Corps de l’article

Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher sont historiens de l’environnement, des sciences et des techniques et chargés de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Ils n’en sont pas à leur premier essai relativement à la question environnementale et au changement climatique. Fressoz a déjà publié L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique (Seuil, 2012) et il est coauteur avec Christophe Bonneuil de L’Événement Anthropocène (Seuil 2013). Locher est l’auteur, entre autres, de Le savant et la tempête : étudier l’atmosphère et prévoir le temps au XIXe siècle (PUR, 2008) et La nature en communs : ressources, environnement et communautés (France et Empire français, XVIIe-XXIe siècles) (Seuil, 2020).

Dans le présent ouvrage, Une histoire du changement climatique, la question environnementale n’est pas pour les auteurs qu’un simple avatar né, à la fin du XXe siècle, du réchauffement climatique et de la préoccupation de la planète pour réduire ses émissions de gaz à effet de serre à l’origine de ce même réchauffement. L’intérêt pour le changement climatique, au contraire, remonterait loin dans le temps et trouverait son origine au XVe siècle, lors de la colonisation et de la conquête de l’Amérique. En présentant une chronique détaillée, riche en sources très diversifiées, Fressoz et Locher font ici la démonstration que les relations entre les sociétés occidentales, européennes en particulier, et le climat sont anciennes et qu’elles ont toujours été sous-tendues par des considérations politiques et sociales qui les nourrissaient. Pour autant, l’objectif des auteurs n’est pas tant de faire une présentation linéaire de ces interférences et de leur évolution, mais d’expliquer, à la suite d’une recherche par raisonnement circulaire et récursif, la préoccupation environnementale sous l’angle d’une croyance, invariablement partagée à travers les siècles, d’un changement avant tout anthropique et non spontané du climat.

Ainsi sont abordées de façon récurrente dans l’ouvrage, dans des contextes historiques et politiques différents, les questions immuables de la gestion des forêts, du déboisement, de l’assèchement, de la transformation des sols et du couvert végétal, entre autres, ainsi que l’influence de ces actions humaines sur le cycle de l’eau et le climat.

Dès le XVe siècle, la question climatique est utilisée en tant que levier de pression au service des sociétés occidentales lors de leurs conquêtes coloniales. Les colons, appuyés par l’élite scientifique de l’époque, justifient alors leurs interventions sur les forêts et la mise en place de cultures intensives par le fait que l’action de l’homme sur la nature n’a pas que des vertus économiques mais également environnementales, en ce sens qu’elle adoucit le climat et rend les terres conquises fertiles et habitables. Puis la problématique environnementale prendra une tournure politique encore plus prononcée au XVIIIe siècle avec la Révolution française où le droit de propriété privée sur les forêts est contesté. En devenant un bien commun à l’usage de tous, les étendues forestières sont alors l’objet de saccages populaires qui poussent le pouvoir en place à en réglementer l’usage, pour des raisons qu’il présente à la population comme climatiques (dérèglement des saisons et sécheresse à l’origine de probables disettes).

Mais au-delà de la question environnementale, le pouvoir politique, en prenant le contrôle des forêts, renforçait son autorité et sa puissance, y compris sur les terres colonisées où il appliqua vis-à-vis des Autochtones des règles similaires. Aussi, les auteurs confirment-ils par cette analyse historique la place prépondérante prise par le climat à cette époque dans le débat sur les notions de bien public / bien privé et de capitalisme libéral. La stabilité des cycles naturels et du climat, directement influencée par la gestion du capital forestier, est l’affaire de la collectivité. Dans ces conditions, il est requis que les forêts deviennent la propriété de l’État, seul garant, contrairement au privé, d’une gestion raisonnée, non mercantile et à long terme de ce capital précieux.

Si la science s’est rapidement approprié la question du changement climatique et s’est essayée au fil des siècles à en analyser les tenants et aboutissants pour mieux évaluer son impact sur les populations et leur survie, force est de constater, disent les auteurs, que l’ensemble de ces savoirs accumulés furent aussi instrumentalisés par les pouvoirs politiques, en particulier au XIXe siècle, afin de rassurer le peuple sur son sort et faire le rapprochement entre stabilité climatique et assise et pérennité politiques.

Par le biais de cette analyse historique, les auteurs démontrent également que la question climatique a, au moins depuis le XVIIIe siècle, été abordée et pensée à une échelle globale puisqu’elle a touché non seulement les quelques pays du continent européen mais aussi ceux des empires coloniaux des puissances occidentales. La terre, dans ces conditions, fut considérée comme une entité non morcelée où les changements climatiques n’ont pas que des effets localisés, mais touchent les composantes de la planète dans son entièreté (sol, océan, atmosphère et végétation).

En fin de compte, Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher font le constat que la question climatique vers la fin du XIXe siècle devient soudain moins lancinante et fait l’objet d’un nombre restreint de débats. Selon eux, cette tendance s’amorce avec la révolution industrielle et les avancées technologiques qui y sont rattachées, notamment l’invention du train à vapeur. L’agriculture, de ce fait, s’est mondialisée et les populations ne vivent plus sous la menace permanente de disettes en cas de mauvaises récoltes. L’angoisse de survie ayant disparu, disparaissent alors également avec elle toute la magnitude et toute la charge politique liées au changement climatique.

De façon générale, l’ouvrage impressionne par la quantité considérable de références et de sources qui viennent corroborer les propos et les hypothèses des auteurs. Pourtant, contrairement à nombre d’autres ouvrages sur l’histoire des sciences et du climat, le livre ne se contente pas de faire une description élémentaire de l’évolution du changement climatique au fil des siècles, mais a pour ambition, à travers une analyse historique minutieuse et très documentée, d’étudier, dans une perspective globale, les contextes essentiellement politiques dans lesquels ce même changement climatique fut à chaque époque appréhendé et évalué. Aussi, cet ouvrage d’histoire, érudit et analytique mais d’une lecture agréable et aisée, s’adresse-t-il essentiellement aux étudiants et aux chercheurs désireux d’approfondir et d’affiner leurs connaissances relativement aux questions climatiques et à l’histoire de l’environnement. Selon Paul Mayens dans le compte rendu de lecture qu’il a consacré à cet ouvrage le 31 mai 2021, le texte serait même cité par les parlementaires français lors de leurs débats sur la question climatique à l’Assemblée nationale (voir Fressoz et Locher, Les révoltes du ciel. Une histoire du changement climatique (XVe-XXe siècle), OpenEdition Journals, http://journals.openedition.org/lectures/49653).