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La mutation des activités touristiques et de la conservation de la nature : vers une convergence

Des points de vue conceptuel et opérationnel, il semble que les activités touristiques et la conservation de la nature évoluent actuellement dans un sens convergent ; c’est en effet la première activité économique mondiale. Comme l’écrit Caroline Blondy (2016), le tourisme est souvent accusé de bétonner les paysages, de polluer et d’avoir des effets négatifs sur l’environnement, notamment sur l’eau et la biodiversité, mais, elle le souligne, c’est un secteur économique qui s’est efforcé, depuis le tournant amorcé avec les stratégies de développement durable dès la fin du XXe siècle, de prendre en compte des enjeux environnementaux. Cette évolution est initiée par des organismes comme l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) et par des scientifiques, et elle est intégrée par les Nations Unies par le biais de grandes conventions, notamment celle de Ramsar sur les zones humides, ou par les grandes conférences sur l’environnement. Une partie des acteurs publics et privés du tourisme a intégré ces enjeux, ne serait-ce que pour répondre aux exigences croissantes de la législation et des réglementations environnementales, mais aussi en réponse aux problèmes écologiques posés par la réduction de certaines ressources, entre autres pour l’aire méditerranéenne, la ressource en eau. En outre, il s’agit de remédier aux impacts de la pollution qui nuisent à l’image de marque même des infrastructures touristiques. Cela répond aussi à la demande croissante d’une clientèle qui refuse de plus en plus de pratiquer un tourisme prédateur (Pfueller et al., 2011 ; Khamsay et al., 2015 ; Blondy, 2016 ; Kazeminia et al., 2016).

En parallèle, les stratégies de protection de la nature ont progressivement intégré des activités touristiques favorisant le développement local (CBD, 2004 ; Kalamandeen et Gillson, 2007 ; Therville, 2013 ; Godet et Mathevet, 2015). Au sein des aires protégées, y compris là où l’enjeu de conservation est des plus importants, la conception intégratrice d’un développement durable vise à essayer de faire coexister la protection de la nature, l’éducation et l’information, mais aussi un développement local des populations assez souvent porté par le soutien à des activités agricoles dont certaines viennent en appui des pratiques du génie écologique ainsi que d’un développement touristique (Godet et Mathevet, 2015 ; Messier et al., 2015).

Le cas du littoral nord-est de l’Algérie : tourisme et parc national

L’aire méditerranéenne, jusqu’à la crise de COVID-19, est le premier foyer mondial de fréquentation touristique avec plusieurs centaines de millions de visiteurs par an en provenance de l’Europe mais aussi des autres continents. Tous les types de tourisme s’y concentrent avec toutes les formes d’infrastructures, y compris les modèles qui y sont nés comme la marbellisation. Le tourisme y est particulièrement porteur de développement économique (Tugcu, 2014). En outre, le bassin méditerranéen est reconnu comme étant un point chaud de la biodiversité. Cela signifie que se concentrent là de nombreuses espèces végétales et animales, qui, pour la plupart, sont rares et menacées en raison de la concentration d’aires urbaines, industrielles et agricoles à forts impacts négatifs et évidemment du fait de l’importance des infrastructures touristiques surtout sur les littoraux.

Dans le nord-est de l’Algérie, le territoire du parc national d’El Kala (PNEK) avec son littoral touristique s’inscrit dans le même schéma (Chebira et Sarrazin, 2015). Ce parc, situé au nord-est du pays, au contact avec la frontière tunisienne (ill. 1), rassemble sur son territoire les particularités des enjeux de conservation de la nature et un littoral attractif pour le tourisme balnéaire.

Illustration 1

Cartes de localisation du parc national d’El Kala en Algérie

Cartes de localisation du parc national d’El Kala en Algérie
Réalisation : Imene Diaf.

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Le PNEK s’étend depuis le littoral méditerranéen et longe la frontière algéro-tunisienne sur une centaine de kilomètres vers le sud. Il est constitué à 43 % d’une plaine littorale et à 57 % d’une zone montagneuse d’altitude moyenne atteignant 1200 mètres. La façade littorale alterne criques rocheuses et plages de sable fin d’est en ouest. Sauf là où dominent des falaises, dans le secteur central correspondant à des côtes rocheuses, il s’agit d’une plaine d’accumulation fluvio-marine, constituée de zones humides et de zones agricoles souvent isolées de la mer par un cordon littoral. Cette plaine s’adosse, vers le sud, à une portion de la chaîne numidique qui se poursuit en Tunisie. Sur ce littoral se concentrent en été des touristes. En parallèle, ce secteur fait l’objet d’une patrimonialisation qui a valu la classification de l’espace en parc national, celui d’El Kala, labellisé d’ailleurs dans le réseau MAB-UNESCO (Man and the Biosphere) en 1990 (Grimes, 2005). Les enjeux de conservation de la nature sont variés en raison de l’hétérogénéité des habitats abritant de nombreuses espèces, entre autres les zones humides, habitats pour de nombreuses variétés d’oiseaux migrateurs (Chebira et Sarrazin, 2015). À travers des schémas directeurs des années 2008 (MATET, 2008a ; 2008b), l’État algérien a entrepris de développer à la fois le tourisme, notamment sur ce littoral en projetant la construction d’infrastructures, et de renforcer la conservation de la nature. Notre propos, dans cet article se focalise sur ce secteur nord-est de l’Algérie parce qu’il associe la présence d’un littoral fréquenté par le tourisme et ayant fait l’objet de projets de développement touristique au sein d’un très grand parc naturel, le parc national d’El Kala, aux enjeux écologiques réputés. À partir de l’exemple de ce territoire, il s’agit d’interpréter les choix des politiques publiques en matière de développement touristique et de conservation de la nature concernant ce secteur du parc avec son littoral touristique, pour savoir si elles convergent, si leurs dynamiques respectives s’inscrivent dans les tendances observées par ailleurs.

Pour répondre à la question traitée, notre démarche consiste à exposer les choix méthodologiques faits pour répondre à cet objectif, puis à présenter les résultats de notre analyse avant de les discuter et de conclure.

Choix conceptuels, données et méthodes

Choix conceptuels

D’un point de vue conceptuel, nous avons fait le choix d’une approche critique du tourisme et de la conservation de la nature. Comme l’écrit Bruno Latour (2008), la démarche scientifique est un construit et il s’agit de s’interroger sur la manière dont est construit le discours. L’approche critique consiste à explorer les non-dits, ce que cachent les faits et donc les documents porteurs des politiques publiques comme enjeux et objectifs sous-entendus pas les acteurs considérés.

L’approche critique du tourisme s’inscrit dans ce courant théorique critique et concerne les aspects économiques et sociaux, mais aussi environnementaux de cette activité (Aitchison, 2005 ; Duval et Gauchon, 2007 ; Ying Mei et al., 2012 ; Marais et al., 2017 ; Bianchi, 2018 ; Li et al., 2018). Les enjeux économiques et socio-spatiaux de cette industrie sont interprétés comme le reflet des rapports inégaux et des dynamiques néolibérales (Marais et al., 2017 ; Bianchi, 2018 ; Kadri et al., 2019). Les approches critiques du tourisme concernent la remise en cause des rapports de domination économique engendrés par cette industrie dans son contexte néo-libéral (Peck et Tickel, 2002 ; Harrison, 2015 ; Lee et al., 2015 ; Bianchi, 2018).

De manière un peu plus précoce, dans les sciences de la conservation de la nature, l’approche critique a été développée notamment par l’écologie politique (Gautier et Benjaminsen, 2012 ; Rodary, 2015 ; Chartier et Rodary, 2016). Les stratégies en matière de conservation de la nature sont le reflet des rapports de domination entre pays dominants et pays dominés (Rodary, 2015). L’essor de la conservation de la nature a été initié par les puissances coloniales en Afrique ou dans un contexte de justification historique de la protection de portions d’espaces au mépris des populations natives amérindiennes aux États-Unis (Rodary, 2008). L’écologie politique se penche sur l’usage politique qui est fait de la stratégie de conservation de la nature, notamment à l’intérieur des États (Gautier et Benjaminsen, 2012 ; Kull et Battersbury, 2016). Estienne Rodary (2008 : 85) remarque que « le mouvement de création des aires protégées […] et la constitution des administrations en charge de ces espaces sont les traductions concrètes d’une sectorisation de la conservation ». Celle-ci s’inscrit dans un cadre institutionnel témoin d’enjeux et de stratégies de pouvoir (Gautier et Benjaminsen, 2012).

L’approche critique utilisée ici concerne la conservation de la nature et le tourisme en se focalisant sur un territoire qui combine ce double enjeu. Pour l’approche critique, les stratégies, en particulier celles des politiques publiques, sont inséparables des contextes et des déterminismes économiques, politiques et environnementaux. Le tourisme est un objet complexe qui a des répercussions sur l’espace (paysages, organisation des infrastructures de communication, transformations sociales et économiques, souvent désappropriation de ces portions d’espace par les habitants et bien entendu impacts environnementaux). Dans le cas qui nous intéresse, il s’agit d’analyser un projet d’aménagement touristique dans un territoire qui est labellisé en tant que parc national avec même une labellisation internationale, celle de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO).

Méthodes et données

L’exploration des formes de conservation de la nature et d’infrastructures touristiques dans le parc national d’El Kala repose sur deux jeux de données. Dans un premier temps, nous présentons les structures effectives de la conservation et de l’équipement touristique à l’aide des données issues de la littérature scientifique, ainsi que celles disponibles auprès du ministère de l’Aménagement du Territoire, de l’Environnement et du Tourisme (2008) et dans le Plan de gestion du parc (Grimes, 2005). Nous présentons les données décrivant les caractères du contexte naturel du territoire étudié et ses enjeux de conservation de la nature de manière qualitative à partir des publications recensées dans la littérature scientifique à ce sujet, et présentons les données concernant l’état des lieux des activités touristiques sous la forme de tableaux permettant de prendre en compte l’existant en termes d’équipement et de fréquentation.

Nous présentons ensuite un tableau synthétique des termes utilisés pour décrire dans les politiques publiques algériennes les principes et les objectifs en matière de conservation de la nature et d’aménagement touristique. L’objectif consiste à comparer deux documents présentant ces politiques publiques, le Schéma directeur d’aménagement du territoire (SDAT) et le zonage du PNEK (MATET, 2008a ; 2008b).

Résultats

Le parc national d’El Kala, entre potentialités touristiques et richesse du patrimoine naturel, les conditions d’une structuration duale de l’espace

Le PNEK a été créé en 1983 et il est classé au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1990 (Grimes, 2005). Faisant donc partie des aires protégées dont le label international atteste de la haute valeur patrimoniale à la fois sur le plan naturel et culturel, il couvre une superficie d’environ 80 000 kilomètres carrés, ce qui en fait un des plus grands parcs au monde (Rodary, 2008). La qualité du milieu et la localisation stratégique du parc en ont fait un des joyaux de la conservation de la nature. Son territoire se caractérise par une mosaïque d’écosystèmes, notamment ses zones humides dont l’ensemble constitue un complexe considéré comme unique dans le bassin méditerranéen. La flore se caractérise par un taux particulièrement élevé d’espèces endémiques, rares et très rares (De Belair, 1990). La richesse faunistique n’est pas moins spectaculaire (Ouelmouhoub, 2005). On compte 189 espèces d’oiseaux, dont 21 rapaces en plus de 61 espèces protégées par le décret présidentiel du 20 août 1983 complété le 17 janvier 1995 (Benyacoub et Chabi, 2000). L’intégration d’une région dans le système des aires protégées avec protection nationale et internationale nécessite une conservation stricte de la nature. Les espaces représentant une protection importante de la nature sont de deux types, les zones humides de la plaine littorale et la montagne en arrière-pays. Les sites mis en réserve, les plus protégés, ceux inscrits sur la liste Ramsar (<https://www.ramsar.org/sites/default/files/documents/library/sitelist.pdf>), concernent les milieux humides pour lesquels les enjeux de conservation de la nature sont très importants. Ces sites sont situés dans l’arrière-pays, au pied de la montagne, ils couvrent environ 30 000 hectares, soit au total environ 300 kilomètres carrés sur les 80 000 que compte le parc. La montagne, plus au sud, couvre l’essentiel de la superficie, soit 45 000 kilomètres carrés. Elle fait l’objet du Plan de gestion considérant la protection contre les risques d’incendie et d’érosion (Diaf et al., 2019). Les enjeux de conservation concernent les paysages végétaux, avec la chênaie méditerranéenne. Ces deux secteurs sont peu peuplés. En revanche, les villes et le peuplement se concentrent fortement dans les basses plaines littorales, dont la ville d’El Kala.

Les caractères de l’activité touristique

Le littoral du territoire étudié est prédisposé à attirer un tourisme balnéaire d’ailleurs fortement développé de l’autre côté de la frontière, en Tunisie. L’ensemble du territoire du parc compte 34 structures d’hébergements pour une capacité totale de 4406 lits (Grimes, 2005 ; Diaf et al., 2019). L’essentiel de l’hébergement est assuré par les hôtels ou par des structures équivalentes situées presqu’en totalité sur le littoral. Plus précisément, 16 établissements sur 19 sont dans la commune d’El Kala, deux au lac des Oiseaux et un au niveau de la commune de Bouteldja. La majorité des infrastructures hôtelières d’accueil est concentrée au nord, sur le littoral et à El Kala. Les structures d’accueil sous la forme de gîtes sont mentionnées dans le Plan de gestion qui date de 2005 (Grimes, 2005), notamment pour les espaces de montagne, mais il est impossible d’obtenir des données à ce sujet. En revanche, si l’on cherche sur Internet des renseignements pour visiter le parc national d’El Kala, ce sont des sites touristiques tunisiens qui ressortent, par l’intermédiaire de sites comme Tripadvisor ; par exemple, la station balnéaire tunisienne de Tabarka propose des hébergements et des visites guidées des sites naturels du PNEK.

Pourtant la fréquentation touristique de ce littoral n’est pas négligeable. Elle est prioritairement le fait des Algériens eux-mêmes et s’il y a des touristes étrangers en Algérie, les deux tiers sont en fait des Algériens ou des étrangers ayant des origines algériennes qui y viennent pour leurs vacances en Algérie (Ghodbani et al., 2016). En 2005, le Plan de gestion évoque une fréquentation de 300 000 personnes en été sur le littoral (Grimes, 2005). Le potentiel touristique est donc important et il est fortement souligné dans les études de faisabilité des aménagements, notamment en raison de l’attractivité du littoral (Ministère de l’Aménagement du Territoire, de l’Environnement et du Tourisme, 2008a). En résumé, le parc hôtelier est insuffisant pour satisfaire la demande qui semble croissante. Ce secteur est globalement sous-équipé, ce qui laisse donc un littoral encore largement naturel. La particularité du parc national d’El Kala est d’avoir un secteur littoral fréquenté par des touristes prioritairement attirés par le tourisme balnéaire et un arrière-pays qui concentre des enjeux importants de conservation de la nature.

Les documents porteurs des projets des politiques publiques

Le territoire du PNEK a fait l’objet de projets portés par des documents prospectifs, dont le Plan de gestion du parc labellisé en réserve de biosphère par l’UNESCO (Grimes, 2005) et le Schéma directeur d’aménagement touristique 2025, ou SDAT 2025 (MATET, 2008). Nous avons comparé ces projets et les stratégies de développement touristique et de protection de la nature pour ce territoire du parc. Nous avons choisi ces deux documents parce qu’ils ont été rédigés en même temps, avant les différentes crises financières, puis sanitaire actuelle, à une période durant laquelle les enjeux de développement touristique et de conservation de la nature n’étaient pas altérés par un contexte défavorable pour aucun de ces enjeux.

Tableau 1

Données synthétiques des projets de développement touristique et de protection de la nature pour le parc national d’El Kala dans les deux documents de prospective, le Schéma directeur d’aménagement du territoire et le Plan de gestion (les cellules reproduisent des phrases des documents)

Données synthétiques des projets de développement touristique et de protection de la nature pour le parc national d’El Kala dans les deux documents de prospective, le Schéma directeur d’aménagement du territoire et le Plan de gestion (les cellules reproduisent des phrases des documents)

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Discussion – conclusion

Le littoral d’El Tarf, un dispositif touristique programmé pour répondre à un projet d’aménagement peu lié aux enjeux de la conservation de la nature

Les données témoignent du caractère dual et monothématique des stratégies de portage des enjeux de gestion en matière de tourisme et de conservation de la nature pour le parc national d’El Kala. Les éléments du discours, dans les deux documents du tableau 1, démontrent le caractère descendant de la mise en œuvre des stratégies d’aménagement des infrastructures touristiques et de protection de la nature. Ils attestent aussi de la séparation des deux stratégies. Ce tableau révèle que la protection de la nature dans le PNEK est abordée de manière strictement réduite à l’impératif des enjeux naturalistes sans prendre en compte des objectifs autres, notamment en termes de développement local. Certes, depuis les années 2010 (Chebira et Sarrazin, 2015), des acteurs de tourisme dans la région du PNEK ont lancé différents projets touristiques, des stations climatiques et des circuits écotouristiques, avec des infrastructures légères et des activités touristiques. Toutefois, comme l’ont démontré Boualem-Ammar Chebira et Bruno Sarrazin (2015) ainsi qu’Imene Diaf, Touati Bouzid et Pierre Pech (2019), le développement de ce type de tourisme est très limité dans cette aire protégée.

En revanche, le projet de développement touristique porté dans le cadre du Schéma directeur d’aménagement du territoire se focalise sur la construction de pôles balnéaires sur le modèle de stations intégrées s’inspirant de ce qui a été élaboré tout autour de la Méditerranée, en Espagne, sur le littoral languedocien en France, en Grèce, puis plus tard en Turquie, voire sur les rivages du Moyen-Orient plus récemment. Par exemple, le SDAT prévoyait en 2008 la construction d’un village touristique à Messida, proche d’El Kala (ill. 2).

Illustration 2

Le projet de village touristique de Messida El Tarf, d’après le SDAT

Le projet de village touristique de Messida El Tarf, d’après le SDAT
Source : MATET, 2008a, Schéma d’aménagement touristique 2025, t. 3, p. 21.

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Ce projet fait partie des villages touristiques d’excellence prévus dans le SDAT (p. 21). La fiche décrivant l’équipement présente l’investisseur potentiel, Emirates International Investment Company (EIIC), ainsi que le nombre de lits prévu, 2440. Ce site fait partie du pôle touristique d’excellence nord-est, que le SDAT décrit en ces termes : « le pôle Nord Est peut se hisser au rang de troisième grande ville de l’Algérie disposant de toutes les infrastructures nécessaires pour le développement d’un tourisme d’affaires car concentrant une partie importante de population urbaine recherchant les produits ‘fun shopping’, les loisirs péri-urbains et le dépaysement » (p. 17). L’illustration 2 reprend le dessin du projet pour le SDAT rédigé en 2008. On y voit très clairement la présence d’un équipement touristique comparable aux projets en cours dans ces années, à l’image de ce qui est développé dans de nombreuses régions du monde, de Lanzarotte, aux Canaries, aux littoraux du golfe Persique. L’infrastructure, banale dans sa conception architecturale, à la mesure de ce qui est produit dans toutes les régions d’industrie touristique standardisée, est surimposée dans un milieu local naturel et culturel inexistant ou effacé. La crise financière de 2008 donne un coup d’arrêt à tous ces projets qui pour l’Algérie ne voient pas le jour, mais pour d’autres se transforment en villes fantômes, comme au sud de Lanzarotte.

Des auteurs comme Hamza Meghzili (2015 : 11) soulignent que le développement de l’industrie touristique a été initialement peu privilégié en Algérie, mais qu’à partir des années 2000 « une nouvelle stratégie pour développer le tourisme est mise en place ».

La mutation des stratégies dans l’industrie touristique et en matière de conservation de la nature : vers un rapprochement des démarches

La crise financière des années 2008 et subséquentes a donné un coup d’arrêt à l’investissement touristique de Messida El Tarf qui se voulait à la mesure des projets d’équipements les plus modernes, mais aussi les plus traumatisants en incidences environnementales et sociales (Dayan, 2010). La mise en tourisme du territoire du parc national d’El Kala s’est imposée dans une logique qui semble différer de ce qui s’est développé dans d’autres aires protégées, notamment en Afrique.

En effet, des changements sont survenus dans les stratégies, souvent initiées par les organismes internationaux, comme le Programme des Nations Unies sur le développement (PNUD), ne serait-ce que dans son rapport de 2009 (<https://www.undp.org>). Une partie des activités du tourisme, qu’il soit rural ou urbain, a commencé à se transformer en allant vers des formes d’activités plus soucieuses de la durabilité. À la suite des autres activités industrielles et en suivant les principes émanant des grands organismes internationaux, des indicateurs ont été créés et développés pour mesurer les performances environnementales des infrastructures (Pulido et Sanchez, 2009 ; Dias, 2017). Le tableau 2 résume un certain nombre de principes et de secteurs environnementaux de plus en plus intégrés aux indicateurs de durabilité de cette industrie touristique. Ces stratégies environnementales ont eu de réels impacts sur les espaces et les territoires touristiques, comme le démontrent de nombreuses études (voir Archabald et Naughton-Treves, 2001 ; Venter et al., 2008 ; Blondy, 2016).

Tableau 2

Secteurs environnementaux développés dans l’activité touristique d’après la littérature scientifique

Secteurs environnementaux développés dans l’activité touristique d’après la littérature scientifique

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De même, la conservation de la nature actuellement est totalement revisitée. Cela s’accompagne, y compris au niveau international (voir le rapport du PNUD de 2009), par la promotion du développement local et de la gouvernance locale, en particulier dans les réserves MAB labellisées par l’UNESCO (Rudel, 2011). Certaines aires protégées ont évolué dans un sens favorable à la prise en compte d’enjeux de développement locaux. De ce fait, on a assisté à un retournement d’une certaine approche monothématique de la conservation de la nature, sous la forme d’une conservation dite « sous cloche », vers une approche intégrée associant plusieurs objectifs, notamment le développement local, souvent portés par des activités de tourisme mais aussi dans l’initiation de stratégies émanant des populations locales.

Tout cela implique donc la cohabitation d’espaces, de milieux naturels, de faune et de flore sauvages, avec une certaine présence et une fréquentation de populations temporaires, pour des visites plus ou moins guidées et balisées, voire de populations permanentes occupant l’aire protégée pour y pratiquer des activités en harmonie avec la conservation de la nature (Mathevet et Mauchamp, 2005 ; Mathevet et al., 2016). Le parc Kruger, en Afrique du Sud, est assez symptomatique de cette transition (Venter et al., 2008). D’une vision exclusivement protectrice de la nature dans les années 1960, il est devenu une aire protégée combinant des enjeux de développement local des populations avec le maintien d’activités agricoles et touristiques. Dans tous les cas, les efforts de développement sont intégrés à des objectifs de durabilité : les activités agricoles sont proches de pratiques traditionnelles ou non intensives et les pratiques touristiques sont de type tourisme de nature, de randonnée, avec, s’il y a des infrastructures, une insertion dans les paysages, des hébergements construits sous la forme de gîtes en utilisant des matériaux locaux. Dans certains cas, des outils innovants sont élaborés afin d’intégrer des dynamiques de conservation de la biodiversité avec des pratiques collaboratives associant une pluralité d’acteurs (Muhumuza et al., 2013 ; Lyon et al., 2017). Différentes options concernant l’approche intégrée de la gestion des aires protégées sont évoquées dans le tableau 3.

Tableau 3

Approches de durabilité et de gestion intégrée dans les aires protégées

Approches de durabilité et de gestion intégrée dans les aires protégées

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Tourisme et protection de la nature : une sectorisation des stratégies révélatrice des choix économiques et politiques algériens

Pour l’Algérie et plus précisément pour le secteur du parc d’El Kala, les données concernant l’évolution de stratégies touristiques et de conservation de la nature posent la question du caractère dual des formes d’approches de ces activités. Des auteurs, inspirés par l’approche critique (Latour, 2008), invitent à déconstruire les clivages monothématiques au profit de l’hybridité ou des continuums. C’est le cas pour les oppositions entre rural et urbain (Hallfacree, 2009 ; Dymitrow, 2018) ou pour les oppositions entre géographie physique et géographie humaine (Gautier et Pech, 2016). Les processus socio-spatiaux sont souvent hybrides. La construction d’un discours normatif fondé sur des catégories strictes est souvent révélatrice de postures de pouvoirs (Latour, 2008). Entre autres, l’approche monothématique du tourisme et de la conservation de la nature pose la question de l’ancrage des stratégies étudiées dans des enjeux politiques implicites. Pierre Lascoumes et Patrick Le Gales (2004) notent que les stratégies touristiques et de la conservation de la nature sont des « instruments d’action publique ». Ces auteurs invitent à décortiquer les dispositifs pour en démontrer les subjectivités et les enjeux politiques effectifs. Il s’agit de déconstruire cette « neutralité illusoire » (Gautier et Pech, 2016).

Comme nous l’avons démontré, les stratégies touristiques et de conservation de la nature énoncées pour le territoire correspondant au parc d’El Kala sont largement étanches l’une à l’autre pour ne pas dire antinomiques. Cette dualité normative traduit les enjeux de contrôler l’espace par le pouvoir algérien. Pour un parc classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, il est intéressant de reconsidérer les recommandations de cette organisation en ce qui concerne la relation entre le tourisme et la conservation de la nature (Buckley, 2009 ; Therville, 2013). La nature est partie prenante des formes d’usages potentiels que peuvent en faire les sociétés locales comme cela a pu être expérimenté au parc Kruger ou en Ouganda (Archabad et Naughton-Treves, 2001 ; Venter et al., 2008). L’expérience du habous au Maroc en est aussi une illustration (Idllalène, 2013) : c’est la rencontre des formes traditionnelles d’usages et d’entretiens du milieu et les ambitions de conservation de la nature qui construit le projet de durabilité des territoires combinant protection de la nature et développement local.

L’État algérien présente des stratégies en matière de développement touristique comme de conservation de la nature qui sont formulées par l’État lui-même, c’est-à-dire imposées de manière descendante. Cela semble aller en contradiction avec les stratégies en cours, notamment dans le domaine de la conservation de la nature, pour lequel au niveau international, y compris dans le programme MAB-UNESCO, les approches durables intègrent des engagements à prendre en compte la gouvernance locale. Toutefois, l’approche critique des stratégies touristiques attire l’attention sur ce qu’elles révèlent des usages qui en sont faits par les pouvoirs en place : Walid Hazbun (2008) (notamment pour les pays d’Afrique du Nord) et Raoul Bianchi (2018), entre autres, évoquent l’usage de ces stratégies comme vecteurs d’un nationalisme, porté par un capitalisme plus ou moins contrôlé pat l’État (Ying Mei et al., 2012 ; Mosdale, 2016).

En Algérie, les formes de tourisme envisagées depuis l’indépendance et même depuis le tournant des années post-Rio 1992 semblent en effet peu compatibles avec une approche durable de cette activité : Tarik Ghodbani, Othmane Kansab et Abdelaziz Kouti (2016) parlent de la « faiblesse des outils de protection face aux décisions centralisées pour occuper le littoral et la faible conscience de la part des gestionnaires locaux à l’égard de la fragilité des écosystèmes côtiers », ce que confirment Nawel Khelil et ses collègues (2019) pour le littoral algérois. D’après les documents de prospective, datant certes de 2008, les ambitions concernent la mise en place d’infrastructures qui semblent non seulement difficilement réalisables financièrement, mais assez incompatibles avec les enjeux réels du développement durable. L’objectif déclaré est celui de développer une économie industrielle du tourisme se fondant sur l’élaboration d’infrastructures balnéaires susceptibles d’accueillir des flots importants de touristes consommateurs de pratiques touristiques traditionnelles : on est là dans la réplique du modèle néo-libéral mondialisé. Les géographes algériens Mohamed Sofiane Idir (2013) et Hamza Meghzili (2015) font le constat des limites du développement touristique algérien. À travers l’étude de deux régions algériennes, l’une en Kabylie, l’autre dans le sud, Idir (2013) signale que la valorisation touristique du patrimoine et a fortiori naturel est encore « limitée ». Meghzili (2015 : 12) estime pour sa part que parmi les blocages mis en évidence dans son étude, « le problème de gouvernance et la centralisation des décisions ont eu pour effet de retarder encore la relance du tourisme en Algérie ».

Pourtant, ce n’est pas le niveau de développement qui piège le choix des stratégies pour privilégier l’essor d’un tourisme classique alors que le choix de l’écotourisme serait l’apanage des économies développées en transition. Par exemple, au Laos, des auteurs (Khamsay et al., 2015) démontrent que des touristes sont prêts à payer pour disposer de services en adéquation avec des objectifs d’écotourisme. En Ouganda, c’est le modèle d’écotourisme qui sert de moteur au développement structuré et contrôlé par les acteurs locaux (Archabad et Naughton-Treves, 2001). Même si l’on connaît les limites de ces modèles qui peuvent parfois servir d’alibi à des formes mondialisées du tourisme (Marais et al., 2017 ; Bianchi, 2018 ; Li et al., 2018), les projets touristiques envisagés pour le parc national d’El Kala peuvent difficilement déroger à l’évolution actuelle. Une condition de l’élaboration d’un projet réellement durable de création d’une infrastructure serait d’associer les populations locales à la création de valeur et de richesse, mais aussi aux bénéfices émanant de ces activités touristiques, comme cela a pu être démontré dans le cas d’autres parcs africains, que ce soit dans le parc Kruger ou bien des projets d’écotourisme développés en Ouganda pour contribuer à réduire la pauvreté (Venter et al. 2008 ; Tumusiime et Vedeld, 2012). Les ambitions du projet de développement touristique dans le parc d’El Kala peuvent être conçus comme porteurs d’un développement local accompagnant la protection de la nature. Il s’agit ici d’entrer en adéquation avec le projet du programme Man and Biosphere (MAB) dont le PNEK porte le label. D’autres territoires, comme au Maroc avec le habous (Iddlalène, 2013), intègrent un contrôle du territoire et de sa biodiversité par les populations locales. Cela rejoint les constats qui sont faits à propos du fonctionnement en symbiose des socio-écosystèmes (Cumming et al., 2005 ; Constanza et al., 2017) : le respect du fonctionnement écosystémique et le respect du fonctionnement des systèmes socioéconomiques locaux. Dans tous ces cas, il s’agit de faire évoluer les modèles de développement durable en associant la prise en compte de ce qui relève des communs (Ostrom, 2009). Au-delà, comme le démontre Natalie Knowles (2019), il s’agit de repenser les activités du tourisme autour de la connaissance des systèmes socioécologiques, ce qui intègre le patrimoine naturel dans la dynamique de développement local assurée par l’activité touristique. Frédéric Darbellay et ses collègues (2011) notent que le tourisme se révèle être un objet complexe à composantes multiples. Ce « système complexe d’acteurs, de lieux et de pratiques » (ibid. : 39) intègre aussi des composantes environnementales et naturelles. Par ailleurs et dans une dynamique comparable, la conservation de la nature ne peut être efficace sans que soit associée une dimension touristique, celle conçue comme la découverte d’un lieu, d’un milieu dans toutes ses composantes, ce qui compose le « capital touristique » (Darbelay et al., 2011). Pour Francesco Cavatorta (2012) et Mihoub Mezouaghi (2015), il existe une fragilité structurelle du modèle économique en Algérie. Cavatorta (2012) estime que l’évolution du pouvoir politique en Algérie est influencée par les cadres généraux externes, notamment celui du néo-libéralisme : l’Algérie est en fait une économie très dépendante des contraintes économiques mondiales. L’approche duale des stratégies touristiques et de conservation de la nature peut s’interpréter comme le reflet à la fois du maintien d’un pouvoir centralisé (Mosdale, 2016) et d’une sujétion à un modèle néolibéral (Cavatorta, 2012 ; Mezouaghi, 2015 ; Rodary, 2015 ; Kull et al., 2016 ; Mosdale, 2016).