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Dans un contexte d’hyper-compétition (D’Aveni, 1995) ou de haute vélocité (Teece et al., 1997), la capacité de l’entreprise à intégrer l’information externe et à tirer profit des connaissances internes pour améliorer ses performances sont une source de renouvellement de l’avantage concurrentiel de la firme. Dans cette optique, la compréhension des antécédents de la capacité d’absorption est nécessaire. Les connaissances antérieures sont reconnues à la fois comme ses antécédents et comme ses facteurs déterminants (Cohen et Levinthal, 1990; Lane et al., 2006; Todorova et Durisin, 2007; Zahra et George, 2002; Roberts, 2015). Si ces connaissances antérieures auxquelles s’ajoute le service R&D interne forment la capacité d’absorption (Cohen et Levinthal, 1990), d’autres éléments peuvent également être pris en compte (Lane et al., 2006). Ainsi, une approche élargie de la capacité d’absorption reste nécessaire non seulement pour questionner la relation positive qui existe entre les connaissances antérieures et la capacité d’absorption mais aussi pour lever le flou qui demeure sur la manière dont ces connaissances contribuent à son fonctionnement (Lane et al., 2006; Volberda et al., 2010; Roberts, 2015; Sakhdari, 2016). Dans cette recherche, tout en reconnaissant la difficulté de la tâche, nous proposons une réponse fondée sur le repérage des modes du déploiement de l’action en fonction des étapes de la capacité d’absorption. En effet, comme le soulignent Lane et al. (2006), les chercheurs ont ignoré le rôle des individus dans le développement, le déploiement et le maintien de la capacité d’absorption. Face à ce manque d’attention à l’ensemble du processus de la capacité d’absorption, nous proposons notre contribution en prenant en compte le capital intellectuel. La rareté des travaux qui se sont penchés sur la relation entre le capital intellectuel et la capacité d’absorption nous a encouragé à opérer ce choix (Daghfous, 2004; Schmidt, 2005; Volberda et al., 2010; Zambon et Monciardini, 2015; Sakhdari, 2016). En outre, les composantes du capital intellectuel peuvent être considérées comme des attributs théoriques pouvant atteindre un certain degré de cohérence interne afin de correspondre, selon Venkatraman (1989), à une configuration spécifique ou « gestalt ». En ce sens, l’esquisse des modes de déploiement du capital intellectuel en fonction des étapes de la capacité d’absorption permettent une compréhension fine des relations pouvant exister entre ces deux concepts multidimensionnels. Ainsi, notre question de recherche peut être formulée de la manière suivante : quelle est l’influence de chacune des composantes du capital intellectuel sur les différentes phases de la capacité d’absorption ? Grâce aux modes de déploiement, nous pouvons éviter les réponses partielles obtenus par les travaux existants. Les travaux de Vinding (2006), Minbaeva (2018) et d’Hart et al. (2016) ont traité du capital humain et ceux de Van den Bosch et al. (1999), de Zahra et George (2002) ou de Jansen et al. (2005) ont abordé le capital organisationnel. En outre, la plupart des contributions, à l’exception de Zahra et George (2002) qui ont souligné l’importance du capital organisationnel en phase de transformation, ont considéré la capacité d’absorption comme un seul bloc. L’approche adoptée nous a aidé à dépasser les résultats de recherche fragmentés (Volberda et al., 2010; Kim et al., 2013; Sakhdari, 2016; Machado et al., 2017) et à tenter ainsi leur rapprochement. Selon les étapes de la capacité d’absorption, nous avons mis en évidence trois modes de déploiement des composantes du capital intellectuel. Cet article est structuré en deux parties, la première présente le cadre théorique justifiant la capacité d’absorption en tant que processus composé de trois étapes et la pertinence de son lien avec capital intellectuel. Dans cette partie, nous développons également les composantes constitutives de deux concepts. La seconde partie est consacrée à la présentation de la méthodologie de la recherche, aux résultats et à leur discussion.

Capacité d’absorption et capital intellectuel : Présentation du cadre théorique

Les étapes de la capacité d’absorption : choix du modèle de Lane, Koka et Pathak

L’importance de la capacité d’absorption (Hill et Rothaermel, 2003; Lavie, 2006; Van den Bosch et al., 1999; Volberda, 2010; Flatten et al., 2011; Patterson et al. 2015) illustre l’engouement des chercheurs pour les processus qui facilitent son déroulement (Zahra et George, 2002; Lane et al., 2006; Todorova et Durisin, 2007). Même si elle est considérée comme un processus, des divergences demeurent sur les étapes qui la composent (Cohen et Levinthal, 1990; Todorova et Durisin, 2007; Zahra et George, 2002; Kim, 1998; Van Den Bosch et al., 1999, Kim et al., 2013; Machado et al., 2017). Nous retenons la décomposition produite par Lane et al. (2006, p. 856) à partir d’une analyse critique de la littérature : « Absorptive capacity is a firm’s ability to utilize externally held knowledge through three sequential processes : (1) recognizing and understanding potentially valuable new knowledge outside the firm through exploratory learning, (2) assimilating valuable new knowledge through transformative learning, and (3) using the assimilated knowledge to create new knowledge and commercial outputs through exploitative learning ». Cette définition est le résultat d’une critique de cinq hypothèses sur lesquelles reposent la capacité d’absorption depuis les travaux pionniers de Cohen et Levinthal (1990). Les travaux de Lane et al. (2006) permettent de distinguer trois phases au sein de la capacité d’absorption. La première phase, celle de l’apprentissage d’exploration, renvoie aux capacités de reconnaître et de comprendre de nouvelles connaissances qui se trouvent en dehors de l’entreprise. La deuxième phase (apprentissage de transformation) se focalise sur l’assimilation de nouvelles connaissances précieuses. Enfin, la troisième phase (apprentissage d’exploitation) se concentre sur les capacités d’appliquer les connaissances assimilées pour créer de nouvelles connaissances et des résultats commerciaux. Cette conception ne relève pas d’une critique du modèle de Zhara et Georges (2002), telle qu’elle est opérée par Todorova et Durisin (2007), mais plutôt d’une volonté d’élargissement du concept (Noblet et Simon, 2010). En effet, Lane et al. (2006) pointent les limites d’une capacité d’absorption identifiée comme l’étendue des connaissances antérieures de l’entreprise. De nombreux travaux empiriques ont remis en cause la capacité d’absorption dominée par la R&D, dans laquelle l’intensité de la R&D ou les brevets seraient privilégiés. D’autres variables comme l’âge et la taille des entreprises peuvent être plus déterminantes, Mowery et al. (1996) ont montré que les grandes entreprises et/ou âgées ont pu accumuler des connaissances et ont pu mettre au point des routines et des processus facilitant l’assimilation. Lane et al. (2006) ont identifié les diverses variables expliquant plus de variance que les dépenses de R&D. Ils nous invitent ainsi à considérer la capacité d’absorption comme une politique de compensation, comme une logique dominante, comme des routines de partage des connaissances et comme une motivation et des compétences (Lane et Lubatkin, 1998; Lane et al. 2001; Meeus et al., 2001; Szulanski, 1996). Au-delà, de l’ouverture de leur approche, c’est aussi la conception des étapes du processus de la capacité d’absorption qui a retenu notre attention. Ils nous proposent un processus qui évite le débat sur l’assimilation et la transformation (Todorova et Durisin, 2007) en faisant appelle à la mémoire organisationnelle (Garud et Nayyar, 1994). Comme le montrent les travaux de Lichtenthaler et Lichtenthaler (2009), les trois étapes proposées s’accommodent bien, avec les problématiques liées à l’innovation organisationnelle. De surcroît, Lane et al. (2006) plaident pour une recherche intégrée et cumulative sur la capacité d’absorption. Ils invitent les chercheurs à exploiter les travaux existants et se montrent critiques à l’égard des chercheurs qui plébiscitent les travaux pionniers de Cohen et Levinthal (1990) au lieu de chercher à les élargir. Certains y voient dans ces propos, comme le précisent Noblet et Simon (2010), une volonté d’un rajeunissent du concept, qui n’est pas juste un geste « esthétique » mais un moyen pour faciliter l’accumulation des travaux de recherche et pour surmonter les faiblesses méthodologiques de la capacité d’absorption.

Le capital intellectuel : Trois composantes bien distinctes

Selon Youdt et al. (2004), le capital intellectuel est la somme de toutes les connaissances et des capacités possédées par une entreprise. En ce sens, c’est un pilier de la capacité d’absorption (Cohen et Levinthal, 1990) puisque les phases d’exploration, de transformation et d’exploitation des connaissances ne peuvent être réalisées que sur la base de processus de connaissance et d’apprentissage déjà maîtrisés par l’entreprise (Lane et al. 2006). Cependant, la notion du capital intellectuel est également constituée de trois dimensions : le capital humain, le capital social et le capital organisationnel (Nahapiet et Ghoshal, 1998; Youndt et al., 2004; Kang et Snell, 2009; Subramaniam et Youndt, 2005). Bien entendu, cette décomposition illustre l’importance de la prise en compte des interactions entre les trois dimensions. Ainsi, la mobilisation du capital intellectuel et de ses composantes peut affiner notre compréhension du fonctionnement de la capacité d’absorption. En ce sens, nous avons là une piste de recherche à potentiel en termes de développement des connaissances dans la mesure où il existe un débat dans la littérature sur la nature de ces interactions. Pour certains, chaque composante du capital intellectuel joue un rôle unique dans l’acquisition, le partage et l’intégration des connaissances (Crossan et al. 1999; Kang et al. 2007; Kang et Snell 2009, Kusunoki et al., 1998; Youndt et al., 2004; Montresor et al. 2014). Pour d’autres, le caractère unique de l’influence prêtée à chacune des composantes du capital intellectuel n’est pas établi, que ce soit pour les études ayant traité la relation directement (Machado et al. 2017) ou indirectement en considérant des variables médiatrices ou modératrices (Çetin et Fidan, 2017; Soo et al., 2017). Pour étudier la relation entre capital intellectuel et capacité d’absorption, un examen attentif de chaque composante du capital intellectuel est nécessaire. La première composante, à savoir le capital humain, englobe toutes les connaissances, aptitudes et compétences qui se situent au niveau de chaque employé (Schultz, 1961) et qui se développent donc par la formation et l’expérience. Kang et Snell (2009) le scindent en deux grandes catégories, le capital humain généraliste (personnes détenant des connaissances et des compétences multiples) et le capital humain spécialiste (personnes ayant des connaissances approfondies dans un domaine donné). La deuxième composante est le capital organisationnel qui repose sur les systèmes d’information et les structures de l’entreprise. Comme le disent Youndt et al. (2004), c’est la connaissance qui reste dans l’entreprise lorsque tout le monde rentre chez lui. Cependant, cette dimension a besoin d’être précisée en distinguant le capital organisationnel mécanique et le capital organisationnel organique au sens de Burns et Stalker (1961). Dans le premier, la coordination est réalisée par des règles précises et détaillées et par des procédures opératoires soigneusement rédigées, dans le second, elle l’est grâce à des routines plus simples et moins détaillées (Brown et Eisenhardt, 1998), une place est laissée à l’improvisation et aux initiatives des individus qui doivent respecter des conditions ou des objectifs généraux à atteindre. Enfin, la dernière composante est le capital social qui contient le stock de connexions actives entre les personnes, la confiance, la compréhension mutuelle et les valeurs partagées liant les membres à des réseaux et à des communautés humaines favorisant ainsi les actions coopératives entre eux (Cohen et Prusak, 2001). Il y a là tout un ensemble qui est synonyme de ressources sociales mobilisables à des fins économiques (Coleman, 1988; Burt, 1992; Biggart et Castanias, 2001). En effet, la bienveillance que les autres ont envers un acteur est une source de valeur (Arrègle et al., 2004). En ce sens, nous retenons la définition consensuelle du capital social dans laquelle celui-ci recouvre la structure et le contenu des relations sociales d’un acteur (Adler et Kwon, 2002). Compte-tenu de l’importance du réseau de relations et du capital de différentes natures qu’il mobilise, deux archétypes du capital social, coopératif et entrepreneurial, peuvent être distingués (Kang et al. 2007; Kang et Snell, 2009). La configuration coopérative est caractérisée par un réseau dense d’individus liés par des liens forts. Ces individus font partie d’un réseau commun dans lequel il existe des relations de confiance liées davantage à un contexte qu’à un individu ou à une organisation (Brousseau, 2000). Quant à la configuration entrepreneuriale, elle est constituée d’un réseau restreint d’individus faiblement connectés acceptant de coopérer sur la base d’une confiance dyadique. Une sorte de confiance interpersonnelle que Sako (1992) scinde en confiance intentionnelle et en confiance de compétence. La première traduit le fait qu’un individu fait confiance à autrui dès qu’il pense que celui-ci va respecter ses engagements et la seconde illustre que celui-ci détienne les compétences nécessaires. Dans la confiance de compétence, il s’agit de caractéristiques relativement objectives, c’est-à-dire, attribuées à un individu sur la base d’expériences antérieures (Simon, 2007).

A propos de la relation entre la capacité d’absorption et le capital intellectuel

Lane et al. (2006) ont déplacé la capacité d’absorption d’un centrage exclusif sur la R&D, en l’inscrivant dans une perspective plus large rappelant la notion de capacités dynamiques (Teece et al., 1997). Des travaux relativement récents ont adopté cette perspective en considérant le capital intellectuel et la configuration des capacités stratégiques comme des concepts-clés dans l’étude de l’innovation (Lacoursière et al., 2014). Ces travaux se limitent à la phase d’exploitation et font de l’interaction entre ces deux concepts une explication de la performance des organisations en matière de développement de nouveaux produits (Pavlou et El Sawy, 2011). En outre, la littérature sur la relation entre la capacité d’absorption et le capital intellectuel n’a pas considéré l’ensemble des composantes du capital intellectuel. Le capital humain a été parmi les toutes premières variables identifiées par Szulanski (1996). Ce dernier a établi un lien entre la capacité d’absorption et le contexte de l’unité notamment en termes de motivation. Dyer et Singh (1998) ont conforté l’importance de la motivation pour proposer une vision relationnelle plus large de la capacité d’absorption. Ainsi, grâce à une imbrication entre le capital humain et organisationnel, ils ont pu remettre en cause le processus d’apprentissage à sens unique décrit par Cohen et Levinthal (1990). Ils nous renvoient ainsi aux conditions de réussite des stratégies d’alliances et notamment au capital social à travers la confiance entre les partenaires dans une optique d’apprentissage conjoint (Dyer et Singh, 1998). Par ailleurs, tout en s’inscrivant dans cette optique d’apprentissage à sens unique, Lane et Lubatkin (1998) soulignent que la capacité d’absorption devrait être évaluée au niveau de la dyade d’apprentissage (jumelages « entreprise-étudiante » et « entreprise-enseignante »). Ainsi, pour tirer profit de l’entreprise-enseignante, Van den Bosch et al. (1999) soulignent l’importance du capital organisationnel. Une importance qui nous a interpellé dans la mesure où ces auteurs, contrairement à Dyer et Singh (1998) qui se sont focalisés sur une entreprise et son partenaire d’apprentissage, se sont concentrés sur le processus d’apprentissage itératif entre une entreprise et toutes les sources externes de connaissances. Si les dimensions du capital intellectuel ont été mobilisées, notre objectif ici reste la prise en compte simultanée de leur rôle dans chacune des étapes de la capacité d’absorption. L’intérêt de notre recherche réside au moins dans trois explications. Tout d’abord, dans la lignée de Lane et al. (2006), nous voulons explorer la richesse de la capacité d’absorption bien illustrée dans les travaux de Van Den Bosch et al. (1999). Ensuite, des travaux assez récents ont bien observé des différences significatives entre les configurations de capacités stratégiques des entreprises, configurations qui sont associées au capital intellectuel dans le cas des PMI (Lacoursière et al., 2014). Enfin, nous savons depuis les travaux de McGrath (2001) qu’il existe un type d’apprentissage nécessaire en fonction des exigences d’adaptation de la firme à son environnement et que les différentes étapes de la capacite d’absorption peuvent en être des facettes. Avant de cerner empiriquement, dans chaque phase de la capacité d’absorption, les modes de déploiement du capital intellectuel, nous présenterons notre méthodologie.

Méthodologie de la recherche

Le choix du terrain

Nous avons décidé de mener notre étude empirique au sein d’entreprises ayant un même ancrage territorial. Nous avons ciblé des entreprises caractérisées par une grande capacité d’innovation, autrement dit, celles qui ont reçu de nombreux prix ou qui ont été classées parmi les meilleures dans l’innovation de pointe, et qui sont donc, susceptibles de correspondre à notre objectif de recherche (Miles et Huberman, 1994; Eisenhardt, 1989). Dans la lignée des travaux de Cohen et Levinthal (1989; 1990), tout en nous inscrivant dans une approche élargie de la capacité d’absorption, nous avons opté pour des entreprises relevant du secteur industriel et disposant d’un service R&D dynamique au regard du nombre des brevets. Sur cette base, 15 entreprises opérant dans une région du sud de la France ont été identifiées. Parmi cet ensemble d’entreprises, quatre seulement ont accepté de nous recevoir. Pour des raisons du respect de l’anonymat, nous les nommons entreprise A, B, C et D. Le tableau (1) en donne plus de précisions.

Tableau 1

Présentation des entreprises de l’étude

Présentation des entreprises de l’étude

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Cette limitation à quatre entreprises étudiées a favorisé l’approfondissement de nos investigations empiriques. L’entreprise A est numéro 3 mondial dans son domaine d’activité. L’entreprise B est le leader mondial dans l’un de ses segments de marché (de propulsion du moteur aéronautique) et numéro deux mondial sur l’autre (propulsion spatiale du moteur). L’entreprise C est également, chef de file mondial sur ses marchés (équipements et consommables de soins). L’entreprise D est leader européen dans le secteur dentaire et imagerie médicale. Toutes ces entreprises accordent depuis longtemps une grande place à l’innovation.

Collecte des données

Nous avons commencé par des réunions préparatoires avec les dirigeants dans chaque entreprise. La présentation des implications managériales de notre recherche a été déterminante dans l’identification des interlocuteurs pertinents. Ces échanges nous ont également permis de nous faire une idée globale de la manière dont les entreprises gèrent leur capacité d’absorption. Au cours de cette première phase, des notes ont été prises lors des différentes réunions avec les dirigeants et des observations ont été consignées dans un journal de recherche (Miles et Huberman, 1994). Dans le but de nourrir ces informations par les données secondaires accumulées, nous avons créé des tableaux et des schémas pour faciliter les comparaisons ultérieures, comparer les structures successives de similitudes et de différences. Ce travail était un préalable précieux pour se faire une première idée sur la gestion de la capacité d’absorption et pour cerner les structures, les rôles des différentes personnes impliquées et d’effectuer un premier repérage des interlocuteurs. Ainsi, 29 entretiens ont été conduits auprès des quatre entreprises. Le tableau (2) donne un aperçu de leur profil.

Tableau 2

Interlocuteurs et documents secondaires

Interlocuteurs et documents secondaires

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Nos entretiens ont été également une occasion pour collecter des données secondaires. Plusieurs documents internes et des notes de service nous ont été fournis lors des entretiens. Nous avons également exploité des documents externes tels que bases de données spécialisées, rapports, sites Web et vidéos. Au fur et mesure, les données secondaires ont été traitées pour mettre à jour les tableaux et les schémas élaborés lors du travail préalable de terrain. Au total, plus de 1300 pages de documents secondaires ont été constituées et exploitées dans l’optique de consolider les propos tenus lors des entretiens réalisés et de guider les suivants.

Collecte et traitement des données

Pour collecter les données par entretiens, nous avons posé six questions afin de recueillir les informations nécessaires à la maîtrise de chacune des étapes de la capacité d’absorption. Nous nous sommes appuyés sur les tâches associées dans la littérature à chaque phase de la capacité d’absorption en demandant leur description et des justifications de ce qui peut faciliter, handicaper ou empêcher leur déroulement (voir tableau 3).

Tableau 3

Questions ayant guidées la collecte des données

Questions ayant guidées la collecte des données

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Pour une meilleure prise en compte des trois dimensions du capital intellectuel, des relances ont été effectuées pour apprécier à chaque étape le rôle de chaque type de capital intellectuel (humain, social et organisationnel). Au bout de 29 entretiens, nous sommes parvenus à saturation. Chaque entretien a été enregistré et retranscrit et a duré 110 minutes en moyenne. Pour identifier les configurations à chaque étape de la capacité d’absorption, nous avons effectué un codage axial des données (Strauss et Corbin, 1990). Le codage a été effectué par l’utilisation du logiciel Nvivo10 après retranscription des données et une double validation, quand c’était possible, par les répondants et les responsables. Ce codage nous a facilité l’analyse de contenu et a permis de cerner les différentes composantes du capital intellectuel, apprécier le degré de leur caractère prioritaire et repérer la manière de leur déploiement de façon argumentée au niveau de chaque étape de la capacité d’absorption. Plusieurs catégories figurent dans la liste des codes « invivo » retenues suite à un codage axial. Dans la catégorie de niveau 1 sont classées les rôles des dimensions du capital intellectuel selon l’étape de la capacité d’absorption, dans la catégorie de niveau 2, on retrouve la nature de leur justification correspondante et dans la catégorie de niveau 3 les modalités du déploiement des actions (voir tableau 4).

Tableau 4

Les codes « in vivo » retenus suite au codage axial (l’exemple du capital humain)

Les codes « in vivo » retenus suite au codage axial (l’exemple du capital humain)

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Nous n’avons pas jugé nécessaire de réaliser un repérage de la domination d’une dimension donnée dans chaque entreprise. Notre objectif était de comprendre les configurations à l’oeuvre dans chacune des phases de la capacité d’absorption tout en restant attentif aux enseignements pouvant découler des éventuelles différences constatées entre chacune d’entre elles. Les différences entre nos entreprises étaient minimes et nous nous sommes limités à un traitement global pour une compréhension fine des configurations en présence. Pour examiner le caractère prioritaire de telle ou telle dimension du capital intellectuel selon chacune des phases de la capacité d’absorption, un traitement global des matériaux était préférable à un traitement différenciant chaque entreprise. Les variables étudiées étant les mêmes, nous avons cherché à repérer les différentes déclinaisons de leur contenu indépendamment du contexte de chaque entreprise. Un tel choix était satisfaisant à ce stade de la recherche.

Présentation des résultats empiriques

Nous avons demandé à nos interlocuteurs de nous préciser comment ils explorent (modalités d’acquisition et d’évaluation), assimilent (modalités de structuration et d’articulation) et exploitent (application et commercialisation) les connaissances. S’il était relativement aisé de comprendre la capacité d’absorption des entreprises étudiées en s’appuyant sur ses trois phases, toute la difficulté résidait dans la compréhension de l’agencement des trois dimensions du capital intellectuel au niveau de chacune d’elles. Les déclinaisons du capital humain en (généraliste/spécialiste), du capital organisationnel en (mécanicien/organique) et du capital social en (coopératif/ entrepreneurial), nous ont aidé à comprendre avec plus de finesse la nature de leur relation pour chacune des phases de la capacité d’absorption.

Un déploiement impulsé par le capital humain en phase d’exploration

Notre travail de terrain nous amène à distinguer entre une exploration au sens large et une exploration proprement dite. Comme le soulignent nos interlocuteurs, la première exploration mobilise le capital humain individuel afin de mener à bien l’exploration des connaissances externes : « L’acquisition de nouvelles connaissances est une activité solitaire. C’est l’exploration, quand je fais ce genre de choses, je le fais seul. Parce que cela ne sert à rien de faire perdre le temps à d’autres personnes. L’exploration ne nécessite pas de travail collectif » (Directeur R&D, entreprise D). Cependant, ce travail peut être mené par des salariés généralistes ou spécialistes : « ...ces idées sont capturées par les différents membres de l’organisation, sans que ceux-ci soient réellement des spécialistes du domaine considéré, tous les employés sont concernés. Ils transmettent ensuite toutes les informations qu’ils ont collectées à nos experts » (DRH, entreprise A). En revanche, ce sont les généralistes qui réalisent les meilleures performances : « C’est les généralistes qui s’en sortent le mieux dans cet exercice » (Directeur R&D, entreprise B). Ces performances s’expliquent par le fait qu’ils cherchent dans toutes les directions et sont ouverts à tout type de source d’information (collègues, concurrents, clients, grossistes, etc.). Au-delà du profil, ce sont les salariés qui exploitent leur capital social qui performent le plus : « Nos collègues sont une source d’idées, c’est-à-dire ceux qui ont des contacts avec beaucoup de clients, beaucoup de grossistes, qui ont parfois des idées brillantes pour améliorer des produits ou même la technologie » (DRH, entreprise C). Bien entendu, les qualités personnelles sont aussi nécessaires pour exploiter les réseaux : « Il y a un mois ou deux, j’ai rendu visite à des partenaires industriels en Espagne. Nous étions ensemble dans un projet européen mais, dans la réalité, nous sommes concurrents. J’écoute tout, j’ai les yeux et les oreilles grands-ouverts, j’essaie de collecter des informations » (Ingénieur, entreprise A). Dans l’exploration proprement dite, au-delà des compétences humaines, les entreprises s’appuient sur leur département ou service pour reconnaître les nouvelles connaissances de valeur. Elles sollicitent donc le capital organisationnel : « En termes d’apprentissage, j’ai mentionné le département R&D, mais vous devez savoir que nous avons une politique de ressources humaines qui encourage tous les collaborateurs de l’entreprise à soumettre des idées innovantes, quels que soient leur statut ou leur service » (DRH, entreprise B). On s’aperçoit que l’identification des connaissances utiles conduit à un déploiement du capital organisationnel dans sa version mécanique et organique. Chaque composante du capital organisationnel vise un rôle précis. La composante mécanique est nécessaire pour assurer la confrontation des nouvelles connaissances aux connaissances déjà détenues et la composante organique encourage chaque salarié à se surpasser et proposer de nouvelles idées à partir de cette confrontation. Malgré le recours à l’organisation, nous avons remarqué que les salariés ne sont pas soumis à de lourdes contraintes et qu’ils conservent plutôt de grandes latitudes dans l’exercice de leur travail. Le capital organisationnel vise une meilleure coordination des activités individuelles et il facilite la collaboration nécessaire entre les généralistes et les spécialistes. Le même phénomène se produit dans le cas des entreprises qui confient aux spécialistes cette mission d’identification des connaissances de valeur. Une fois que les idées ont été rassemblées et rapportées à l’organisation, les spécialistes assurent le travail d’identification des connaissances de valeur. Même dans un cadre formel, les spécialistes restent autonomes, c’est à eux que revient la décision de conservation des idées à développer. Quelle que soit la situation, le capital organisationnel et social restent au service du capital humain : « Il y a ce responsable de la R&D qui travaille sur des sujets très spécifiques, qui peuvent être hautement spécialisés dans des domaines très spécifiques, très spécialisés. Il dispose d’un réseau incroyable, couvrant diverses institutions et centres de recherche publics. Les employés peuvent lui soumettre des idées, mais en fin de compte, c’est lui qui décide si l’idée est intéressante ou non » (DRH, entreprise C). La réussite des activités d’exploration relève donc de la qualité du capital humain et d’un déploiement adéquat du capital organisationnel. Le capital social est mobilisable dans sa composante entrepreneuriale, grâce à la compétence du capital humain.

Un déploiement impulsé par le capital organisationnel en phase d’assimilation

Le rôle tampon du capital organisationnel entre les phases de la capacité d’absorption a été bien précisé par nos interlocuteurs : « Il faut être extrêmement organisé entre l’exploration et l’exploitation des connaissances. Nous estimons que, particulièrement dans mon département qui est devenu beaucoup plus grand, […] si nous n’avons pas de stratégie claire et de structure normalisée, les choses se détériorent très vite » (Responsable marketing, entreprise A). Le couple stratégie-structure, au-delà qu’il soit essentiel pour assurer la combinaison des connaissances et préparer leur exploitation, montre qu’une bonne assimilation des connaissances reste aléatoire. Ce caractère aléatoire n’a aucune connotation positive ou négative mais il traduit une sorte d’incohérence du comportement organisationnel. D’un côté, nos entreprises accordent une grande importance au suivi des projets en développant leur système d’information et, de l’autre, elles attribuent une nature mécanique ou organique à leur mode d’organisation. Si dans cette phase, le capital organisationnel est central, sa qualification par les entreprises diffère. Certaines communiquent sur leur niveau fort de formalisation et donc sur la mise en place des procédures claires et précises (capital organisationnel mécanique) tandis que d’autres évoquent l’importance de l’autonomie des salariés (capital organisationnel organique). Le premier cas est celui des entreprises A et D et le second est celui des entreprises B et C. Un examen attentif des justifications avancées par les entreprises A et D illustre une conception contingente de leur structure. Dans ces entreprises, on y trouve des explications liées au profil des chefs de projets : « Cela va être très formalisé de toute façon. Parce que, la gestion de projet est entre les mains de spécialistes et que ce sont des gens méthodiques, ils ne passeront pas à une prochaine étape sans avoir vérifié l’actuelle » (Directeur marketing et stratégie d’entreprise, entreprise A) ou encore à la nature du travail lui-même : « le passage d’une connaissance à un produit est généralement une question de conception, et ce sont des choses plutôt bien modélisées aujourd’hui […] Nous avons un modèle de conception. La façon dont nous mobilisons une connaissance dans l’élaboration d’un dessin est une solution c’est un problème de gestion scientifique qui est déjà modélisé » (Ingénieur, entreprise D). Nous parlons de conception contingente puisque la structure ne relève pas de choix stratégiques mais du contexte (elle est ce qu’elle est). Quant aux entreprises B et C, elles ont une représentation plus souple de leur structure et font confiance aux compétences des ingénieurs : « Nous pensons en termes de maturité de l’idée. Nous évaluons la maturité de nos sujets avec une échelle. C’est un moyen d’évaluer notre capacité à produire un nouveau produit ou à mettre en oeuvre une nouvelle technologie » (Ingénieur, entreprise B). Quelle que soit la représentation du capital organisationnel, nous sommes face à des routines indiquant la manière adoptée par l’entreprise pour assimiler et pour combiner les nouvelles et les anciennes connaissances. A ce stade, il était difficile de faire la distinction entre un fonctionnement mécanique et organique d’où le recours à une double analyse. Nous avons développé une analyse du point de vue des chefs de projets et une autre du point de vue des directions. Les chefs de projet adoptent un fonctionnement souple en favorisant la collaboration entre les salariés quel que soit leur niveau hiérarchique ou leur catégorie socioprofessionnelle : « En réalité, il existe en permanence des liens qui sont créés à différents niveaux. Ainsi, un cadre moyen peut facilement entrer en contact avec un responsable de service ou avec une personne considérée comme un expert pour des questions spécifiques. C’est une chose que nous laissons se développer et que nous encourageons » (Responsable de produit et ingénieur, entreprise C). Cette souplesse souligne leur attachement à la réussite de l’assimilation et de la combinaison des connaissances. Pour eux, elle constitue le meilleur moyen pour profiter du concours d’une certaine forme du capital social. Certaines directions se sont montrées préoccupées par la mise en place d’outils et de systèmes facilitateurs : « … des groupes de travail collaboratifs. Il existe donc tout un ensemble de micro-communautés permettant la circulation et le partage d’informations sur divers sujets et projets » (Directeur de la communication, entreprise C), d’autres ont fait le choix de laisser totalement autonomes les chefs de projet. Dans ce dernier cas, l’autonomie des chefs de projets est considérée comme le meilleur moyen pour obtenir une combinaison efficace des connaissances. Pour ces entreprises, il n’est pas question d’aller à l’encontre de ce qui est exigé par une action qui se veut efficace : « C’est un système de prise de risque dans lequel personne n’a peur de parler à qui que ce soit. La prise de risque est un peu forte, mais je dirais plutôt prise d’initiative que prise de risque. Nous pouvons toujours apporter des modifications » (Ingénieur, entreprise D). Dans cette phase, le capital organisationnel est nécessaire pour nous aider à différencier entre un discours en conformité avec la culture organisationnelle et un discours illustrant ce qui relève du capital organisationnel mécanique ou organique. Les chefs de projets jouissent d’une grande latitude pour assurer l’assimilation et la combinaison des connaissances, selon le comportement des directions, leur autonomie peut être totale ou partielle. Nous pouvons avoir des déploiements distincts non pas à cause des différences organisationnelles mais en raison du style de management des directions.

Un déploiement impulsé par le capital social en phase d’exploitation

Dans cette phase, deux raisons sont avancées pour expliquer le caractère prioritaire du capital social : d’une part, les difficultés de compréhension des nouveaux prototypes et, d’autre part, la manière d’assurer leur production et leur commercialisation. La réussite de la phase précédente, c’est-à-dire la réussite de la combinaison des connaissances anciennes avec les nouvelles, est insuffisante pour déterminer les prototypes. Deux problèmes doivent être résolus, celui de l’appropriation du nouveau savoir par les salariés chargés de la production et celui de la diffusion du nouveau prototype. Nous avons là des marqueurs clairs pour effectuer la distinction entre la phase la précédente et celle-ci. En ce qui concerne les dimensions du capital intellectuel, le capital organisationnel notamment dans sa version mécanique n’est pas prioritaire : « Les phases de production et de commercialisation ne sont pas formalisées. Il existe un système intégré dans nos procédures, etc., mais il peut varier et peut différer d’un cas à l’autre, il n’est donc pas formalisé. Les services en charge de la production sont autonomes et nous n’avons pas de schéma standardisé » (Responsable marketing, entreprise A). En revanche, les relations et les échanges entre les individus sont mis en avant : « les relations, que ce soit pendant les heures de travail ou en fin de journée, ou des échanges qui ne sont pas vraiment planifiées sont vraiment cruciaux. Je pense qu’il y a davantage de connaissances échangées de cette façon, d’une certaine manière. Ces discussions informelles mènent souvent à une prise de conscience et nous avons découvert qu’avant, lorsque nous étions plus cloisonnés, plus formels, nous nous copions nous-mêmes de l’information et nous rencontrions des problèmes, soit techniques, soit sur le marché, et nous reconnaissions que certaines fonctionnalités importantes avaient été oubliées. Si nous avions échangé, nous aurions eu l’information » (Responsable marketing et stratégie commerciale, entreprise A). Pour assurer la diffusion des informations et des connaissances sur le nouveau produit, nos entreprises s’appuient sur des réseaux constitués de personnes proches de par leur compétence. Cependant, de tels réseaux, même nécessaires, demeurent insuffisants. Ils sont incapables d’aider tous les salariés à comprendre les nouvelles connaissances avant leur utilisation dans leur environnement de travail quotidien. Pour y faire face, deux petits groupes sont mobilisés. Dans le premier groupe, les salariés se concertent et coopèrent dans l’optique de maîtriser l’incorporation des nouvelles connaissances dans les nouveaux produits et de les transmettre ensuite à un autre groupe d’utilisateurs. Dans le second groupe, toutes les formes de relations sont exploitées pour pouvoir produire dans les meilleures conditions et servir les marchés adéquats. Deux types de relations interpersonnelles sont à distinguer : « Dans notre organisation, les relations interpersonnelles sont importantes; si je prends mon département, nous avons des ingénieurs mécaniciens, mais en ce qui concerne la technologie et le marché, nous devons discuter avec des personnes ayant une bonne connaissance de l’environnement global, de la clientèle ou de la concurrence » (Responsable marketing, entreprise D). Quelle que soit leur forme, les relations entre les mêmes spécialistes ou des spécialistes différents sont nécessaires à une production et une commercialisation efficaces. Au-delà de la contribution du capital social à la stratégie de commercialisation, la commercialisation proprement dite est aussi une question de compétence humaine. Une grande attention est portée au professionnalisme des commerciaux : capacités de communication, de promotion des ventes et surtout d’anticipation. L’anticipation est indispensable puisque les commerciaux ne doivent rien laisser au hasard : « Quand nous arriverons à l’exploitation, j’enverrai de nouveaux produits en Chine. Nous sommes dans une logique de développement de produit et de validation de processus. Ils sont dans une logique de validation marketing. Le point de vue du vendeur, qui n’a pas le même regard qu’un ingénieur. Ainsi, pour éviter les erreurs que nous avons commises dans le passé, nous avons des échanges avec les locaux, pour nous assurer que nous allons dans la même direction » (Responsable du marketing, entreprise D). Si le capital social est prioritaire, il demeure tout de même insuffisant. Il a besoin du capital organisationnel au niveau de la diffusion des nouvelles connaissances sur les nouveaux produits et du capital humain pour le bon déroulement de la commercialisation proprement dite.

Discussion des résultats de recherche

Avant d’annoncer les configurations déduites de nos premiers résultats, nous devons préciser que si les trois étapes de la capacité d’absorption sont perceptibles sur le terrain, il ne faut pas exclure des périodes de cohabitation entre elles. En effet, il n’y a rien de mécanique dans leur déroulement chronologique. Ce constat ouvre, d’ailleurs, une piste de recherche pour l’avenir. Il s’agit des ambiguïtés organisationnelles constatées au niveau de chaque phase et qui peuvent être exploitées pour connaître les périodes de cohabitations. Nous avons distingué trois formes de déploiement du capital intellectuel qui correspondent chacune à une étape de la capacité d’absorption. Nous pouvons les qualifier respectivement de préliminaire, de pilotée et d’humaniste.

Un déploiement préliminaire

Nous avons là une configuration qui s’appuie sur le capital humain individuel pour acquérir tout azimut les connaissances externes et sur le capital humain collectif pour reconnaître et comprendre les nouvelles connaissances externes. Ainsi, cette configuration est préliminaire lorsqu’elle s’appuie exclusivement sur la compétence individuelle et cesse de l’être lorsqu’il faut gérer la connaissance ayant une valeur potentielle. La question de la valeur des connaissances ne peut être tranchée que collectivement, c’est-à-dire selon un niveau organisationnel. Les entreprises recourent ainsi à des routines organisationnelles, voire, au besoin, à l’innovation organisationnelle. Les organisations qui s’inscrivent dans une logique performative, veillent, lors de la mobilisation de ces routines, à la nécessaire contribution du capital humain et social. La réussite réside dans le déploiement des dimensions du capital intellectuel. Comme le souligne son mode de déploiement, cette configuration reste impulsée par le capital humain pour réussir l’exploration des connaissances. Les entreprises commencent par acquérir les ressources humaines en tenant compte des contraintes d’une « bonne » exploration et elles veillent ensuite sur leur nécessaire coordination via des routines organisationnelles pour dégager les connaissances de valeur. Ces résultats peuvent être synthétisés dans le tableau suivant :

Tableau 5

Synthèse des principaux résultats phase d’exploration

Synthèse des principaux résultats phase d’exploration

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Ce déploiement apporte de la clarté et évite des questions comme celle-ci : La segmentation du capital humain en spécialiste et en généraliste indique-t-elle la domination du capital organisationnel ? Effectivement, c’est l’organisation qui reste le réceptacle du capital humain, elle agrège le travail individuel en mobilisant le collectif pour atteindre ses objectifs. Ainsi, l’explicitation de la logique du déploiement des dimensions du capital intellectuel permet de souligner le rôle déterminant du capital humain dans cette phase. En outre, elle nous renseigne sur l’importance des organisations en tant qu’entité. Par leur existence, les organisations repèrent et intègrent des ressources humaines et par leur structure elles les coordonnent pour accélérer leur processus d’innovation. Le capital humain est central ici. Lorsqu’il se déploie dans une version individuelle, il amplifie les bénéfices pour l’entreprise en mobilisant le capital social. Lorsqu’il se déploie dans sa forme collective (collaboration entre généralistes et spécialistes), il sollicite le concours du capital organisationnel. Nous constatons clairement avec Lane et al. (2006) qu’il y a d’autres variables qui expliquent plus de variance que les dépenses R&D. En outre, ces résultats viennent, d’une part, enrichir ceux de Dyer et Singh (199) en ce qui concerne l’association entre capital humain et social et ceux de Van den Bosch et al. (1999) par apport à l’association entre capital humain et organisationnel. D’autre part, ils précisent les apports de Rothwell et Dodgson, (1991), Kusunoki et al. (1998), Vinding (2006), Soo et al. (2017) et Çetin et al. (2017) qui considèrent le caractère déterminant du capital humain dans l’exploration, une phase qui requiert pour eux de la variété et de l’aléatoire. La variété a été perçue à travers le rôle complémentaire des généralistes et des spécialistes et l’aléatoire à partir du travail individuel improvisé et autonome. Au niveau praxéologique, deux leviers doivent être actionnables, le premier concerne l’accompagnement des salariés pour les aider à mieux développer et tirer profit de leur capital social et le second consiste à faire en sorte que le capital organisationnel ne soit ni handicapant, ni bloquant, mais stimulant pour le capital humain.

Un déploiement piloté

L’assimilation des connaissances est pilotée par le couple stratégie-structure dans la phase d’apprentissage de transformation. Le tableau 6 synthétise les principaux résultats :

Tableau 6

Synthèse des principaux résultats phase assimilation

Synthèse des principaux résultats phase assimilation

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Toutes nos entreprises ont besoin de suivre la progression de l’assimilation des connaissances, elles ont donc mis en place des systèmes d’information pour gérer les projets de combinaison des connaissances. Nous rejoignons ici les travaux de Mowery et al. (1996) concernant l’importance du rôle de l’âge et de la taille tout en constatant une certaine souplesse organisationnelle. L’investissement dans les systèmes d’information n’est plus synonyme d’organisations formelles. Lorsqu’il existe, le formalisme organisationnel ne relève pas d’une logique de fonctionnement bureaucratique mais résulte plutôt de considérations contingentes. Au-delà du caractère mécanique ou organique du capital organisationnel, nous avons souligné que les entreprises n’attribuent pas de l’autonomie à leurs chefs de projet de la même manière. Nos investigations permettent de formuler l’hypothèse que le caractère aléatoire de l’assimilation peut être à l’origine d’un certain balancement entre l’adoption d’un mode organisationnel mécanique ou organique. En définitif, c’est toujours le mode organique qui finit par l’emporter. Nous n’avons observé aucune volonté de contraindre les collaborateurs ou de leur imposer des méthodes de travail. Le capital organisationnel dans sa version mécanique est une exception, les entreprises ne veulent pas se priver de la souplesse nécessaire à l’assimilation et à la combinaison des connaissances. Dans cette phase, le capital organisationnel devient un outil de pilotage de l’assimilation et de la combinaison des connaissances. Il développe des routines pour éviter toute dérive liée à des incompétences humaines. Il tente ainsi d’assurer le contexte favorable à la bonne expression des compétences humaines y compris pour qu’elles puissent profiter de leur ressource relationnelle. Ainsi, le capital organisationnel se déploie de telle sorte qu’il puisse optimiser la contribution du capital humain et de créer les conditions qui augmentent les chances pour eux de mieux utiliser leur capital social. Autrement dit, le capital organisationnel est la variable d’ajustement qui détermine le déploiement adéquat du capital humain et social. Le fait qu’au moment de l’évaluation de la qualité de la combinaison des connaissances, la formalisation cède la place au capital humain, illustre cet ajustement. Autrement dit, l’entreprise recherche la souplesse à un moment où elle a besoin que les responsabilités s’expriment. C’est dans cette perspective, que nous avons dépassé la nature mécanique ou organique du capital organisationnel en observant sur le terrain que des souplesses apparaissent à des degrés divers. Ainsi, les organisations ont intérêt à évaluer leur mode organisationnel, d’un côté, par rapport à sa capacité de stimuler les salariés et d’empêcher le caractère bloquant ou handicapant de leur action et, de l’autre côté, par rapport à sa capacité à aider les salariés à développer et à exploiter leur capital social. Il est essentiel dans cette phase de rechercher le meilleur équilibre entre la maîtrise du savoir et la liberté. Le but est d’avoir des structures organisationnelles qui encouragent la créativité. C’est dans cette perspective, que nous parlons ici d’un déploiement piloté. Ce déploiement illustre bien la conception de la capacité d’absorption développée par Lane et Lubatkin (1998), Lane et al. (2001), Meeus et al. (2001) et par Szulanski (1996).

Un déploiement humaniste du capital intellectuel

Dans la phase d’exploitation, ce sont plutôt les relations et les échanges entre les salariés qui sont mis en avant. Le capital social, en tant que ressource sociale mobilisable à des fins économiques (Coleman, 1988), aide les entreprises à surmonter les difficultés de production et de commercialisation. Les salariés engagés dans la production ont besoin de s’approprier les prototypes et les commerciaux ont besoin d’assurer leur diffusion. Les principaux résultats de cette phase sont rappelés dans le tableau 7 :

Tableau 7

Synthèse des principaux résultats phase d’exploitation

Synthèse des principaux résultats phase d’exploitation

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Dans cette phase, les relations interpersonnelles sont essentielles dans la réussite de ces deux missions. Ainsi, le capital intellectuel se déploie à partir du capital social avec le soutien du capital organisationnel et humain. En effet, dans cette phase, le capital organisationnel favorise son expression pour qu’il assure l’application des nouvelles connaissances et le capital humain lui permet de réaliser la bonne commercialisation des produits. La distinction théorique en capital coopératif et entrepreneurial nous a aidé à comprendre les détails de ce processus. Le capital organisationnel est envisagé par les entreprises comme un moyen de développement de la confiance entre leur membre. Ainsi, deux types de structures conformes à cet objectif ont été observées. Des groupes d’expertises ont été créés dans le but d’assurer le bon déroulement de la mission d’appropriation et des groupes d’accompagnement ont été mis en place pour faciliter la commercialisation des produits. Dans le premier groupe, les salariés se concertent et coopèrent dans l’optique d’évaluer, de traduire et d’incorporer de nouvelles connaissances avant de les transmettre aux utilisateurs. Dans le second groupe, les salariés sont aidés à développer et exploiter leurs relations que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de l’entreprise. En ce sens, le capital social devient la cause du capital organisationnel et sera évalué et ajusté par rapport à l’appréciation du degré de confiance obtenu. La confiance est donc attribuée à la structure plus qu’aux individus qui la composent (capital social coopératif). En outre, le capital social s’exprime bien en amont sous sa forme entrepreneuriale, c’est-à-dire, au moment de la constitution des groupes. En effet, les membres des groupes d’expertise ou d’accompagnement sont sélectionnés et les individus qui s’apprécient entre eux grâce à leur compétence et à leur qualité personnelle sont très recherchés (combinaison entre le capital social coopératif et entrepreneurial). En ce qui concerne le capital humain, les compétences des commerciaux sont stratégiques, d’une part, pour tirer profit de l’imbrication des opérations de production et de commercialisation et, d’autre part, pour mieux utiliser le capital social au bénéfice de l’entreprise. Nous avons souligné les qualités personnelles des commerciaux et leurs capacités de nature organisationnelle (contrôle, anticipation). Ainsi, les confiances institutionnelle et interpersonnelle servent ensemble à évaluer le capital organisationnel. Les travaux de Fang et al. (2010) confortent cette idée en ce qui concerne le capital social entrepreneurial et ceux de Hansen (1999) pour le capital social coopératif. Globalement, le capital social est le meilleur moyen pour convaincre les collaborateurs d’intégrer les nouvelles connaissances dans leurs activités (Todorova et Durisin, 2007). Au-delà des modalités du déploiement du capital intellectuel, les managers peuvent repenser les compétences individuelles et les solutions organisationnelles à partir de leur contribution au capital social et non pas l’inverse.

Conclusion

Cette recherche contribue à une problématique qui est au coeur de la compétitivité des entreprises (Subramaniam et Youndt, 2005). Même s’il s’agit d’une recherche d’étape, nous avons précisé le mode de déploiement du capital intellectuel au niveau de chaque phase de la capacité d’absorption. A chaque phase, une composante prioritaire et non dominante du capital intellectuel a été constatée. Trois modes de déploiement, ayant des retombées managériales différentes, ont été mis en évidence. Un mode préliminaire, piloté et humaniste dont chacun traduit une logique d’action. La logique préliminaire renvoie à l’importance de l’exploration en laissant le potentiel humain s’exprimer, la deuxième à la nécessité de mettre sous contrôle l’action grâce à des routines organisationnelles et la troisième à l’importance du lien avec les autres pour dynamiser l’échange économique. Ces résultats proposent une manière de prendre en compte simultanément deux concepts liés. Notre démarche prend en compte leurs dimensions constitutives, mais aussi les sous-dimensions du capital intellectuel. Ces sous-dimensions relatives au capital intellectuel se sont avérées très utiles pour comprendre et dépasser le problème de la frontière entre ces trois composantes. Les résultats, confirment et approfondissent le rôle du capital intellectuel dans l’apprentissage et l’innovation organisationnels (Kang et Snell, 2009; Kang, Morris et Snell, 2007; Subramaniam et Youndt, 2005; Soo et al. 2017). Ils apportent, par ailleurs, un éclairage sur la contribution de Kang et Snell (2009). Pour ces derniers, un type de capital humain (ou de capital organisationnel ou social) ne suffit pas pour mener à bien une tâche cognitive spécifique et que des équilibres sont à trouver entre toutes ces composantes. La recherche doit se poursuivre, après avoir confronté nos résultats avec ceux obtenus dans les travaux existants, nous pourrions non seulement de tenter d’élever les trois formes du déploiement soulignées à un niveau de configuration mais aussi d’examiner attentivement leur potentiel. A l’instar d’Henri Mintzberg (1982) qui a conçu sa théorie des configurations structurelles sur la base de la domination d’un mécanisme de coordination, nous avons développé notre raisonnement sur la base du caractère prioritaire de telle ou telle dimension du capital intellectuel par rapport aux autres. Cependant, ce caractère prioritaire reste secondaire par rapport à la volonté de l’organisation d’assurer son fonctionnement, son intérêt est d’identifier les formes du déploiement des dimensions du capital intellectuel dans chaque phase de la capacité d’absorption, un déploiement qu’il est nécessaire de questionner dans la perspective d’un redéploiement. Au-delà du rôle habituellement attribuable à chaque dimension, c’est son adéquation avec une situation donnée qui devient essentielle. En ce sens, si le paradigme de la contingence prend tout son sens dans ce travail, il n’empêche pas de souligner l’importance du processus. Ainsi, nous avons apprécié le degré d’importance de chaque composante du capital intellectuel en considérant son caractère facilitateur, bloquant ou handicapant lors de chaque phase. Le mérite d’une telle lecture est d’éviter une analyse figée du fonctionnement des organisations, même s’il est nécessaire de poursuivre la recherche pour tenir compte des attracteurs étranges telles que l’inertie endogènes et la proactivité endogène (Durand et Shimada, 2018). Un autre mérite est l’évitement des hypothèses limitatives de la capacité d’absorption identifiées par Lane et al. (2006). Nous l’avons considérée comme une capacité inséparable de son contexte, même si le contexte a été ramené à la nature du travail à effectuer selon chacune de ses phases. Une analyse mettant en perspective l’ensemble des variables du contexte est envisagée. Dans cette recherche, nous nous sommes contentés de privilégier la finalité de l’apprentissage à chacune des phases (Lane et al., 2006). Notre projet est de continuer de nous inscrire dans la perspective d’enrichissement revendiquée par Lane et al. (2006). Nous avons exploré ici les interactions délicates entre le capital intellectuel et la capacité d’absorption où des approfondissements restent nécessaires. Même si nous pouvons développer des approches quantitatives par la prise en compte des variables médiatrices et modératrices, pour le moment, nous comptons déployer des études cliniques. Notre objectif est de mieux comprendre les moments de cohabitation entre les phases de la capacité d’absorption et de cerner les boucles de rétroaction qui caractérisent le processus (Todorova et Durisin, 2007).