Corps de l’article

Tableau

-> Voir la liste des tableaux

Patrimoine et tourisme font l’objet d’une attention croissante de la part des chercheurs à travers le monde. Le potentiel du patrimoine culturel en tant que source alternative de développement touristique a ainsi fait l’objet de plusieurs travaux de recherche. Cultural and Heritage Tourism in the Middle East and North Africa apporte une contribution significative à la littérature sur la complexité du lien entre le patrimoine et le tourisme dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord (MENA), où coexistent le patrimoine du « gagnant » et du « perdant » (p. 126) et celui du vainqueur et du vaincu, à la suite du passé colonial (chap. 6). Cet ouvrage dirigé par Seyfi Siamak et C. Michael Hall regroupe 14 chapitres qui examinent une gamme de défis et d’enjeux associés à cette région, dont l’étendue, la diversité et la complexité ont des conséquences spécifiques sur le tourisme culturel et patrimonial (chap. introductif).

Les auteurs partagent des intérêts différents sur la manière d’appréhender les produits et les attraits touristiques basés sur le patrimoine et la culture dans la région. Ils et elles abordent les différentes pratiques et les problèmes liés au tourisme culturel et patrimonial, tels les enjeux du tourisme excessif et les défis de la planification et de la gestion du patrimoine culturel notamment en Égypte, ainsi que les effets des révolutions du printemps arabe. Ils examinent également comment la religion, le colonialisme et les conflits façonnent le patrimoine culturel et le tourisme dans la région MENA.

Le collectif combine des approches qualitatives et quantitatives qui guident le lecteur à travers un périple multiscalaire d’une vaste gamme d’études de cas. Celles-ci couvrent des sites patrimoniaux et culturels, dont certains sont peu connus ou négligés comme le Sahara occidental. La portée des contributions riches et variées révèle un large éventail de thématiques allant des défis de l’instabilité politique à des représentations contestées pour le patrimoine religieux, en passant par la marchandisation du patrimoine à des fins de tourisme (en Tunisie par exemple), de sa promotion sélective pour servir des agendas économiques et politiques (aux Émirats arabes unis, en Turquie et en Iran), de son utilisation comme un instrument idéologique dans les territoires en conflit, ainsi que des questions liées à l’identité et à l’authenticité.

Le chapitre d’introduction étendu et détaillé de Seyfi et Hall fournit une toile de fond globale à l’examen du lien entre le patrimoine et le tourisme dans l’ensemble des chapitres. Il commence par reconnaître la complexité de la définition du terme MENA, en accordant une attention particulière aux problèmes qui affectent le développement du tourisme culturel dans la région, comme les conflits géopolitiques et les destructions irréversibles du patrimoine, avant de passer en revue les défis et les enjeux auxquels sont confrontés les États dans le contexte des turbulences politiques que connaît la région.

Le chapitre de Dallen J. Timothy sur le tourisme religieux présente le potentiel important de la région en termes de tourisme basé sur la religion et montre comment les conflits entravent le développement de ce segment du tourisme, comme le problème d’accessibilité aux sites pour les personnes de confessions différentes au Moyen-Orient. Daniel H. Olsen et Chad F. Emmett vont au-delà de cette approche et évoquent les enjeux du partage et de l’interprétation de l’espace sacré, les conflits d’identité et les contestations autour des sites religieux « au sein et entre des groupes religieux et culturels » (p. 54). Le cas du tourisme religieux permet en outre d’approfondir la réflexion sur son utilisation à des fins économiques et politiques.

Dans une approche appuyée sur l’analyse de discours, Enis Tataroglu examine la façon dont le patrimoine est utilisé dans la construction de l’identité contemporaine à Safranbolu, l’un des premiers sites inscrits au Patrimoine mondial en Turquie. Dans une autre optique, Najem Dhaher se joint à Seyfi et Hall et ils mettent à l’épreuve la question de l’identité, en évoquant le phénomène de tourisme de masse dans les sites patrimoniaux en Tunisie qui non seulement conduit à la banalisation du patrimoine, mais aussi à la perte de la mémoire des lieux et de leur authenticité. C’est ce que font valoir Salma Thani et Tom Heenan dans le cas du tourisme aux Émirats arabes unis. Selon les auteurs, la réinvention et la promotion sélective du patrimoine, outre qu’elles permettent de satisfaire la clientèle occidentale par « des constructions idéalisées du passé », contribuent à exclure le patrimoine local et mettent en jeu le caractère authentique des lieux. Ce spectre ajoute une interprétation intéressante quant à la place du processus de production de lieux dans l’analyse scientifique du tourisme et montre comment ce dernier sert à construire des « récits étroits sur l’identité, l’histoire et le lieu » (chap. introductif).

Le défi de satisfaire le touriste consommateur fait l’objet du chapitre d’Ali Riza Manci qui, suivant une approche quantitative, s’intéresse aux comportements et expériences touristiques dans le cas du site de Göbekli Tepe en Turquie. Selon l’auteur, les dimensions émotionnelles et cognitives de l’expérience des touristes peuvent constituer des éléments d’une stratégie de marketing visant à augmenter l’attractivité des destinations. Dans une autre perspective d’inclure les voix des communautés auxquelles le patrimoine appartient, Bardia Shabani, Hazel Tucker et Amin Nazifi montrent pour le cas du site de Gonbad-e Qābus en Iran que même si le tourisme a des effets limités sur l’économie locale, il contribue d’une manière significative à la promotion de la culture de la communauté locale. Mostafa Rasoolimanesh, Babak Taheri, Martin Gannon et Hamid Ataeishad peaufinent cette réflexion et discutent de la variabilité dans la perception des résidents et la différence entre les hommes et les femmes par suite du développement du tourisme patrimonial à Tabriz en Iran. Le chapitre de Yael Ram constitue un ajout utile à ces trois contributions en soulignant le fait que le patrimoine se trouve parfois en contradiction avec les besoins et les priorités des populations locales. En comparant l’expérience des touristes à celles des habitants, cet auteur met de l’avant la controverse souvent existante dans la région MENA entre les habitants et les autorités autour du patrimoine, et les enjeux de sa gestion descendante. Cela pourrait fournir une base rafraîchissante pour de nouveaux angles de débat sur cette question.

Le dernier chapitre, de Jennifer M. Fitchett et Gholamreza Roshan, montre, à travers le prisme des changements climatiques, comment les attractions touristiques culturelles et patrimoniales deviennent de plus en plus vulnérables, ce qui pourrait affecter le marché du tourisme dans la région. En conclusion, les directeurs de l’ouvrage soulignent les problèmes en amont des politiques du tourisme patrimonial et culturel dans la région MENA, comme l’identité, la promotion sélective du patrimoine et son utilisation dans « l’amélioration de l’image de marque et du positionnement de la destination au niveau international » (p. 241), ainsi que les contestations accrues quant aux enjeux politiques et économiques entourant le tourisme patrimonial et culturel. Ils donnent ensuite un avant-goût des futures perspectives de recherche, en réaffirmant la nécessité de bonifier davantage le corpus de recherche par de nouvelles pistes, y compris les questions émergentes comme les changements climatiques, les destructions du patrimoine et les enjeux des reconstructions futures, ainsi que les représentations que les populations locales construisent sur les sites patrimoniaux et le tourisme par opposition aux regards des touristes étrangers. À cet effet, le développement du tourisme local peut constituer, selon Hall et Seyfi, une alternative plus durable pour consolider le lien entre les communautés et leur patrimoine, tout en contribuant au développement économique local (p. 249).

La critique la plus substantielle que l’on puisse faire du volume est que la plupart des chapitres ont tendance à présenter une conception occidentale du patrimoine, alors que la notion de patrimoine peut différer selon le contexte géographique et culturel. À ce propos, le chapitre de Baily Ashton Adie sur le tourisme patrimonial dans le contexte postcolonial marocain ajoute un niveau de critique qui fait quelque peu défaut dans certains chapitres. En se demandant « whose heritage is being protected ? » (p. 112), l’auteur met en exergue les politiques marocaines postcoloniales du tourisme, qui, en réitérant « le récit colonial français » sur le patrimoine et la culture, se trouvent souvent déconnectées de l’identité des citoyens postcoloniaux et de ce que ces derniers jugent comme « culturellement significatif », notamment dans le cas des sites inscrits au patrimoine mondial comme les médinas.

Toutefois, l’un des atouts de Cultural and Heritage Tourism in the Middle East and North Africa est la volonté des auteurs de positionner davantage les problématiques traitées dans des contextes empiriques. Cette démarche solide appuyée par une répartition assez étendue des cas donne une comparaison intéressante et une lecture globale de la région. Néanmoins, certains cas pertinents n’ont pas trouvé de place dans le livre, comme l’Algérie, le pays le plus vaste de la région, l’Arabie saoudite et la Jordanie, qui pourtant affichent de bonnes performances en matière de tourisme patrimonial et culturel. Les conditions politiques difficiles et les soulèvements populaires justifient peut-être cette omission. Les questions épineuses des tensions entre les habitants et les touristes, des controverses en termes d’identité contemporaine, de l’authenticité et de la construction d’image de la région ne sont pas traitées de manière suffisante et cohérente, alors que les problèmes entravant le développement du tourisme interne dans la région ne sont pas évoqués, comme la mobilité et les restrictions douanières entre les pays. Les études de cas et les thématiques auraient pu être regroupées dans des sections séparées, ce qui aurait pu fournir des contextualisations comparatives avec d’autres cas qui font face à des problèmes similaires. Cela peut être compris eu égard à la diversité et à l’étendue des thématiques abordées.

En somme, les différents chapitres offrent un aperçu stimulant des questions et des débats contemporains dans la recherche sur le patrimoine et le tourisme en général, et constitueront une ressource utile pour de nombreuses futures recherches sur la région MENA. Le style accessible mais complet des auteurs fait de ce livre une ressource recommandée pour les spécialistes du tourisme patrimonial et culturel dans le monde universitaire et professionnel.