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Alors que la valorisation des cheveux des femmes noires semble ne s’être affirmée que récemment dans l’espace français, le parcours de Josépha Jouffret-Labbé (1932-2017), coiffeuse martiniquaise, signale que, déjà durant les années 70, des propositions avaient été faites pour mettre en valeur les cheveux dits crépus. Elle avait ouvert à Paris un salon de coiffure entièrement dédié aux femmes noires. Par son approche pionnière, elle avait élaboré des stratégies dont la portée dépassait largement le cadre strict du monde capillaire, permettant de revendiquer une féminité sans pastiche.

En nous fondant sur le contexte historique et socioculturel, nous proposons ici une analyse critique de la démarche de Josépha Jouffret-Labbé pour souligner sa position de pionnière et le caractère radical de son approche dans le Paris des années 70 – période clé pour les femmes noires dont la présence numérique ne cessait de croître dans la capitale française, alors même qu’elles demeuraient invisibles dans l’espace public. Notons d’emblée que nous présentons un travail préliminaire, annonçant une étude plus poussée, et que nous relevons également la difficulté d’accès aux sources concernant ce salon. En effet, ainsi que cela est trop souvent le cas, de nombreux exemples de compétences martiniquaises demeurent enfouis dans les arcanes de l’histoire sans que celles-ci ne reçoivent l’attention qu’elles méritent. Dans ce salon de coiffure, chacune trouvait les conditions de son affermissement, permettant de s’adapter à un monde dans lequel son image était de prime abord résolument dépréciée. Marginalisées par les mouvements féministes blancs, les femmes noires ne disposaient en effet que de peu d’options pour s’émanciper des critères de beauté hérités de l’époque esclavagiste, et le monde politique, dans son ensemble, faisait bien peu de cas de leurs préoccupations esthétiques et identitaires quotidiennes. En donnant aux femmes la possibilité de tout simplement aimer leur chevelure, Josépha Jouffret-Labbé leur offrait d’emblée une plateforme politique pour faire face à la dépréciation et articuler l’affirmation de soi individuelle et collective. Situé rue Claude Bernard, en plein coeur de Paris, le salon leur proposait une qualité d’accueil et de confort inédite dans la capitale. Tenu par Josépha Jouffret-Labbé elle-même et quelques proches, ce salon était également une entreprise commerciale dont la réussite fut sans doute facilitée par la collaboration avec son époux, René-Jacques Jouffret, homme d’affaires français. La devanture aux tons neutres et le logo qui simplement donnait à lire « Josépha Paris » laissaient peu à voir au passant non averti[1]. Cette apparente banalité faisait aussi la force du salon Josépha.

Un savoir-faire ancré dans la réalité martiniquaise

Notre réflexion théorique s’ancre dans la spécificité caribéenne, plus particulièrement martiniquaise, et s’élabore à partir de la pensée conçue en langue créole. Puisant dans ce lexique, nous mettons en évidence les aphorismes Sé dèyè pawòl ki ni pawòl et Tout moun sé moun ainsi que le concept de « femmisme », pour définir le cadre théorique dans lequel nous situons le travail de Josépha Jouffret-Labbé. À travers les préceptes que manifestent ces aphorismes, nous mettons en avant l’existence d’une réelle production philosophique antillaise, bien que celle-ci ait rarement été reconnue par les milieux intellectuels. Pourtant, ces procédés ont été pensés précisément pour élaborer des outils appropriés en vue de faire face au contexte oppressif des périodes esclavagiste et coloniale, que la penseuse et psychothérapeute martiniquaise Jeanne Wiltord (2019 : 15) a nommé la colonisation esclavagiste et racialisée (CER), acronyme évoquant l’étau dans lequel fut précipitée la population originaire d’Afrique ayant survécu au Passage du Milieu (Middle Passage).

Sé dèyè pawòl ki ni pawòl peut simplement indiquer qu’une parole en amène une autre, nourrissant ainsi une conversation abondante, mais cet aphorisme signale également que la parole recèle un sens plus profond, inaudible de prime abord. En deçà de la surface, l’énoncé est davantage dense, subtil et complexe, et sa compréhension nécessite une attention supplémentaire. La signification se révèle à ceux et celles qui vont plus loin, pénètrent ses multiples strates et parviennent au coeur de la réflexion. Par-delà la parole et son usage, Sé dèyè – littéralement en français, « c’est derrière » – indique une méthode ayant pour objet de frayer un espace d’humanité dans un environnement tyrannique, adverse ou simplement non initié, que celui-ci ait été délimité durant l’esclavagisation de la population africaine et de sa descendance ou par la suite. L’espace en question ne peut être exposé à tous et à toutes, sous peine d’être anéanti. Ce qui a précieusement été conçu, vécu à l’écart du contexte hostile, doit être protégé afin de pouvoir être partagé au sein d’un cercle restreint. Cet échange lui-même repose sur le respect mutuel. Tout moun sé moun souligne la valeur humaine intrinsèque à tout être, à partir de laquelle ce respect mutuel est bâti. Personne n’a de statut supérieur ou inférieur, et la reconnaissance de l’humanité de chacun et de chacune est le socle de relations qui ne souffrent ni le mépris, ni le dénigrement, ni l’exploitation. Ainsi que le souligne Hanétha Vété-Congolo (2018 : 384), « en signifiant que ‘ toutes les personnes humaines sont égales ’, ‘ tout moun sé moun ’, se réfère à une conception de la personne qui tient l’égalité, les droits humains, et la justice pour essentiels ».

Vété-Congolo propose également le concept de femmisme, où elle distingue les pratiques féministes des femmes blanches de celles des femmes africaines placées en situation de domination esclavagiste et de celles de leurs descendantes qui continuent de subir les conséquences politiques et métaphysiques de la période esclavagiste. Savoir comment une femme dans un pareil paradigme se « femmise » permet de comprendre comment « par ses actes, ses pensées et ses discours, la femme se maintient femme, dans un contexte où elle se sait de facto femme, mais où le système dominant dans lequel elle évolue et qui prétend la structurer ne reconnaît absolument pas sa réalité en tant qu’humaine et conséquemment, son intégrité en tant que sujet (femme) et ce, strictement en vertu de ce que le même système qualifie de ‘ race ’ » (Vété-Congolo 2020 : 16).

Selon nous, ces principes sont les fondations sur lesquelles a reposé l’initiative de Josépha Jouffret-Labbé. Suivant la méthode énoncée par Sé dèyè, elle invite à aller puiser au-delà des apparences afin de déceler le sens intime de sa démarche. En choisissant de s’installer dans le ve arrondissement de Paris, où la population antillaise n’était pas établie en grand nombre, en proposant des prix et un confort qui s’alignaient sur la moyenne des salons professionnels des alentours, Josépha Jouffret-Labbé semblait n’ouvrir qu’un salon où les critères matériels dominaient. Cette impression pouvait paraître confirmée par l’apparence extérieure simple, qui ne mettait en avant ni les Antilles, ni l’Afrique, ni le monde noir des États-Unis. Il était ainsi facile de passer la devanture sans vraiment remarquer celles qui s’y rendaient. D’aspect somme toute banal, le lieu pouvait passer inaperçu.

Pourtant, une fois la porte franchie, une observation plus précise permettait de comprendre que le travail de Josépha Jouffret-Labbé se déployait bien plus en profondeur qu’un premier regard ne le laissait envisager. En accueillant toutes les femmes qui souhaitaient recevoir ses soins, et en apprenant à celles qui étaient prêtes à ne pas se faire défriser – c’est-à-dire à se voir appliquer sur leur chevelure des produits chimiques lissants pour qu’elle ressemble aux cheveux de femmes blanches – et à apprécier une autre image d’elles-mêmes, Josépha Jouffret-Labbé aidait ces femmes à se découvrir en toute plénitude, à s’accepter comme moun. L’atmosphère d’intimité facilitait le processus, et la confiance qui en était à la base se manifestait, notamment, par la manière dont les femmes parlaient de leur expérience. Aujourd’hui encore, près de 50 ans plus tard, elles évoquent encore avec tendresse Josépha. Afin de souligner la profondeur de leurs liens, nous utiliserons simplement le prénom Josépha, ainsi qu’elles le firent et continuent de le faire pour parler de leur coiffeuse et initiatrice.

Que ce soit aux Antilles ou en France, préjugés et discriminations à l’encontre des femmes noires et de leurs cheveux s’étant établis au fil des siècles, un détour historique s’impose pour pleinement appréhender le contexte auquel Josépha et ses clientes eurent affaire et pour comprendre la valeur esthétique et la portée politique de la démarche. Au-delà de la réception des uns et des autres à l’égard des coiffures pour cheveux naturels arborées par les clientes de Josépha, la simple existence de son salon, au centre de la capitale, était une action politique majeure, étant donné le milieu hostile au sein duquel elle véhiculait ses messages : le droit de se représenter, le choix de se projeter selon des normes équilibrantes et la nécessité de rompre avec l’invitation à traduire le désamour de soi par la dévalorisation d’un signe identitaire et esthétique essentiel tel que le cheveu.

Le dénigrement de la beauté du cheveu crépu : un héritage esclavagiste

Durant la période esclavagiste, véritable offensive à l’encontre des moun d’Afrique, violences et tortures quotidiennes leur avaient notamment inculqué, ainsi qu’à leur descendance, que leur apparence physique devait être considérée comme honteuse. Couleur de peau et autres attributs physiques devenaient des éléments de la hiérarchie sociale au bas de laquelle étaient situés peaux noires et cheveux crépus ou frisés. Au début du xviiie siècle, Jean-Baptiste Labat (1724 : 149), missionnaire dominicain et esclavagiste français, tenait l’observation des cheveux comme un moyen de reconnaître les personnes originaires d’Afrique qui trouvaient refuge parmi les Caraïbes et se recouvraient le corps de roucou (Labat 1724 : 149). Quelques décennies plus tard, la nomenclature établie par l’esclavagiste martiniquais Moreau de Saint-Méry pour Saint-Domingue (Moreau de Saint-Méry 1797), retenait les cheveux comme l’un des critères de distinction raciale. Pour sa part, Jean-François Niort (2003 : 68) a relevé plusieurs cas de mariages mixtes ayant entraîné un abaissement social de l’époux blanc : en 1786, un notaire de la Guadeloupe ayant épousé une femme non blanche avait été « déclaré incapable de posséder aucun office public ». Épouser plus sombre que soi était une déchéance. En 1842, Victor Schoelcher lui aussi notait ces fractures au sein de la société : « Quiconque a des cheveux laineux, signe essentiel de la prédominance noire dans le sang, ne saurait aspirer à une alliance avec des cheveux plats. » Poursuivant son observation, Schoelcher (1842 : 201) soulignait ceci : « Les femmes de couleur qui ont la chevelure crépue s’imposent des tortures horribles en se coiffant pour la tirer de façon à laisser croire qu’elle est soyeuse. »

Alors que l’on peut s’interroger sur la capacité de Schoelcher à apprécier le type de soin que les femmes noires apportaient à leurs cheveux lors de scènes éminemment intimes, auxquelles il est fort peu probable qu’il ait été convié, son propos, ainsi que ceux de ses prédécesseurs, permet de relever que les préjugés à l’encontre de leurs cheveux avaient déjà mené les femmes d’Afrique esclavagées à vouloir les altérer, afin de ne pas subir de préjudice moral. En effet, dans le contexte esclavagiste et dans le monde qui en découla, il était entendu que, avec leurs cheveux crépus, les Africaines n’étaient pas femmes et encore moins des femmes belles. Pour devenir une femme ou y ressembler, il était attendu qu’elles s’infligent une forme de violence. Leur réaction d’intériorisation forcée de l’autodénigrement souligne la pertinence du concept de Vété-Congolo. Les femmes esclavagées et leurs descendantes répondaient ainsi aux normes établies par les esclavagistes, pour imposer une idée déstructurante de la beauté et de la féminité, reposant sur le modèle de la femme blanche aux cheveux lisses.

Une esthétique martiniquaise du cheveu

Dans ce long contexte de détraction du cheveu, lié à une certaine vision de l’identité de la « femme », se sont développés en Martinique une pratique et un lexique capillaires spécifiques. Si l’attrait des bèl chivé (« beaux cheveux ») est défini par leurs caractéristiques propres, qu’elles soient réelles ou idéalisées (cheveux longs, soyeux, ondulants, souples, lisses, plats, etc.), il réside tout autant dans le fait que ces cheveux sont tout, sauf ceux qui sont associés à la population noire. Le cheveu de référence étant celui de la population blanche, les expressions « cheveux lisses » ou encore « cheveux plats » désignent tous cheveux naturellement non frisés. Si le défrisage a pour objet d’approcher ce canon esthétique au plus près, le cheveu défrisé n’est généralement pas dénommé « lisse » ou « plat », mais simplement défrisé. Le vocabulaire se référant aux cheveux frisés tend à les reléguer au monde animal ou végétal. Les cheveux sont grennen, comme autant de petites graines, ou encore laineux, terme figurant abondamment dans les archives coloniales écrites. Certaines expressions expriment leur nullité : il est dit que les cheveux font des zéros, voire des zéros millièmes. Il s’agit alors de cheveux courts, généralement masculins, dont la seule possibilité d’amélioration envisagée est de les couper à ras. Les cheveux féminins sont qualifiés de « jex », en référence au nom commercial d’un certain type d’éponge à récurer faite en laine d’acier, ou encore de viyé chivé (« cheveux laids »). Leur abondance est soulignée péjorativement, fout ou ni chivé (« qu’est-ce que tu as de cheveux »), et ils sont comparés à une tignasse impénétrable. Le poète martiniquais Roger Parsemain précise que, durant les années 60, avec ses amis, il jugeait les cheveux féminins indignes du terme chevelure, « mot français que nous jugions trop précieux », estimant plus justes les termes « têt sek, jex, chivé londyé rasin béton, pompier Kas en fê » (« tête desséchée, jex, cheveu de la hauteur du trottoir, casque en fer ») (Sméralda 2012 : 30), autant d’insultes énonçant la place dépréciée du cheveu non lisse et de celles qui le portaient. À propos de ses années d’enfance, l’historienne martiniquaise Rolande Bosphore souligne que, « lorsque l’on n’avait pas les cheveux lisses, [...] dans les cours de récréation, quand on allait dans les fêtes religieuses, on était un peu mis de côté [...] Quand on avait les cheveux non défrisés, on nous disait : va te coiffer » (Le Mat 2019).

Il nous est impossible de ne pas évoquer les perspectives fanoniennes quant aux conséquences des préjugés contre le cheveu noir, préjugés racistes comme le montrent les exemples donnés plus haut pour la période esclavagiste, puis l’époque contemporaine. « Je m’assieds au coin du feu, et je découvre ma livrée. Je ne l’avais pas vue. Elle est effectivement laide. Je m’arrête, car qui me dira ce qu’est la beauté? » (Fanon 1975 : 92). Bien que ne s’étant pas directement intéressé à l’esthétique, Frantz Fanon pose ici une question cruciale. Comment être beau ou belle dans le contexte colonial? Comment apprendre à s’aimer malgré les ravages de l’esclavage sur les êtres et leur connaissance intime de leur valeur intrinsèque? Pourtant, malgré ces attaques sans relâche sur leur dignité de même que sur leur intégrité morale et physique, les femmes n’avaient pas cessé de soigner leur chevelure, apportant des tentatives de réponses, dont le défrisage, à la question fondamentale de Fanon.

Les coiffures adoptées variaient selon que l’on était à la ville ou à la campagne, de jour ou de nuit, dans l’espace privé ou public. De manière générale, le cheveu naturel – qu’il soit crépu ou frisé – était rarement laissé libre. Les nattes (tressage à trois mèches) ou vanilles (torsades à deux mèches), macarons (nattes formant des torsades plates), krikrik (vanille en torsades plus volumineuses que le macaron) étaient plus généralement portées par les petites filles et se trouvaient parfois ornées de rubans de couleur; ou encore par des jeunes filles ou des femmes adultes généralement dans l’espace privé.

Le chignon, appelé « chou », pouvait être unique pour une coiffure de jour en public supposée donner un certain sérieux. Les cheveux ne devant surtout pas dépasser sur le devant, un défrisage ou un brossage méticuleux permettait d’atteindre le plat recherché. L’usage de perruques demeurait plutôt rare, tandis que les tresses et l’afro commençaient à peine à être adoptés par une petite minorité. En coiffure de nuit, afin d’éviter tout emmêlement nocturne et permettre une mise en plis pour le lendemain, les cheveux, défrisés ou non, étaient séparés en plusieurs choux, nattes, macarons ou encore en papillotes (nattes ou mèches enroulées autour d’un morceau de papier).

Les séances de coiffure étaient généralement pratiquées individuellement, mais elles pouvaient également se faire à deux ou plus. Elles passaient par une phase de démêlage parfois douloureuse. Ainsi, la nièce de Josépha, Barbara Cidalise-Montaise, se remémore (Le Mat 2019) : « Je pense que beaucoup d’enfants et de femmes ont connu ces époques-là où il fallait passer au démêlage. Il y en a peut-être qui fuyaient. C’était une période, je me souviens, où on faisait la grimace parce qu’on avait mal [...] On pleurait. » Toute une panoplie de pommades, de crèmes, d’huiles était utilisée pour coiffer avec aisance et nourrir le cheveu.

Ces séances étaient souvent aussi de grands moments d’éducation personnelle et culturelle, d’affermissement de la relation entre les filles et leurs mamans, leurs tantes ou grand-mères, ainsi que des moments d’intimité positifs entre femmes. L’écrivaine et intellectuelle guadeloupéenne Gerty Dambury, ancienne membre de la Coordination des femmes noires, se souvient de ce rituel (Diallo 2015 : 1580) : « Enfant, ce n’était pas compliqué, ma mère me coiffait tous les jours et j’aimais ce moment privilégié. J’étais rassurée d’être assise là, massée avec de l’huile de carapate pour faire pousser mes cheveux. » Les photos ci-dessous, prises au début du xxe siècle, sont de précieux témoignages de ces moments remarquables, ici mis en scène pour l’oeil du photographe (voir les figures 2, 3 et 4). Elles donnent une idée du cadre de la pratique, bien qu’elles ne montrent pas la manière traditionnelle de coiffer, notamment les petites filles qui s’asseyaient entre les jambes de leur mère, ainsi que le décrit Dambury. Ce sont ces scènes et postures très significatives que Josépha reproduira dans le logo de sa marque (voir la figure 1 ci-dessous).

Figure 1

Logos de la ligne Josépha

Logos de la ligne Josépha

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Figure 2

La coiffure de Yaia

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Figure 3

La coiffure de Fifine

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Figure 4

La coiffure de Yaia

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Femme défrisée : femme moderne

La pratique du défrisage connut, quant à elle, diverses déclinaisons parmi les femmes antillaises, selon l’âge ou la classe sociale, ou les deux à la fois, et fut souvent avancée comme seul moyen de maîtriser une chevelure jugée indomptable. Les femmes eurent longtemps recours aux fers brûlants pour effectuer soit à la maison, soit en salon de coiffure ce que l’on appelait un « défrisage à chaud ». En raison de l’apparition de produits chimiques en provenance des États-Unis, les fers perdirent de leur popularité et devinrent de plus en plus l’outil des jeunes filles pour les grandes occasions, ou de celles qui n’avaient pas les moyens de se procurer les produits convoités ou encore de se rendre chez une professionnelle. Alors qualifié de « défrisage à froid », celui-ci avait souvent des conséquences traumatiques. L’universitaire martiniquaise Mika Valentin-Humbert fait part de son expérience (Sméralda 2012 : 41) : « Une semaine après mon premier défrisage à froid, je perdis mes cheveux par touffes, si bien que j’avais la tête pleine de trous. » Dénonçant avec humour l’engouement pour le défrisage, en 1985, le poète martiniquais Joby Bernabé écrivit un texte satirique, Atansyon (« Attention »), dans lequel il traçait le portrait d’une femme dont les cheveux défrisés lui évoquaient les poils raides d’une queue de cochon, mais qui, néanmoins, se drapait dans un sentiment de supériorité conféré par le défrisage. Généralement, celui-ci était pratiqué de manière à ne pas laisser le cheveu entièrement raide, et était complété par une mise en plis à l’aide de bigoudis ou de papillotes, ce qui donnait ainsi un certain volume à la coiffure. La figure 5 en est un exemple.

Figure 5

Une Antillaise dans le métro durant les années 60

Une Antillaise dans le métro durant les années 60
Source : Martinique La 1er (2018)

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Perçu comme un critère de beauté et de féminité, le défrisage passait également pour être la marque d’une modernité s’inscrivant sans ambages dans le contexte français. Il était donc vu comme une clé d’accès et le signe de ce qu’était une femme, plus particulièrement une femme belle. Quitter les Antilles, émission de l’Office de radiodiffusion télévision française (ORTF), tournée à la Martinique en 1970 (ORTF 1970), livre ainsi de précieuses indications quant à la représentation de soi que pouvaient avoir les jeunes Martiniquaises. La toute première scène se déroule à l’aéroport, où Marie-Ange et Félicienne, deux employées de l’hôtel Hilton, ont accompagné des amis se rendant en France et où elles expriment leur désir de partir elles aussi. Devant la caméra, toutes deux offrent l’image de femmes modernes, image liée à leur désir de quitter la Martinique, à leur inscription dans un certain parcours professionnel bien éloigné de celui de la femme de la campagne travaillant la terre ou sans emploi rémunéré, et à leur apparence physique. Pour sa part, Louisianne, autre jeune femme dans l’émission, est travailleuse sociale et souhaite rester sur place. Elle aussi a les cheveux défrisés. Sous le regard inquisiteur et les questions pressantes du journaliste venu de France, le spectateur les suit toutes trois dans leurs familles respectives, dans la campagne martiniquaise. Leur allure citadine contraste avec celle des autres femmes de la maison, notamment par leurs cheveux défrisés et les coiffures qui y sont rattachées (cheveux non nattés). Il est également souligné que leurs contributions financières dépassent largement celles des autres membres de la famille. Ainsi, le cheveu défrisé est présenté comme un attribut de l’avancement social et donc, de la modernité.

La majorité des Antillais et des Antillaises se trouvant en France dans les années 70, y arriva par l’intermédiaire du Bureau pour le développement des migrations intéressant les départements d’outre-mer (BUMIDOM), établi par le gouvernement français en 1963. Sous couvert d’apporter des réponses aux crises économiques de la Martinique, de la Guadeloupe et de La Réunion, cette migration planifiée avait pour objet de couper court aux revendications politiques et aux conflits sociaux locaux, en propulsant la jeunesse de ces îles dans des parcours professionnels définis par le pouvoir central. Il s’agissait notamment de modeler les candidats et les candidates aux attentes des futurs employeurs ou employeuses, en s’assurant, entre autres, que leur apparence était en adéquation avec ce qui était perçu comme moderne.

Lors de l’entretien préalable avec l’agent ou l’agente du BUMIDOM, des fiches de renseignements étaient préparées; l’apparence physique des personnes qui posaient leur candidature au départ y tenait une place non négligeable (Pattieu 2016 : 90) : « Bonne présentation. Simplicité. Sincérité. Visage assez agréable », « Impression générale bonne. Jeune femme élégante et très coquette […], robusticité apparente : bonne », « Bonne constitution physique, sérieux, s’exprimant moyennement ». En une vingtaine d’années, près de 160 000 personnes se rendirent ainsi dans un pays qu’elles ne connaissaient qu’assez peu, voire pas du tout. Une fois l’océan franchi, les jeunes femmes étaient généralement acheminées vers Crouy-sur-Ourcq, village perdu situé à une heure de Paris en voiture, pour y suivre une formation qui s’avérait essentiellement une préparation à devenir domestique. À leur arrivée, elles recevaient un trousseau comportant « manteau ou tailleur, une jupe, une veste cardigan, un pull ou un chemisier, deux chemises américaines, trois paires de bas » (Pattieu 2016 : 98), ainsi que la « Notice d’information générale » leur indiquant les grandes lignes du programme qu’elles devaient suivre. Il y était souligné la nécessité, pour elles, de s’adapter à leur nouvel environnement, ce qui consistait notamment à apprendre à cuisiner des plats français, à tenir un intérieur selon les critères de la société bourgeoise française et à être présentables pour le regard français. Les samedis, elles devaient « se faire belles » pour les employeuses ou les employeurs potentiels devant qui elles devaient défiler, afin que ceux-ci fissent leur choix. Des photos du centre de formation (voir les figures 6, 7, 8 et 9) les montrent s’affairant à la cuisine ou à la salle à manger, ou encore devant des machines à coudre et des planches à repasser. Leurs cheveux sont défrisés.

Figure 6

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Figure 7

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Figure 8

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Figure 9

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Outre la place centrale du BUMIDOM dans la migration antillaise vers la capitale française et sa banlieue, des associations proposaient des lieux de sociabilité afin de rendre les conditions de vie moins douloureuses. Elles étaient soit politiques (visant à dénoncer la situation coloniale liant les Antilles à la France), soit sociales (visant à soutenir les personnes nouvellement arrivées ou celles qui étaient déjà installées). En milieu estudiantin, l’Association générale des étudiants guadeloupéens (AGEG) et l’Association générale des étudiants martiniquais (AGEM), dont les actions politiques furent nombreuses et porteuses, dominaient. Le Comité d’action sociale en faveur des originaires des départements d’outre-mer en métropole (CASODOM) et l’Amicale des travailleurs antillo-guyanais (AMITAG), tous deux créés avec le concours de l’État, se définissaient comme une seconde famille, promouvant l’entraide. Ces quatre associations comptaient une vingtaine d’années d’existence au début des années 70 et étaient donc bien établies dans les milieux antillais.

Si leur rôle était capital, elles s’intéressaient peu aux questions esthétiques et aux enjeux que ces dernières pouvaient représenter pour les femmes. L’approche du CASODOM et de l’AMITAG consistait à favoriser l’intégration à la société française, tout en créant des réseaux afin de surmonter les déboires du quotidien, et n’avait pas pour objet de remettre en cause les fondements du modèle dominant. Rien donc qui ne pouvait permettre aux femmes antillaises d’envisager leur chevelure autrement que défrisée. Quant aux associations politiques, leur mot d’ordre révolutionnaire ne faisait pas cas des cheveux des femmes afro-caribéennes et des oppressions spécifiques qu’elles subissaient. Pour l’historien martiniquais Félix Germain, les militants nationalistes afro-caribéens masculins avaient une attitude des plus ambiguës à l’égard des femmes, qu’ils considéraient comme des victimes des choix politiques du gouvernement français, mais qu’ils contribuaient eux-mêmes à marginaliser.

Un autre réseau de sociabilité important était celui des églises, avec notamment la chapelle Notre-Dame de la Médaille Miraculeuse, rue du Bac à Paris, ou encore l’Aumônerie nationale des Antilles-Guyane établie en 1972 dans le quartier parisien de La Bastille, qui avait à sa tête dès 1977 un Guadeloupéen, le père Pierre Lacroix. Là non plus, les choix esthétiques, s’ils étaient abordés, ne cherchaient pas à remettre en cause la suprématie du cheveu lisse.

Par ailleurs, les associations féministes françaises des années 70 ne prêtaient pas plus attention aux situations spécifiques des Antillaises. Leur réflexion se bâtissait essentiellement à partir de l’expérience occidentale blanche. Les relations de colonialité entre les femmes blanches françaises et celles des (anciennes) colonies n’étaient ni analysées, ni remises en cause. Gisèle Halimi avait bien pris la défense de la militante FLN Djamila Boupacha durant la guerre d’Algérie, révélant l’instrumentalisation du viol comme arme de guerre, mais dans ce contexte, les préoccupations capillaires et esthétiques semblaient bien futiles. De son côté, la Sénégalaise Awa Thiam dénonça ces procédés : en juillet 1978, la Coordination des femmes noires, dont elle était membre, fit paraître une brochure où il était souligné que « l’histoire des luttes dans nos pays et dans l’immigration est une histoire dans laquelle nous sommes niées, falsifiées » (Vergès 2017 : 208). Anthropologue, elle publiait la même année La parole aux négresses, où elle mettait en avant des témoignages de femmes noires africaines concernant leur expérience de la polygamie, de l’infibulation et de l’excision. À partir de ce paradigme, elle entendait remettre les femmes noires au coeur du débat; ce faisant, les femmes afro-caribéennes continuaient d’être invisibilisées. Durant toute la période des années 70, elles demeurèrent dans l’angle mort des mouvements féministes français, et ce ne serait qu’en 1985 que la revue Nouvelles Questions féministes, fondée par Christine Delphy et Simone de Beauvoir, consacrerait un numéro aux femmes de la Martinique et de la Guadeloupe.

Femmes noires et représentation grand public

Dans l’espace public français, les femmes noires se voyaient peu représentées, et les rares à être propulsées par les médias grand public avaient les cheveux d’apparence lisse. Au cours des années 70, quelques speakerines martiniquaises surgirent sur le petit écran : Sylvette Cabrisseau, Claudie Lemeret et Michelle Maillet. Malgré leur aspect impeccable, leurs cheveux visiblement lisses[2], elles furent l’objet de racisme. Pionnière, Sylvette Cabrisseau reçut, dès sa première apparition, des commentaires de téléspectateurs lui intimant de « retourner dans [son] cocotier ». Si la carrière de Michelle Maillet fut un peu plus longue, c’est par voie de courrier qu’elle prit connaissance de son licenciement, après quatre années à l’antenne. Pour elle, les speakerines servaient d’alibi au manque de représentation de la population noire dans l’espace hexagonal (Inghilleri 1982 : 15) : « Qu’on me cite le nom d’un maire, d’un député d’une quelconque circonscription française qui soit un Noir. Au cinéma, au théâtre, sur les publicités, on ne voit jamais de Noirs. Même dans les feuilletons américains que l’on présente à la télé, les voix des Noirs sont doublées par des Blancs. » De façon générale, la femme noire était, au pire, perçue comme un objet sexuel, au mieux, comme un oiseau exotique dont le rôle était d’agrémenter le quotidien morose. La Martiniquaise Cathy Rosier fut l’une des rares à accéder au grand écran, avec le film Le samouraï (1967) aux côtés d’Alain Delon, sans pour autant atteindre une carrière d’envergure.

C’est davantage par le biais de la musique que le public français découvrit les femmes noires, et notamment les Antillaises. Leur présence était acceptée à condition qu’elles fussent assimilées au monde tropical (Donne du rhum à ton homme avec en duo Sylvette Cabrisseau et Georges Moustaki), tandis qu’en 1976, Cathy Rosier sortait Cathy Banana et que Michelle Maillet enregistrait Zouké en 1987. Mais ce fut le succès colossal de Claude François qui permit aux téléspectateurs et aux téléspectatrices des années 70 de voir débarquer dans leur salon les corps peu vêtus de femmes, dansant autour du chanteur habillé, lui, d’un complet. Parmi elles, quelques femmes noires, notamment du Cameroun, de la Jamaïque et de la Guadeloupe. Si elles dansaient le plus souvent en perruques ou défrisées, certaines gardaient leurs cheveux naturels. Une transgression rendue possible par l’anonymat dans lequel elles demeuraient, puisque le grand public ne les connaissait que sous l’appellation générique des « Clodettes », collectif qui ne prenait forme que dans l’ombre du chanteur blond charismatique.

Toujours dans le monde du spectacle, la Martiniquaise Lisette Malidor fut l’égérie du chorégraphe Roland Petit et devint meneuse de revue au Casino de Paris dès 1971, avant de poursuivre sa carrière au Moulin Rouge et aux Folies Bergère. Comparée à Joséphine Baker, elle brisait l’image traditionnelle de la femme en général et de la femme antillaise en particulier, avec sa tête entièrement rasée. Si les cheveux courts étaient généralement considérés comme la marque de la femme moderne, les cheveux très courts, ou pire leur absence, pouvaient être vécus de manière traumatique, la têt koko sèk (« noix de coco desséchée ») n’étant en aucun cas synonyme de féminité.

Les publicités offraient également leur interprétation de la femme exotique, avec les attributs attendus : foulard sur la tête, créoles aux oreilles et collier autour du cou. Sur fond de soleil couchant, c’est ainsi qu’en 1974 Bernard Villemot, graphiste français, représenta une Antillaise nue pour une affiche publicitaire du rhum Négrita. Que ce soit donc à travers la publicité, le monde du spectacle ou encore les médias grand public, les femmes antillaises recevaient de multiples manières l’injonction du cheveu lisse comme modèle auquel se conformer. Arrivée à Paris depuis la Martinique à l’âge de 10 ans, Marie-Christine Nicolas se souvient (Diallo 2015 : 2446) : « Dans ma jeunesse, les années 1970, il n’y avait pas autant d’Antillais, de Blacks… il fallait se faire plus ou moins discrets [...] Les filles d’aujourd’hui assument et revendiquent le droit d’être comme elles sont […] [Elles] ne cherchent pas forcément à ressembler à la métropolitaine, à l’Européenne. »

Sé dèyè : la méthode Josépha Labbé

Dans les médias français, les rares fois où le cheveu des femmes noires apparaissait au naturel, il était situé aux États-Unis. Angela Davis et son afro, Black is beautiful, les Black Panthers, étaient de puissantes références, indiquant une façon absolue de penser et de revendiquer la beauté noire. Pour la plupart des Antillaises migrant en France, cette proposition n’était tout simplement pas envisageable, car elle se révélait trop ouvertement radicale. Alors que les associations politiques et culturelles n’offraient aucun outil théorique, idéologique ou pratique devant les réalités du racisme quotidien, c’est grâce au salon de coiffure de Josépha que des femmes noires purent élaborer de nouvelles façons de se penser et d’envisager une idée de la beauté plus conforme à leur réalité. Par l’espace que Josépha offrait et le sens qu’elle lui attribuait, sur le mode politique et le sens symbolique de Sé dèyè pawòl ki ni pawòl, elle signalait que Sé dèyè chivé ki ni chivé. Elle invitait à passer outre la surface du défrisage pour parvenir à une conformité avec la réalité et l’identité, plus structurante. À vrai dire, Josépha proposait un cheminement patient, ancré dans la réalité antillaise et à travers lequel ses clientes pouvaient se reconnaître. Sa méthode fut exactement celle contenue dans l’expression Sé dèyè pawòl ki ni pawòl, le but étant d’établir que Tout moun sé moun après un passage au salon. Les témoignages que nous avons pu recueillir mettent en avant le fait qu’elle accompagnait les clientes qui souhaitaient franchir les différentes étapes, aussi loin que possible, sans jugement, en fonction de la réceptivité de chacune.

Josépha permettait ainsi aux femmes de prendre de l’assurance, alors qu’elles avaient appris depuis leur enfance à ne pas aimer leurs cheveux et qu’elles évoluaient dans un univers qui ne leur offrait pas de représentation valorisée d’elles-mêmes. Dans son salon, elles pouvaient baisser la garde, puiser dans leur culture les ressources les amenant à se regarder différemment et à s’ouvrir en toute sécurité. Elles apprenaient à aimer leurs cheveux sans défrisage, et par là même apprenaient à s’aimer. Pour cela, elles devaient être rassurées, se sentir reconnues et acceptées, ce qui passait tout d’abord par l’accueil reçu. L’atmosphère générale du salon jouait un rôle capital : les femmes s’y sentaient bien. L’importance du salon pour la sociabilité des femmes était analogue aux dynamiques décrites par bell hooks (1988 : 1) lors des séances de défrisage de son enfance dans le sud des États-Unis pendant les années 60; la similitude des procédés signalant la correspondance des expériences féminines de par la diaspora africaine :

Il s’agissait d’un moment exclusif où des femmes noires (y compris celles qui ne se connaissaient pas bien) pouvaient se rencontrer, à la maison ou au salon de coiffure, pour parler les unes avec les autres, pour écouter les conversations [...] Le salon de coiffure était un espace d’élévation des consciences, un espace où les femmes noires partageaient leurs histoires de vie (les difficultés, les épreuves, les potins); un espace où l’on pouvait être réconfortée et revivifiée. C’était, pour certaines femmes, un espace de repos où l’on n’avait pas besoin de répondre aux besoins des enfants et des conjoints.

Aller chez Josépha, ainsi que les clientes le disaient, était devenu un vrai « rituel de la culture de l’intimité des femmes noires », tel que le décrit bell hooks (1988 : 1). Une ancienne cliente se rappelle : « L’ambiance était très conviviale. Josépha passait, elle parlait à tout le monde. Elle conseillait. Je me souviens de cet aspect conseil. J’ai eu des expériences agréables chez elle[3]. » Une autre encore appréciait tout particulièrement « une ambiance sans médisance. On ne disait pas de mal des gens[4] ». Les rires fusaient, les anecdotes et les souvenirs du pays faisaient partie intégrante d’une séance de coiffure chez Josépha. Le salon était un espace où les femmes pouvaient se retrouver, partager, se détendre et se faire belles. Une autre cliente se souvient de « ce salon, qui était très joli[5] ». La décoration simple contribuait à élargir les horizons avec quelques sculptures africaines, des posters de femmes noires promouvant de nouvelles idées de coiffure, et Josépha elle-même qui, souvent, « s’habillait de vêtements faits avec des tissus africains; des choses qui tranchaient complètement avec la façon de s’habiller aux Antilles. Ce n’était pas le chic parisien classique[6] ». Attentive à ses clientes, soucieuse de leur bien-être et désireuse de leur apporter des outils pour se redéfinir, Josépha veillait constamment à les valoriser.

Cette atmosphère était la base de la méthode posée par le précepte Sé dèyè. Elle établissait les fondations nécessaires au renforcement des femmes en créant un espace sécurisant (safe space). Son expérience divergeait de celle de sa soeur, Jacqueline Labbé, coiffeuse et artiste, dont le salon se trouvait à la Martinique. Toutes deux avaient pour objectif d’aider les femmes à s’aimer, à se « femmiser », c’est-à-dire à témoigner de leur identité de femmes en dehors de pratiques et d’idées remettant en cause leur intégrité humaine parce qu’elles étaient noires et leur intégrité de femmes noires.

Dans le contexte martiniquais, le projet de Jacqueline Labbé avait vocation pédagogique pour ses clientes, mais aussi pour la société dans son ensemble. Décoré d’une grande photo d’Angela Davis, son salon était situé au coeur de Fort-de-France, dans un quartier fréquenté par une population aisée qui répondit plutôt mal à sa décision de ne plus défriser ou à ses propositions de tresser (Le Mat 2019) : « Pourquoi tu fais ça? C’est quoi cette histoire de tresses? L’Afrique, c’est pas nous! » Au contraire, dans le contexte parisien, la méthode conçue par Josépha permettait à des femmes, qui étaient éloignées géographiquement de leurs repères culturels, de se renforcer dans un environnement hostile. Par les conseils prodigués, les produits proposés, les clientes en venaient à avoir confiance : « Chez Josépha, on était transformée. L’image que l’on avait de soi-même était changée. Je devais avoir 23-24 ans. Elle m’a donné de l’assurance[7]. »

Néanmoins, fidèle à sa méthode, Josépha ne souhaitait pas brusquer les clientes qui ne se sentaient pas prêtes, et celles qui le souhaitaient pouvaient demander à se faire défriser :

Elle n’était pas rigide. Elle acceptait de voir où était chacune de ses clientes, pour ne pas la brusquer. Pour l’amener petit à petit à mettre en valeur sa beauté, pas dans une imitation en s’identifiant à une personne blanche. Josépha trouvait les Antillaises pas fières d’elles, n’osant pas, timides. Elle voulait donner une autre image : Vous êtes belles[8]!

Josépha était aussi une femme d’affaires; en venant au salon, ses clientes apportaient leur soutien à l’un des rares commerces noirs de la capitale. Elle avait créé sa propre marque de produits, mise au point dans le respect du cheveu des femmes noires, une première dans le Paris de l’époque. La Guadeloupéenne Ghislaine Gadjard, qui fréquentait le salon au cours des années 70, estime que Josépha était « précurseure en matière de beauté noire, la première à prendre en compte les spécificités de la femme noire. Elle pratiquait avec beaucoup de soin, pour épargner le cheveu, contrairement à la plupart des coiffeurs de l’époque. Elle osait déjà affirmer qu’il nous fallait être bien dans notre peau noire. Une vraie révolution! » (Diallo 2015 : 1509). Une fois qu’elles avaient pris conscience de leur éclat, les clientes pouvaient alors explorer de nouvelles façons de concevoir leur chevelure : « Je ne me défrisais pas les cheveux. Elle aimait bien ça. C’est elle qui m’avait coupé les cheveux très courts. J’avais un peu de réticences quand même. Je n’étais pas sûre que je voulais ça, mais quand je l’ai eu, j’aimais bien[9]. »

Très vite, le bouche à oreille permit à un public croissant de découvrir le salon Josépha : « Tu avais un sentiment de fierté en allant dans ce salon spécialisé pour la femme noire. Je ne pense pas avoir été dans un autre salon avant. On en parlait beaucoup. Tu connais Josépha? Tu as été chez Josépha? C’était une référence[10]. » Pour la première fois dans l’espace parisien, les soins pour les cheveux des femmes noires sortaient de l’intimité du domicile, et le « rituel de la culture de l’intimité des femmes noires » s’effectuait dans ce salon, avec des femmes qui ne se connaissaient pas nécessairement. Loin d’être réservé aux Antillaises, le salon accueillait notamment des Africaines et des Noires américaines, offrant ainsi une ouverture supplémentaire, sur la diaspora, à celles qui y étaient réceptives. Jeune danseuse fraîchement arrivée à Paris, Deirdre Lovell s’y rendit à maintes reprises, en compagnie d’une amie, elle aussi Noire américaine, pour se faire tresser. Si son rôle consistait d’abord à tenir compagnie à son amie qui parlait peu français, elle fut vite convaincue : « C’était la première! [...] Josépha était à l’avant-garde, aidant les gens à se rappeler. Pas besoin de se fondre dans la potion. Tu pouvais être toi-même. » Elle aussi souligne la façon de faire : « Elle était très agréable, pas du tout agressive[11]. »

Les liens tissés par Josépha au sein de la diaspora africaine lui valurent d’être le sujet d’un documentaire. En 1975, le journaliste centrafricain Joseph Akouissonne, lui consacra un court-métrage, qui se voulait le premier d’une série sur les femmes noires en Europe. Josépha était novatrice également en ce qu’elle proposait aussi des coiffures et des maquillages avant-gardistes, offerts au regard dans les défilés qu’elle préparait avec son équipe. L’un d’entre eux fut organisé au Paradis Latin[12] : « c’était un événement. C’était magnifique. C’était comme si elle avait osé aller dans la cour des grands. C’était beau. Je ne sais même pas comment elle a réussi à me convaincre de présenter ce maquillage, qui était extravagant, au Paradis Latin. »

Figure 10

Josépha (à droite) et Jacqueline Labbé (à gauche), étudiantes à Paris, en compagnie de leur belle-mère

Josépha (à droite) et Jacqueline Labbé (à gauche), étudiantes à Paris, en compagnie de leur belle-mère

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Alors que dans les années 70, la coiffure des femmes noires, et tout particulièrement des Antillaises, était placée sous l’injonction du défrisage, Josépha était parvenue à se dégager de ce modèle pour ouvrir de nouvelles possibilités. Garder son cheveu naturel, tel qu’il poussait, équivalait, dans le contexte du Paris des années 70, à une proposition révolutionnaire. Il importait de renouer avec le désir de beauté des clientes et de les accompagner dans leur redécouverte d’elles-mêmes. Josépha répondait aux attentes latentes de femmes qui n’avaient encore jamais osé abandonner le défrisage, tandis que celles qui s’y étaient aventurées renforçaient leur amour pour leurs cheveux naturels. Son travail demeure exemplaire à bien des égards. Tout d’abord, c’est un rappel qu’une conscientisation douce peut être, parfois, la proposition la mieux adaptée. C’est également un exemple de ce que les femmes afro-caribéennes ont pu mettre en place pour s’occuper d’elles-mêmes dans un environnement qui les niait. Il démontre aussi que l’évolution actuelle concernant les cheveux noirs naturels ne vient pas uniquement d’une influence américaine. Que ce soit Jacqueline Labbé en Martinique, ou Josépha à Paris, toutes deux en avaient semé les graines. Le terreau était là, dans le monde antillais.

La question de la compétence se pose aussi, car il est bien souvent coutume de souligner l’incapacité de la population antillaise à avoir et à savoir utiliser ses compétences, notamment pour des réalisations s’inscrivant dans la longue durée. Enfin se pose l’idée de la mémoire historique, dans la mesure où les réalisations provenant de la Guadeloupe ou de la Martinique semblent rapidement tomber dans l’oubli. Tous ces points à traiter pour leur importance historique, sociale et culturelle – de même que les raisons pour lesquelles la soeur de Josépha, Jacqueline, effectuant la même démarche en Martinique, n’a pas percé – feront l’objet de publications ultérieures.