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Voici un ouvrage que l’on attendait depuis longtemps, non seulement parce qu’il s’agit d’une brillante thèse de doctorat en histoire urbaine déposée il y a plus de dix ans déjà, mais aussi parce que l’auteur y livre une description inédite de la rue comme lieu de sociabilité bouillonnant d’activités tapageuses, de stratégies de survie économique, d’échanges d’information et de contestations sociales pour les classes populaires ayant élu domicile à Montréal au milieu du 19e siècle. Inspiré par les travaux d’Edward P. Thompson et de Charles Tilly sur l’action collective de la foule en France et en Angleterre aux 18e et 19e siècles, de même que par les acquis des cultural studies sur les rituels de pouvoir, Taking to the Streets se veut en outre une critique de l’historiographie ouvrière de la période d’avant la Confédération, à laquelle l’auteur reproche d’avoir surestimé le rôle des mouvements sociaux organisés autour de syndicats, de sociétés mutualistes et de comité de grève au détriment des actes de protestation populaire qui sont le fait des exclus, des sans-grade et des sans-voix de la société civile. Ce n’est pas non plus un hasard si l’auteur a choisi la décennie des années 1840 comme cadre temporel de son étude sur Montréal, puisque la rue y devient le théâtre d’une lutte acharnée entre l’idéal des élites libérales cherchant à imposer de nouvelles valeurs de civilité bourgeoise fondées sur l’ordre public et le décorum et la culture politique « brutale » des classes populaires (popular politics) qui, au moyen de l’action collective parfois violente, visent à obtenir réparation auprès des représentants de l’autorité (gouverneurs, magistrats, tribunaux, etc.) pour des injustices sociales, des abus de pouvoir et autres préjudices contraire aux usages de la morale commis à leur égard.

Dans le Montréal des années 1840, comme le montre si bien l’auteur au chapitre 2, nombre de coutumes et de pratiques séculaires des classes subalternes, jadis plus ou moins tolérées par les autorités en vertu des anciens modes de régulation sociale, font soudainement l’objet d’un certain ostracisme. Comme si l’État et notamment le pouvoir municipal récemment créé voulaient rompre un pacte informel en vue d’établir un nouveau modèle de gouvernance qui reposerait sur une codification plus stricte des normes sociales correspondant davantage à l’ère du libéralisme. Divers moyens sont utilisés dans l’espoir de « civiliser » la rue : règlements municipaux pour empêcher les rassemblements informels sur les grandes artères de la ville et ainsi assurer la libre circulation des biens et des personnes, interdiction du tintamarre et des activités laborieuses le dimanche, campagnes de tempérance, lutte contre la prostitution, mesures de réinsertion scolaire des jeunes de la rue, etc. Or, la rue a beau être un laboratoire pour les pratiques innovantes de l’élite libérale et un levier pouvant rendre compte de son autorité politique, le projet réformiste d’une ville respectable (genteel city) se heurtera à une forte résistance des classes populaires soucieuses de préserver leurs anciennes pratiques culturelles.

Au chapitre 3, l’auteur analyse les émeutes et autres tumultes ayant accompagné la grève des terrassiers irlandais du canal de Lachine en 1843. Il y montre entre autres choses comment les parades nocturnes des ouvriers Corkian en vue d’intimider leurs compatriotes originaires de la région de Connaught en Irlande, soupçonnés de vouloir faire échouer la grève, sont fortement ritualisées et particulièrement violentes. Par son caractère de masse et ses actions échappant au contrôle policier, la grève des terrassiers irlandais laisse un doute dans l’esprit de la population montréalaise quant à la capacité des élites municipales d’assurer la sécurité des personnes et la protection de la propriété privée. Pour l’auteur, ce mouvement de grève ne peut se résumer à un simple conflit patron-ouvriers en vue d’améliorer les conditions de travail, ni à une rivalité intra-communautaire pour le contrôle du marché de l’emploi ; ces événements doivent aussi être compris comme une tentative de la part d’un groupe de journaliers irlandais, nouvellement arrivés au pays, de mettre fin à leur exclusion de la sphère publique et de se voir reconnus comme des citoyens à part entière.

Les chapitres 4 et 5 sont consacrés aux parades nationales organisées dans les rues de la métropole, principalement par la Société Saint-Jean-Baptiste et la St. Patrick Benevolent Society, de même qu’aux manifestions publiques de la foi catholique initiées par Mgr Bourget, nouvel évêque du diocèse de Montréal. Contrairement aux efforts de réforme urbaine cités plus haut, ces événements suscitent un réel engouement chez les classes populaires. Ils sont l’occasion pour les élites cléricales et libérales issues des milieux canadien-français et irlandais de montrer leur capacité à discipliner la rue en créant des célébrations publiques fortement chorégraphiées et pacifiques. Ces rituels collectifs d’affirmation nationale et d’expression de la piété populaire sont d’ailleurs conçus comme une avenue alternative par rapport aux violences interethniques qui ont régulièrement cours lors des élections, comme celle de Montréal en 1844 qui fait un mort et plusieurs blessés graves. Ce déploiement d’activités culturelles bien policées vient du même coup légitimer l’autorité de ces nouvelles élites nationales en faisant ressortir leur habileté à exercer le pouvoir de façon rationnelle.

C’est au sixième et dernier chapitre de l’ouvrage que l’auteur pose finalement un diagnostic sur le sort de l’action politique de la foule (popular politics) à la suite de l’émeute tory ayant mené à l’incendie du parlement de Montréal en 1849. Rappelons que ce soulèvement populaire encouragé par les élites économiques anglo-protestantes de Montréal éclate dans le sillage de la loi d’indemnisation votée par l’Assemblée législative, laquelle consacre le principe du gouvernement responsable que les membres de la faction tory ont combattu tout au long des années 1840. Aux yeux de ces derniers, il s’agit d’un affront à leurs privilèges et d’une capitulation face au régime tant redouté de la souveraineté populaire. Si l’incendie du parlement constitue le dernier acte politique de la branche ultra-tory de la métropole, c’est surtout le déclin inexorable (mais pas nécessairement définitif) de la rue en tant que mode d’expression politique de la foule urbaine qui constitue le fait majeur de cette époque, selon l’auteur. On assiste alors à une reconfiguration complète de l’espace publique qui conduit à exclure de la vie politique tous ceux et celles qui ne sont pas des hommes blancs ayant le statut de propriétaire : les femmes, les pauvres, les Autochtones, les nouveaux arrivants et les « gens de couleur ». C’est là tout le paradoxe de la réforme démocratique incarnée par l’octroi du gouvernement responsable, qui d’une main élargit le pouvoir réel de l’Assemblée législative élue au suffrage censitaire, mais de l’autre « weakened the ability of those bereft of power to challenge the vision of those who cling to it » (p. 225).

J’ai été surpris par l’absence en bibliographie des travaux de François Deschamps et de ceux du duo Dagenais-Mauduit sur les Rébellions de 1837-1838, de même que par le silence autour du numéro spécial du Bulletin d’histoire politique (2013) consacré à l’incendie du parlement de Montréal en 1849. Cela aurait sans doute permis d’approfondir davantage le lien organique entre ces deux événements et de moins insister sur la nature ethnique et sectaire de la rébellion patriote et du mouvement réformiste (p. 26). Par ailleurs, lorsqu’il mentionne la présence du fabricant montréalais de pompes à incendie Alfred Perry parmi les émeutiers tory de 1849, l’auteur rate une occasion de discuter de l’attitude ambivalente du monde artisan, tout à la fois préoccupé par une quête de respectabilité, comme en témoigne l’apparente distanciation des tailleurs de pierre d’avec la foule émeutière lors de la grève des terrassiers irlandais du canal de Lachine, et désireux de se faire entendre par des actes de violence collective lors des campagnes électorales particulièrement marquantes de la décennie. Je conviens cependant que ces remarques représentent une quantité minuscule dans la balance comparée à l’immense contribution de cet ouvrage qui vient combler un vide dans la compréhension du passage à un nouvel ordre libéral, en montrant l’impérieuse nécessité d’une dissolution de la culture plébéienne d’Ancien Régime qui faisait obstacle à l’avènement du capitalisme industriel et à la création de l’État moderne au Canada vers le milieu du 19e siècle.