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L’Organisation Mondiale du Tourisme a enregistré en 2018 et 2019 une hausse du tourisme vers les destinations dites lointaines des marchés émetteurs pouvant aller jusqu’à 14,7 % dans le cas des Maldives, croissance souvent supérieure à celle du tourisme mondial toutes destinations confondues[1]. Ces chiffres traduisent à la fois un marché particulièrement dynamique et une concurrence qui s’intensifie entre les nombreuses destinations touristiques évoluant sur le plan international. 

La variété des destinations potentielles parmi lesquelles le consommateur-touriste effectue son choix vient bousculer les modèles décisionnels classiques en comportement du consommateur. En effet, ces derniers considèrent la fidélité comme la variable résultat incontournable dans la mesure de la performance de l’offre et des efforts marketing. Il est communément admis pour une marque qu’offrir une expérience satisfaisante maximise ses chances d’influencer les décisions et les choix futurs de manière positive à travers le développement d’attitudes et de comportements favorables envers la marque. Or les consommateurs-touristes agissent sous contrainte de temps et d’argent. Face à la diversité de l’offre toujours mieux pensée qui facilite la quête d’évasion et de nouveauté (Cohen, 1984), les managers des destinations font face à des comportements touristiques d’ordre exploratoire remettant en question la centralité du concept de fidélité dans sa dimension comportementale. Bien qu’étant satisfaits de la destination visitée et des prestations touristiques consommées sur place, les touristes préfèrent souvent choisir une destination différente pour leur prochain voyage (Jang et Feng, 2007). Cela est sans doute d’autant plus prégnant pour les Petites Destinations Insulaires (PDI) dont les caractéristiques (économique, géographique, historique, sociale) (Mc Elroy et Medek, 2012) réduisent de fait les perspectives de revisite.

Face à ce constat, plusieurs questions se posent : si les séjours répétés apparaissent de moins en moins réalistes, est-il toujours pertinent de mobiliser le concept de fidélité comme but à atteindre dans le secteur du Tourisme ? N’est-il pas possible d’élargir la réflexion en intégrant le développement de nouveaux comportements positifs au-delà de la visite ou de la revisite ? D’autres concepts ne pourraient-ils pas être mobilisés pour mieux appréhender à la fois les comportements touristiques exploratoires, mais aussi le développement et le maintien sur le long terme d’une relation entre un individu-touriste et une destination ? 

En 2011, le concept de Customer Engagement ou Engagement Client (EC) apparaît en marketing relationnel (Hollebeek, 2011). En 2016 puis en 2017, le Marketing Science Institute l’identifie comme un thème de recherche majeur. Ce concept novateur qui capture l’ensemble des activités positives d’un individu envers une marque sans forcément qu’il y ait déjà eu d’échange marchand remet en question la pertinence des mesures de ré-achat d’un produit ou d’un service dans la réussite du maintien du lien individu-marque. La transposition du concept d’EC dans le champ touristique semble prometteuse. Il permettrait le retour vers une mesure plus réaliste des comportements effectifs des individus-touristes. Il serait de ce fait, une alternative de mesure face à la faible validité prédictive des processus intentionnels de retour ou de recommandation (Yoon et Uysal, 2005; Prayag et Ryan, 2012; Gallarza et Saura, 2006). Par ailleurs, il élargit l’intérêt porté aux consommateurs potentiels. Cette perspective semble non négligeable tant l’acquisition de nouveaux consommateurs semble essentielle dans le cadre des destinations touristiques. Et si finalement l’industrie touristique était l’un des seuls ou rares domaines d’application du marketing où acquérir de nouveaux clients était plus réaliste et compétitif que de conserver les clients passés ? En ce sens, le concept d’EC semble représenter une nouvelle variable résultat pertinente dans la modélisation du comportement du consommateur en tourisme.

L’intégration du concept d’EC au champ du tourisme est néanmoins récente. Les rares travaux sur le sujet proposent une définition et une échelle de mesure adaptée au secteur (So et al., 2016; Harrigan et al., 2017; Rather et Sharma., 2017). Cependant, les terrains d’étude mobilisés ne concernent pas le cas particulier des destinations touristiques et se limitent à certaines prestations de service. Dans ce cadre, comment qualifier l’engagement des touristes envers une destination ? Comment le mesurer afin de l’intégrer aux outils de pilotage des destinations ? 

Ainsi, la présente recherche se propose de répondre à deux objectifs principaux : (1) définir spécifiquement le concept d’EC dans le cadre des destinations touristiques et (2) proposer une échelle de mesure adaptée aux destinations touristiques en complément des travaux existants.

Pour ce faire, ces questionnements sont confrontés à un terrain de recherche spécifique : l’île de La Réunion. Identifiée comme une PDI[2], au sens de Taglioni (2006), faisant face à l’insularité et à l’isolement de ses principaux marchés touristiques émetteurs comme la France métropolitaine, La Réunion déplore un retour effectif de visite — autre que le tourisme affinitaire[3] — insuffisant[4] malgré un taux de satisfaction élevé. Notons que, en 2019, à la fin de leur séjour, 98,7 % des touristes interrogés se disaient satisfaits, voire très satisfaits de leur expérience sur l’île[5], et 86,9 % indiquaient une intention de revenir (Ile de La Réunion Tourisme, 2019). Ainsi, l’intention est réelle, mais le retour effectif demeure peu probable. Comparé à d’autres destinations insulaires plus développées touristiquement, ce territoire fait en effet face à des contraintes fortes en matière d’accès et de développement des infrastructures (Mc Elroy, 2003) même si sa croissance est favorisée par son statut de Département d’Outre-Mer (Bertram, 2004; Mc Elroy, 2006). Ces caractéristiques en font un terrain singulier et particulièrement intéressant pour l’étude du concept d’EC.

Après avoir discuté du concept central d’Engagement Client, de son intérêt en tourisme puis de sa dimensionnalité, le papier présente la méthodologie retenue et les résultats de l’étude menée auprès de 572 répondants, permettant de valider la première échelle de mesure de l’EC appliquée au contexte particulier d’une destination touristique. Enfin, en conclusions, les implications ainsi que les pistes de recherche sont présentées.

Le concept d’Engagement Client dans le champ du tourisme

L’Engagement Client ou « Customer Engagement »

L’intérêt pour le concept d’EC en marketing relationnel a donné naissance à un certain nombre de recherches essentiellement de nature conceptuelle. Dans la littérature anglo-saxonne, des divergences quant à la nature et au contenu du construit apparaissent selon les termes utilisés « consumer engagement », « customer engagement » ou encore « brand engagement ». Un certain consensus émerge néanmoins sur la définition et l’intérêt du concept d’EC (Tableau 1).

Tableau 1

Synthèse des définitions du concept d’EC

Synthèse des définitions du concept d’EC

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L’Engagement Client est défini successivement selon les auteurs comme un niveau de présence (Patterson et al, 2006), d’investissement (Hollebeek, 2011; Harrigan et al, 2017), de motivation (Hollebeek, 2011) ou encore de connexion (Rather et Sharma, 2017) de l’individu dans la relation à la marque. Il reflète l’intensité de la participation du consommateur dans les activités de la marque (Vivek et al, 2012). Ensemble de dispositions individuelles envers l’objet de l’engagement (Dessart et al, 2016), le concept traduit un état psychologique (Brodie et al, 2011) — état d’esprit positif (Dwivedi, 2015) — résultant des interactions avec la marque. 

L’engagement client permet alors de qualifier la force de la relation — de la connexion (So et al, 2016) — individu/marque, à travers ses manifestations, c’est-à-dire à travers l’ensemble des activités dans lesquelles le consommateur s’engage — s’investit — en relation avec la marque. Intégrer une communauté de marque, recommander positivement la marque, défendre la marque et co-créer avec la marque sont le reflet d’un niveau élevé d’engagement du client. 

Il s’agit donc de caractériser à la fois l’intensité avec laquelle le client s’investit dans les activités de la marque et la diversité de celles-ci. Elles sont de nature affective — traduisant les états émotionnels des individus lors de leurs échanges avec la marque; cognitive — présentant les états mentaux durables et actifs d’un consommateur envers cette dernière; ou comportementale — reflétant l’interactivité de l’individu avec l’entreprise, ses communautés de marque ou les autres clients. C’est la pluralité et l’intensité des activités positives développées en relation avec l’objet de l’engagement qui caractérisent l’EC (Patterson et al., 2006; Brodie et al., 2011; Hollebeek, 2011; Vivek et al., 2012; Dwivedi, 2015; Dessart et al., 2016; So et al., 2016; Harrigan et al., 2017; Rather et Sharma, 2017). 

La diversité des activités considérées dans la mesure du niveau d’engagement client permet d’aller au-delà des situations d’échanges (Dessart et al, 2016) et d’achat (So et al, 2016). Ainsi l’EC naîtrait à la fois de l’expérience vécue au contact direct du produit ou du service marqué, mais également de l’expérience indirecte, le différenciant des concepts de « commitment » [6] et de fidélité essentiellement liés à un acte d’achat (passé ou futur) (Patterson et al., 2006). Seront alors dits engagés « ceux qui interagissent avec la marque sans nécessairement l’acheter ou prévoir de l’acheter » dans l’instant (Vivek et al. 2012, p.127). L’EC permet ainsi de caractériser la relation entre le consommateur et une marque sans que cela soit inexorablement lié à une transaction. En d’autres termes, le concept d’EC permet de considérer les activités non transactionnelles comme tout aussi importantes que l’achat/rachat du produit ou du service dans la relation entre un individu et la marque. Les activités non transactionnelles pouvant se traduire par exemple par une implication active au sein de communautés de marque ou encore un enthousiasme affirmé vis-à-vis des activités de l’entreprise (Van Doom et al., 2010). Dès lors, tous types d’individus peuvent potentiellement être engagés indépendamment de leurs expériences vis-à-vis du service ou du produit marqué : les consommateurs passés et actuels de la marque, mais également les consommateurs potentiels (Vivek et al., 2012). 

Un concept pertinent en tourisme

La prise en compte des consommateurs potentiels présente un intérêt managérial certain en tourisme. Bien que chaque expérience touristique reste unique et subjective, les destinations, et tout particulièrement les PDI, ne peuvent indéfiniment se renouveler/innover aussi aisément que les entreprises et prétendre en même temps à un taux de revisite élevé de la part de touristes en quête de diversité et de nouveauté. Celui qui ne peut satisfaire ses besoins de diversité et de nouveauté au sein d’une même destination, comparera les offres alternatives, et mettra en concurrence les autres destinations considérées comme étant comparables. Face à une compétition mondiale féroce, il semble alors qu’acquérir de manière continue de nouveaux visiteurs devienne pour les PDI un objectif stratégique plus réaliste que de vouloir, avant tout, faire revenir ceux qui sont déjà venus. En ce sens, les individus engagés envers la destination, mais qui ne s’y sont jamais rendus pourraient représenter des prospects potentiels maximisant les chances d’être convertis en visiteurs au moins une fois au cours de leur vie, car déjà engagés dans la relation avec la destination. Des individus développant par exemple des passions pour certaines destinations sans forcément s’y être déjà rendus, à l’instar des passionnés de mangas animés exaltés par le Japon et fins connaisseurs du lieu sans l’avoir directement expérimenté, représenteraient alors une cible marketing pertinente. 

Sur le plan théorique, la capacité de l’EC à mobiliser des concepts plus diversifiés que l’achat continu et répété du même lieu de visite offre de nouvelles perspectives. Dépassant le simple stade de la transaction, l’EC intègre par exemple des comportements d’activisme de la part du client passé ou potentiel. À la fois en ligne et hors ligne, ces comportements se traduisent par la défense, la promotion, la recherche d’informations à propos de l’objet d’engagement (Morrongiello, 2014). De nombreuses motivations peuvent alors pousser l’individu à entrer en relation avec la marque : exprimer des sentiments, se sentir concerné par les opinions d’autres consommateurs, chercher des conseils, recevoir des bénéfices économiques ou encore aider l’organisation (Hennig-Thurau et al., 2004). 

Ces comportements sont d’autant plus intéressants à étudier que l’expérience touristique est une expérience de consommation que les clients évaluent avant, pendant et après leur séjour (Stickdorn et Zehrer, 2009). Ce processus étendu d’évaluation se caractérise au stade de la pré-consommation par la nécessité d’obtenir ou de rechercher des informations liées à son prochain séjour (forme comportementale de l’EC). Le voyageur se rend sur des sites de voyages (type tripadvisor), observe les commentaires, compare les Net Promoting Scores laissés par des pairs, demande conseil aux voyageurs plus aguerris afin de minimiser le risque de se tromper. Au cours de la phase de consommation, l’EC peut être motivé par le désir de partager l’expérience en instantané et de manière connectée avec d’autres individus (selfies et commentaires postés sur ses réseaux sociaux, récits et conseils laissés sur des journaux de bord tout au long du séjour). À la phase de post-consommation, ces touristes peuvent encore être motivés à partager leurs expériences avec leur entourage, ou à travers certains actes à maintenir la relation avec le prestataire touristique et les communautés liées à la destination. Sollicité par les marques, le voyageur se met à répondre aux enquêtes de satisfaction qui lui sont envoyées et incite les prestataires à être vigilants sur certains éléments de la relation, partage à son tour son opinion, son expérience par des commentaires publics. 

Un concept multidimensionnel

Cette pluralité et cette diversité des activités positives envers la marque dans lesquelles les individus s’engagent posent la question de la dimensionnalité du concept. Sur ce point, la littérature diverge. Cela crée une certaine confusion, mêlant la nature même des activités développées — autrement dénommées les « dimensions génériques » (affective - cognitive - comportementale) (Rather et Sharma, 2017) aux actions qui en découlent (se laisser absorber — interagir — s’identifier — etc.). 

Si les auteurs s’accordent sur la tridimensionnalité générique de la nature des activités développées par les consommateurs (affective — cognitive - comportementale), l’expression des actions qui leur sont relatives, est en revanche toujours largement débattue. Ces dernières varient tant sur leur nombre que sur leur contenu en fonction de l’objet d’engagement (Synthèse en Tableau 2). Les auteurs parlent alors d’Absorption (Patterson et al., 2006; Dwivedi, 2015; Dessart et al., 2016), de Dévouement (Patterson et al., 2006; Dwivedi, 2015), de Vigueur (Patterson et al., 2006; Dwivedi, 2015), d’Interaction (Patterson et al., 2006), d’Immersion (Hollebeek, 2011), de Passion (Hollebeek,2011), d’Activation (Hollebeek, 2011), d’Attention (Dessart et al. 2016), d’Enthousiasme (Dessart et al. 2016), de Plaisir (Dessart et al. 2016), de Partage (Dessart et al. 2016), d’Apprentissage (Dessart et al. 2016) ou encore de Support (Dessart et al. 2016).

Dans le contexte particulier du tourisme, les travaux de référence menés par So et al. (2016) valident empiriquement cinq dimensions. Par la suite, les études dans le domaine ont soit confirmé ces cinq dimensions (Rather et Sharma, 2017), soit en ont réduit le nombre à quatre ou trois (Harrigan et al., 2017). 

  • L’Enthousiasme (Vivek et al., 2012; Dessart et al., 2016; So et al., 2016; Rather et Sharma, 2017) représente le niveau d’exaltation et d’intérêt d’une personne vis-à-vis de l’objet de son engagement comme la marque ou, en tourisme, la destination. D’ordre affectif ou cognitif selon les auteurs (Harrigan et al., 2017), il se caractérise alors par un fort sentiment d’excitation dès lors que l’individu entre en contact avec un stimulus relatif à la destination comme un blog, un site internet ou une newsletter. Alors que cette dimension est confirmée par Rather et Sharma (2017), Harrigan et al. (2017) proposent de la fusionner avec l’Attention et l’Absorption. 

  • L’Identification (Harrigan et al., 2017; So et al., 2016, Rather et Sharma, 2017) traduit l’état émotionnel du consommateur lorsque ce dernier perçoit sa propre image de soi comme concordante avec les activités de la marque et par analogie en tourisme, de la destination (Bagozzi & Dholakia, 2006). Ainsi, lorsqu’un individu s’identifie à une destination, il se reconnaît dans les valeurs véhiculées, dans ses messages et l’image projetée de cette dernière. Cette dimension n’apparaît qu’au sein des travaux en tourisme sous cette terminologie (Harrigan et al., 2017; So et al., 2016, Rather et Sharma, 2017), mais peut être rapprochée du Dévouement qui traduit un sentiment d’appartenance à l’organisation ou à la marque (Patterson et al., 2006; Dwivedi, 2015).

  • L’Attention (Vivek et al., 2009; Dessart et al., 2016; So et al., 2016; Rather et Sharma, 2017), de nature cognitive, se réfère à la durée de concentration et de préoccupation mentale du consommateur envers l’objet d’engagement. À cet égard, l’attention est une dimension intangible et l’individu dit « engagé » se sent, de manière consciente ou inconsciente, attentif, pleinement connecté, « en phase » avec le produit, le service marqué ou encore la destination. Un client engagé envers une marque est attiré par les informations liées à cette dernière. Ainsi il est susceptible d’accorder un plus grand niveau d’attention aux activités promotionnelles ou communicationnelles d’une destination touristique (Vivek et al., 2009). Alors que cette dimension est confirmée par Rather et Sharma (2017), Harrigan et al. (2017) proposent de la fusionner avec l’Enthousiasme et l’Absorption. Elle peut également se rapprocher de l’Immersion définie comme le niveau de pensées, de concentration et de réflexion d’un individu envers une marque (Hollebeek, 2011). 

  • L’Absorption (Patterson et al., 2006; Dwivedi, 2015; Dessart et al., 2016; Harrigan et al., 2017; So et al., 2016, Rather et Sharma, 2017), également de nature cognitive, se traduit par un niveau élevé d’engouement envers l’objet d’engagement. L’individu est tellement concentré sans effort sur tout ce qui touche à la marque, que le temps s’écoule sans que ce dernier s’en rende compte. Ceci s’apparente à une perte de conscience de soi et à une distorsion de la vision du temps lors de toute interaction avec la marque ou la destination. Ainsi, un client engagé envers une destination touristique perdra toute notion du temps en lisant ou en écrivant des commentaires à propos de ce lieu de visite sur les plateformes d’opinions. Ces plateformes d’opinions peuvent prendre la forme de blogs de voyage comme World Else, de journaux de bord ou d’évaluations participatives comme Trip Advisor. Cette dimension est l’une des plus consensuelles dans la littérature liée à l’EC. 

  • L’Interaction (Patterson et al., 2006; Hollebeek, 2011; Brodie et al., 2011; Vivek et al., 2012) désigne toutes formes d’activités en ligne ou hors ligne liant l’individu à la marque ou à d’autres individus en dehors de l’achat. De nature comportementale, l’interaction implique le partage et l’échange d’idées, de pensées et de sentiments au sujet des expériences directes ou indirectes avec la marque, avec l’entreprise elle-même, ou d’autres clients (Vivek et al., 2012). Ces aspects comportementaux de l’EC sont non contrôlables par la marque et amènent les individus à aller au-delà de leur simple rôle de consommateur (Macey et Schneider, 2008). En ce sens, les consommateurs engagés participent activement à « la vie » de la marque et vont au-delà du statut de récepteur passif d’un produit ou d’un service (Mollen et Wilson, 2010). En tourisme, cela peut se traduire par une présence accrue sur les communautés de voyage liées à une destination. Cette dernière dimension est commune à l’ensemble des travaux sur l’EC (Patterson et al., 2006; Hollebeek, 2011; Brodie et al., 2011; Vivek et al., 2012).

Tableau 2

Synthèse des dimensions de l’EC en fonction de leur nature

Synthèse des dimensions de l’EC en fonction de leur nature

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Un concept d’ordre supérieur

Si le débat portant sur le nombre de dimensions reflétant le construit d’EC demeure ouvert, les auteurs s’accordent à dire que le concept est multidimensionnel et qu’aucune des dimensions ne peut se suffire à elle-même. En d’autres termes, un seul type d’activités ne peut traduire à lui seul l’engagement chez un consommateur. C’est la diversité des activités dans lesquelles le consommateur s’investit qui permet de qualifier un consommateur d’« engagé ». Ainsi, la participation purement comportementale aux activités de la marque ne signifie pas nécessairement un réel engagement au sens customer engagement. Un client peut s’engager dans un forum de discussion sur la marque pour acquérir des informations sur les produits ou réduire les risques perçus (Brodie et al., 2013), plutôt que pour être connecté à la marque. En revanche, le client véritablement engagé doit avoir une relation psychologique et affective durable avec la marque en plus de ses comportements effectifs (Hollebeek, 2011; So et al., 2016). Ainsi, c’est la combinaison des différentes activités, et donc des dimensions, qui déterminerait le niveau d’EC, sous-entendant l’existence d’un concept latent d’ordre supérieur (Vivek et al., 2014; Dwivedi, 2015; Dessart et al., 2016; So et al., 2016; Harrigan et al., 2017). 

Ainsi, à l’issue de l’analyse de la littérature, nous proposons de définir l’EC envers une destination touristique comme la connexion personnelle d’un individu à une destination se manifestant par un niveau de participation à un ensemble varié d’activités positives en relation avec la destination. De nature cognitive, affective et comportementale, c’est la pluralité et l’intensité de ces activités qui caractérisent le niveau d’engagement de l’individu, qu’il ait, ou n’ait jamais, visité la destination. La question de la mesure de ce niveau d’engagement se pose alors. Le concept étant encore peu mobilisé dans le champ du tourisme (So et al., 2016; Harrigan et al., 2017; Rather et Sharma, 2017), aucune échelle de mesure de l’EC adaptée aux destinations touristiques n’a été à ce jour proposée. Le nombre et la nature des dimensions du construit dans d’autres contextes faisant par ailleurs encore débat. 

C’est pourquoi nous proposons d’adapter l’échelle de mesure de l’EC proposée par So et al. (2016) au contexte particulier des destinations touristiques et plus particulièrement à l’île de La Réunion. Nous testons ensuite la dimensionnalité du construit au regard des travaux de So et al. (2016), Rather et Sharma (2017) et Harrigan et al. (2017) et vérifions que l’EC est un concept latent d’ordre supérieur tel que défini dans la littérature.

Méthodologie de la recherche

La destination : L’île de La Réunion

Département français d’outre-mer situé dans l’Océan Indien à plus de 10 000 kilomètres de la France métropolitaine qui représente son principal marché émetteur, l’île de La Réunion a récemment été élue plus belle île du monde par le site communautaire wayn.com. En vue de son rayonnement au sein du label touristique « Iles Vanille », La Réunion semble être l’une des destinations françaises ultramarines les plus compétitives et robustes en matière d’attractivité touristique. Le tourisme y a cru de plus de 30 % entre 2014 et 2018. Avec un taux de satisfaction élevé (plus de 98 % en 2018 et 2019), les touristes accueillis représentaient de parfaits ambassadeurs de l’île puisque 98,6 % des touristes avaient l’intention de recommander un voyage à La Réunion. Malgré une fidélité attitudinale forte, les autorités déplorent un taux de retour effectif du tourisme d’agrément faible ou insuffisant ayant comme conséquence une forte dépendance au tourisme affinitaire (70 %) perçu comme moins profitable. La Réunion représente ce fait un terrain de recherche idéal dans la compréhension des comportements positifs touristiques autres que la revisite sur le segment des touristes d’agrément.

Si les DOM comme La Réunion, la Guadeloupe, ou encore la Martinique accueillent principalement une clientèle française (80 % de la clientèle accueillie en 2016 pour les deux premières, 66,3 % en 2017 pour la dernière), pour d’autres destinations insulaires la clientèle internationale est plus diversifiée (Ile Maurice, Madère ou Malte). À titre d’exemple, les touristes accueillis en République Dominicaine proviennent pour la majorité des États-Unis et du Canada en 2017. Sur 1.345 million de touristes reçus également à l’île Maurice, plus de la moitié est en provenance de l’Europe notamment de France, d’Allemagne, de Grande-Bretagne, d’Italie, d’Autriche, de Belgique ou encore d’Espagne.

Les PDI présentent ainsi des situations diverses[7]. Leurs statuts politiques (indépendantes, semi-indépendantes ou sous domination d’une métropole extérieure) (Bertram, 2004; Mc Elroy, 2006), leurs niveaux d’isolement, de proximité ou d’éloignement vis-à-vis de leurs marchés émetteurs (De Albuquerque et Mc Elroy, 1992; Mc Elroy, 2003; Mc Elroy et Medek, 2012) et la vulnérabilité de leur environnement (Pratt, 2015) sont autant d’aspects qui singularisent leurs stratégies touristiques (Taglioni, 2006; Apostolopoulos et al., 2002). Elles convergent par ailleurs sur des aspects géographiques (petite dimension, éloignement, isolement, fragilité des écosystèmes, etc.), historiques (dépendance vis-à-vis de l’extérieur, relations privilégiées entretenues avec les anciennes tutelles politiques), sociaux (volatilité du capital humain, fragilité du marché de l’emploi) et économiques (étroitesse des marchés locaux, faible diversification des activités, coûts d’accès aux ressources extérieures, etc.) (Angeon et Saffache, 2008).

Dehoorne (2006) précise également que malgré les limites dans les projets d’aménagements touristiques et une certaine difficulté à renouveler l’offre, le secteur touristique se serait malgré tout rapidement ancré comme une des ressources majeures de ces territoires. Les analysant sous l’angle touristique, des aspects jusqu’alors contraignants, comme l’isolement, deviennent dans l’esprit du visiteur des déclencheurs dans le processus d’achat (Logossah et Maupertuis, 2007). Des PDI comme Saint-Barthélemy, les îles Caïman, l’île Maurice, les Seychelles, ou encore les Maldives dans l’Océan Indien ont adopté un positionnement haut de gamme et une stratégie de luxe pour rester des « paradis » préservés des vols charters et des « nuisances » induites par l’effet de masse (Dupont, 2015). D’autres destinations comme La Réunion et la République Dominicaine optent pour une offre plus diversifiée s’adressant à des touristes plus hétérogènes : tout autant ceux en quête de repos et de luxe, que ceux optant pour des vacances sportives et d’aventure. Ces destinations sont aujourd’hui de véritables marchés récepteurs pour l’Amérique du Nord, l’Europe ou encore les métropoles asiatiques. Elles représentent des cas d’études particulièrement intéressants dans la compréhension des relations qui s’instaurent entre l’individu et son potentiel lieu de visite.

Recueil des données et échantillon

Les données ont été collectées par un prestataire spécialisé dans les études quantitatives en ligne auprès d’un panel de consommateurs français. Au total, 572 questionnaires complets ont été retenus. L’échantillon est composé de 222 répondants s’étant rendus au moins une fois à La Réunion durant les cinq dernières années pour le loisir (les Touristes) et 350 ne s’étant jamais rendus à La Réunion et ayant un score de familiarité avec la destination égal ou supérieur à 3 sur 7 (les Touristes Potentiels). L’échantillon global est composé de 71 % de femmes et 29 % d’hommes de 42 ans d’âge moyen. Les catégories socioprofessionnelles les plus représentées sont les employés (39 %) et les cadres (14 %). 33 % d’entre eux ont un revenu inférieur à 1200€ et 42 % gagnent entre 2000€ et 4000€. Concernant leur dernier voyage, à La Réunion ou ailleurs, le budget moyen dépensé est de 1288€. 72 % des répondants déclarent avoir voyagé de manière libre (contre 28 % de voyages organisés), 45 % se sont fixés en un seul lieu (contre 14 % itinérant et 41 % mixte), 53 % ont séjourné à l’hôtel (contre 18 % chez l’habitant et 18 % en location saisonnière) et 52 % ont voyagé en couple (contre 14 % seul et 34 % en groupe avec ou sans enfant). Les deux sous échantillons obtenus présentent des structures comparables (Détails en Annexe 1).

L’adaptation des énoncés de l’échelle de mesure de l’EC

L’échelle de mesure utilisée a été adaptée de celle proposée initialement par So et al. (2016). Elle est composée de 5 dimensions et 25 items. Sur la base de ces travaux et selon la méthode de rétrotraduction (Vallerand et Halliwell, 1989), la version originale de l’échelle de mesure de l’EC en anglais a d’abord été traduite en français par un comité composé de quatre experts en marketing. Cette première version a ensuite été soumise à un expert bilingue, chargé de la retraduire en anglais. Les experts se sont alors assuré de l’adéquation des deux versions anglaises. Certains items ont fait l’objet d’ajustements, l’intérêt étant d’exclure la traduction mot-à-mot. La version anglaise de l’échelle de mesure et sa traduction en français dans le contexte de la destination Réunion sont présentées en Annexe 2.

Résultats de la recherche

4 dimensions : Absorption, Identification, Interaction, Intérêt

Afin de tester la dimensionnalité de l’échelle de mesure adaptée de So et al. (2016), une procédure en deux temps est proposée. Une seule collecte de données ayant été réalisée, nous avons scindé notre échantillon en deux selon la méthode aléatoire du split-half afin de mener les analyses exploratoires sur le premier sous-échantillon (nEx=286) et les analyses confirmatoires sur le second (nCf=286) (Détails des sous-échantillons en Annexe 1). Selon le paradigme de Churchill, une ACP exploratoire a été menée sur le premier échantillon. La solution factorielle obtenue après rotation Promax (Détails en Annexe 3) restitue 81,4 % de la variance totale en 4 facteurs/25 items expliquant respectivement 21,5 %, 21,2 %, 20,4 % et 18,3 % (KMO=0.973; Bartlett p=0.00). Cette structure factorielle a ensuite été épurée et confirmée sous AMOS sur le second échantillon. La synthèse des solutions factorielles retenues est présentée dans le Tableau 3. Elle se structure autour de 4 dimensions mesurées par 21 items.

Tableau 3

Analyse confirmatoire des 4 dimensions de l’EC

Analyse confirmatoire des 4 dimensions de l’EC

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Les dimensions Absorption, Identification et Interaction se structurent comme attendu selon les travaux de So et al. (2016), de Rather et Sharma (2017)[8] et ceux de Harrigan et al. (2017)[9] dans le cadre de leur première proposition en quatre dimensions. Nous proposons, toutefois à ce stade, de retirer l’item ABS6 de la dimension Absorption dont la validité de contenu peut être remise en question et suivons ainsi les résultats obtenus par Harrigan et al. (2017)[10]. Les résultats obtenus pour ces solutions factorielles sont satisfaisants. Les mesures de cohérence interne sont bonnes, car supérieures à 0.8. Les validités convergentes sont assurées par des coefficients de régression standardisés supérieurs à 0.7 et significatifs (test t > 1,96). Aucun résidu n’est supérieur à 2,58. Les variances moyennes extraites sont très satisfaisantes, car largement supérieures à 0,5. Les indices d’ajustement des échelles indiquent qu’elles sont bien adaptées aux données dans le sens où le GFI et l’AGFI sont supérieurs à 0,9. Les RMSEA et les RMSRs sont acceptables, car proches de 0,1. Les indices incrémentaux sont également satisfaisants avec les NFI, TLI et CFI supérieurs à 0,9. Enfin, les CAICs-CAIC sont acceptables, car positifs. 

En revanche, et à l’instar de Harrigan et al. (2017), les dimensions Enthousiasme et Attention se regroupent sur une unique composante. Une première AFC a été menée sur les 10 énoncés initiaux. Les résultats obtenus sont peu satisfaisants. Le modèle a donc été respécifié une première fois en supprimant les deux items ayant les poids factoriels les plus faibles : ENTH3 et ENTH4. Bien que le second modèle obtenu présentait de meilleurs indicateurs dans l’ensemble, certains indices n’étaient pas satisfaisants, ce qui nous a conduits à retirer l’item ENTH1 au poids factoriel le plus faible, bien qu’acceptable. Au regard des différents indicateurs, la troisième solution factorielle obtenue est dans l’ensemble satisfaisante et valide ainsi la dimension, que nous nommons Intérêt, en 7 items dont 2 sont issus de la dimension Enthousiasme (ENTH2, ENTH5) et 5 de la dimension Attention (AT1, AT2, AT3, AT4, AT5)[11]. Les items retenus pour chacune des dimensions sont présentés en Annexe 4.

Ainsi, la fiabilité et la validité convergente des échelles de mesure de chacune des 4 dimensions de l’EC sont satisfaisantes et présentent chacune des variances extraites supérieures à 0,715 qui, comparées au carré des corrélations entre facteurs, assurent leur validité discriminante (Tableau 4).

Tableau 4

Validité discriminante des dimensions de l’EC

Validité discriminante des dimensions de l’EC

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Un concept latent d’ordre 2

La littérature postule que l’EC est un concept latent d’ordre 2 (Vivek et al., 2014; Dwivedi, 2015; Dessart et al., 2016; So et al., 2016; Harrigan et al., 2017) ce qui veut dire qu’un consommateur ne sera engagé envers la destination que s’il présente à la fois un fort niveau d’absorption, d’identification, d’interaction et d’intérêt envers cette destination. C’est l’activation simultanée des quatre dimensions qui crée l’engagement du client. 

Au-delà de l’ancrage théorique, l’existence du concept d’EC d’ordre 2 se vérifie, d’un point de vue statistique, en premier lieu par la présence de corrélations supérieures à 0,6 entre les 4 variables latentes (facteurs) considérées comme des indicateurs réflexifs du construit d’ordre supérieur (Roussel et al., 2002) (Tableau 5). 

Tableau 5

Corrélation entre les facteurs de premier ordre de l’EC

Corrélation entre les facteurs de premier ordre de l’EC

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Le test du modèle sous AMOS vient dans un deuxième temps confirmer son existence et le confronter au modèle d’ordre 1. Même si le modèle d’ordre 1 semble légèrement mieux ajusté, les résultats obtenus montrent un bon ajustement du modèle de second ordre (Tableau 6). Les indices absolus sont corrects avec le GFI et l’AGFI proches de 0,9, le RMSEA égal à 0,066 et le RMRS égal à 0,047. Les indices incrémentaux sont également très satisfaisants, car supérieurs à 0,9. 

Tableau 6

Tests du modèle de second ordre de la mesure de l’EC

Tests du modèle de second ordre de la mesure de l’EC

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Enfin, la validité convergente est assurée par des coefficients de régression standardisés des dimensions sur la variable latente supérieurs à 0,8 et une variance extraite égale à 0,758. La validité prédictive a quant à elle été testée grâce à l’introduction dans le modèle du concept de recommandation comme variable résultat[12],[13] (Rather et Sharma, 2017). Cette dernière est satisfaisante. En effet, les résultats montrent que le facteur EC explique 37 % de la variance de la recommandation avec un coefficient de régression standardisé égal à 0,61. Notons par ailleurs que l’EC partage plus de variance avec ses indicateurs (0,725 Intérêt; 0,726 Identification; 0,832 Absorption; 0,777 Interaction) qu’avec le concept de recommandation (0,37). Ces résultats permettent à la fois de distinguer le concept d’EC de celui de Recommandation et d’en montrer le lien causal.

L’existence du concept parmi les touristes et les touristes potentiels

La littérature suggérant que l’EC peut se manifester aussi bien chez les clients passés (nT=222) que chez les clients potentiels (nTP=350), nous avons voulu vérifier l’existence du concept au sein des deux groupes afin de consolider notre définition du construit. Pour ce faire, nous avons dans un premier temps mené des ANOVA sur les scores factoriels obtenus pour chacune des dimensions à travers les deux groupes. Dans un second temps, nous avons mené les mêmes analyses sur les scores moyens calculés pour chaque dimension (égal à la moyenne des items qui la composent). Il en ressort que l’ensemble des scores obtenus, factoriels comme moyens, sont significativement supérieurs dans le groupe des touristes comparés au groupe des touristes potentiels (Tableau 7). Ce résultat montre l’existence du concept au sein des deux populations et laisse entrevoir, dans une perspective dynamique, l’effet positif de l’expérience de visite sur l’EC.

Tableau 7

Comparaison des Touristes Potentiels vs Touristes

Comparaison des Touristes Potentiels vs Touristes

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Conclusions

Discussion des résultats

L’analyse de la littérature montre que l’introduction du concept d’Engagement Client dans le champ du tourisme et plus particulièrement dans l’étude du développement de la relation entre un individu et une destination semble prometteuse. L’EC permettrait de dépasser les limites du concept de fidélité comportementale effective ou intentionnelle tel que mobilisé dans les recherches antérieures. Ce dernier tient une large place dans les modèles théoriques jusqu’alors proposés alors que de manière pragmatique, il est souvent décrié par les managers des destinations. De nombreux touristes même très satisfaits et réellement intéressés pour revenir un jour ne reviendront à l’évidence certainement jamais. En effet, contraints par le temps et le budget disponibles et en quête de nouveautés, les processus de choix des touristes laissent peu de chance à un retour sur un lieu de visite, et ce d’autant que la destination est lointaine et chère comparée à l’offre mondiale. L’introduction du concept d’EC dans les modèles de comportements du touriste permet donc d’envisager de nouvelles approches du développement et du maintien de la relation durable entre un individu et une destination. Il est par ailleurs particulièrement pertinent pour un certain nombre de PDI vivant expressément du tourisme comme la Polynésie Française, l’Ile Maurice, le Costa Rica ou encore les Canaries. Ces territoires doivent notamment surmonter la faiblesse de l’éloignement géographique des pays émetteurs, impactant de fait le coût du voyage, le temps passé sur place ou encore le nombre de voyageurs (individuel vs couple vs famille). De plus, l’EC permet d’intégrer dans les réflexions les touristes potentiels, c’est-à-dire ceux qui n’ont encore jamais visité la destination et qui peut-être ne le feront jamais, mais qui agissent positivement envers la destination. 

L’objectif principal de cet article était de discuter de la transposition du concept d’EC initialement développé en marketing relationnel dans le cadre particulier des destinations touristiques en complément des travaux en tourisme (So et al., 2016, Harrigan et al., 2017; Rather et Sharma, 2017). Il en ressort, une définition contextualisée et une proposition d’échelle de mesure spécifique aux destinations touristiques en quatre dimensions, mobilisable à la fois pour les touristes actuels et potentiels.

  1. L’Engagement Client envers une destination touristique est défini comme la connexion personnelle d’un individu à une destination se manifestant par un niveau de participation à un ensemble varié d’activités positives en relation avec la destination. De nature cognitive, affective et comportementale, c’est la pluralité et l’intensité de ces activités qui caractérisent le niveau d’engagement de l’individu, qu’il ait, ou n’ait jamais, visité la destination. 

  2. Suite à l’analyse quantitative, nous remarquons que les résultats ne s’accordent pas entièrement avec les travaux sur l’EC en tourisme (So et al., 2016; Harrigan et al., 2017; Rather et Sharma, 2017). En ce sens, bien que les dimensions Absorption, Identification et Interaction soient très bien représentées après factorisation (So et al. 2016; Harrigan et al., 2017), les dimensions Enthousiasme et Attention se retrouvent sur un seul et même facteur (Harrigan et al., 2017). Ce constat peut s’expliquer par le fait qu’à la fois l’enthousiasme et l’attention traduisent l’intérêt de l’individu pour l’objet de son engagement : on parle d’« exaltation » de l’individu pour la destination touristique dans le cadre de l’enthousiasme et de « préoccupation mentale » dans le cadre de l’attention. Nous avons décidé de nommer ce dernier facteur Intérêt. 

Ainsi, nous retenons les dimensions Absorption, Identification, Interaction et Alignement :

  • L’Absorption traduit un état agréable dans lequel le client est totalement concentré, et où il perd toute notion du temps au contact de cette dernière ou tout ce qui la concerne. 

  • L’Identification traduit le fait que l’individu perçoit l’image qu’il a de lui-même comme concordante avec l’image de la destination pour laquelle il s’engage.

  • L’Interaction désigne toutes formes d’activités en ligne ou hors ligne liant l’individu à la destination ou à d’autres individus en dehors de l’achat; impliquant le partage et l’échange d’idées, de pensées et de sentiments au sujet des expériences directes ou indirectes avec la destination. 

  • L’Intérêt traduit l’importance de la destination dans l’esprit de l’individu à la fois sur le plan cognitif et affectif. Non définie comme telle dans la littérature, elle émerge de la réunion de la dimension Enthousiasme définie comme « un fort niveau d’intérêt d’une personne vis-vis de l’objet de son engagement » et de la dimension Attention définie comme « le niveau de concentration et de préoccupation mentale envers l’objet d’engagement » (So et al., 2016). En ce sens, elle se rapproche de la dimension Immersion définie comme le niveau de pensées et de concentration de l’individu avec la marque par Hollebeek en 2011.

  1. Les résultats confirment le fait que l’EC envers une destination touristique est un concept latent d’ordre 2 ce qui converge avec la littérature existante (So et al., 2016; Vivek et al., 2014; Harrigan et al., 2017; Dwivedi, 2015; Dessart et al., 2016). Cela indique que les quatre dimensions de l’EC sont corrélées. Un individu n’est engagé envers une destination que s’il est à la fois absorbé sur le plan cognitif par la destination, qu’il s’identifie à celle-ci tout en lui accordant de l’intérêt, et enfin s’il interagit avec cette dernière ou d’autres consommateurs en ligne ou hors ligne. Sur le plan managérial, cela implique notamment que les stratégies de développement et de maintien d’une relation fondée sur l’EC doivent être source des quatre dimensions simultanément. Dans le cas de La Réunion qui mise sur ses ressources naturelles exceptionnelles, il s’agirait de développer des prestations/activités cohérentes avec les valeurs des cibles : la découverte d’espèces endémiques et d’espaces classés, les ateliers culturels valorisés par des visites virtuelles, les vidéos interactives sur le site de l’organisme officiel de promotion du territoire relayables en ligne sur les réseaux sociaux, les blogs de voyage alimentés à la fois par la population locale et les voyageurs n’en sont que quelques exemples.

  2. Enfin, contrairement à la fidélité, l’EC ne présuppose pas nécessairement que le consommateur-touriste ait vécu une expérience de visite directe avec la destination. Les résultats obtenus montrent qu’il est possible d’engager envers une destination des individus ne s’étant jamais rendus sur le lieu de visite que ce soit par choix ou par obligation. 

Limites et pistes de recherche

De nombreuses interrogations émergent de ces résultats. Comment identifier et engager des consommateurs potentiels ? Comment les convaincre de venir ? Est-ce à travers l’EC des clients potentiels que les destinations pourront recruter des visiteurs effectifs ? Si l’objectif lors du développement et du maintien de la relation est de créer de l’engagement client, comment créer simultanément de l’absorption, de l’identification, de l’interaction et de l’intérêt chez les touristes ayant déjà visité la destination comme chez ceux qui n’y sont jamais allés ? En d’autres termes quels sont les leviers d’action pour engager des touristes comme des prospects ? En ce sens, d’un point de vue conceptuel, il semble intéressant d’intégrer l’EC dans des modèles causaux mobilisant des concepts explicatifs comme l’image, l’attachement, la satisfaction, la valeur ou la qualité perçue. Au regard du contexte sanitaire actuel, il semble également pertinent de discuter de l’impact de l’EC pour les destinations et de l’influence possible de l’engagement sur la confiance. L’engagement client permettrait-il de construire et de maintenir la confiance envers la destination, confiance qui sera certainement indispensable à relancer la fréquentation touristique ?

Par ailleurs, l’engagement client est essentiellement considéré comme un concept se manifestant par des actions exclusivement positives (interagir, être complètement absorbé par un récit de voyage, défendre les intérêts de la destination, etc.). Il serait intéressant d’appréhender son pendant négatif à travers les concepts de résistance du consommateur ou encore d’empowerment collectif se traduisant par des comportements de contestation, de boycott ou de bouche à oreille négatif.

De plus, nous avons exclu volontairement de notre échantillon les touristes affinitaires, car considérés comme un handicap par une partie des prestataires touristiques (hôtels, loueurs de voitures notamment) estimant que les dépenses de ce type de touristes sont davantage orientées vers des prestations spécifiques. Or il semble important de préciser que développer leur engagement peut représenter une réelle opportunité pour les PDI dans la mesure où, en tant que prescripteurs, ils peuvent influencer leur entourage à opter pour leur pays d’origine. Certains touristes visitant pour la première fois la destination profitent même pour voyager avec le touriste affinitaire qui devient un guide de premier choix et un défenseur privilégié de la destination. Dans un contexte sanitaire défavorable, mais également la multiplication d’évènements négativement médiatisés (crise requin, mouvements sociaux et insécurité, crise sanitaire), les séjours des affinitaires permettent également d’amortir les conséquences économiques néfastes de la baisse de clients potentiels provenant des pays émetteurs (Europe, Chine, etc.). Au vu de l’éloignement géographique, à l’instar de ce qui s’observe à La Réunion, les locaux eux-mêmes permettent de réduire l’impact de la baisse des touristes extérieurs, « bloqués » sur leur île, profitant pour visiter leur territoire et s’engager fièrement à le défendre/promouvoir en ligne. Comment se traduit l’engagement client pour ces individus ? Les managers des destinations ne pourraient-ils pas les mobiliser pour déclencher ou renforcer l’engagement chez les touristes d’agrément ?

Enfin, les résultats obtenus souffrent d’un manque de validité externe. L’étude empirique que nous avons menée ne concerne qu’une destination particulière : La Réunion, petite destination insulaire, très éloignée de son principal marché émetteur limitant de fait la fidélité comportementale. Malgré de nombreuses similarités avec d’autres DOM (Martinique, Guadeloupe, Mayotte), il conviendrait de répliquer nos analyses sur d’autres destinations touristiques aux attributs comparables comme Les Seychelles, La République Dominicaine ou l’île Maurice, mais attirant une clientèle plus internationale. La question de la transposition des résultats se pose également pour d’autres types de destinations souffrant moins du manque de fidélité comportementale, car plus proches de leur marché émetteur comme les Canaries ou Madère.