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Près de trente ans après la monographie de Marcel Moussette sur le sujet[1], le site du palais de l’intendant à Québec continue de révéler des aspects inédits. Les recherches sur ce site n’ont jamais cessé et ce livre abondamment illustré en propose un nouveau bilan, signé par l’archéologue spécialiste de la culture matérielle Camille Lapointe et deux professeurs de l’Université Laval, Allison Bain et Réginald Auger, qui ont succédé à Moussette dans la direction des fouilles.

Situé entre l’embouchure de la rivière Saint-Charles, sur le Saint-Laurent, et les voies d’accès à la haute ville de Québec, le site du palais de l’intendant occupe un lieu stratégique dans les schèmes d’occupation du territoire depuis la préhistoire. En témoigne une herminette en pierre polie trouvée sur place qui signale que les Autochtones y travaillaient le bois. Jean Talon choisit ce lieu à la rencontre des voies navigables et carrossables pour établir le siège des intendants de la Nouvelle-France et implanter les industries nécessaires à l’essor de la capitale qu’étaient les fours à chaux, une fabrique de potasse et un moulin. Il y ajoute une brasserie pour avitailler les navires au long cours. La redoute Saint-Nicolas et le chantier maritime royal complètent les infrastructures névralgiques de cette « deuxième basse ville » durant le Régime français.

Les archéologues ont mis au jour maints vestiges matériels associés aux personnages historiques ayant vécu au palais mais aussi aux innombrables femmes et hommes qui y firent vivre le projet colonial. Les copeaux de bois parfaitement conservés témoignent du travail d’équarrissage des charpentiers de navire et les pieux de la palissade d’urgence de 1690 permettent de connaître, grâce à la dendrochronologie, la saison même où les bûcherons ont abattu les cèdres. Les archéologues se sont invités à la table des intendants en suivant la trace des restes alimentaires, de la vaisselle en verre et en terre cuite et des chantepleures des tonneaux de vin. Ils et elles ont reconstitué chaque geste des convives découpant les cuisses de dinde et laissant les restes à leurs caniches. Habiles, les archéologues ont isolé les carapaces des insectes ayant proliféré dans les latrines, dans la réserve des farines et dans le malt de la brasserie. Se faufilant à travers les étripe-chats, ils et elles se sont introduits dans les cellules des prisonniers croupissant dans les caves du palais. Les pierres maçonnées de ce lieu d’incarcération sont hantées par la plume retrouvée du notaire et concierge des prisons François Genaple et par les soupirs de la condamnée post-mortem pour le crime de suicide Marie-Anne Lespérance, dix-sept ans, « couturière et vagabonde » détenue sur accusation de vol. La densité du récit, nourri du regard vif et butinant des archéologues, redonne au palais tout son sens au sein de la construction du pays.

Tel un pivot, la section centrale du livre présente les boulets de canon, les artefacts calcinés et autres témoins de la bataille décisive de la guerre de Sept ans en 1759. Sur plusieurs sites du Vieux-Québec, une couche similaire sépare les strates française et britannique. En la fouillant, les archéologues font revivre la violence de la Conquête et la transformation du cadre de vie qu’elle entraîna.

Pendant l’occupation militaire britannique, le palais de l’intendant servit de caserne et, là encore, les archéologues ont reconstitué la table des soldats : ceux-ci étaient payés avec des pennies à l’effigie de leur roi et portaient des boutons identifiant leur nom et leur régiment. (Ici, on relève une erreur : la devise du 100th Prince Regent’s County of Dublin Regiment, Ich dien (« Je sers »), n’est pas en gallois mais en allemand.) De 1770 à 1820, alors que l’Empire britannique est aux abois dans ses colonies américaines et en Europe, la difficulté d’obtenir des produits d’importation ouvre un créneau pour les industries locales comme celle de la poterie. Les terrines des Ampleman, Côté, Vincent et Poitras jettent les assises d’une industrie céramique qui gagnera en ampleur au cours du 19e siècle. Ces objets fournissent de belles illustrations au livre, et les archéologues en utilisent la séquence stylistique comme repères temporels pour dater les sols qui les enveloppent. Autre industrie mise en exergue sur le site : la tabletterie, soit le travail de l’os et de la corne pour la fabrication des dominos, dés, étuis à aiguilles, peignes, manches d’ustensiles, brosses à cheveux, boutons à quatre trous… Le caractère industriel du quartier en pleine transition urbaine s’affirme lorsqu’une brasserie, la Boswell, occupe à nouveau le site de 1886 à 1968.

La longévité des recherches sur l’îlot des Palais tient à une entente qui lie la Ville de Québec au programme d’archéologie de l’Université Laval en faveur d’un stage d’initiation au terrain qui, bon an mal an, génère de nouvelles données. Ce livre s’inscrit donc dans la continuité de celui de Moussette. L’archéologie québécoise, elle, ne cesse d’évoluer, et on s’en aperçoit dans la façon de raconter le site. Tandis que Moussette élaborait une synthèse personnelle sur la « genèse et la structuration d’un lieu urbain », ce nouveau livre se décline en une suite de fresques matérielles liées à des personnages historiques ayant vécu sur le site, et il donne aussi une place de choix aux archéologues, protagonistes incontournables dans la construction du savoir.

Ce contraste frappant entre les deux livres au sujet du même site met en évidence l’évolution plus large de la voix littéraire de l’archéologue au Québec. Cette voix est d’ailleurs en dialogue constant avec les responsables gouvernementaux qui accordent les permis de fouille et attribuent les sites aux chercheurs et chercheuses, structurant ainsi le rapport intellectuel et affectif qui se tisse entre l’archéologue et « son » site. À l’époque où Moussette élaborait sa synthèse, il détenait lui-même un permis archéologique. Depuis la refonte de la Loi sur le patrimoine culturel du Québec en 2012, les archéologues ne détiennent plus les permis en leur nom propre : ils l’obtiennent des personnes morales que sont les musées, les universités et les firmes constituées afin de réaliser les mandats d’archéologie préventive. Ce changement qui réduit l’agentivité des chercheurs et des chercheuses modifie aussi le rapport qu’ils peuvent entretenir avec leur objet d’étude.

Parallèlement, on assiste au Québec à l’émergence d’une nouvelle forme de livre d’archéologie. L’heure est aux livres imprimés sur du papier de qualité avec un grand nombre de figures en couleurs et des textes découpés en courts passages. Plusieurs livres paraissent d’ailleurs sous la direction d’établissements priorisés par la Loi sur le patrimoine culturel, qui sollicitent des textes auprès des archéologues en fonction d’une mise en page convenue avec l’éditeur. Par ces aspects, le nouveau livre d’archéologie n’est pas étranger à celui d’histoire de l’art. Il se distingue toutefois en privilégiant la dimension expérientielle de l’archéologie, avec l’objectif de tisser un lien affectif avec le public, et il affirme l’agentivité scientifique des archéologues décrivant les méthodes de fouille et d’analyse. L’archéologie québécoise reste un acquis fragile, et ce nouveau livre sur le palais de l’intendant en illustre certains des enjeux actuels.