alors qu’elle était encore enfant. D’origine européenne et anishinaabée, elle pourrait bien représenter ce que Warren Cariou appelle une edgewalker (McLeod et McLeod, 2014 : 32), c’est-à-dire quelqu’un qui circule le long des frontières idéologiques qui souvent séparent ceux qui profitent du colonialisme de ceux qui en sont les victimes. On pourrait certainement rapprocher ce mariage d’identités à celui d’une personne immigrante. Une immigration de l’intérieur. Ainsi, du « Je suis parce que je connais mon nom, ma famille, mon clan et ma nation » (Monture, 2017 : 22), pourrait découler la question « Qui suis-je, puisque ma filiation a été coupée? »

Par ailleurs, dans la complexité de son écriture hétérolingue, Howard utilise les outils de la domination pour la dénoncer. En effet, la langue autochtone s’impose comme outil de réappropriation de ses origines et de sa culture. Quant à la langue scientifique, langue des savoirs occidentaux, langue prioritairement masculine encore aujourd’hui, elle confère une certaine forme d’autorité à qui la manie. L’énonciatrice qui profère une telle parole s’établit ainsi dans une position de pouvoir particulière. Non seulement parce qu’elle démontre qu’elle maîtrise cette langue, mais également parce qu’elle rappelle au lecteur qu’elle « est en mesure de négocier consciemment avec la différence des langues » (Suchet, 2009 : 33).

Ainsi, la traductrice d’un tel recueil doit elle aussi se positionner de manière à être en mesure de négocier et de retransmettre cette différence des langues. Pour elle, le défi ne réside pas tant dans la traduction en tant que telle des termes autochtones (qui demeurent inchangés) et des termes scientifiques (dont la traduction est normalement figée). Les difficultés sont essentiellement de deux ordres. Premièrement, la traductrice de LBC devra veiller à repérer les termes scientifiques et à les traduire dans cette langue, c’est-à-dire éviter d’en modifier le registre. Deuxièmement, la traductrice de LBC devra maîtriser les concepts scientifiques évoqués, puisque, comme ils sont souvent utilisés pour créer des métaphores ou des métonymies (j’y reviendrai), il sera primordial d’en bien saisir le sens pour rendre les réseaux sémantiques de façon adéquate.

Langue des sciences : entre dénotation et connotation

Les langues scientifique et autochtone ne sont pas utilisées de la même façon ni à la même fréquence dans LBC – le vocabulaire scientifique occupant une place beaucoup plus importante. Les termes du domaine des sciences, par essence des termes de dénotation, semblent de prime abord ne pas avoir nécessairement leur place dans la langue poétique. Comme Jean-Michel Gouvard l’affirme en parlant de l’oeuvre d’Yves Bonnefoy :

Bonnefoy oppose une langue « scientifique », dont l’assise communicationnelle repose sur la dénotation, laquelle relèverait donc de l’objet, et une langue poétique, qui s’appuierait quant à elle sur la dimension qu’il appelle « symbolique » du langage, et qui relèverait du sujet, puisqu’elle suppose de faire appel à des connaissances censées être partagées par une communauté humaine spécifique, en un lieu et un moment donnés.

2009 : 15

Ainsi, chez Bonnefoy, on retrouve l’opposition entre le « regard désincarné de la science […], là où notre parler scientifique n’accepte de percevoir que l’objet » (Gouvard, 2009 : 15) et la parole destinée à être partagée que constitue la langue poétique. S’il est incontestable que le regard désincarné de la science joue un rôle de premier plan dans les textes de LBC (j’y reviendrai), concevoir les relations entre ces deux langues – scientifique et poétique – comme une simple opposition ne rendrait pas compte de la complexité des processus d’écriture mis en oeuvre par Howard. En fait, si la langue scientifique y est employée pour dénoter, l’autrice y a également recours pour créer d’autres effets, principalement métaphoriques et métonymiques. Le premier poème en prose du recueil, intitulé « Nuage de probabilités », commence par la phrase : « L’univers diffuse sa durée de vie en chaleur rayonnante[7] » (Howard, 2021 : 1). Il ne s’agit pas ici d’une utilisation purement dénotative de la langue scientifique, de l’énonciation d’un simple phénomène scientifique, qu’on pourrait résumer en : la durée de vie de l’univers se mesurerait d’après son rayonnement, longtemps après la mort de ses corps célestes. En effet, si l’on tient compte du contexte de cette phrase, qui est suivie immédiatement de « J’ai besoin de croire que mon récit distancera sa fin[8] » (Howard, 2021 : 1), on réalise que cet énoncé scientifique nous permet de comprendre la deuxième phrase, par une sorte d’association par contiguïté. C’est-à-dire que le récit, comme la chaleur de l’univers, survivra au-delà de la mort du corps.

Par ailleurs, la plupart des termes ou locutions scientifiques utilisés dans le recueil le sont à titre de métaphore. Tiré du vocabulaire de la physique quantique, le titre de ce même poème, « Nuage de probabilités », renvoie à un phénomène scientifique, celui du nuage de probabilités de la présence d’un électron autour du noyau de l’atome. Toutefois, dans ce poème portant sur la place du « je » dans l’univers, et plus particulièrement de son corps, on peut également le lire comme une métaphore de la probabilité de l’existence de ce corps dans ce nuage de possibilités.

Quand la science se frotte au corps

À présent que l’on comprend mieux le rôle de la langue scientifique dans le processus de création de métaphores chez Howard, voyons comment fonctionne dans les poèmes ce réseau d’images tirées du vocabulaire de la science. Pour cela, retournons d’abord au poème « Nuage de probabilités » qui inaugure le recueil, que je présente ici en entier, suivi de ma traduction :

PROBABILITY CLOUD

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NUAGE DE PROBABILITÉS

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En fait, on pourrait considérer que, dans LBC, ce poème constitue ce que Berman appelle une « zone signifiante », c’est-à-dire une de ces zones du texte qui « manifestent la signifiance de l’oeuvre en une écriture qui possède […] le plus haut degré de nécessité possible » (Berman, 1995 : 71). En effet, ce poème concentre à la fois les thèmes (corps, univers, quête de repères), les références (savoir scientifique, savoir autochtone) et les images d’opposition (univers/corps, je/humanité, naissance/déchéance, désorientation/carte, plein/vide, surface/profondeur) que l’on retrouve dans le recueil. Par exemple, le concept du « trou dans le ciel » sera repris plus loin dans un autre poème évoquant les Pléiades : « Dans la cosmologie anishinaabée / cette constellation s’appelle Bagone’giizhig / Le-trou-dans-le-ciel[9] » (Howard, 2021 : 19). Si on revient à la métaphore du titre de ce poème « Nuage de probabilités », on peut tout d’abord dire qu’elle crée un effet de distance pour un lecteur qui ne connaîtrait pas ce terme de physique quantique, un effet refroidissant en quelque sorte, qui fait ralentir la lecture, hésiter, s’interroger et, dans l’ignorance, provoque l’éloignement du sens. On peut également dire que ce recours à un terme de la science désigne un phénomène objectif, neutre si on veut, qui fait plus ou moins consensus. Un terme sans connotation particulière (sinon qu’il appartient à l’univers de la science), et dont tous partagent la même définition. Un terme de dénotation.

Par contraste, si on regarde la métaphore de l’avant-dernière phrase du poème « une fleur sous la peau de mon invitation[10] » (Howard, 2021 : 1), on se trouve dans un tout autre registre. On n’est plus dans la neutralité, voire la nouveauté de la langue scientifique, mais devant deux mots de la langue courante, « fleur » et « peau », deux mots aux multiples connotations, déployant chacun un réseau de sens et d’images. Ce sont des mots fréquentés, chargés, voire usés, renvoyant même à une expression courante en français lorsqu’ils sont utilisés ensemble, à fleur de peau, signifiant très près du corps. Bref, ce sont des termes qui, bien qu’étant dénotatifs, sont également d’une grande subjectivité. On se retrouve donc ici avec un contraste entre une métaphore scientifique, soit un terme commun reposant sur la dénotation, laquelle relève de l’objet, pour reprendre les termes de Bonnefoy, l’objet étant ici l’univers, et une métaphore de la langue courante, connotée, qui relèverait du sujet, et qui évoque le corps.

Ce rapport entre le corps et l’univers, voire l’univers de la science, présent dans ce que nous avons désigné comme une « zone signifiante » du recueil, forme en fait un réseau de sens parcourant l’ensemble des poèmes. Dans LBC, bien qu’on ne se trouve pas dans l’univers de la sensualité ni même des sens, le corps est omniprésent : sang, nerfs, estomac, crâne, scalp. Cependant, cette présence nous est révélée dans la douleur et dans la violence : SPM, noyade, corps agenouillé, gonflé d’ampoules, frappé, violé, vivant dans la nausée et les vomissements. C’est particulièrement frappant dans les trois poèmes du recueil intitulés « Superposition ». Dans le premier, on y raconte la presque noyade du « je » enfant. Le deuxième relate, avec détails sur la pisse, la merde et les vomissements, ce que l’autrice appelle une expérience de l’abjection. Le troisième enfin évoque une femme étendue sur un matelas qui entend la voix d’un homme et voit qu’elle a un bleu sur son bras. Le poème se termine par « si / je / ne / survis / pas / à / cela / je / me / demande / ce / qu’il / me / fera / et / si / jamais / personne / ne / retrouve / mon / corps[11]? » (Howard, 2021 : 31) Dans ces trois poèmes, on observe une forme de dissociation du corps. Dans le premier, l’enfant se voit en train de se noyer ; dans le deuxième, le « je » se sent carrément s’élever, regarder son corps de l’extérieur en quelque sorte. Et dans le dernier, le « je » s’imagine comme un corps qui disparaît. Cette dissociation du corps pourrait être interprétée comme une mise en langage du trauma, dont l’un des éléments clés consiste en cette notion de dissociation : « La dissociation indique un détachement de la réalité. Une personne se sent détachée de son propre esprit ou vit des expériences dans lesquelles le monde semble irréel, onirique, déformé[12]. » (Pillen, 2016 : 97) L’effet de distance créé par l’utilisation de la langue scientifique contribue à illustrer ce détachement, cette dissociation associée au trauma. Mais plus encore, la langue de la science est peut-être, par son utilisation habile au sein de la langue poétique, de manière à créer une nouvelle langue, dans laquelle le trauma pourrait enfin arriver à exprimer l’indicible :

Les actes de brutalité nous rappellent notre espèce sous sa forme la plus vile. La perte du langage, ou même du regard, en tant que formes de communication, brouille les frontières entre l’humain et l’inhumain. Bien que reconnue, cette inhumanité peut exiger un vocabulaire se trouvant à l’extérieur du domaine de la langue ordinaire – ou même de la religion telle que nous la connaissons habituellement[13].

Pillen, 2016 : 99

La discordance entre le monde de tous les jours et celui de la douleur, voire de l’inhumanité, entraînerait une forme de dissonance linguistique, que Howard traduirait ici par le recours à une « nouvelle langue ».

Par ailleurs, dans LBC, le corps est un lieu de douleur, d’humiliation, et même de disparition. Mais le corps n’est jamais seul, n’est jamais neutre. Dans l’oeuvre littéraire, il renvoie « plus ou moins explicitement à un contexte social, culturel, à des pratiques et des perceptions diverses et particulières à la fois » (Bazié, 2005 : 11). Dans LBC, le corps renvoie au contexte des femmes, et plus particulièrement des femmes autochtones au Canada. Cet état de douleur et d’abjection du corps crée un contraste percutant avec les métaphores scientifiques. D’un côté, la subjectivité incorporée, la chair et le ressenti physique ; de l’autre, l’objectivité et la distanciation. D’un côté, ce qu’il peut y avoir de plus personnel, l’expérience du corps ; et de l’autre, des termes neutres, évoquant une forme d’expérience partagée. Par ailleurs, la langue scientifique ne sort pas indemne de cette « incorporation » au texte poétique. Grâce aux connotations et associations créées par la poète, elle perd de son caractère objectif et se charge de nouveaux sens.

Des astrocytes aux étoiles

Ces deux pôles – corps et langue scientifique – se retrouvent sous différentes formes tout au long du recueil. L’effet de distanciation ainsi créé l’est tout d’abord en raison du caractère soi-disant objectif de la langue scientifique qui nomme, mais aussi par la distance physique évoquée grâce aux nombreuses références à l’astronomie : univers en expansion, matière noire, astronome, Pléiades, cosmologie, et bien d’autres encore. Dans le poème en prose « Nuage de probabilités », la première phrase « L’univers diffuse sa durée de vie en chaleur rayonnante[14] » (Howard, 2021 : 1), présentée précédemment, occupe une place essentielle au déploiement du poème. L’évocation d’un univers en expansion, qui diffuse sa chaleur rayonnante selon une durée de vie que l’on peine à imaginer est mise en contraste avec deux autres phrases du même poème : tout d’abord, avec « Une culpabilité se replie en moi comme l’humanité[15]. » (2021 : 1), où le mouvement expansif de l’univers s’oppose au mouvement de repli associé à l’humanité ; ensuite, avec la phrase « Si je continue puis-je retenir le corps par-delà ses traces d’outrage et d’intimité[16]? » (2021 : 1), le caractère quasi éternel de l’univers d’un point de vue humain est mis en opposition ici avec la fragilité et le caractère éphémère du corps humain. Cet univers, intouchable dans son immensité, s’oppose au corps, qui peut non seulement être touché, mais profané.

Lorsque la science ne tend pas sa lunette vers l’infiniment grand, elle la braque sur l’infiniment petit. Ainsi, lorsque la langue scientifique utilisée est celle de la biologie, de la chimie ou de la physique, elle contribue plutôt à dissoudre le corps, à le désintégrer en quelque sorte. Le poème « Cartographie du cerveau » utilise la langue de la biologie : « Un viol dans chaque génération de ma lignée depuis l’invention de la photographie. Une menace transmissible d’ADN méthylé[17]. » (Howard, 2021 : 34) La méthylation de l’ADN est une sorte de patron qui détermine l’expression des gènes dans chaque cellule, patron qui se définit pendant le développement embryonnaire et qui serait influencé principalement par les facteurs sociaux, environnementaux et sociologiques. Ici donc, non seulement le corps est réduit à l’expression de ses gènes, mais à la violence qui lui est faite également par la transmission de l’hérédité, ou du trauma, évoqué précédemment. Dans le poème « Ce nocturne s’est fait été », le corps n’est pas réduit à son ADN, mais à des « ions impatients / dans l’été le plus humide / jamais enregistré[18] » (Howard, 2021 : 44). Ramené à ses particules élémentaires, le corps, par la lunette de l’infiniment petit, semble aléatoire dans sa composition, défectueux et fragile.

Un autre pan important de la langue scientifique utilisée dans le recueil est le vocabulaire de la médecine qui, s’il permet de voir le corps à échelle réelle, le considère néanmoins de manière anatomique, en pièces détachées. Dans le poème sans titre de la page 51, « Les incisives contre ta lèvre inférieure / une connexion au tronc cérébral / qui potentialise désir et perte[19] » (Howard, 2021 : 51), les sentiments de désir et de perte associés à l’amour sont décortiqués sous leur forme physique, biologique, entraînant un effet de détachement. Ailleurs, le corps est « complètement gynécologique », « une effigie neuronale » ou « une pustule d’astrocytes » (les astrocytes sont une catégorie de cellules auxiliaires des neurones)[20] (Howard, 2021 : 26, 35, 46).

Par ailleurs, bien que j’aie présenté ici des exemples concernant des domaines scientifiques précis, ces termes sont parfois employés de manière concomitante dans un même poème, voire un même vers. Ainsi, le poème « Je rêve en Gmail » commence par les vers : « Solstice d’hiver SPM, l’essence héréditaire d’un intérieur fractal. J’ai enterré un autre hier par la porte arrière de cet univers en expansion juste avant de rêver en Gmail[21]. » (Howard, 2021 : 7) Dans ces vers se marient des termes de la médecine (SPM), de la biologie (héréditaire) et de l’astronomie (univers en expansion), termes également associés ici à l’univers numérique (Gmail). Encore une fois, les images contribuent à illustrer un corps défectueux, figé par son hérédité dans une situation fragmentée, mis en relation avec le caractère imposant, voire indestructible, d’un point de vue humain, de l’univers réel et de l’univers numérique. Le rapport au temps y est aussi mis en contraste ; alors que le temps/corps humain rapetisse (ses jours passés n’existent plus, ils sont jetés), l’univers, lui, prend de l’expansion dans une temporalité dont on peine à imaginer la fin.

On voit donc, par le recours à la langue de différents domaines de la science, que le corps pose résolument un problème. N’arrivant pas à être vu dans sa totalité, à échelle réelle, il est illustré comme un élément éphémère et fragile de l’univers (astronomie), un assemblage de composantes élémentaires, agencées de manière aléatoire et défectueuse (biologie, physique, chimie) ou comme des pièces détachées, analysées sous un regard anatomique (médecine). Un corps fragmenté, qui n’est jamais un, mais une multiplicité de composantes. Toutes ces lorgnettes illustrent la violence que la science fait subir au corps en le nommant, en le décortiquant, en le réduisant à un objet. Ce que la science nomme ici n’est donc pas la singularité d’un corps, mais plutôt son appartenance à l’espèce commune. Niant du coup son identité unique, elle le met à distance, le faisant passer de sujet à objet. En somme, les images créées par la langue scientifique illustrent la dépossession du corps qui est autre, à d’autres, de ce corps qui n’appartient pas au « Je », mais qui, en raison de son identité féminine et en partie autochtone, est dépossédé, fragmenté et possédé par d’autres. Un corps toujours problématique qui, entre infiniment grand et infiniment petit, n’arrive ni à acquérir son unicité ni à trouver sa place. La place comme identité, mais également comme territoire, car ici le lien entre corps et territoire semble incontestable :

Lorsque je suis sur scène ou à l’entrée de chaque poème que j’ai écrit, l’existence de mon corps, de ses myriades d’histoires, de ses histoires profondes y est inscrite aussi. Mon corps vient du territoire et de ma mère qui m’a portée sur ce territoire[22].

Howard citée dans Betts et Bök, 2019 : 32

Pour conclure, je dirai qu’en raison du corps-femme, du corps-territoire présent dans ces poèmes, le corps se trouve certainement au coeur de la démarche poétique – féministe et décoloniale – de Howard. L’autrice décrit ainsi la double aliénation de ce corps, féminin et autochtone, mais surtout, par son travail poétique, affirme la résurgence du corps et impose son autorité, en réclamant ce territoire tout en soulignant l’aspect problématique de cette résurgence. Un corps-texte créé par les jeux de l’hétérolinguisme, qui utilisent la langue scientifique comme parole d’autorité pour faire apparaître les humiliations de ce corps et, surtout, pour inscrire sa survivance. La traductrice d’un tel texte devra donc réussir à naviguer entre ces espaces et dire ce corps resurgi. Sa tâche consistera à rester à l’affût de ces jeux de friction et de tension entre corps et science dans le texte, et à leur laisser tout l’espace nécessaire pour que se déploie, comme le mentionnent Betts et Bök dans l’introduction à leur ouvrage, cette « réimagination culturelle[23] » (Betts et Bök, 2019 : 9), et j’ajouterais, identitaire.