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Le 400e anniversaire de Québec en 2008 a servi de prétexte pour réévaluer le rôle attribué par l’historiographie à Samuel de Champlain dans la fondation de la ville. En effet, les écrits de l’explorateur tendent à obscurcir la contribution des autres fondateurs de la colonie laurentienne. On peut en dire autant d’Antoine Laumet, dit de Lamothe Cadillac, et de la fondation de Détroit en 1701, quelques mois après la Grande Paix de Montréal. Tout comme Champlain le fait dans ses écrits, Cadillac se pose comme la figure centrale dans les rapports envoyés à ses supérieurs. Et comme son prédécesseur brouageais, le Gascon projette de ce fait une ombre importante sur l’histoire de la Nouvelle-France. D’ailleurs, tous les administrateurs successifs de ce poste des Pays d’en haut (la région des Grands Lacs) s’attacheront à contrôler le récit de son développement et, par conséquent, auront une influence sur l’historiographie. C’est ce récit officiel que met à l’épreuve Karen Marrero, professeure à Wayne State University (Michigan). Au fil de sept chapitres parcourant l’histoire de Détroit de la fondation jusqu’à la fin du 18e siècle, elle en explore les vrais moteurs socioéconomiques et politiques locaux, soit les réseaux familiaux franco-autochtones (les « canaux cachés » du titre). Voilà donc l’intérêt de cet ouvrage qui remet en question l’histoire traditionnelle de la période coloniale de Détroit, laquelle a largement négligé ces acteurs et actrices régionaux agissant dans les coulisses du pouvoir.

Au-delà de l’histoire régionale, cet ouvrage s’insère dans le champ plus large de l’histoire coloniale de l’Amérique du Nord. En effet, les membres de ces réseaux franco-autochtones de Détroit proviennent majoritairement des Grands Lacs et de la vallée du Saint-Laurent, mais leurs activités s’étendent sur tout le continent, de la baie d’Hudson jusqu’en Louisiane, de Montréal à Boston et New York, quelques-uns allant jusqu’en France, en Angleterre et aux Pays-Bas. La complexité et l’importance de ces réseaux familiaux rangent également l’ouvrage parmi les borderland studies (étude des régions frontalières). En effet, ce sujet est d’intérêt non seulement pour les historiens américains, mais aussi pour leurs collègues de l’Ontario : après tout, jusqu’à la fin du siècle dernier, la proximité entre Détroit (au Michigan) et Windsor (en Ontario) a permis à la communauté francophone de la région de se maintenir des deux côtés de la frontière. Malgré l’imposition artificielle de nouvelles frontières après 1763 et la succession des administrateurs étrangers, la continuité de l’influence de ces réseaux locaux est une démonstration éloquente de la persistance du monde fluvial français (« French river world », ainsi baptisé par Robert Englebert). La principale innovation de l’ouvrage de Marrero est de donner toute la place nécessaire aux actrices de ces réseaux familiaux, lesquelles occupent ainsi la plus importante partie de l’ouvrage. Principalement autochtones, ces femmes mariées à des Français (comprendre aussi : à des Canadiens) forment l’échine de la communauté et les principales assises des alliances sociopolitiques et économiques régionales.

Alors que la comparaison entre la colonisation française et britannique en Amérique est une question de l’heure (songeons au débat concernant l’application à la Nouvelle-France de la théorie du settler colonialism ou « colonialisme d’implantation »), cette étude alimente la discussion en examinant l’évolution de la perception du pouvoir des femmes autochtones par les colonisateurs avant et après le changement de régime en 1763. Toutefois, il ne faut pas se méprendre : cette différence de perception entre les Français et les Britanniques est relative. Après tout, comme Marrero l’avance, « Indigenous women’s power surprised and frustrated imperial authorities » (p. 91). De plus, quoique d’un côté les historiens aient longtemps été fascinés par les femmes qui empruntaient ou même s’appropriaient des rôles masculins, Marrero affirme de l’autre qu’il faut étudier l’inverse aussi : certains hommes comme Cadillac reconnaissaient l’importance d’intégrer aux métaphores de leurs discours adressés aux alliés autochtones des rôles traditionnellement « féminins » pour poursuivre leurs visées dans la colonie.

Aussi fascinant soit-il, le texte aurait bénéficié de plus de balises pour guider la lecture. Devant la panoplie de noms et de relations énumérés, on risque de perdre le fil, ne sachant plus quels acteurs ou actrices sont les protagonistes de la partie qu’on est en train de lire. Il faut également noter la terminologie autochtone utilisée sans être nécessairement accompagnée de définitions ni figurer systématiquement dans l’index. Un lexique et quelques entrées de plus auraient donc été appréciés. Dernière faiblesse à signaler : alors que les fonds d’archives utilisés ont droit à leur propre section comme il se doit, la bibliographie ne distingue pas les sources publiées des études.

Marrero, par cet ouvrage, se place aisément dans la liste des incontournables à lire au sujet de l’histoire de Détroit et des Pays d’en haut, aux côtés des Franco-Ontariens Guillaume Teasdale et Marcel Bénéteau et de l’Américaine Catherine Cangany, entre autres. En ce qui concerne les historiens québécois qui se sont penchés sur l’histoire franco-autochtone, comme le rappelle l’historienne, ils ne tiennent généralement pas compte de l’expérience des communautés présentes à l’extérieur des frontières actuelles de leur province (p. xix).

En somme, l’analyse de l’influence exercée par ces réseaux de parenté révèle une dimension nouvelle et importante de l’histoire des conflits entre les nations alliées aux Français et aux Britanniques. Ce n’est qu’en cherchant à comprendre la dynamique de ces relations entre les Autochtones et les colons qu’on peut espérer expliquer les motivations qui se cachent derrière de nombreux conflits coloniaux. L’ouvrage de Marrero en est un exemple éclatant. Ce livre rappelle aussi l’importance de développer le réflexe de prendre en compte à la fois les notions de genre et les réalités locales. Étudiées seulement du point de vue des agents de l’État (pour la plupart des hommes), les motivations et les explications de nombreux événements et mouvements coloniaux demeurent obscures ; la mise en lumière de ces aspects oubliés révèle au contraire une histoire plus riche et complexe.