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L’ouvrage est le produit, l’archive diraient peut-être ses concepteurs, d’un projet articulant des expositions, des tables rondes et un colloque. « Archives rêvées, mémoires de peintres » s’est appuyé sur un partenariat entre la maison d’Art contemporain Chaillioux de Fresnes, le laboratoire Arts des images et arts contemporains (AIAC) de l’Université Paris 8, trois galeries d’art (Bernard Jordan, Paris-Zurich ; Jean fournier, Paris ; et Bernard Ceysson, Paris-Genève-Luxembourg-Saint-Étienne) et les Archives nationales de France.

Le projet s’est déroulé en plusieurs moments : trois expositions accompagnées de tables rondes tout au long de l’année 2016, dans les galeries travaillant en réseau avec la maison d’Art contemporain Chaillioux (Fresnes) ; une exposition aux Archives nationales de France sur le site de Pierrefitte-sur-Seine , du 19 octobre au 12 décembre 2016, et ouverte les 20 et 21 octobre 2016 par un colloque donnant la parole aux artistes et universitaires autour de la question de l’archive dans la peinture contemporaine. L’exposition, quant à elle, donnait à voir à la fois des oeuvres et le travail de leur élaboration à l’atelier. Ce dernier temps du projet, exposition et colloque, en constituait une forme de synthèse à la fois visuelle et conceptuelle. C’est cette synthèse que propose l’ouvrage regroupant dix-huit textes d’artistes, de chercheurs en arts et en esthétique et de l’archiviste responsable des fonds relatifs au cabinet du ministre de la Culture, aux arts plastiques et à l’éducation populaire.

À la fois catalogue et actes, l’ouvrage est construit en quatre parties. La première partie, « Exposer des archives rêvées », propose un retour sur l’exposition qui est présentée d’abord par un texte des commissaires, Marcel et Céline Lubac, puis par une série de photographies. Ensuite, les artistes présentent eux-mêmes leur travail. Enfin, Céline Lubac expose ses réflexions autour du projet. La deuxième partie du livre, « Le temps et la réminiscence », réunit trois regards – esthétique, philosophique et archivistique – sur le rapport en peinture et mémoire. La troisième partie, « Pratiques mémorielles », laisse la parole à six artistes qui présentent leur travail en lien avec ce que l’archive leur évoque. Finalement, « Faire archive », rassemble les analyses, par six historiens de l’art, d’oeuvres mettant en question la mémoire, la trace, l’archive et les archives.

L’archive dans tous ses états

Cet ouvrage témoigne avant tout de l’instabilité d’une notion surinvestie dans le champ de l’art. Si le titre laisse à penser que les archives seront l’objet d’une réflexion dans leur articulation à la mémoire, elles sont finalement peu présentes. Dès l’introduction, le flou qui entoure la notion d’archive apparaît sous la forme d’une question d’ouverture « Comment définir une archive ? » (p. 11). Les lignes qui suivent, et l’ouvrage dans son ensemble, mêlent sans vraiment les distinguer les notions de « trace », d’« acte public », de « pièce à conviction », d’« indice », de « pièce », de « fragment », de « passé », d’« archivage », de « conservation ». De ce flou surgit une compréhension très large : « faire oeuvre, c’est faire archive » (p. 11), en ce sens que l’oeuvre trouve son origine dans des images existantes, dans la mémoire de l’artiste ou dans des objets qu’il collecte. La question qui est au coeur du projet « Archives rêvées, mémoires de peintres » est alors celle de la relation de l’artiste à la fabrique de son oeuvre à travers ce qu’elle nécessite de recours au passé, mais aussi en ce que le geste de peindre constitue une manière de faire mémoire.

Le projet s’est donc mené depuis les ateliers d’artistes. Céline Lubac explique que la démarche historienne, associée au fait de « répertorier, classer et archiver l’ensemble des traces qui parcourent les ateliers des artistes » (p. 26), a été évacuée d’emblée au profit d’une approche inductive trouvant son origine dans leurs rencontres avec les artistes dans leur atelier même. Le choix des artistes exposés, quant à lui, est présenté comme étant dicté par la contrainte de l’exposition sous vitrine – dispositif central des expositions d’archives – qui impose aux commissaires d’identifier des artistes dont le travail inclut « la question du document, de l’archive, du rapport au lieu et au muséal, de l’objet, de la collection sous ses différentes formes » (p. 27). Les artistes devaient donc accepter la démarche. L’idée était finalement de faire de la vitrine un espace d’exposition miniature pour « montrer des morceaux de vie » (p. 27). Les vitrines ont alors été pensées comme partie intégrante de l’exposition, ce qui n’était pas une évidence de prime abord pour des galeristes identifiant « ce type d’objets containers » (p. 27) à des espaces « contre-productifs » (p. 27) en termes de visibilité, tout autant que de lisibilité, des oeuvres. Il est pourtant apparu que ces espaces contraints avaient quelque vertu : « les vitrines donnent accès aux objets intimes de l’atelier », elles ont « tendu à rendre davantage accessible l’oeuvre aux amateurs » (p. 27). L’historien de l’art Pierre Wat revient sur ce dispositif à double-entrée que constitue la vitrine et qui « change tout. À commencer par l’appréhension matérielle […] et, par voie de conséquence, la portée symbolique du regard » (p. 115) qui est déplacé : « d’abord de biais, puis, par un effort spécifique consistant à se pencher sur […] le face- à-face » (p. 116). La vitrine rend ainsi justice au statut d’objet de ce qui y est présenté. Au total, une trentaine de vitrines ont été aménagées aux Archives nationales. Sur les photographies de l’exposition et des fiches de présentation des artistes (p. 20-85), on distingue des documents, des objets, des oeuvres, autant de « fragments éclectiques, de bouts d’atelier, pas toujours bien agencés ni assumés, mais comportant un réel intérêt » (p. 26-27).

Les vingt-six artistes exposés se présentent ensuite eux-mêmes au travers d’un court texte accompagné de photographies de leurs installations dans les vitrines, donnant ainsi à voir précisément ce qui a été retenu comme traces du travail d’atelier. Céline Lubac tente d’établir une typologie des artistes pour appréhender la diversité de leurs démarches. Cinq catégories sont alors proposées : « Utilisation explicite des documents » (Dominique Angel, Jean-Loup Cornilleau, Alexandre Léger, Paul Van der Eerden, Jean-François Maurige, Anthony Vérot, Patrick Nardin) ; « Les rebonds de l’atelier » qui consiste dans l’usage de « cahiers, carnets, notes, rebuts, réinjectés » (p. 87) et dans la « répétition de formes inscrites dans l’ADN de l’atelier » (p. 88) (Patrick Saytour, Claude Viallat, Joël Kermarrec) ; « L’atelier comme lieu d’archive, de pensée » où il s’agit de « classer et travailler à l’atelier, dans les carnets, avant que l’oeuvre ne se déploie ailleurs dans les trois dimensions. […] l’espace du dessin comme réactivation du geste en volume » (p. 88) (Bernard Moninot, Anne Rochette) ; « Archiver le geste », c’est-à-dire « L’archive du geste […] une quête à l’aveugle […] archiver en masquant » (p. 88) (Gilgian Gelzer, Gérard Duchêne, Odile Maerek) ; « Allusion ou signe », soit « La mouvance du signe […] prégnance de l’atelier comme lieu d’enregistrement de l’évanescent et du mouvant. » (p. 88) (François Bouillon).

Peu équilibrée, cette typologie révèle la difficulté à travailler à partir de notions mal définies. En effet, à vouloir étendre la notion d’archive à tout ce qui touche à la conservation, à l’inscription ou à l’enregistrement, au passé, à la mémoire ou à la trace, et même à la pensée, l’ouvrage ne trouve d’autre réel fil conducteur que la peinture comme pratique artistique. Les textes des trois parties qui ne sont pas directement liées à l’exposition en sont difficilement appréhendables autrement que dans leur singularité. L’archiviste curieux y trouvera pourtant des éléments de réflexion sur la manière de faire mémoire (Michel Guérin, p. 129-142 ; François Soulage, p. 303-319), sur l’utilisation de documents anciens par les peintres (Christophe Viart, p. 235-247 ; Raphaël Gomérieux, p. 285-301), sur l’art en général et la peinture en particulier comme « archive du geste », comme inscription (Éric Bonnet, p. 119-128 ; Isabelle Herbet, p. 263-273). Finalement, deux textes ont un intérêt direct pour l’archivistique. Le premier, Gerhard-Richter.com : des archives en ligne de Eddie Panier, présente le site Internet qui constitue une documentation de l’oeuvre et dont le propos rejoint les préoccupations actuelles en termes de diffusion des archives. Le second, L’atelier du peintre au travers des rapports avec l’administration des Beaux-Arts de Clothilde Roullier (p. 143-153), montre le rôle de l’administration dans la création artistique à travers l’analyse des dossiers de visites d’atelier par l’administration des Beaux-Arts. À rebours des « archives rêvées, mémoire de peintres », Roullier, en archiviste, axe son propos sur les « archives réelles, mémoire de l’administration des Beaux-Arts ». Le texte révèle la position toujours extérieure ou en miroir de l’archiviste qui rappelle toujours au réel : les archives sont matérielles, d’une lourdeur que l’on ne peut ignorer longtemps. Il démontre aussi que l’archiviste, au-delà de maîtriser les techniques archivistiques de prise en charge des documents, ne peut faire l’économie de la connaissance des fonds dont il a la garde. Il doit se faire expert de l’activité qui a produit les dossiers et de leur contenu même pour être en mesure de dialoguer tant avec les producteurs qu’avec les chercheurs, c’est-à-dire s’il veut être reconnu et n’être pas invisible.