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Pendant que le Québec en entier suivait les activités de la commission [France] Charbonneau (Commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans le domaine de la construction), Robert Alan Sparling, lui, était au coeur d’une entreprise de réflexion concernant les formes historiques du discours sur la corruption. En résulte un livre engageant et bien argumenté qui contribue à la fois aux études sur la corruption, à l’histoire des idées et à la théorie politique contemporaine.

Tout comme dans ses précédents écrits (largement acclamés) sur le philosophe Johann Georg Hamann, Sparling insuffle dans son travail rigoureux d’historien des réflexions sur la situation politique contemporaine et des prises de position pertinentes dans les débats qui animent la science politique. Son livre s’inscrit ainsi dans deux types de questionnements entrelacés. D’une part, il s’intéresse aux différents discours que la philosophie politique moderne a produits sur le thème de la corruption. En procédant par figures paradigmatiques, chaque chapitre s’engage dans l’interprétation de la pensée d’un grand auteur, dans l’ordre : Érasme, Machiavel, La Boétie, Bolingbroke, Montesquieu, Kant/Robespierre (ce chapitre faisant exception avec une comparaison) et Weber. D’autre part, Sparling prend lui-même position de différentes manières : en justifiant le choix des auteurs à l’étude, en les critiquant, en tentant d’actualiser leurs idées et en construisant, plus ou moins explicitement, une thèse générale sur la corruption politique.

Sparling peut ainsi, du même souffle et de manière convaincante, contredire l’interprétation fameuse de Pierre Clastres selon laquelle le « discours sur la servitude volontaire » contiendrait une défense de l’anarchisme prépolitique et exposer les écueils du discours contemporain sur la transparence, cela en montrant le caractère essentiel pour La Boétie d’une amitié fondée sur des croyances religieuses partagées dont le déclin ou l’absence serait le signe de la corruption du corps politique. Le chapitre sur Érasme est tout aussi intéressant. Sparling montre que, contrairement aux critiques convenues, le problème des écrits de type « miroir des princes » n’est pas leur moralisme, mais bien le fait que la relation absolument inéquitable entre le prince et son conseiller les condamne à l’échec – une chose que reconnaît à demi-mot Érasme. De plus, en se référant à la foisonnante littérature sur l’éthique du leadership, l’auteur affirme que ce genre littéraire s’est trouvé de nouveaux (et, si l’on peut ajouter, bien rémunérés) porte-étendards, sans que ses contradictions ne soient résolues pour autant.

Sur plan normatif, la thèse générale de l’auteur s’exprime en trois temps. Tout d’abord, Sparling soutient que le concept de corruption, et le discours sur celle-ci, est quasi inévitable, souvent pertinent et potentiellement émancipatoire. Toutefois, il affirme ensuite (et c’est le coeur de son propos, comme en fait foi le sous-titre The Underside of Civic Morality) qu’un discours sur la corruption ne peut faire l’économie d’un discours sur la moralité publique, ou il ne peut le faire qu’au risque d’une pensée pauvre et inarticulée, qui n’a que peu de chances d’arriver à ses fins et d’être émancipatoire. Finalement, plusieurs énoncés disséminés çà et là dans l’ouvrage laissent aussi croire qu’il est d’avis que la profondeur des iniquités exacerbe le potentiel de corruption du corps politique et désamorce les procédés et les mécanismes institutionnels servant à l’endiguer.

Ces thèses, Sparling les signale de manière indirecte en montrant qu’elles rapprochent des courants au demeurant fort différents. La seconde, la plus importante, apparaît même comme une forme de gros bon sens : si la corruption est un vice ou une maladie du corps politique, sa définition doit inévitablement faire intervenir une forme quelconque de téléologie humaine ou d’idéal du bon régime. Pour Sparling, la définition minimale et de sens commun, la corruption comme « abus du bien public à des fins privées », appelle nécessairement deux autres définitions, celle du « bien public » et celle de la distinction entre ce qui relève du privé et du public, d’où la difficulté de formuler un discours clair et univoque sur la corruption et l’incroyable richesse de toute théorie qui s’attèle à cette tâche.

À quelques reprises, Sparling laisse entendre que l’intérêt porté d’hier à aujourd’hui aux grands textes qui forment le canon de la théorie politique s’explique par leur ambiguïté et le foisonnement interprétatif qui les accompagne. De même, on pourra dire que Political Corruption. The Underside of Civic Morality repose sur une ambiguïté qui ouvre le travail d’interprétation ; parce que si l’auteur salue l’effort des penseurs de la tradition de fonder le discours sur la corruption dans une téléologie ou un idéal du bon régime et considère cette tâche inévitable, il se garde bien de prendre lui-même une position claire et explicite. S’il critique le militarisme de Machiavel, l’amitié fusionnelle promue par La Boétie et le purisme empressé de Robespierre, et reconnaît la valeur de la modération mise de l’avant par Montesquieu et de l’éthique du bureaucrate conçue par Weber, chaque chapitre se termine sur une impression d’échec. Aucune approche ne semble épuiser le sujet ni correspondre complètement aux exigences de la société pluraliste actuelle.

On assiste alors à une espèce de pluralisme théorique qui laissera peut-être le lecteur en appétit. On pourrait en effet penser que Robert Alan Sparling propose, plutôt que d’espérer trouver une définition unique et univoque, de choisir le discours sur la corruption en fonction de la situation, de la division du corps politique et des iniquités qui le traversent. Mais comment choisir la perspective qu’il convient d’emprunter pour évaluer la réalité politique actuelle, où règne selon lui une forme de « brouillage des frontières » (p. 191) ?

Une lecture lente et patiente des classiques et un travail de comparaison historique ne sauraient nuire. Voilà une autre leçon implicite du travail de Sparling que certains catalogueront peut-être (trop rapidement) de nostalgique. En effet, contrairement au vicomte Bolingbroke qui critique le clientélisme de l’État bureaucratique moderne et prêche un retour au patronage, c’est-à-dire aux relations personnelles entre groupes différenciés, Sparling, lui, excave le passé non pas pour y revenir, mais pour mesurer le chemin parcouru par la société pluraliste moderne, traquer les genres de vices politiques qu’elle stimule et établir des formes de vertus civiques qui lui soient adaptées.