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La parution d’Un pays divisé d’Evelyne Brie et Félix Mathieu est arrivée à point nommé : peu avant la tenue des élections fédérales de l’automne 2021. Leurs analyses auront éclairé les débats partisans en amont et accompagné, en aval, l’annonce des résultats électoraux – très proches de ceux de 2019, déjà marqués par une régionalisation du vote et la persistance des forces indépendantistes au Québec. L’ouvrage est traversé par une question centrale : le Canada est-il un pays divisé ? Ce qui soulève des sous-questions : selon quelles lignes de fractures ? a-t-il pour vocation de contenir, de renier ou de sublimer ses divisions ? Pour y répondre, les auteurs s’attellent à faire ressortir les tendances dans les « attitudes et les perceptions des Canadiens », au prisme des questions identitaires, fédérales et régionales. Pour ce faire, ils ont analysé des données originales issues de l’enquête « La Confédération de demain 2.0 », rassemblées en trois périodes associées à 2017, 2019 et 2020. Des données de l’« Étude électorale canadienne » d’Élections Canada ont également été mobilisées à l’occasion.

Aux fins d’observation des attitudes des Canadiens à travers le temps, Brie et Mathieu ont enfin réalisé leur propre enquête. L’ouvrage se divise en cinq chapitres qui en analysent les résultats. Dans les trois premiers, les auteurs décrivent les tendances et les grandes transformations identitaires au Canada. Le chapitre 1 revient ainsi sur la portée théorique et conceptuelle de « l’identité ». Au concept d’identité emboîtée ou imbriquée, les auteurs lui préfèrent celui d’« identité composite ». Ils en mesurent la teneur au moyen de la « question Linz-Moreno », qui leur permet de décrire les différentes déclinaisons identitaires au Canada (et d’illustrer leur effet sur les préférences politiques des Canadiens). Le chapitre 2 tisse ce qu’ils nomment la « toile identitaire » du Canada – au sein de laquelle l’équation identitaire la plus partagée est celle d’une « identité composite équiprimordiale » : les répondants s’identifient également à leur province et au Canada. Plus de 600 communautés autochtones sont officiellement recensées au pays ; elles représentent près de 5 % de la population totale. C’est à elles que s’intéresse le troisième chapitre, qui brosse la « toile identitaire autochtone ». Mise à part la limite méthodologique que les auteurs reconnaissent (le faible nombre de répondants autochtones par province et par territoire ne permet pas toujours d’en obtenir une représentation fiable), leur analyse souligne qu’une large majorité des répondants se reconnaissent une « identité composite », également autochtone et canadienne. Dans cette section, les données relatives aux explications des difficultés socioéconomiques rencontrées par les Autochtones sont particulièrement stimulantes. Si près d’un Canadien sur deux avancera une explication multifactorielle (limites des politiques publiques mises en oeuvre, par exemple), les provinces de l’Ouest en attribuent davantage la responsabilité « aux communautés autochtones elles-mêmes » (près d’un citoyen sur deux en Saskatchewan, pratiquement deux sur cinq en Alberta et au Manitoba). Paradoxalement, une part aussi importante des répondants dans ces provinces s’opposent à ce que les communautés autochtones bénéficient d’un transfert de compétence, donc de leviers pour s’autogouverner. Le chapitre 4 explore ensuite les perceptions citoyennes des dynamiques fédérales et démocratiques. Une section introductive pose les fondements théoriques de l’analyse, autour de deux idéaux-types : le « fédéralisme territorial » et le « fédéralisme multinational ». Les résultats soulignent la spécificité, là encore, de l’Ouest canadien : si près des trois quarts des Canadiens se disent « très satisfaits » du fonctionnement de leur système démocratique, en Alberta et en Saskatchewan l’insatisfaction est plus élevée que la moyenne nationale (et d’autant plus forte depuis le début du gouvernement de Justin Trudeau). Le fédéralisme canadien est-il équitable ? Là encore, l’Alberta et la Saskatchewan (mais aussi Terre-Neuve-et-Labrador) sont particulièrement insatisfaites du traitement qui leur est réservé au sein de la fédération. Pour les auteurs, deux causes principales seraient en jeu : la perception d’une discrimination fiscale en termes de transferts fédéraux ; la perception d’une discrimination systématique dans le cadre du processus fédéral de prise de décision. Quant à savoir qui est le mieux traité, le Québec et l’Ontario sont les provinces les plus désignées comme bénéficiant du système fédéral – ce que les auteurs expliquent, notamment, par la répartition des sièges à la Chambre des communes et l’importance stratégique de gagner le vote du Québec (« carte joker » des élections fédérales). Le cinquième et dernier chapitre prend en compte la variable régionale dans l’analyse des divisions politiques. Suivant une courte présentation des fondements théoriques du régionalisme, Brie et Mathieu insistent sur le potentiel explicatif de la variable régionale pour comprendre et expliquer les variations d’attitudes et de comportements politiques. Subdivisé en cinq régions (l’Ouest, l’Atlantique, le Nord, le Québec et l’Ontario), le Canada est traversé par la perception de solides injustices régionales – les Québécois considèrent l’Ontario et l’Ouest comme étant les régions les plus favorisées par le système fédéral, tandis que ces deux régions attribuent ce privilège au Québec. Paradoxalement, si, depuis la fin des années 1980, il y a eu un léger déclin de la part des répondants dans l’Ouest qui se disent très en accord ou assez en accord avec l’affirmation selon laquelle l’Ouest est ignoré en politique canadienne, une part plus importante des citoyens de l’Ouest souhaitent, dans le même temps, que l’Ouest devienne indépendant. Dans ce contexte, quels équilibres institutionnels privilégier ? Les auteurs envisagent quatre avenues pour le Canada : la centralisation institutionnelle et la tentation unitaire (courant le risque d’un « ressac identitaire » des régions et d’une remise en cause du multiculturalisme) ; le statu quo (peu coûteux, mais qui ne résoudrait rien) ; l’éclatement de la fédération canadienne, au profit d’un espace de coopération politique supranational et confédéral, impliquant diverses entités souveraines ; et, enfin, le fédéralisme asymétrique. C’est la principale recommandation politique que les auteurs formulent dans l’ouvrage : « tous les partenaires ne devraient pas être associés au système politique canadien exactement de la même manière » – l’égalité se réaliserait au prisme de l’équité, plutôt qu’au prisme de la « stricte égalité des provinces ». Une postface revient, pour finir, sur l’incidence de la pandémie de COVID-19 sur les divisions au Canada.

Cet ouvrage contribue de multiples manières à la littérature existante. D’emblée, rappelons qu’il ne se présente pas comme un bilan des politiques publiques, mais bien davantage comme une synthèse analytique actualisée de données antérieures, un portrait général des attitudes et des perceptions des Canadiens, à partir duquel sont formulées des propositions d’aménagement constitutionnel. Descriptif, l’ouvrage fait ressortir clairement les divisions qui grèvent le fédéralisme canadien. S’il formule plusieurs hypothèses quant à leurs causes institutionnelles (modes d’élection), économiques (péréquation) et historiques, il ne les justifie pas. Fondamentalement, cet ouvrage clé offre donc une foule de données à jour, analysées au prisme des variations provinciales et régionales. Il éclaire merveilleusement les apports de l’utilisation des régions comme variable explicative en science politique. Il ouvre aussi une quantité de questions de recherche pour les politistes. Par exemple, quelle est la nature des valeurs sur lesquelles les Canadiens estiment ne pas s’entendre ? À quelles valeurs sont prioritairement attachés les citoyens canadiens, par région ? Suggérée, l’hypothèse selon laquelle les variations identitaires peuvent s’expliquer par les trajectoires sociopolitiques propres à chaque province mériterait un solide travail sociohistorique comparé : quelles sont les causes de l’attachement plus ou moins important à sa province, à la fédération ? Une autre question majeure concerne la variable générationnelle dans l’explication du degré d’attachement à la province, à la décentralisation ou à l’indépendance. Dans le Canada hors Québec, plus on vieillit, moins on est décentralisateur (une enquête pourrait permettre de déterminer si les mouvements autonomistes et séparatistes dans l’Ouest trouvent des soutiens auprès d’une population plus jeune). C’est une tendance inverse qui s’observe au Québec où, plus on est âgé, plus on est en faveur d’une décentralisation des pouvoirs. S’agit-il d’un effet de cycle ? Ou cela s’explique-t-il par la mémoire collective active des Québécois ? Enfin, si la proposition de fédéralisme asymétrique est très séduisante en théorie, elle ouvre certainement un débat : on peut douter de ses vertus pour répondre de facto et de jure aux défis posés par la crise climatique. Sur la question environnementale, près d’un tiers de la population canadienne accorde sa confiance soit au gouvernement fédéral (32,9 %), soit à l’idée d’un partage de la responsabilité entre les deux ordres de gouvernement (32,2 %). Pourtant, dans le même temps, sur les politiques énergétiques (cruciales dans la lutte contre les changements climatiques), les Canadiens sont proportionnellement plus nombreux à préférer la décentralisation et l’asymétrie. Les politiques environnementales étant par essence transversales, la contradiction est alors inévitable. Pour rajouter à la complexité du sujet, si les compétences en matière énergétique, de transport, ressortent du palier provincial…, c’est bien la fédération canadienne dans son ensemble qui est politiquement et juridiquement responsable devant ses interlocuteurs internationaux quant au respect des engagements pris en matière de réduction de ses émissions de gaz à effet de serre. On touche ici aux limites d’une politique qui se baserait exclusivement sur les enquêtes. Alors, l’asymétrie institutionnelle pour la gestion de la lutte contre les changements climatiques est-elle garante d’efficacité politique, d’une part, d’une politique environnementale ambitieuse, de l’autre ? Ou s’agit-il plutôt d’un appel au rapatriement d’une question politique dont on pressent qu’elle est centrale et pour laquelle la confiance dans le fédéral est modeste ?

Par sa facture claire et détaillée, l’ouvrage intéressera autant les étudiants que les chercheurs en sociologie et en sciences politiques, intéressés par la politique canadienne contemporaine et québécoise, par l’Ouest canadien, les mouvements sociaux contestataires de base régionale (séparatismes, indépendantismes, souverainismes). Il est aussi destiné aux profanes intéressés par l’actualité canadienne. L’intégration de différents encarts explicatifs sur des moments de l’histoire politique du pays en ferait, enfin, un outil précieux pour les professeurs en sciences humaines.