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L’histoire de la colonisation et de l’esclavagisation qui s’est jouée entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique dès le xvie siècle continue d’avoir des incidences réelles sur les sociétés actuelles. Les deux processus en question ont infligé au monde et aux personnes originaires de l’une ou l’autre des trois aires en présence de nombreux traumatismes et désordres. À tous points de vue des affaires humaines, sociales, politiques et économiques relatives au genre généralement, et au sujet féminin précisément, ces processus ont fait apparaître de graves questions et des situations qui méritent d’être élucidées. En effet, l’histoire de la colonisation et de l’esclavagisation n’a pas manqué d’instituer dans les esprits – et sur la base d’une épistémologie coloniale – une durable et défavorable représentation du sujet femme noire. Par cette expression, il faut entendre le sujet féminin venant directement ou indirectement de l’Afrique qui, sur ce continent et en dehors de ce dernier, a fait l’objet d’oppressions continues (classisme, sexisme, racialisation), comprises comme des déterminants absolus de son état d’être, d’Africaine et de femme.

Le sujet femme noire est aujourd’hui encore représenté à travers le prisme d’un être colonisé et primitif. Selon cette représentation, ce sujet est pris comme négligeable objet anthropologique ou sociologique subissant des indignités sur lesquelles il n’a pas prise. Le rapport du sujet femme noire à lui-même et au monde serait insuffisant et devrait être immanquablement transformé pour atteindre un niveau de développement personnel, intellectuel et économique prédéfini et à même de lui procurer l’accès au statut et au rang de femme moderne, digne et valable. Sous le regard colonial qui le présente au monde, ce sujet apparaît pitoyable, apathique, précaire et nécessiteux de tous les besoins, surtout matériels, dont la satisfaction ne peut être obtenue que grâce à l’aide extérieure, notamment celle d’une organisation non gouvernementale, si c’est possible gérée par la générosité solidaire de femmes de l’Europe, quant à elles représentées plus comme modernes, dignes et pourvues de ressources. C’est à partir de ce prisme que l’on se situe par rapport au sujet femme noire et que l’on fait relation avec lui.

Ce prisme colonial est si ancré dans les esprits que, dans le registre des études féministes, qui se veulent pourtant ouvertes et libératrices, ce sont souvent des chercheuses et des chercheurs dont les herméneutiques sont extérieures aux espaces dits « noirs » qui pensent et élaborent des savoirs dont la publication et la dissémination massives propagent et maintiennent le regard souligné plus haut. Entre autres iniquités, ce phénomène constitue une injustice épistémique et herméneutique (Fricker 2007) en cela que la colonialité du pouvoir (Quijano 2007) et du savoir – ainsi que celle du genre (Lugones 2008) dans la production scientifique sur les femmes noires – ne tient pas systématiquement compte des complexités constitutives des réalités vécues et des positionnements observés par ces femmes. D’abord, bien souvent, ces productions tendent à généraliser la culture et les modes de vie dans les aires géoculturelles colonisées susmentionnées et donc à essentialiser les sujets noirs, hommes ou femmes. Ensuite, ces productions ne tiennent pas systématiquement compte des processus culturels, sociaux, économiques ou politiques extrinsèques qui, à l’époque postcoloniale, sont venus s’ajouter à la complexité intrinsèque de ces espaces et exercer une pression encore plus forte : pensons, par exemple, à l’ordre mondial économique basé sur le libéralisme ou à l’apparition de nouvelles manifestations de colonisation appelées « néocolonisation ». Par ailleurs, cette production scientifique est rarement attentive aux autres phénomènes dénotés par l’imposition et la densité de l’idéologie et de la pratique de races hiérarchisées et de la place sociale, symbolique et politique, assignée aux femmes noires selon les agissements du racisme et du colorisme. D’un autre côté, elle ne tient pas compte non plus du rôle joué par la langue en tant qu’indice psycho- et géo-culturel commandant décisivement des modes et des orientations de pensée, des actions, des épistèmes et des manières singulières d’être au monde.

En effet, plus puissante à tous égards, la sphère anglophone donne l’impression de fournir la plupart des concepts pour penser le sujet femme et ses réalités dans le monde. Ordinairement, se soumettant à la croyance répandue que l’expérience féminine est universelle, on emprunte à la théorie africaine-américaine pour penser, dire et montrer le sujet féminin noir francophone, que celui-ci soit singularisé par les déterminantes complexités intrinsèques de l’Afrique, de l’Amérique ou de l’Europe. C’est ainsi que les productions scientifiques dans et pour le monde francophone tendent à décalquer les catégories conceptuelles et théoriques adaptées aux situations de femmes du monde anglophone, lui-même déjà bien divers et pluriel, sans dûment considérer le fait que, en raison des complexités et des faits indiqués plus haut, les réalités des femmes noires en Afrique, au Canada, dans la Caraïbe et en Europe peuvent ne pas s’y accorder. Le pouvoir politico-médiatique et économique des États-Unis favorise pour la production scientifique anglophone, particulièrement états-unienne, une aura générale non remise en cause qui participe de l’obscurcissement des productions théoriques et conceptuelles des autres aires culturo-linguistiques, en l’occurrence, des productions en français.

La prédominance de la pensée féministe anglophone donne à tort l’impression que, en matière de pensée sur le sujet femme, le monde francophone ne participe pas à la production, et encore moins le monde francophone noir. On emprunte même à la pensée féministe anglophone alors qu’existent des propositions théoriques formulées par des penseuses noires francophones sur des questions concernant primordialement le groupe féminin noir auquel elles appartiennent. Par exemple, dans cette proposition de réflexion que nous avançons est rendue visible la pensée de Féminitude de Calixte Beyala. L’emprunt systématique et spontané aux productions anglophones écarte également, outre la production soulignée plus haut, le dialogue potentiellement fertile entre courants de pensée singuliers et reconnaissance et élargissement bienfaiteur de la diversité et de la justesse épistémiques.

Ne faisant donc pas ressortir les complexités relevées ci-dessus, bien des travaux critiques sur le sujet femme noire se contentent le plus souvent du générique simple ou simplifié de « femme noire » avec, comme cela a été souligné précédemment, pour référent implicite et généralisant, les phénomènes du monde anglophone, surtout états-unien. Pourtant, si la réalité « femme noire » peut ne pas être contestée, poser la question relative au sujet féminin noir du point de vue des complexités que nous venons d’articuler se révèle important. Cela permet de saisir avec plus de justesse les réalités vécues par les femmes en question et, particulièrement, de voir les pensées critiques spécifiques que lesdites réalités génèrent.

De la même manière que nous soutenons – quoique le sujet « femme noire » relève d’une réalité – que l’idée et son expression devraient faire l’objet de judicieuses nuances, nous n’avançons pas qu’être « femme noire » et « francophone » relève d’un essentialisme ou d’une irrémédiable homogénéité. Au contraire, nous reconnaissons le fait que, de manière inhérente, à l’intérieur du monde francophone, cette réalité stipule à la fois une diversité et une pluralité qui distinguent. Cela dit, la diversité, la pluralité et la singularité, qui forment une incontournable complexité, n’abolissent pas le partage actif et productif des composants identificateurs que sont le fait d’être d’une origine africaine commune synthétisée sous l’appellation « noir » et celui de faire relation avec le « monde noir » et le monde plus large en fonction de paramètres offerts par une langue commune « culturalisante » et singularisante : le français.

Ce positionnement ne se formule absolument pas de manière simpliste et naïve à partir d’un prisme négligemment linguistique, fragmentaire ou oppositionnel, voire « colonialisé », dans le sens où, pour la femme dite noire et francophone, ces dimensions naissent, malgré elle, d’un rapport de force historique établi sur la notion et la pratique de races hiérarchisées où l’imposition de valeurs aliénantes et les tentatives constantes de neutraliser sa volonté et sa dignité sont des assauts toujours menés contre elle. Au contraire, tout en appréciant l’emprunt de concepts ou de théories aux autres aires linguistico-culturelles et épistémiques et en reconnaissant ledit emprunt pertinent et valable en certains endroits, tout en admettant les limites des indicatifs « noir » et « francophone », nous prenons en considération, avec la plus grande rigueur, des questions tout aussi sérieuses d’ordre épistémique, herméneutique, socioculturel, politique et philosophique liées à la réalité pour ces sujets féminins d’être parmi toutes leurs dimensions complexes, femmes noires et francophones. Notre positionnement relève, entre autres, d’un questionnement sur l’épistémologie de la domination et du pouvoir à l’oeuvre dans le domaine de la recherche sur le sujet femme et le genre, en l’occurrence, dans les études féministes. Il concerne au premier chef le savoir et la connaissance qui fortifient, amplifient et interdisent le réductionnisme et l’amalgame elliptique à propos des femmes noires dont les Histoires, les cultures, les langues maternelles parlées – elles ont le plus souvent plusieurs langues maternelles, parlent différentes langues –, les visions du monde, les croyances et les pratiques religieuses sont si diverses. Notre positionnement est également politique et se fonde sur le fait que, comme toutes les autres femmes du monde, lesdites femmes noires francophones définissent elles-mêmes le sens et la signification de l’identité qu’elles s’assignent et exposent dans leurs productions.

Les questions sont importantes non seulement en raison des paramètres historiques et contemporains mentionnés plus haut qui conduisent à des réalités et à des rationalités spécifiantes, mais aussi parce que leurs réponses concernent l’avenir et ses potentielles promesses à réaliser pour la dignité, la liberté et la satisfaction d’être au monde dans son caractère matériel et immatériel, tel qu’on en a choisi les termes soi-même, librement. Poser ces questions et y répondre permettent la justice et l’inclusion épistémiques, l’expansion, la longitude, la latitude et l’ouverture illimitée du champ de pensée et de recherche qui favorise le savoir, la connaissance, la nuance, la clarté, le discernement et la mise en lumière de l’étendue, de la richesse, de la diversité, de la beauté et de la complexité du monde, étendue qui peut élever, propulser, élargir et mettre en relation selon l’ordre de l’équité et du respect.

Deux types d’efforts devraient donc être faits pour penser le sujet femme noire dans les contextes singuliers des femmes noires francophones. D’un côté, en procédant à l’étude critique de l’expérience de femmes noires francophones, les exégètes devraient consentir à chercher et à trouver de manière plus soutenue les propositions critiques et théoriques provenant de leurs consoeurs noires francophones et de leurs autres consoeurs francophones pour les utiliser, le cas échéant, comme soubassement paradigmatique de leurs travaux. D’un autre côté, plutôt que de recourir à l’emprunt épistémique qui peut induire en erreur, les consoeurs noires francophones et, plus généralement, les consoeurs francophones doivent davantage s’atteler à la tâche de la production théorique dans ce champ de recherche. En effet, il est vrai que l’un des moteurs de l’emprunt relève de la rareté dans le monde francophone de la théorisation des paradigmes permettant d’appréhender avec justesse et discernement les réalités des femmes noires francophones.

Pourtant, en tant que système qui rend compte des principes de fonctionnement systématique rigoureusement et logiquement observés auprès de phénomènes produits dans les sociétés, la théorie a la capacité d’éclairer et de soutenir les démarches de spécification, de comparaison et de clarté édifiantes par le discernement. Elle procure des fondements paradigmatiques à partir desquels et à travers lesquels le décryptage et la compréhension subtils des situations et des phénomènes sociaux peuvent être abordés. Il importe toutefois que les principes proposés – et formulant le système en question – procèdent de la justesse des observations et de l’authenticité des situations vécues. La théorie doit donc être juste et adaptée aux situations pour que la compréhension et les éventuelles adaptations de comportement, élucidations et solutions vers lesquelles elle peut mener soient également pertinentes et édifiantes. En réunissant savoirs et compréhensions justes et en donnant à voir sous un jour univoque et authentique les objets et les sujets dont elle rend les principes, la théorie situe lesdits sujets et objets hors du champ de l’ambiguïté, de l’approximation, des erreurs, des amalgames, de la manipulation, du regard fautif et « pitoyant » (qui compromet la dignité) et de l’inexactitude qui favorisent la confusion. En cela, théoriser opère aussi dans le champ du pouvoir, d’où l’accroissement de son importance et de son utilité.

Théoriser et conceptualiser dans le champ des études sur le sujet femme noire francophone, aborder ces études également du point de vue de la pensée critique et porter à la connaissance générale la théorie francophone et en particulier, ce qu’on pourrait appeler « la théorie francophone noire », comme adaptée aux affaires universelles est on ne peut plus pertinent pour traiter des questions liées aux situations spécifiques de femmes noires francophones. Une pareille démarche constitue un apport progressiste audit champ d’études. Elle participe ainsi à l’effort de « dignification » contrant la représentation anthropologique (coloniale) qui promeut l’image d’une femme noire sans agentivité, dans l’indélicatesse d’une permanente précarité morale et matérielle prévenant pour elle la modernité et la liberté. Théoriser dans ce cadre, sérieusement et rigoureusement, permet aussi de soustraire le sujet en question du regard qui tend à insinuer qu’il ne peut se penser de manière indépendante et ne saurait être pensé que sous l’insigne de ce qui est appelé Féminisme. Le Féminisme est un paradigme conceptuel formé d’un ensemble de pensées politiques et philosophiques favorisant principalement le sujet femme caractérisé comme « blanc » par les forces tenaces du politique et du symbolique construites au cours d’une Histoire au sein de laquelle ont prédominé la notion et la pratique inesthétiques et a-éthiques de races hiérarchisées et irrémédiablement incompatibles. Théoriser favorise également le savoir et la connaissance qui permettent la compréhension pertinente et peuvent soutenir la transformation des relations entreprises avec le sujet femme noire d’une perspective embuée de relents coloniaux à une qui en est libre.

C’est la raison pour laquelle nous avons souhaité inviter à cette démarche celles et ceux de notre communauté intellectuelle et scientifique opérant dans le champ de recherche sur le genre et les femmes, notamment les femmes noires francophones. Notre appel de textes publié en 2020, avant la pandémie de COVID-19, se posait en ces termes explicites :

Ce numéro a pour objet de mettre en lumière et de faire mieux connaître les théories élaborées par et sur les femmes noires francophones dans différentes aires géographiques. Nous sollicitons des textes s’employant à étudier les perspectives conceptuelles et théoriques proposées dans le monde francophone d’Afrique, d’Europe et des Amériques (Caraïbes, Canada, Amérique centrale et du Sud) par des théoriciennes et intellectuelles noires.

En ce qu’elles nous éclairent sur l’état des lieux relatifs au champ de recherche sur le sujet femme noire francophone, des observations tirées de notre expérience de co-éditrices doivent être faites. Cet aspect de notre expérience est révélateur d’une problématique à prendre sérieusement en considération dans le but d’une résorption productive. D’abord, nous avions initialement reçu peu de propositions. Ensuite, la plupart des propositions provenaient essentiellement du champ des sciences sociales – sociologie et anthropologie – avec comme motif partagé une appréciation qualitative de la situation des femmes. En effet, de nombreuses propositions de textes entendaient transcrire et plus ou moins analyser les résultats de travail d’enquêtes sociologiques sur le terrain surtout par l’intermédiaire de groupes de discussion. De plus, alors que notre appel se faisait en collaboration avec une revue féministe francophone nord-américaine et qu’il mettait en avant toutes les parties de l’Amérique du Nord où peuvent être implantées des femmes noires, nous n’avons reçu aucune proposition en évoquant les situations, par exemple, pour le Canada. En réalité, la majorité des propositions d’articles provenaient de l’Afrique. Beaucoup de ces propositions reprenaient d’ailleurs le paradigme dominant dans les travaux universitaires sur les femmes africaines, soit celui dit « genre et développement ». La prépondérance de cette vision épistémique dans les articles proposés nous permet de souligner le profond ancrage de la colonialité du savoir que notre entreprise conviait à dépasser. Les propositions ont en effet souvent témoigné de la perception et de la conception dominantes sur le sujet et l’objet ici traités ainsi que de l’ancrage des pratiques méthodologiques et conceptuelles en vigueur, y compris dans le cas des sujets femmes noires francophones se donnant pour mission de recherche de penser leurs réalités. Enfin, malgré une bonne dissémination de l’appel, nous n’avons reçu qu’une seule proposition se situant directement dans le domaine qu’il promouvait : la réflexion ou la production purement théorique. À noter que cette proposition n’apparaît pas dans le présent numéro car l’autrice, femme noire et étudiante de troisième cycle, a été gravement affectée par les répercussions de la pandémie de COVID-19 qui l’ont empêchée d’effectuer le travail nécessaire jusqu’à une conclusion satisfaisante pour toutes les parties. Ainsi, pour les raisons que nous venons de signaler et contrairement à notre intention, les articles que nous livrons dans les pages qui suivent portent de façon minime sur la théorie en soi.

En outre, notre projet ayant été entrepris au plus fort de la pandémie de COVID-19, des effets en ont immanquablement été ressentis, notamment quant à l’avancée et au rythme de travail. Comme nous l’avons souligné, la plupart des articles reçus provenaient de femmes du Sud, essentiellement de pays africains. Nous avons pu constater combien les entraves à de multiples facettes imposées par la pandémie de COVID-19 étaient outrancièrement aggravées pour les autrices en question. Une preuve de plus nous a donc été fournie quant au fait que la réalité et les circonstances matérielles, techniques et pratiques séparant le monde du Nord et du Sud ont des conséquences majeures sur la production et la dissémination des connaissances. Elles déterminent lourdement les avantages et les désavantages présidant aux possibilités pour certaines femmes de produire et de faire connaître leurs productions. Notre expérience vécue et les conditions de production de ce numéro de la revue sont ainsi une mise en abîme des rapports de pouvoir épistémique qui se jouent dans le champ de recherche qui s’intéresse au sujet femme noire, car elles mettent en lumière les démarches méthodologiques (souvent de la sociologie qualitative) et les prismes (genre et développement, féminisme universaliste) à travers lesquels ce sujet est pensé de manière inappropriée.

Une telle situation exacerbe encore plus les motivations ayant conduit à notre projet et à notre volonté d’affirmer le rôle progressiste que peuvent jouer la théorie et la pensée critique dans le processus consistant à mieux connaître et comprendre les situations vécues par les femmes noires francophones et, par là, à affirmer et à instituer leur pouvoir dans les secteurs leur permettant de se construire et de se maintenir, en toute sérénité, dignité et liberté et aisance matérielle, politique et symbolique. Les diverses complications se posant encore dans l’entreprise visant à étudier, sous l’angle que nous avons déterminé, les situations de femmes noires dans le monde francophone nous renseignent en outre sur la place et l’importance de démarches telles que la nôtre dans le champ de recherche sur le genre et les femmes. Par-dessus tout, elles signalent le travail restant à faire pour parvenir à une inscription régulière et légitime et à une production plus conséquente de la théorie francophone dans le domaine de recherche portant sur le sujet femme noire francophone. Les complications s’accroissent lorsque les autrices désireuses de répondre aux questions sont elles-mêmes noires et viennent de pays du Sud.

Parler de la connaissance juste sur les femmes noires produite par les femmes noires implique que toutes et tous aient conscience des obstacles auxquels elles peuvent faire face dans l’exercice de la production de ladite connaissance. C’est là une réalité que le champ de recherche sur le genre et le sujet femme gagnerait à considérer plus sérieusement dans une perspective collective convaincue d’atténuation des complications et d’expansion solidaire dudit champ. Il serait aussi bon d’observer, en les utilisant, en les encourageant et en les promouvant, une plus grande considération à l’égard des productions critiques et théoriques des femmes des Suds globalement, en particulier des femmes noires qui produisent du savoir sur des réalités qui les concernent directement.

Penser le sujet femme noire francophone donne à mieux connaître certaines réalités vécues par le sujet ciblé. En se centrant sur la manière dont les femmes noires francophones pensent leur société et soulignent leur positionnement en tant que femmes, l’esprit de ce numéro de la revue convoque l’instauration d’un dialogue sur le sujet plus équitable entre les penseuses du Nord et du Sud. Il répond à l’objectif de diversifier les programmes d’études sur les femmes et le genre, sur la mondialisation, que ce soit en sciences politiques, en sociologie, en anthropologie, en philosophie, en culture ou en littérature.

Aussi, les huit articles de grande qualité que nous avons réunis ici sont-ils de nature à éclairer sur les situations passées et présentes des femmes d’une non négligeable partie du monde francophone noir. Ils sont le fruit de la réflexion de femmes et d’hommes noirs francophones, de femmes francophones plus largement et de chercheuses et de chercheurs en études francophones. Ils sont regroupés en trois pans selon la géographie africaine ou caribéenne (et l’extension caribéenne dans le contexte européen français) et dénotent respectivement l’histoire des mouvements féministes et l’état des lieux actuels dans certains milieux francophones, la mise en lumière d’actrices historiques fondamentales qui ont été occultées par l’histoire officielle et le dialogue avec les propositions formulées dans le monde anglophone.

Ainsi, par une présentation descriptive et analytique dans son texte ayant pour titre « Le colonialisme, le postcolonialisme et le féminisme : un discours féministe en Afrique francophone subsaharienne », Gertrude Mianda s’emploie à faire ressortir la manière dont une pensée féministe noire francophone a été articulée en Afrique occidentale et centrale à travers l’écriture de penseuses et d’écrivaines comme Awa Thiam, Mariama Bâ, Werewere Liking et Calixte Beyala. Mianda fait ressortir le caractère avant-gardiste des propositions de ces penseuses et de ces écrivaines comme Awa Thiam : « Par le fait de contextualiser le vécu des Africaines, le replaçant dans leur contexte historique, économique et socioculturel, Thiam participe au discours féministe postcolonial » (p. 25). Mianda signale en outre que les penseuses et les écrivaines s’évertuent à parler et à agir de l’intérieur, se reposant sur l’expérience féminine africaine pour dégager ce qu’elle a de spécifique et préciser une certaine pensée africaine noire francophone sur le sujet féminin. C’est ainsi que Calixte Beyala crée le concept de « Féminitude », qui participe d’un système de pensée sur le sujet femme indépendant du féminisme. Selon Mianda, la pensée en question est fondée sur la métaphysique africaine d’Ubuntu. C’est la même volonté d’africanisation de la pensée et de son résultat en matière de réflexion et d’action en faveur de la dignité féminine en Afrique, qui se trouve dans les propositions concernant les modes d’action des femmes contre l’oppression coloniale.

Par l’exemple du Bénin, Yvette Onibon Doubogan, dans son texte intitulé « Les mouvements féministes et les savoirs locaux endogènes en matière d’éducation au Bénin : une relation d’altérité pour une décolonisation du féminisme africain », soutient que « les mouvements féministes du Sud, et plus particulièrement du Bénin, ont un regard complexe et contextuel sur l’idéologie féministe du Nord, qui a été développé durant des décennies et qui constitue un élément fondamental de leur philosophie » (p. 36). Toutefois, les contradictions demeurent puisque, malgré la formulation d’une sorte de féminisme africain comme un « ensemble de courants féministes établis par des Africaines » (p. 35) reposant sur les savoirs africains, abstraits et concrets, il convient de décoloniser ledit féminisme africain, car celui-ci « reste dépendant de l’aide financière des pays occidentaux et de l’idéologie des mouvements féministes du Nord » (p. 35). On voit bien dans ce cas une situation féministe de l’Afrique entre tensions et protension où les adaptations doivent être constantes du fait de l’adoption indiscernée des moeurs occidentales et de l’idéologie féministe occidentale, tout en tentant de se projeter et d’envisager un mode de pensée et de féminisme propres aux milieux africains. C’est encore cela que met en évidence Saliou Ngom dans son texte titré « L’émergence et le développement d’un mouvement féministe décolonial au Sénégal : entre approche postcoloniale et revendications égalitaires ». Ngom s’interroge sur la compatibilité entre les promesses et les intentions du féminisme avec les spécificités traditionnelles, notamment religieuses, du Sénégal. Le radicalisme des mouvements des années 80 s’est conclu par un échec et a été suivi par des positions décoloniales, certes plus modérées et efficaces, pour faire accepter l’idée et l’existence du féminisme sur le sol sénégalais, mais qui instituent une ambivalence.

Anna Rocca fait voir, dans son texte qui a pour titre « Adrienne Yabouza raconte : ce ne sont pas des murmures, c’est un éclat de voix de femme! », un médium autre que l’écriture critique à proprement parler où advient aussi la pensée critique. En effet, la littérature étant souvent un espace propice à l’articulation d’idées sérieuses et critiques, il n’est pas étonnant que, à l’instar de Mariama Bâ, l’écrivaine centrafricaine Adrienne Yabouza en fasse usage pour soutenir un discours féministe qui, selon Rocca, critique le féminisme bourgeois au nom d’un féminisme, que nous nommons ici « Féminisme populaire », pratiqué par le petit peuple féminin à la mesure de ses besoins et de ses choix rationnels. C’est cela que prône Adrienne Yabouza, un féminisme populaire commandé par les femmes du peuple qu’il concerne au premier chef et, conséquemment, qui est plus en adéquation avec ce qu’elles sont.

On découvre avec bonheur la figure et l’action de Josépha Labbé en faveur de la dignité et de la liberté des femmes noires dans le contexte martiniquais du Paris des années 70. Dans son texte intitulé « Aimer ses cheveux, s’aimer : une proposition radicale de Josépha Labbé. Femmes afro-caribéennes et esthétique capillaire dans le Paris des années 70 », Véronique Hélénon la présente, elle et sa posture politique qui la fait passer sans ambiguïté comme pionnière du travail accompli pour que les femmes noires embrassent univoquement leurs attributs africains comme le cheveu qui, ordinairement, fait l’objet de discrimination et de préjugés fomentés à travers le prisme raciste. Par cette mise en lumière sur un fait occulté de l’histoire des luttes en faveur de l’intégrité des femmes dans ces lieux francophones caribéens, Hélénon signale que ladite lutte est menée depuis longtemps et que ce qui se déroule comme action dans ce domaine présentement, en l’occurrence pour ce qui est du cheveu, n’en est que la continuité. On voit donc là une des méthodes de lutte et l’entreprise concrète pour l’émancipation politique soutenue par un système de pensée engageant autant la conscience que la solidarité. L’action de Josépha Labbé se constitue une proposition épistémique et tant un discours qu’une action politique. Cela conduit Hélénon à affirmer ceci (p. 87 et 103) :

En accueillant toutes les femmes qui souhaitaient recevoir ses soins, et en apprenant à celles qui étaient prêtes à ne pas se faire défriser – c’est-à-dire à se voir appliquer sur leur chevelure des produits chimiques lissants pour qu’elle ressemble aux cheveux de femmes blanches – et à apprécier une autre image d’elles-mêmes, Josépha Jouffret-Labbé aidait ces femmes à se découvrir en toute plénitude, à s’accepter comme moun […] Alors que dans les années 70, la coiffure des femmes noires, et tout particulièrement des Antillaises, était placée sous l’injonction du défrisage, Josépha était parvenue à se dégager de ce modèle pour ouvrir de nouvelles possibilités.

Dans la même veine de la lumière projetée sur des actes féminins de l’histoire passée ou récente dans la Caraïbe, Sabine Lamour donne elle aussi à reconsidérer le rôle joué par Défilée, une femme. Actrice importante de l’histoire d’Haïti, Défilée a accompli un « geste civilisationnel » (p. 108) obscurci par la mémoire officielle, à savoir qu’elle « avait rassemblé, ramassé, enseveli les restes de l’empereur Jean-Jacques Dessalines et lui avait donné une sépulture après son assassinat, le 17 octobre 1806 » (p.108). Dans son texte ayant pour titre « L’héritage politique de Marie Sainte Dédée Bazile, dite Défilée », Lamour montre comment la portée et le sens de ce geste concernent la société haïtienne d’aujourd’hui, à laquelle elle propose une pensée et une action éthiques (p. 119) :

Défilée doit être considérée comme une figure postcoloniale magistrale dans sa lutte contre les violences d’État, une artisane de la mémoire et une défenseuse des droits de la personne, contre les logiques sociales mortifères dans les sociétés postesclavagistes. Elle impose dans la société haïtienne le principe selon lequel toutes les vies comptent et doivent être considérées comme des vies humaines.

Stéphanie Mulot, quant à elle, pose la question concernant les raisons pour lesquelles les femmes de la Guadeloupe engagées dans la lutte en faveur de l’intégrité féminine ne se nomment pas « féministes ». Mulot explore une série de possibilités exposées dans son texte « Peut-on être guadeloupéenne, potomitan et féministe? », soit des réponses éventuelles qui renseignent sur sa vision de la situation relative aux femmes dans la société guadeloupéenne. Pour elle, certaines raisons sont inhérentes au substrat psychosocial et culturel de la Guadeloupe comme la prépondérance de l’idée de femme forte potomitan ou aux préceptes du féminisme qui, pour beaucoup de Guadeloupéennes, invitent au conflit avec le sujet masculin.

Enfin, outre l’enrichissement du champ de recherche sur les femmes et le genre en y incluant plus systématiquement une perspective de femmes noires francophones, par l’étude critique et la théorie, notre objectif était de dialoguer avec les propositions émanant d’autres systèmes épistémiques. C’est ce que permet d’accomplir Sonia Dayan-Herzbrun grâce à son texte : « Quand des féministes africaines remettent en question l’universalité de la domination masculine ». Elle y trace l’historique d’une pensée féministe décoloniale dans le monde noir anglophone, précisément de l’Afrique. Si l’on y applique le principe de dialogue et de comparaison de méthode, de développement et de pensée, son texte permet de bien faire ressortir les particularités du monde francophone présentées dans les autres articles et l’expansion épistémique qu’elles suggèrent dans le champ de recherche.

Finalement, Penser le sujet femme noire francophone procède de la volonté de mener une réflexion sur l’épistémologie sociale et l’éthique de la connaissance. Notre numéro pose la question des paradigmes à travers lesquels peut se penser le sujet femme noire francophone. Ce numéro soulève plus largement la question de l’épistémologie et de la théorie francophones dans le domaine des études sur le sujet femme et le genre. Il est ainsi un apport à l’entreprise de justice et de justesse épistémiques à l’égard des productions sur et par les femmes noires francophones, sur leurs réalités sociales, leur histoire, leur production intellectuelle et leurs luttes. Nous espérons qu’il saura susciter de l’intérêt et générer dialogue et élan relationnel autant auprès du grand public qu’au sein de la communauté intellectuelle et scientifique.

Articles hors thème

Cinq articles hors thème s’ajoutent aux textes de ce numéro thématique.

Le premier article, de Chantal Bertrand et Stéphanie Tremblay, porte sur le volet « Culture religieuse » du programme Éthique et culture religieuse du ministère de l’Éducation du Québec. Depuis son implantation en 2008, ce volet suscite de vifs débats et des prises de position polarisées, notamment parmi les groupes féministes. En s’appuyant sur le cadre théorique proposé par Caroline Jacquet ainsi que sur les logiques de justification puisées chez Luc Boltanski et Laure Thévenot, les autrices montrent que les représentations de la religion, oscillant principalement entre deux logiques, « domestique » et « inspirée », ont une incidence sur l’appréciation du matériel scolaire; ces représentations influencent aussi les recommandations de groupes féministes quant à la place de la culture religieuse à l’école.

Dans le deuxième article hors thème, Caroline Jacquet pose la question suivante : la Révolution tranquille était-elle vraiment féministe et laïque? En prenant ce point de départ, elle se propose de déconstruire le mythe d’une révolution tranquille féministe et laïque, à partir de deux moments historiques, soit l’adoption de la Loi sur la capacité juridique de la femme mariée en 1964 et la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec, aussi appelée « commission Parent ». Par la suite, se fondant sur une approche féministe poststructuraliste, elle examine un angle mort des récits sécularistes féministes contemporains : la reproduction du patriarcat dans les discours laïcistes de la revue Parti pris. L’autrice étudie un corpus de sources primaires de cette revue, ainsi que d’autres concernant l’adoption de la Loi de 1964 et la publication du rapport Parent, à la suite des travaux de la commission Parent.

Le troisième article hors thème est celui de Laurence Pelletier. Elle y explore la place suspecte et précaire de la femme dans la discipline philosophique, à partir des oeuvres de philosophes femmes et queers contemporaines qui témoignent de leur propre expérience du milieu universitaire comme condition de leur travail intellectuel. Par une méthode d’analyse littéraire, l’autrice trace les contours du lieu paradoxal et parfois violent de l’énonciation des femmes dans l’institution philosophique. Elle souligne, à travers les discours des philosophes et des critiques étudiés, la production d’un paradigme féministe pour penser la possibilité du sujet féminin en philosophie et en théorie. Plus loin dans son article, partant de la nécessité d’une redéfinition des frontières entre disciplines universitaires, notamment entre la philosophie, les études de genre et les études littéraires, l’autrice considère le texte de l’écrivaine et essayiste Zadie Smith, Their Eyes Were Watching God: What Does Soulful Means?, où l’autrice met en acte la violence de l’interdit et l’inhibition qui incombent à celle qui se plie aux injonctions d’objectivité et de neutralité critique, du point de vue d’une femme racisée.

Sophie Théwissen-Leblanc, Caroline Caron et Stéphanie Gaudet, dans le quatrième article hors thème, analysent la manière dont les jeunes femmes expérimentent leur citoyenneté dans le contexte du programme jeunesse Force des filles, force du monde, offert par le Y des femmes de Montréal. Leur article s’appuie sur les résultats d’une recherche ethnographique menée dans cette organisation en vue de concourir à l’acquisition de nouvelles connaissances sur l’expérience de la citoyenneté et à leur développement dans le contexte de projets réalisés par des jeunes dans des milieux communautaires et associatifs. Les autrices veulent ainsi contribuer aux recherches sociologiques sur la citoyenneté des jeunes et aux études sur les filles (girlhood studies). Elles ont étudié l’expérience vécue des participantes au programme, engagées dans la production d’un documentaire, intitulé IntersectionnELLES, pour mettre en valeur la diversité ethnique et culturelle des femmes montréalaises. Les autrices documentent trois dimensions de l’expérience d’apprentissage démocratique des participantes : 1) la création d’un sentiment d’appartenance par l’identification individuelle et collective au féminisme; 2) le sentiment perçu d’une expérience authentique, conféré par la perception d’une réelle prise en charge de leur projet; 3) le développement de savoirs théoriques et pratiques liés au féminisme et à la lutte collective pour la justice sociale, qui trouvent une application concrète dans la vie quotidienne des participantes au-delà du groupe et du programme.

Dans le cinquième et dernier article hors thème, Jean-Baptiste Vuillerod examine la façon dont Silvia Federici, dans son ouvrage Caliban et la Sorcière, reprend mais aussi critique la compréhension du dressage moderne des corps lié à l’émergence du capitalisme développée par Michel Foucault dans son ouvrage Surveiller et punir. Federici déplace le point de vue foucaldien sur le terrain d’une « sexuation de l’histoire », d’une histoire des femmes écrite par les femmes, mettant en évidence la singularité de l’histoire du corps des femmes. Pour sa part, Vuillerod estime que le dialogue avec l’oeuvre de Foucault permet de modifier les termes de ce débat en se plaçant sur le terrain d’une écriture de l’histoire qui revendique son ancrage dans le présent des luttes sociales. En montrant la manière dont Foucault a compris son propre travail d’historien comme un moyen de problématiser le rapport à l’« actualité », l’auteur observe un geste semblable chez Federici : une lumière nouvelle jetée sur le passé pour éclairer le présent et le transformer. Dans son article, l’auteur étudie la reprise critique que Federici propose du projet foucaldien, l’histoire spécifique du capitalisme qui est proposée dans Caliban et la Sorcière, de même que la féminisation de l’histoire qui s’y joue.