Corps de l’article

Ni manuel, ni dictionnaire, ni histoire, l’Atlas littéraire du Québec dirigé par Pierre Hébert, Bernard Andrès et Alex Gagnon nous propose, en 253 notices, une traversée du vaste monde de la littérature au Québec. On me pardonnera de ne pas filer ici la métaphore du voyage (ce dont les directeurs de l’ouvrage ne se privent pas en introduction, y joignant celle de la maison) pour m’intéresser plutôt à la forme de l’atlas lui-même qui, en tant que « recueil de cartes, planches, tableaux, dans un domaine particulier » (dictionnaire Usito), donne à voir le terrain sur lequel s’inscrit cette activité. L’ouvrage publié chez Fides cherche en effet à rendre le monde littéraire à la fois lisible et visible, grâce à une structure qui conjugue textes et images au sein d’un livre de 500 pages malléable et agréable à consulter.

La lisibilité de l’ouvrage repose d’abord sur le format des notices qui tiennent en une à deux pages et qui, dans une langue généralement sobre et accessible, synthétisent des sujets aussi vastes et complexes que la langue littéraire, l’imprimerie ou Prochain épisode d’Hubert Aquin. Ce travail est d’autant plus admirable que les quelque 150 collaborateurs et collaboratrices, issus de diverses disciplines (littérature, histoire, histoire de l’art, sociologie, bibliothéconomie…), sont des spécialistes qui se sont ici astreints à la concision.

L’ouvrage est divisé en trois parties qui allient efficacement approche chronologique et approche thématique. La première et la plus volumineuse, intitulée « Histoire », est subdivisée en quatre époques : « De la Nouvelle-France à 1800 », « Le XIXe siècle », « Le XXe siècle (1900-1960) » et « Les XXe et XXIe siècles (1960 à nos jours [soit 2018]) ». Elle couvre les grands courants, oeuvres et auteurs de la littérature québécoise dans tous les genres (roman, poésie, théâtre, essai, nouvelle), jusqu’au renouveau des maisons d’édition depuis 2000 et aux récentes polémiques entourant SLĀV et Kanata de Robert Lepage. Or, à côté de ces entrées attendues, on remarque un souci de réserver une juste place aux femmes de lettres (bien représentées notamment par des encadrés qui les mettent en vedette) et à ce que Victor-Lévy Beaulieu nomme la « petite littérature du Québec », soit les littératures régionales, populaires et jeunesse mettant en scène « espions, policiers et cowboys » (p. 104). Ce parti pris pour une ouverture de la littérature à ses marges et minores se fait véritablement sentir dans les deux autres parties de l’ouvrage : « Traversées » et « Genres et marges ».

Comme son titre l’indique, la première de ces deux parties propose des notices transversales, d’abord sur « les » littératures du Québec (anglophone, autochtone, franco-canadienne, gaie…), puis sur des institutions de la vie littéraire (censure, bibliothèques, manuels scolaires…) et, enfin, sur des figures emblématiques de la littérature québécoise, tels le cheval, Rose Latulippe, l’Autochtone et la guerre. Certes, ces notices ne permettent pas de brosser un portrait détaillé ni très nuancé de la façon dont ces figures s’inscrivent dans l’ensemble de la production littéraire québécoise, mais elles circonscrivent néanmoins une forme d’imaginaire littéraire et social de la province, à la fois hétéroclite et cohérent. La dernière partie de l’ouvrage explore, avec beaucoup de pertinence, les marges génériques et disciplinaires de la littérature. Ainsi, les catéchismes côtoient les romans érotiques dans une section consacrée à ce qu’on nomme communément les « paralittératures ». Puis sont évoqués les liens étroits qu’entretient la littérature avec d’autres médias (radio, cinéma, télévision) et avec les arts visuels (critique d’art, livres d’artiste, livres illustrés). Ces deux parties balisent la définition du « littéraire » qui ressort de l’atlas : il s’agit d’une conception large, dont les frontières floues sont assumées, voire revendiquées comme parties prenantes du phénomène littéraire.

En ce qui a trait à la présence visuelle de la littérature dans l’ouvrage, il semble révélateur que celui-ci se termine sur une section abordant les livres illustrés. Cela montre bien le souci des codirecteurs de donner à voir la littérature sous toutes ses formes. L’Atlas littéraire du Québec se démarque en effet par la qualité et le nombre de ses illustrations, en couleurs de surcroît. Couvertures de livres, portraits d’auteurs et d’autrices, manuscrits, affiches, cases de bandes dessinées et autres oeuvres picturales inspirées de la littérature viennent non seulement agrémenter la lecture des notices, mais aussi ouvrir la littérature à tout un ensemble de pratiques connexes qui la rendent visible dans la sphère sociale.

Cette préoccupation pour la dimension matérielle du livre et de la littérature se reflète d’ailleurs dans la matérialité de l’Atlas lui-même, qui apparaît comme un objet dont la mise en page et le format ont été soigneusement réfléchis. Outre les illustrations, les encadrés ponctuent visuellement les pages et attirent l’attention sur des citations, des concepts, des polémiques, des anecdotes qui donnent une voix aux auteurs et autrices ou qui inscrivent la littérature dans la sphère publique. On y apprend par exemple que David Solway a inventé un poète grec afin de se faire passer pour son traducteur (p. 360) et que Marie-Claire Daveluy est non seulement une autrice bien connue de littérature jeunesse, mais également la première femme à avoir été admise à la Société historique de Montréal (p. 147).

Or, les encadrés attirent aussi l’attention sur quelques redites — inévitables, semble-t-il, en raison de la double organisation chronologique et thématique. On retrouve par exemple une même citation sur la censure dans les encadrés des pages 7 et 167. En vérité, le cas de cette citation met surtout en évidence le fait que l’ouvrage porte la marque des intérêts et du réseau de ses trois codirecteurs : la littérature y est envisagée sous un angle principalement sociologique et on remarque une prédilection pour les questions de censure, d’humour, d’archives et d’imaginaire social, sujets qui ont occupé Pierre Hébert, Bernard Andrès et Alex Gagnon dans leur carrière respective. Ce biais se révèle cependant davantage une qualité qu’un défaut, au sens où ces sujets m’apparaissent renouveler en partie le regard que nous portons sur la littérature, d’autant plus qu’ils permettent de repenser la période allant de la Nouvelle-France aux années 1930 environ, passé littéraire dont le récit est encore trop souvent marqué par les lieux communs. En outre, si ces sujets sont surreprésentés, ce n’est pas au détriment du reste, comme en témoigne la place faite à la littérature contemporaine, à la poésie ou au théâtre, par exemple.

En somme, sur le plan de la lisibilité, le seul bémol se trouverait du côté du double, voire du triple système de référencement utilisé. Par exemple, la notice concernant Ludger Duvernay porte le numéro 35 et se situe à la page 63 ; le numéro de page est utilisé pour référencer la notice dans l’index des auteurs à la fin de l’ouvrage ; le numéro de notice sert, quant à lui, à renvoyer à des notices complémentaires à la fin d’une entrée. Ainsi, on trouve un renvoi à la notice 35 à la fin du texte sur le journal L’Opinion publique. Or, quand le nom d’un auteur ou le titre d’une oeuvre est évoqué à l’intérieur d’une notice (par exemple, Duvernay est mentionné dans la notice sur les écrits polémiques), il est suivi d’un astérisque ; le lecteur doit alors se référer à l’index ou à la table des matières pour repérer la notice concernant cet auteur ou cette oeuvre. Ce système de référence peut donc porter à confusion, mais il a l’avantage (un peu pervers) de prolonger le plaisir de feuilleter l’ouvrage d’une notice à l’autre.

Pour cette raison et aussi parce qu’il ne comporte aucune référence externe ni bibliographie, l’Atlas littéraire du Québec est moins un ouvrage de référence à placer sur le même rayon que le Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec (1980-, neuf volumes parus) ou La vie littéraire au Québec (1991-, six volumes parus) qu’un beau livre à laisser sur la table à café pour s’y plonger de temps à autre au gré des intérêts, curiosités et interrogations de chacun sur le vaste monde qu’est la littérature.