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Reconnue pour sa souplesse et son adaptabilité (Gallant etal. 2020), la recherche en ligne permet de répondre à certaines difficultés méthodologiques et limites sanitaires pour réaliser une enquête de terrain, en particulier en contexte de pandémie de COVID-19. La recherche en contexte numérique permettrait simultanément de répondre aux défis sanitaires et de construire des outils théoriques et méthodologiques rendant compte d’une réalité de plus en plus complexe par les impacts multiples de la numérisation des relations et des activités sociales ainsi que leur mise en données (Markham 2020). 

Les espaces en ligne représentent une alternative intéressante pour appréhender qualitativement différents phénomènes politiques en raison de leur relative accessibilité (Latzko-Toth et Proulx 2013). Or, celle-ci n’est pas sans contraintes et peut être compromise sous certaines conditions pour respecter l’intégrité des personnes et des groupes ainsi que le caractère sensible de certaines données. Cet article propose de réfléchir aux enjeux éthiques liés à l’accessibilité des données numériques en prenant en compte la continuité des contextes entre les espaces en ligne et hors ligne et le degré de sensibilité des données. Les données sensibles représentent des « informations qui doivent être protégées contre l’accès non autorisé ou la divulgation », comme les renseignements personnels, les renseignements géographiques et les renseignements jugés confidentiels, alors que l’accessibilité détermine « le droit ou la possibilité de consulter des données » ou encore la capacité d’accéder à des espaces spécifiques de recherche (Groupe d’experts sur les données sensibles 2020).

Notre réflexion s’appuie sur les résultats d’une recherche qui appréhende les conséquences de l’antiféminisme sur les pratiques militantes de cyberféministes en France et au Québec. Nous avons réalisé une ethnographie en ligne sur Facebook, Instagram, Twitter et YouTube de novembre 2018 jusqu’à janvier 2020 et nous avons conduit une cinquantaine d’entretiens avec des féministes à Montréal et à Paris pour discuter de leurs usages du Web social et de leurs expériences de cyberviolence. Nous aborderons ici les enjeux d’accessibilité lors d’ethnographies en ligne, qui appréhendent les traces numériques des internautes comme des artefacts sociotechniques. Nous montrerons aussi l’importance de ne pas opérer de « dualisme numérique » en privilégiant une approche qui cherche à contextualiser les interactions en ligne par rapport aux espaces hors ligne (Robinson et Schulz 2009). Nous discuterons ensuite des contributions des littératures féministes qui proposent le « refus ethnographique » comme limite à la recherche (Simpson 2007). Finalement, nous aborderons les enjeux éthiques à partir d’exemples ethnographiques en insistant sur la protection des données sensibles et les risques liés à la (cyber)sécurité.

Enjeux d’accessibilité et de contextes

Chaque phase de développement de la recherche en ligne a introduit de nouvelles questions éthiques (Hine 2020). Bien que certain·es auteur·es affirment que les questionnements éthiques sont similaires dans les enquêtes en ligne et hors ligne (Ess 2002), d’autres soulèvent des enjeux spécifiques en ce qui concerne la méthode de l’ethnographie quand elle se déroule en contexte numérique (Markham 2007). Si les comités d’éthique ont tendance à encadrer la recherche en contexte numérique en transposant aux espaces en ligne les mêmes catégories que celles utilisées pour les espaces hors ligne (Latzko-Toth et Pastinelli 2013), la recherche en contexte numérique montre pourtant certaines spécificités techniques et éthiques comme l’importance du contexte.

Si les contextes sont généralement plus difficiles à saisir en ligne (Marwick et boyd 2011), ceux-ci demeurent fondamentaux pour les chercheur·es, qui doivent développer une praxis qui minimise les risques pour les participant·es lors des étapes de décontextualisation et de recontextualisation des données. Les chercheur·es doivent avoir une connaissance approfondie du cadre socionumérique dans lequel s’inscrit la recherche pour respecter ses principes et ses normes tout en étant conscient·es des conséquences potentielles de tout déplacement des données de leur contexte d’origine. En cas de violation, la vie privée des participant·es est atteinte et cela mine « l’intégrité contextuelle » (Nissenbaum 2010), qui est déterminante pour le bien-être des participant·es.

La principale difficulté de l’ethnographie en ligne est de situer son authenticité et les cadres de l’observation, surtout en raison de la co-présence à distance où l’ordinateur agit comme intermédiaire. Cette configuration spatiale, qui s’appuie sur l’ubiquité des dispositifs sociotechniques, a des incidences importantes sur la collecte d’information, puisque les chercheur·es peuvent plus facilement être sur le terrain sans nécessairement dévoiler leur présence et leurs objectifs. Comme le rappelle Christine Hine, l’observation discrète (lurking) représente une méthode de collecte « valable et avantageuse » selon le contexte de recherche et ses objectifs (2020, 108). Certes, le dévoilement de l’identité des chercheur·es, et plus spécifiquement la manière de le faire, demeure une question fondamentale pour l’éthique de la recherche en ligne. Dans la même lignée des travaux qui se sont intéressés aux effets de l’observation discrète ou dissimulée sur la vie privée (Sveningsson 2003), Åsa Rosenberg (2010) soutient que ce sont les enjeux d’accessibilité des espaces en ligne et la perception des internautes sur ces mêmes espaces qui sont déterminants en fonction de la dichotomie public/privé. Plusieurs chercheur·es estiment que si des données numériques sont accessibles de manière publique, celles-ci peuvent être collectées par leurs instruments. Les chercheur·es ont tendance à déterminer a priori le caractère privé ou public des données sans considérer les attentes des internautes (Latzko-Toth et Proulx 2013), ce qui pose des problèmes sur le plan éthique, d’autant plus qu’il est difficile de distinguer ce qui relève du public et du privé (Markham et Buchanan 2017).

La possibilité d’une rencontre éthique

Considérant ces difficultés, nous proposons de déplacer ce questionnement non pas sur le caractère public ou privé des traces, mais plutôt sur le degré de sensibilité des données par rapport à l’identité des participant·es et la positionnalité des chercheur·es. Est-ce que notre identité et notre position de chercheur·es nous permettraient d’accéder à un tel espace hors ligne ? Si la réponse est non, nous estimons que l’accès à cet espace socionumérique doit être sérieusement contesté en raison de notre responsabilité épistémique. Nous devons impérativement réfléchir aux implications éthiques du choix des informations à traiter et des conséquences de la diffusion des résultats pour les participant·es lorsque les traces numériques représentent des données sensibles.

Une telle approche appréhende les enjeux éthiques à partir d’un continuum en ligne et hors ligne, qui rend compte de la continuité spatiale entre ces deux types d’espaces et qui permet de mieux cibler les risques associés à notre présence en ligne. Subséquemment, ce n’est pas parce qu’un espace socionumérique est accessible que les chercheur·es peuvent collecter comme bon leur semble toutes les informations qui y sont diffusées et disponibles. Les ethnographies en ligne doivent être accompagnées d’une réflexion approfondie de notre rapport à l’espace et des conséquences négatives potentielles pour les participant·es selon notre position et notre identité de chercheur·es. Pour ce faire, nous proposons d’intégrer les critiques féministes du refus ethnographique à l’éthique de la recherche en ligne.

Les militantes et chercheuses féministes ont déjà effectué tout un travail de théorisation concernant les savoirs situés (Puig de la Bellacasa 2014) qui permettent de réfléchir à une production de connaissance à partir de l’expérience sociale des femmes en tant que catégorie construite. Cette posture épistémologique déconstruit l’idée d’un savoir scientifique désincarné et universel dont la neutralité masquerait en réalité une posture androcentrée et ethnocentrée (Dorlin 2009). Ces réflexions épistémologiques ont permis une reconnexion avec l’expérience induite par les positions assignées dans la matrice des oppressions (Collins 1990) et les savoirs expérientiels qui en émanent. Les participant·es à la recherche ne sont donc plus considéré·es comme des objets, mais des sujets qui produisent de la connaissance. Dès lors, une rencontre éthique avec l’Autre ne doit plus reproduire des relations de recherche extractivistes et consommatrices de l’altérité (hooks 1992). 

La reconnaissance des savoirs et de la position de sujet-connaissance des groupes étudiés ou observés revient à respecter les informations que ces groupes ne souhaitent pas partager. Le refus ethnographique présuppose de reconnaître les frontières de ce qui peut être su et divulgué dans le cadre d’une recherche considérant que les informations collectées seront ensuite mobilisées dans une institution qui est jugée illégitime par certaines communautés (Simpson 2007). Ce concept renvoie à une démarche ethnographique qui tient réellement compte des multiples besoins et savoirs des groupes qui participent à la recherche tout en ayant conscience que ceux-ci seront partagés au sein d’« espaces de savoirs », qui sont traversés par de multiples rapports de domination. Audra Simpson (2007) donne notamment l’exemple des études anthropologiques qui ont longtemps contribué à effacer les différents types de savoirs et à homogénéiser le vocabulaire mobilisé pour décrire les réalités autochtones, ce qui a pour effet d’invisibiliser leurs expériences situées face au colonialisme d’établissement et aux politiques génocidaires. Ainsi, le refus est perçu comme une technique générative et créatrice qui impose une réflexion sur la manière dont on incorpore les représentations des communautés autochtones, et plus largement les groupes subalternisés. Le refus ethnographique permet alors une épistémologie qui met de l’avant la souveraineté et la légitimité des groupes concernés pour créer leurs propres narratifs. Il importe ainsi de ne pas reproduire les dynamiques oppressives en divulguant toutes les informations susceptibles de confirmer les narratifs dominants. En respectant le refus des groupes qui participent aux recherches, les chercheur·es acceptent à leur tour l’« échec ethnographique » qui requiert de renoncer à la connaissance et à la cartographie totale de l’Autre (Ahmed 2000) pour rendre possible une rencontre éthique. Il nous apparaît fondamental d’intégrer ces réflexions à l’éthique de la recherche en ligne pour rendre possible une rencontre éthique qui respecte l’intégrité des participant·es, notamment lorsque ces dernier·ères appartiennent à des groupes subalternes.

Par ailleurs, l’aspect sécuritaire semble central dans la diffusion des données afin de ne pas contribuer aux risques de backlash en partageant, par exemple, les stratégies de résistance des groupes marginalisés ou toute autre information qui nuirait à leur intégrité. Les espaces numériques permettent d’accéder à des informations qui n’étaient pourtant pas destinées à être divulguées publiquement. Les chercheur·es doivent absolument vérifier et valider le consentement par rapport aux informations collectées en ligne auprès des participant·es avant toute publication de leurs résultats, entre autres en raison de la « recherchabilité » des contenus numériques[2]. Les chercheur·es doivent aussi déterminer s’il est plus éthique de dévoiler aux personnes les informations collectées à leur propos grâce à l’enquête ethnographique en ligne. En ce sens, les chercheur·es doivent interroger simultanément le degré de sensibilité des données et les niveaux de risque pour les participant·es.

Données sensibles et enjeux de (cyber)sécurité

Nos données de recherche comportent un niveau de risque qui oscille entre faible et élevé selon l’identité des féministes. Nos résultats montrent un coût différencié de l’exposition en ligne selon l’identité des personnes, surtout que les cyberviolences sont utilisées comme des armes politiques. Les féministes, dont l’identité politique s’imbrique dans différentes structures de pouvoir et qui sont les plus dominé·es, sont davantage ciblé·es par les cyberviolences. Ce phénomène illustre le chevauchement des identités politiques et des violences en ligne et hors ligne contre les groupes subalternes les plus vulnérables et marginalisés dans un contexte de fortes menaces antiféministes à l’encontre de l’engagement féministe (Blais 2019). Par conséquent, il importe de réfléchir aux contextes numériques de notre recherche ainsi qu’aux contextes hors ligne dans lesquels s’inscrit la recherche elle-même (Eynon, Fry et Schroeder 2009).

Pendant notre ethnographie en ligne, nous avons notamment observé un groupe privé et masqué sur Facebook qui rassemble plus de 4000 personnes pour discuter de sexualité dans une perspective féministe. Ce groupe, qui favorise le partage d’expériences traumatiques en étant construit suivant une logique de non-mixité et d’espace sécuritaire (safe space), a vécu plusieurs événements violents, notamment en raison d’un manque de sécurisation de certaines pratiques. Par exemple, des personnes ont détourné des informations privées dans un autre contexte que celui du groupe (Waldispuehl 2019). De plus, les membres ont eu de nombreux échanges et conflits en rapport aux normes et aux attentes du groupe. Les membres ne s’entendaient pas sur le caractère privé de leurs discussions et sur les conditions d’accessibilité décrites par la nétiquette du groupe. Dans ce contexte, il est particulièrement important pour les chercheur·es de dévoiler leur présence et de respecter les critères d’adhésion du groupe qui n’autorisent pas les hommes cisgenres. La présence des chercheur·es a été annoncée par une publication dans le groupe après l’accord de toutes les personnes responsables de l’administration de celui-ci[3]. Notre demande devait faire l’objet d’un consensus entre les membres et nous nous étions engagées à ne collecter aucun récit ou information permettant d’identifier une personne ou un événement lors de la recontextualisation des traces[4].

Les informations collectées représentent des données sensibles qui doivent impérativement être l’objet d’une rigoureuse protection contre les accès non autorisés ou la divulgation des informations. Le contexte de cette recherche est sensible au regard des risques élevés de dommages et de conséquences négatives pour nombre de féministes qui sont l’objet de cyberviolences qui menacent leur intégrité physique et psychologique. Nous avons collecté un nombre considérable d’informations confidentielles et de renseignements personnels qui permettent d’identifier les féministes qui effectuent bien souvent leurs activités militantes sous pseudonyme ou sous anonymat. Leur identité civile est fréquemment menacée par le dévoilement et la divulgation de leurs renseignements personnels à des fins malveillantes (doxxing). Cette pratique peut donner lieu à un vol des données (hacking) ou peut advenir lorsqu’une tierce personne au fait de renseignements personnels et confidentiels décide de les rendre publics dans le but de nuire. Cette tactique peut être appliquée même par une personne qui ne dispose pas de connaissances techniques très avancées. En entretien, plusieurs féministes racontent comment ce sont des proches qui ont divulgué accidentellement ou volontairement leurs informations personnelles à des ennemis politiques ou que ces derniers découvraient leur identité en colligeant et croisant un grand nombre de données les concernant. 

Considérant que les féministes sont étroitement (cyber)surveillé·es et la cible de pratiques de stalking autant dans les espaces en ligne que hors ligne (Waldispuehl 2020), la conduite de cette recherche ne devait pas exacerber leur mise en danger au regard des risques importants de géolocalisation et d’identification. Les méthodes de recherche qui exploitent les traces d’usage des contenus numériques comme l’ethnographie en ligne doivent ainsi être utilisées avec la plus grande vigilance, surtout que certaines données et métadonnées comme les fichiers images comportent des balises de géolocalisation (Casemajor 2020). Par conséquent, il est très important d’évaluer a priori les conséquences potentielles de la recherche ainsi que les risques pour la confidentialité et l’anonymat avant d’entamer le processus de collecte d’information.

Dans le cadre de cette recherche, nous avons développé nombre de pratiques de sécurisation des données sensibles pour éviter la production de données identifiables par le couplage d’informations personnelles. Pour assurer notre propre sécurité et celles de nos données, nous avons utilisé un VPN pour rendre plus difficile notre localisation, nous avons crypté nos données et nous les avons sauvegardées sans utiliser de stockage infonuagique. Soulignons que nous n’avons pas une importante littératie numérique. Nous estimons que les comités universitaires d’éthique devraient davantage encadrer les chercheur·es quant aux enjeux de cybersécurité et de protection des données numériques. Pour la diffusion des résultats, nous avons fractionné les récits pour complexifier l’identification ; nous n’avons pas partagé les tactiques de violence les plus dommageables ; et nous n’avons pas dévoilé les espaces, les discours ou les pratiques par lesquels les féministes peuvent être identifié·es. 

Conclusion

La dichotomie public/privé rend cette catégorie inadéquate pour répondre à de nombreux enjeux éthiques comme le consentement, la confidentialité, l’anonymat et le degré de sensibilité des traces numériques. Si des chercheur·es proposent déjà de considérer le « degré de publicité » des données collectées pour déterminer les torts potentiels (Latzho-Toth et Pastinelli 2013), nous proposons d’aller encore plus loin en questionnant nos propres conditions d’accès aux espaces en ligne. Les chercheur·es doivent accepter des résultats moins significatifs ou forts pour prétendre à une réelle rencontre éthique tout en développant des pratiques de recherche qui s’intéressent davantage aux lieux de pouvoirs qu’aux subalternes. Nous préconisons une approche située où chaque terrain numérique amène ses propres questions et enjeux éthiques (Luka et Millette 2018) et nous rappelons l’importance du refus ethnographique lorsque l’intégrité ou la sécurité des personnes sont menacées ou encore si les résultats de recherche nuisent potentiellement aux pratiques politiques des groupes observés. Inversement, l’ethnographie en ligne peut être une méthode intéressante pour étudier des espaces difficilement accessibles lorsque l’intégrité et la sécurité des chercheur·es sont compromises (Branthonne et Waldispuehl 2019).