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Depuis le premier cours en entrepreneuriat dispensé par Miles Maces à l’Université d’Harvard en 1947 (Carrier, 2009), un nombre croissant d’institutions à travers le monde s’est engagé dans le défi de l’éducation à l’entrepreneuriat (EE) au travers de différents cadres disciplinaires (Verzat et al., 2019). En quelques décennies, l’EE est ainsi passée d’une curiosité exotique de quelques écoles de management nord-américaines à une préoccupation centrale pour les décideurs politiques, économiques, sociaux et éducatifs sur tous les continents, tant au niveau national que supranational. Dans le même temps, l’EE s’est diffusée dans tout le système éducatif, en formation initiale ou professionnelle, du supérieur au secondaire et même à l’élémentaire, voire au préscolaire (Bornard et al., 2019). Son essor semble dû à une perception générale d’une nécessité de promouvoir et de soutenir le travail indépendant et l’auto-emploi, les petites entreprises et l’innovation (Morselli, 2019). C’est ainsi que de nombreux gouvernements sont à l’initiative de politiques éducatives visant à promouvoir et enseigner l’entrepreneuriat (Bornard et al., 2019). Dans l’enseignement supérieur, les institutions misent sur différentes pratiques éducatives pour répondre aux attentes variées d’aspirants entrepreneurs désirant être sensibilisés ou formés à l’entrepreneuriat, et d’entrepreneurs souhaitant approfondir leurs connaissances ou améliorer leurs pratiques en matière de création ou gestion d’entreprises (Liñan, 2004; Bae et al., 2014). Parallèlement à sa percée remarquable dans la sphère éducative, l’EE suscite un intérêt grandissant chez de nombreux chercheurs dont les travaux visent à répondre à plusieurs questions : est-ce possible d’enseigner l’entrepreneuriat ? Pourquoi et comment l’enseigner ? Comment mesurer l’impact de cet enseignement ? Quels en sont les objectifs pédagogiques ? Quelles places faut-il accorder à la théorie et la pratique ?

Si les études précédentes ont largement répondu à la question du bien-fondé ou de l’à-propos de l’EE, les autres questions font toujours l’objet de nombreux travaux (Verzat et al., 2019). C’est le cas de cette recherche, qui s’intéresse à la pratique éducative de la sensibilisation à l’entrepreneuriat, et à la mesure de son impact. Plusieurs indicateurs d’impact ont été explorés dans la littérature et plus spécifiquement : 1) le niveau de capital humain, notamment les connaissances et les capacités nécessaires pour entreprendre (Martin et al., 2013); 2) l’auto-efficacité entrepreneuriale (AEE), une croyance dans la capacité à endosser le rôle d’entrepreneur et en effectuer les tâches (Peterman et Kennedy, 2003; Shinnar et al., 2014); ou 3) l’intention d’entreprendre (IE) (Fayolle et al., 2006; Bae et al., 2014). S’il semble exister un consensus chez les chercheurs pour évaluer l’efficacité des programmes d’EE par l’AEE des apprenants (Zhao et al., 2005; Ao et Liu, 2014; Küttim et al., 2014; Piperopoulos et Dimov, 2015; Pfeifer et al., 2016; Lindberg et al., 2017; Wardana et al., 2020), tel n’est pas le cas de l’IE (Bae et al., 2014). De plus, selon Bae et al. (2014), les attributs éducationnels traditionnels comme la spécificité ou la durée de la formation ne semblent pas être déterminants dans la variation d’efficacité de l’EE, lorsqu’elle est mesurée par l’IE.

Partant de ces constats, nous avons premièrement sélectionné un nouvel attribut éducationnel susceptible d’expliquer les variations de performance de l’EE : le moment de sensibilisation à l’entrepreneuriat (MSE) dans le parcours de formation. Deuxièmement, nous avons mobilisé le concept d’AEE qui fait consensus dans la littérature en tant qu’indicateur de l’efficacité de l’EE. Selon que la sensibilisation à l’entrepreneuriat intervienne en année 1, ou plus tard dans les cursus de formation supérieure, elle est susceptible d’influencer différemment l’AEE des étudiants. Par exemple, il est possible qu’une sensibilisation intervenant tardivement dans le cursus de formation puisse accroître l’AEE davantage que lorsqu’elle s’effectue plus tôt, les étudiants ayant eu le temps de prendre confiance dans leurs connaissances et leurs compétences managériales nouvellement acquises qui servent de base à leur capacité d’agir de manière entrepreneuriale. Troisièmement enfin, nous avons recherché et adopté un indicateur d’efficacité de l’EE susceptible de remplacer l’IE, cette dernière pouvant manifestement s’avérer trop abstraite pour de jeunes étudiants dépourvus de connaissances et de capacité entrepreneuriale. C’est ainsi que, substituant la notion d’identité à celle d’IE, notre recherche s’appuie spécifiquement sur le concept d’aspiration à l’identité de rôle d’entrepreneur (AIRE) (Farmer et al., 2011) pour mesurer l’efficacité de l’EE. L’AIRE, un soi possible d’entrepreneur, permet de mesurer par sa centralité, l’avancée de la construction de l’identité d’entrepreneur (Donnellon et al., 2014; Nabi et al., 2017) ainsi que la progression de la transition vers le rôle d’entrepreneur (Hoang et Gimeno, 2010). Les rares études s’intéressant à l’AIRE (Farmer et al., 2011; Pfeifer et al., 2016) révèlent qu’il existe un lien entre l’AEE et l’AIRE. Plus les étudiants se sentent en capacité d’endosser le rôle d’entrepreneur et d’accomplir les tâches s’y référant, et plus ils aspirent à en adopter l’identité.

A l’arrivée, nous proposons un modèle théorique causal reliant séquentiellement le MSE, l’AEE et l’AIRE.

L’évaluation empirique de ce modèle théorique causal sur une population de 440 étudiants du secteur de l’hospitalité, sensibilisés à l’entrepreneuriat en France et au Sénégal, montre que le MSE influence directement et positivement l’AEE, qui influence directement et positivement l’AIRE. Ces résultats sont importants pour mesurer et maximiser l’impact de l’EE.

Cadre théorique

Dans cette partie, nous développons un cadre théorique destiné à évaluer l’impact du MSE sur la transition vers le rôle d’entrepreneur. Nous commençons par introduire la relation entre l’EE et la construction de l’identité d’entrepreneur avant de justifier la pertinence du MSE comme attribut de l’EE, de présenter les notions d’identité entrepreneuriale et de soi possible d’entrepreneur, le processus de transition vers le rôle d’entrepreneur, la centralité de l’AIRE en tant que marqueur de l’avancée de cette transition, ainsi que les liens causaux entre le MSE, l’AEE et l’AIRE.

Education à l’entrepreneuriat (EE) et identité d’entrepreneur

L’EE consiste en tout programme pédagogique ou processus éducatif ayant pour objectif le développement des attitudes et des compétences entrepreneuriales (Fayolle et al., 2006 : 702). Elle vise à transmettre des connaissances et à favoriser la pratique entrepreneuriale par l’apprentissage (Nabi et al., 2017). Donnellon et al. (2014) soulignent que le processus d’apprentissage entrepreneurial semble coïncider en tous points avec le processus de construction d’identité d’entrepreneur tel que décrit dans la littérature sur les transitions de rôle, qui nécessitent que les individus se créent, testent et intègrent des sois provisoires relatifs aux rôles qu’ils cherchent à adopter (Ibarra, 1999). Le processus de construction d’identité, qui requiert l’internalisation de comportements entrepreneuriaux-types, démarre bien avant la création de l’entreprise, souvent dès l’enfance par l’observation de modèles familiaux (Liñan et al., 2018). Il se poursuit dans les cursus d’EE, au travers d’expériences qui visent à développer la capacité à agir de manière entrepreneuriale (Donnellon et al., 2014). Mais, même si les processus d’apprentissage entrepreneurial et de construction d’identité se chevauchent, l’EE mobilise peu la notion d’identité dans ses cursus et ses programmes éducatifs (Donnellon et al., 2014), la question de l’identité et la manière de l’intégrer au développement de la capacité entrepreneuriale restant encore à définir. Une des pistes possibles serait de la considérer comme une capacité consubstantielle à la personne de l’entrepreneur déterminant sa capacité à entreprendre, voire comme une ressource critique au processus de création (Sarasvathy, 2008; Akrikpan et al., 2016). Une autre piste serait de la considérer comme un moyen d’évaluer l’efficacité des programmes de formation.

Education à l’entrepreneuriat (EE) et moment de sensibilisation à l’entrepreneuriat (MSE)

Selon Champy-Remoussenard (2012), le développement de la capacité à entreprendre implique deux finalités éducatives. Il s’agit non seulement d’éduquer à l’esprit d’entreprise, mais également à l’esprit d’entreprendre (Léger-Jarniou, 2008). Eduquer à l’esprit d’entreprise implique de développer des aptitudes spécifiques à la création d’entreprises, comme la détection d’opportunités, la vision stratégique, la création d’un modèle d’affaires, d’un business plan ou d’une organisation. Eduquer à l’esprit d’entreprendre suppose l’acquisition de capacités entrepreneuriales multiples parmi lesquelles on peut citer, entre autres, la créativité, l’esprit d’initiative, la pensée positive, la tolérance à l’ambiguïté, la prise de décision intuitive, le travail d’équipe ou la gestion de l’interdépendance et/ou de la contradiction (Bissola, Imperatori, Biffi, 2017)

S’adressant à différents types de publics (professionnels, élèves ou étudiants), l’EE comporte au moins deux finalités pédagogiques qui sont 1) de transmettre des connaissances, et 2) de favoriser la pratique entrepreneuriale par un apprentissage (Nabi et al., 2017). Cette diversité des finalités et des publics se traduit par une diversité de pratiques éducatives. Il s’agit par exemple de sensibiliser à l’entrepreneuriat les aspirants entrepreneurs, de les former à entreprendre, ou bien d’approfondir les connaissances et les pratiques des entrepreneurs en matière de création et gestion d’entreprise (Liñan, 2004; Bae et al., 2014). Notre recherche s’intéresse plus spécifiquement à la pratique éducative qui consiste à sensibiliser les étudiants du supérieur à l’entrepreneuriat.

Dans leur méta-analyse, Bae et al. (2014) ont souligné l’incapacité des attributs traditionnels de l’EE, comme sa durée ou son contenu, à expliquer la faiblesse du lien entre l’EE et le choix de carrière d’entrepreneur des étudiants, mesuré par l’IE. Par conséquent, nous avons retenu un nouvel attribut éducationnel pour expliquer les variations en termes d’efficacité repérées dans les études précédentes (Bae et al., 2014) : le moment dans le parcours de formation où intervient la sensibilisation à l’entrepreneuriat.

Identité entrepreneuriale et soi possible d’entrepreneur

Dans cette recherche, l’identité entrepreneuriale est envisagée comme une identité professionnelle individuelle, celle du créateur de l’entreprise (Navis et Glynn, 2011), et plus spécifiquement comme une identité de rôle d’entrepreneur. Elle résulte de l’internalisation du rôle social d’entrepreneur, à savoir l’incorporation, dans le concept de soi, des exigences comportementales qui y sont associées (Newbery et al., 2018). Concept issu des travaux en psychologie sociale (Cantor et Mischel, 1979; Sluss et Ashforth, 2007), l’identité de rôle englobe deux dimensions : une dimension sociale, c’est-à-dire la manière dont le rôle est interprété par la société, et une dimension individuelle, la manière dont l’identité est construite et adoptée par les individus (McCall et Simmons, 1966). L’identité de rôle d’entrepreneur se forme dans le temps à partir d’expériences personnelles et professionnelles passées, au travers notamment d’interactions avec des modèles et mentors familiaux et professionnels (Newbery et al., 2018).

Le concept d’identité entrepreneuriale s’adosse à la théorie de l’identité (Stryker et Burke, 2000) et aux travaux sur les sois possibles (Markus et Nurius, 1986). L’identité englobe les croyances et les ressentis à propos d’un soi possible et les exigences comportementales associées au rôle. Les sois possibles sont des schémas de soi qui constituent des généralisations cognitives sur le soi issues d’expériences passées, qui orientent le choix des informations sur soi et permettent d’orienter le futur (De Place, Brunot, 2018). L’identité d’entrepreneur est donc un soi futur désiré qui influence le comportement jusqu’à ce que le rôle possible d’entrepreneur devienne réalité (Hoang et Gimeno, 2010).

Suscitant un grand intérêt dans le champ de la psychologie sociale, les sois possibles sont des représentations de soi dans le futur, attachées à des buts qui servent de guides pour l’action (De Place et Brunot, 2018). Ce sont « les composantes du concept de soi qui représentent ce que les individus pourraient devenir, ce qu’ils espèrent devenir ou ont peur de devenir » (Markus et Nurius, 1986, p. 954). Issus d’expériences passées et présentes, ces états futurs fonctionnent comme des buts qui incitent les individus à les atteindre ou les éviter, ce qui les situe entre le concept de soi et la motivation (De Place et Brunot, 2018). Les sois actuels sont évalués et interprétés à la lumière des sois possibles qui représentent les peurs et les espoirs et motivent la poursuite ou l’évitement de comportements spécifiques (Markus et Nurius, 1986). La littérature identifie trois catégories de sois possibles : les sois désirés (hoped-for selves), les sois craints (feared selves) et les sois possibles attendus (expected selves) qui sont des événements futurs que les individus estiment être logiquement en droit d’attendre et qui sont souvent assimilés à des sois désirés (De Place et Brunot, 2018).

En somme, les sois possibles sont des images d’états futurs désirables ou indésirables (Ibarra, 1999), des mécanismes de régulation (Hoyle et Sherill, 2006) qui orientent le comportement pour éviter le rôle craint ou s’assurer que le rôle espéré devienne réalité (Ibarra, 1999), et des mécanismes de construction de l’identité (De Place et Brunot, 2018). Nécessaires dans le processus d’adaptation au nouveau rôle, ils facilitent la sélection des nouveaux comportements à expérimenter et à acquérir et dirigent l’attention vers les modèles familiaux et professionnels à observer (Ibarra, 1999).

En tant que représentation d’un soi possible, l’identité entrepreneuriale est donc à la fois une force motivationnelle de l’agir (De Place et Brunot, 2018) et un concept nécessaire pour comprendre le succès ou l’abandon de la transition vers le rôle d’entrepreneur (Hoang et Gimeno, 2010). Elle évolue dans le temps (Werthes et al., 2018), donne un sens aux expériences des individus (Weick, 1995) et guide ces derniers vers la création, en influençant leur comportement avant qu’ils n’occupent le rôle d’entrepreneur (Hoang et Gimeno, 2010).

Transition vers le rôle d’entrepreneur

La transition vers le rôle de créateur d’entreprise a fait l’objet de très peu de travaux en entrepreneuriat, alors même que cette vision différente de l’entrepreneuriat permet d’éclairer de manière intéressante le processus de création (Hoang et Gimeno, 2010). Ce n’est pas le cas dans le champ de la psychologie sociale. Les chercheurs y ont depuis longtemps fait le constat que les changements de carrière sont accompagnés de changements d’identité. Les nouveaux rôles requièrent des habiletés, attitudes, comportements et modes d’interaction nouveaux qui produisent des changements fondamentaux dans la manière dont les individus se définissent (Ibarra, 1999). Cette transition implique la construction d’une nouvelle identité de rôle à partir de conceptions de soi existantes, de nouvelles interactions sociales, et de conceptions de soi possibles et désirables (Hoang et Gimeno, 2010). Il n’est alors guère surprenant que dans le processus de transition de rôle, les identités de rôle soient conceptualisées en entités passées, présentes et futures (Thoits et Virshup, 1997).

Processus peu investigué empiriquement, la construction de l’identité de rôle d’entrepreneur est indissociable de la création de sois futurs d’entrepreneurs (Ibarra, 2003). Elle n’est ni linéaire et ni nécessairement ascendante (Hoang et Gimeno, 2010), et peut s’expliquer par l’étendue du capital humain (Evans et Leighton, 1989), l’expérience entrepreneuriale (Donnellon et al., 2014; Pfeifer et al., 2016), l’expérience personnelle et professionnelle (Yitshaki et Kropp, 2016), le conflit avec les identités existantes (Newbery et al., 2018), la pression des normes sociales (Pfeifer et al., 2016), ou l’adéquation entre les caractéristiques individuelles et celles du rôle d’entrepreneur (Farmer et al., 2011).

Partant de ce constat, la recherche s’intéresse aux habiletés et aux connaissances entrepreneuriales acquises durant un programme supérieur de sensibilisation à l’entrepreneuriat, qui sont susceptibles d’influencer le processus de construction de l’identité d’entrepreneur. Nous suivons ainsi les recommandations de Hoang et Gimeno (2010) pour qui la transition de rôles non professionnels comme celui d’étudiant peut faire l’objet d’études susceptibles d’enrichir la théorie de la transition vers l’entrepreneuriat.

Centralité de l’aspiration à l’identité de rôle d’entrepreneur (AIRE) : un marqueur de la transition vers le rôle d’entrepreneur

L’identité professionnelle d’entrepreneur est l’une des multiples identités personnelles ou sociales endossées par les entrepreneurs (Shepherd et Haynie, 2009) qui forment leur concept de soi. Pour gérer ces différentes identités, ils les organisent en hiérarchies (Murnieks et al. 2014) selon la force de leur centralité (McCall et Simmons, 1966). La centralité de l’identité de rôle d’entrepreneur décrit son importance vis-à-vis des autres identités (Murnieks et al. 2014) et la force de l’attachement au rôle d’entrepreneur (Hoang et Gimeno, 2010). Plus elle est centrale et plus le rôle de fondateur représente une part significative du concept de soi. Une forte centralité augmente l’attractivité du rôle et facilite la transition en neutralisant les effets négatifs des déficits perçus en termes de connaissances et d’habilités nécessaires au rôle, ainsi que ceux provenant des conflits de rôles, notamment avec les rôles familiaux (Hoang et Gimeno, 2010). Si le rôle de créateur est perçu comme essentiel pour le concept de soi, la transition devient une affirmation de soi (Hoang et Gimeno, 2010) et le développement de la capacité entrepreneuriale est alors motivé par une volonté de cohérence avec soi, et non par une adaptation à des contraintes externes (Ibarra, 2003).

Le concept d’AIRE s’est construit à partir de la théorie de l’identité et des recherches sur les sois possibles (Farmer et al., 2011). Aspirer au rôle d’entrepreneur implique l’élaboration de schémas possibles de soi (Powel et Baker, 2014), de structures cognitives attachées à des représentations de soi passées, présentes et futures (De Place et Brunot, 2018). Avec l’aspiration, le processus de construction de l’identité n’est pas terminé, l’internalisation des comportements observés chez les modèles familiaux ou professionnels en étant à ses débuts (Donnellon et al., 2014). Newbery et al. (2018) soulignent que l’identité de rôle « aspirationnelle » (AIRE) est un concept intéressant pour l’EE du fait de sa capacité à témoigner de l’existence et de l’avancée d’un processus de formation de l’identité entrepreneuriale.

En tant que soi possible, l’AIRE est une représentation d’un soi entrepreneur futur attachée à des buts, qui servent à motiver l’action d’entreprendre (De Place et Brunot, 2018). Sa centralité est un marqueur de l’avancée 1) de l’internalisation du rôle d’entrepreneur dans le concept de soi (Farmer et al., 2011) et 2), de la transition vers le rôle d’entrepreneur.

L’auto-efficacité entrepreneuriale comme médiateur de la relation causale entre le moment de sensibilisation à l’entrepreneuriat et l’aspiration à l’identité de rôle d’entrepreneur

D’abord, la notion d’auto-efficacité (AE) reflète chez les individus la croyance en leurs capacités personnelles et cognitives à exécuter une action de manière efficace (Bandura, 1997; Frese et al., 2007). Comme mentionné précédemment, le développement de la capacité entrepreneuriale s’effectue dès l’enfance et se poursuit dans les cursus d’EE (Donnellon et al., 2014; Liňan et al., 2018). L’EE est donc susceptible d’accroître le sentiment chez les individus qu’ils sont capables d’agir de manière entrepreneuriale. En effet, de nombreuses recherches théoriques et empiriques examinant le lien entre l’EE et l’AEE révèlent que l’EE influence positivement l’AEE (Zhao et al., 2005; Ao et Liu, 2014; Küttim et al., 2014; Piperopoulos et Dimov, 2015; Pfeifer et al., 2016; Lindberg et al., 2017; Wardana et al., 2020). Opérationnalisant l’EE dans cette recherche par le MSE, nous en déduisons l’hypothèse suivante :

H1 : Le MSE influence positivement l’AEE (autrement dit, plus le MSE est tardif, plus le sentiment d’AEE est élevé).

Ensuite, en réponse à Bae et al. (2014 : 241) qui ont suggéré de mobiliser d’autres concepts que l’IE jugée peu valide pour apprécier les mérites, la pertinence et l’efficacité des programmes d’EE, et notamment l’acquisition d’habiletés et de connaissances qui déterminent la capacité à agir de manière entrepreneuriale, nous avons mobilisé l’AEE comme une autre variable susceptible d’évaluer l’impact de l’EE. Selon la théorie de la cognition sociale (Bandura, 1997), avant que les individus n’initient et n’entreprennent des tâches en vue d’atteindre des buts prédéfinis, ils font appel à leurs capacités personnelles et cognitives pour, 1) évaluer la possibilité qu’elles leur permettent de relever des défis particuliers et 2) former des croyances à propos de la probabilité de réussite de leur projet. L’AE est donc susceptible d’influencer les aspirations des individus ainsi que les efforts qu’ils vont devoir fournir pour surmonter les obstacles divers et contretemps inhérents à leur projet (Bandura, 1994). L’auto-efficacité entrepreneuriale (AEE) se définit comme une auto-efficacité spécifique au domaine de l’entrepreneuriat (Clark et al., 2018), c’est-à-dire comme « la force de la conviction d’un individu qu’il est capable d’exécuter avec succès les rôles et les tâches d’un entrepreneur » (« the strength of an individual’s belief that he or she is capable of successfully performing the roles and tasks of an entrepreneur ») (Chen et al., 1998 : 301). Depuis les premiers travaux de Boyd et Vozikis (1994), de multiples études empiriques ont démontré que le concept était une variable prédictive de l’IE (Chen et al., 1998; Krueger et al., 2000; Zellweger et al., 2011; Piperopoulos et Dimov, 2015; Ciuchta et Finch, 2019). Comme pour l’AE, l’AEE peut influencer les aspirations des individus, et notamment ceux aspirant à endosser le rôle d’entrepreneur. Ce lien entre AEE et AIRE a toutefois été peu exploré dans la littérature. A notre connaissance, une seule étude, celle de Pfeifer et al. (2016) parvient à la conclusion que plus le sentiment d’AEE des étudiants est élevé, plus ils pensent être capables d’endosser le rôle d’entrepreneur et d’effectuer les tâches qui lui sont inhérentes, autrement dit plus leur AIRE est centrale. Nous suivons ces premiers résultats et formulons l’hypothèse suivante :

H2 : L’AEE influence positivement l’AIRE (autrement dit, plus le sentiment d’AEE est élevé et plus l’AIRE est centrale, c’est-à-dire plus le rôle d’entrepreneur est internalisé dans le concept de soi)

Enfin, les rares études empiriques concernant l’AIRE révèlent qu’elle est plus centrale lorsque les étudiants ont une expérience entrepreneuriale ou managériale, et qu’ils suivent un programme d’enseignement supérieur dont la spécialisation est l’entrepreneuriat (Pfeifer et al., 2016). Ces résultats, la prise en considération de l’hypothèse H1 (le MSE influence positivement l’AEE) et de l’hypothèse H2 (l’AEE influence positivement l’AIRE) ainsi que le choix du MSE en tant qu’attribut éducationnel conduisent à formuler l’hypothèse suivante :

H3 : Le MSE influence indirectement et positivement l’AIRE à travers l’AEE (autrement dit, l’AEE est un médiateur de la relation causale positive entre le MSE et l’AIRE).

La Figure 1 représente le modèle analytique synthétique de cette recherche.

Figure 1

Moment de sensibilisation à l’entrepreneuriat (MSE), auto-efficacité entrepreneuriale (AEE) et aspiration à l’identité de rôle d’entrepreneur (AIRE)

Moment de sensibilisation à l’entrepreneuriat (MSE), auto-efficacité entrepreneuriale (AEE) et aspiration à l’identité de rôle d’entrepreneur (AIRE)

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Méthodologie

La description de la méthodologie de cette recherche porte sur trois points : la population, le mode de collecte des données et l’échantillon; l’opérationnalisation des différents concepts de la recherche; la méthode d’analyse des données.

Population, mode de collecte des données et échantillon

La population visée est celle d’étudiants engagés dans des formations supérieures, du BTS au Master, dans le secteur de l’hospitalité, répartis dans plusieurs institutions en France et au Sénégal.

En France, un questionnaire a été administré via la plateforme GoogleForm à 279 étudiants des programmes Bachelor en gastronomie et hôtellerie de l’Ecole Ferrandi Paris, durant le mois de février 2018. En parallèle, le même questionnaire a été administré sous une forme papier entre février et juin 2018, à 401 étudiants des programmes supérieurs en hospitalité de 4 institutions sénégalaises : l’Université Assane Seck de Ziguinchor, l’Université Gaston Berger de St-Louis, l’Université de Thiès et l’Ecole Nationale de Formation Hôtelière et Touristique Cheikh Amal Sy de Dakar. Toutes ces institutions proposent, à divers moments de leurs curricula en HRT, des sensibilisations à la création et la reprise d’entreprises (BTS pour l’ENFHT, Bachelor pour Ferrandi Paris et Thiès, et Master pour Ziguinchor et St-Louis). Ces sensibilisations présentent une grande similarité entre ces diverses institutions et portent, de manière très classique, sur la transmission de de connaissances. Dans ce total de 680 étudiants, 440 avaient été sensibilisés à l’entrepreneuriat de l’hospitalité, soit la totalité des 279 étudiants de l’Ecole Ferrandi Paris et 161 des 401 étudiants des quatre institutions du Sénégal. Ce total de 440 étudiants sensibilisés constitue l’échantillon final dont le Tableau 1 indique la composition selon l’âge, le genre et le niveau de formation.

Tableau 1

Composition de l’échantillon

Composition de l’échantillon

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Opérationnalisation des concepts

Moment de sensibilisation à l’entrepreneuriat (MSE)

Trois moments de sensibilisation à l’entrepreneuriat ont été identifiés dans les parcours de formation des institutions supérieures françaises et sénégalaises : la sensibilisation en première année post-bac, en deuxième année, et en troisième année ou plus.

Auto-efficacité entrepreneuriale (AEE)

L’AEE a été mesurée à partir de l’échelle de Loué et Baronet (2012). Nous avons retenu les 9 items qui décrivent la capacité entrepreneuriale. Ils se mesurent avec une échelle de Likert à 7 points :

  1. Je sais détecter une opportunité d’affaire (AEE1)

  2. Je suis capable de sentir le marché (AEE2)

  3. Je suis capable de développer un business model (AEE3)

  4. Je sais développer des partenariats, cultiver mon réseau professionnel (AEE4)

  5. Je suis capable de développer une vision stratégique en déterminant les approches stratégiques les plus efficientes pour l’entreprise (AEE5)

  6. Je suis capable d’élaborer un business plan (AEE6)

  7. Je sais innover, faire preuve de vision entrepreneuriale, positionner l’entreprise par rapport aux concurrents en développant de nouveaux produits (AEE7)

  8. Je suis capable d’attirer des investisseurs et des partenaires potentiels en présentant l’entreprise, ses produits / services sous un angle attractif (AEE8)

  9. Je sais comment donner une impulsion à une organisation en mobilisant des ressources humaines, financières et matérielles (AEE9).

Aspiration à l’identité de rôle d’entrepreneur (AIRE)

L’AIRE a été mesurée avec l’échelle proposée par Farmer et al. (2011), originellement développée par Callero (1985) et largement validée lors d’études empiriques en psychologie sociale (Grube et Piliavin, 2000). L’échelle évalue la centralité de l’AIRE, c’est-à-dire la mesure dans laquelle elle est perçue comme faisant partie du concept de soi des individus (Callero, 1992). Elle comporte les cinq items suivants et se mesure avec une échelle de Likert à 7 points :

  1. Je pense souvent à devenir un entrepreneur (variable AIRE1)

  2. J’aimerais me voir en tant qu’entrepreneur (variable AIRE2)

  3. Devenir un entrepreneur serait une part importante de qui je suis (variable AIRE3)

  4. Quand j’y pense, le terme ‘entrepreneur’ m’irait bien (variable AIRE4)

  5. C’est important pour moi d’exprimer mes aspirations entrepreneuriales (variable AIRE5)

Nous avons ajouté trois variables pour contrôler les résultats; l’âge, le genre et le niveau de formation. La variable « pays » est omise car elle est redondante par rapport à la variable « niveau de formation », tous les étudiants de France étant d’un même niveau de formation (année 1).

Classe d’âge

Les répondants devaient indiquer leur groupe d’âge (18-20 ans; 21-24 ans; plus de 25 ans).

Genre

Les répondants devaient indiquer leur genre : (homme; femme).

Niveau de formation

Les répondants devaient indiquer s’ils étaient en BTS 1ère année, BTS 2nde année, en Licence 1, Licence 2, Licence 3, Master 1 ou Master 2.

Méthode d’analyse des données

Nous avons utilisé les logiciels SPSS et AMOS (IBM Corp., 2016) pour obtenir les statistiques descriptives (moyennes, écarts-types, corrélations), évaluer la qualité psychométrique des variables (Alpha de Cronbach, fiabilité composite ou Rhô de Jöreskog, validité convergente, validité divergente ou discriminante) et pour estimer le modèle d’équations structurelles permettant le test des trois hypothèses de la recherche.

Le modèle d’équations structurelles estimé est le suivant :

Les variables de contrôle introduites dans le modèle sont : le niveau de formation, l’âge et le genre.

Résultats

Cette section présente successivement les statistiques descriptives, la qualité psychométrique des variables d’opérationnalisation des concepts, puis le résultat de l’estimation du modèle de test des trois hypothèses de recherche.

Le Tableau 2 présente les statistiques descriptives (moyenne, écart-type) des variables de mesure de AEE et de l’AIRE ainsi que les corrélations entre ces variables. On constate que quasiment toutes les corrélations sont positives et significatives au seuil de 5 %.

Tableau 2

Corrélations

Corrélations

*. La corrélation est significative au niveau 0.05 (bilatéral).

**. La corrélation est significative au niveau 0.01 (bilatéral). N=440

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Le Tableau 3 présente les résultats de l’évaluation de la qualité psychométrique des variables de mesure de l’AEE et de l’AIRE. Toutes les deux mesures remplissent les conditions de fiabilité (alpha de Cronbach supérieur à 0,7; CR ou fiabilité composite ou Rhô de Jöreskog supérieur à 0,7), de validité convergente (AVE ou Variance extraite moyenne supérieure à 0,5) et de validité divergente ou discriminante (les racines carrées des AVE sont toutes supérieures aux plus grandes corrélations existant entre les indicateurs de mesure de la variable concernée et les indicateurs de mesure de l’autre variable). L’analyse a par ailleurs révélé qu’il était possible d’extraire deux sous-échelles à trois items, une pour l’AEE (AEE4, AEE6, AEE7) et une pour l’AIRE (AIRE1, AIRE3, AIRE4), qui possèdent également une bonne qualité psychométrique (voir Tableau 3).

Tableau 3

Qualité psychométrique des variables AEE et AIRE

Qualité psychométrique des variables AEE et AIRE

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Le Tableau 4 présente les résultats du test des trois hypothèses de la recherche au moyen de l’estimation des deux versions du modèle d’équations structurelles. Comme on peut le constater, le modèle 2 (avec les sous-échelles à trois items de mesure pour l’AEE comme pour l’AIRE) présente une très bonne adéquation aux données : la valeur p du Khi2 (p = 0,20) est supérieure au seuil traditionnel de 5 %; les indices d’adéquation approximative (CFI, TLI, GFI) sont tous supérieurs au seuil de 0,90 et le RMSEA (0,02) est inférieur à 5 %. Le modèle 1 (avec les échelles complètes) ne passe pas le test d’adéquation exact du Khi2 (p = 0,00 est inférieur au seuil de 5 %), le RMSEA (0,09) est supérieur à 5 % et le GFI (0,87) est inférieur au seuil de 0,90. Seuls le CFI (0,93) et le TLI (0,92) dépassent le seuil requis de 0,90 et pourraient être considérés comme satisfaisants. Le modèle 2 est donc sans conteste le meilleur modèle. Concernant spécifiquement le test des trois hypothèses, tous les coefficients concernés sont statistiquement significatifs (les valeurs p varient entre 0,00 et 0,02) et positifs. Ce résultat correspond à une corroboration de toutes les trois hypothèses de la recherche H1, H2 et H3. Par ailleurs, aucune des variables de contrôle (niveau de la formation, âge, âge2 et genre) n’explique l’AIRE (les coefficients sont tous statistiquement non significatifs au seuil traditionnel de 5 %). Une observation importante est que, concernant la corroboration des trois hypothèses aussi bien que l’absence d’impact des variables de contrôle, le modèle 1 (avec les deux échelles complètes d’AEE et d’AIRE) donne exactement les mêmes résultats que le modèle 2 (avec les sous-échelles) qui présente une excellente qualité d’adéquation aux données.

Tableau 4

Test des hypothèses de la recherche

Test des hypothèses de la recherche

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La Figure 2 fournit une représentation graphique du résultat de l’estimation du meilleur des deux modèles (modèle 2). Les coefficients sont non standardisés et les valeurs entre parenthèses correspondent aux valeurs-p. Ce modèle 2 explique 24 % de la variance de l’AEE et 35 % de la variance de l’AIRE. Pour le MSE, la catégorie de référence est celle des sensibilisés en Année 1 et des coefficients positifs signifient des moyennes (pour AEE ou pour AIRE) supérieures à celles de la catégorie de référence (les sensibilisés en Année 1). On constate ainsi que la sensibilisation en Année 2 augmente le sentiment d’auto-efficacité de 1,02 points sur l’échelle de Likert (par rapport à la catégorie-référence des sensibilisés en Année 1) et que la sensibilisation en Année 3 augmente le sentiment d’auto-efficacité de 1,08 points sur l’échelle de Likert (par rapport à la catégorie-référence des sensibilisés en Année 1). Ce résultat suggère que l’impact positif direct de la sensibilisation sur l’AEE (et donc l’impact positif indirect de la sensibilisation sur l’AIRE) s’accroît à mesure qu’on s’éloigne de l’Année 1.

Figure 2

Résultats de l’estimation du modèle de test de l’hypothèse de la recherche

Résultats de l’estimation du modèle de test de l’hypothèse de la recherche

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Discussion et conclusion

Résultats de la recherche

Notre recherche complète de plusieurs manières les travaux précédents, notamment les nombreuses études mesurant l’efficacité de l’EE par le niveau d’IE (voir la méta-analyse de Bae et al., 2014), par l’AEE (Zhao et al., 2005; Ao et Liu, 2014; Küttim et al., 2014; Piperopoulos et Dimov, 2015; Pfeifer et al., 2016; Lindberg et al, 2017; Wardana et al., 2020), et les rares études qui examinent son influence au travers de l’AIRE (Pfeifer et al., 2016).

Premièrement, elle identifie un nouvel attribut éducationnel susceptible d’expliquer les variations de performance de l’EE : le MSE dans le parcours de formation. Deuxièmement, substituant la notion d’AIRE à celle d’IE, elle procède à une reformulation de l’AIRE comme indicateur de performance de l’EE, sa centralité illustrant l’avancée de la transition vers une identité de rôle d’entrepreneur. Troisièmement, elle procède à une évaluation empirique d’un modèle théorique causal reliant séquentiellement le MSE, l’AEE et l’AIRE sur une population de 440 étudiants en cours de formation supérieure en hospitalité, du BTS au Master, en France et au Sénégal. Les données collectées ont permis de tester un modèle général d’équations structurelles qui corrobore les trois hypothèses de la recherche, à savoir que : (H1) le MSE influence positivement l’AEE (autrement dit, plus le MSE est tardif, plus le sentiment d’AEE est élevé), (H2) l’AEE influence positivement l’AIRE (autrement dit, plus le sentiment d’AEE est élevé et plus l’AIRE est centrale, c’est-à-dire plus le rôle d’entrepreneur est internalisé dans le concept de soi) et (H3) le MSE influence indirectement et positivement l’AIRE à travers l’AEE (autrement dit, l’AEE est un médiateur de la relation causale positive entre le MSE et l’AIRE).

Apports de la recherche

Au plan théorique, notre recherche contribue à renforcer les bases théoriques de l’EE (Nabi et al., 2017) en suggérant d’intégrer la notion d’identité dans les cursus de deux manières : 1) en la considérant comme une capacité personnelle déterminant la capacité à entreprendre et comme une ressource critique au processus de création (Akrikpan et al., 2016) et 2), en reformulant le concept d’AIRE comme un indicateur d’efficacité de l’EE, sa centralité devenant un marqueur de la transition des étudiants vers le rôle d’entrepreneur (Hoang et Gimeno, 2010; Farmer et al., 2011; Newbery et al., 2018). La recherche contribue également au courant visant à préciser la notion d’identité d’entrepreneur (Cardon et al., 2009; Shepherd et Haynie, 2009; Hoang et Gimeno, 2010; Farmer et al., 2011; Navis et Glynn, 2011; Murnieks et al., 2014; Newbery et al., 2018) et celui s’intéressant à la théorie sur la transition vers le rôle d’entrepreneur (Hoang et Gimeno, 2010; Ibarra, 2003). Elle contribue de manière plus générale aux recherches en psychologie sociale autour de la théorie de l’identité (Stryker et Burke, 2000; De Place et Brunot, 2018) en explicitant les particularités de l’identité de rôle d’entrepreneur. Plus spécifiquement, elle approfondit les travaux en entrepreneuriat, engagés par Farmer et al. (2011), sur la formulation du concept d’AIRE. Elle enrichit les nombreux travaux sur les sois possibles (Markus et Nurius, 1986; De Place et Brunot, 2018) en s’intéressant au soi possible d’entrepreneur. Elle esquisse également un autre contour possible à la notion d’entrepreneur en incluant les populations en transition vers le rôle (Ibarra, 1999). Enfin, notre recherche complète, en les mettant en perspective pour un public de jeunes étudiants en début de cursus, les travaux de Pittaway et Cope (2007) qui soulignent que l’apprentissage de l’entrepreneuriat, en tant que phénomène social (Rae, 2002), mériterait plus d’attention et qu’il serait fécond de considérer les apprentis entrepreneurs comme des praticiens travaillant au sein de communautés de pratique sociales (Cope, 2005; Warren, 2004).

Au plan méthodologique, notre recherche approfondit les travaux antérieurs en entrepreneuriat engagés par Farmer et al. (2011), en particulier sur l’opérationnalisation du concept d’AIRE. Par exemple, elle fournit une évaluation approfondie de la qualité psychométrique des variables de mesure de l’AEE et de l’AIRE à travers l’examen de la fiabilité (alpha de Cronbach, fiabilité composite ou Rhô de Jöreskog), de la validité convergente (AVE ou variance extraite moyenne supérieure) et de la validité divergente ou discriminante. En outre, le recours aux modèles d’équations structurelles a permis de tester des relations directes et indirectes entre MSE, AEE et AIRE dans un contexte empirique original composé de jeunes étudiants du secteur de l’hospitalité, sensibilisés à l’entrepreneuriat, de différents niveaux de formation, basés en France ou au Sénégal.

Au plan managérial, notre recherche fournit aux institutions dispensant des programmes d’EE plusieurs pistes pour élargir les objectifs des dispositifs de formation et enrichir leur contenu. Cela suppose d’appréhender l’entrepreneuriat d’une autre manière, comme une manifestation du soi des individus (Sieger et al., 2016), comme un processus de construction d’identité (Ireland, Webb, 2007) et de développement de la capacité à agir de manière entrepreneuriale (Donnellon et al., 2014). Ainsi, la mission de l’EE, qui consiste généralement à faire acquérir des connaissances nécessaires à la pratique entrepreneuriale et à la favoriser par l’apprentissage, peut s’élargir au développement du sentiment d’AEE et à la construction de l’identité d’entrepreneur des apprenants, afin de favoriser leur transition vers le rôle d’entrepreneur (Hoang, Gimeno, 2010). Cette nouvelle mission semble trouver écho dans les résultats de recherches antérieures : celles qui soulignent les limites de la compétence entrepreneuriale objective, qui n’apparaît pas comme l’une des variables pouvant expliquer la transition de carrière (Bayon et al., 2015); celles qui révèlent que les processus d’apprentissage de l’entrepreneuriat peuvent être associés au concept de construction d’identité (Rae, 2000; Ollila et Middleton, 2013); et celles qui suggèrent d’inclure dans les cursus de formation, le développement de l’esprit d’entreprendre, c’est-à-dire les facultés, les dispositions intellectuelles, et les dispositions à agir (Léger-Jarniou, 2008; Verzat, 2015).

C’est dans le développement de cet esprit d’entreprendre que peut s’envisager le travail sur les sois possibles et désirés d’entrepreneur (Ibarra, 2003) à partir du concept d’AIRE et de sa centralité (Farmer et al., 2011), qui permettent de mesurer l’avancée de l’internalisation du rôle d’entrepreneur dans le concept de soi et la progression de la transition vers le rôle d’entrepreneur. Dès le début des cursus, l’AIRE peut être développée par des interactions avec des modèles de rôle d’entrepreneur. Les apprenants s’identifiant à ces personnages d’entrepreneurs, une harmonisation psychologique s’opère en termes de capacités cognitives et de comportement entre l’apprenant et le modèle de rôle (Bosma et al., 2012) contribuant ainsi au développement d’une identité de rôle « aspirationnelle ».

En confirmant l’impact du MSE à la fois sur l’AEE et sur l’AIRE, notre recherche éclaire le processus d’apprentissage de l’entrepreneuriat (Cope, 2005) et permet d’orienter la construction de cursus d’EE dans les institutions de formation supérieure. Les résultats montrent clairement que le sentiment d’être en capacité entrepreneuriale s’accroît au fur et à mesure que la sensibilisation s’éloigne de l’année 1. L’AEE se révélant un fort médiateur de la relation entre le MSE et l’AEE, l’impact positif de la sensibilisation sur l’AIRE s’accroît de la même manière. Ce résultat est important. Il suggère que chez les jeunes étudiants, il faut sans doute songer, en début de cursus, à développer l’esprit d’entreprendre et non l’esprit d’entreprise et, notamment, 1) développer l’aspiration à endosser le rôle d’entrepreneur par les échanges avec les modèles de rôle (Bosma et al., 2012), 2) accroître l’agilité cognitive nécessaire aux futurs entrepreneurs pour s’adapter rapidement aux changements ou imaginer des solutions ingénieuses (Bornard et Briest-Breda, 2014) ou encore 3), stimuler la créativité au moyen de techniques innovantes telles le brainwriting, les cartes mentales, le wishful thinking, les objets fétiches, les jeux de rôle, voire les histoires, les allégories le chant ou la danse (Carrier, Cadieux, Tremblay, 2010), plutôt que d’accorder la priorité à de la transmission de contenus et de connaissances ni même à l’apprentissage expérientiel (Pittaway et Cope, 2007) qui trouvera plus opportunément sa place en fin de cursus. Certaines études rapportent d’ailleurs que les modèles de rôle d’entrepreneur sont susceptibles de faire progresser l’internalisation du rôle par l’accroissement de l’AEE (Laviolette et al., 2012).

Limites et perspectives de la recherche

Notre recherche présente certaines limites que nous soulignons ici. Premièrement, même si les résultats sont renforcés par le fait que la population étudiée provient de deux pays contrastés dans des continents complémentaires de ceux étudiés par Farmer et al. (2011), il s’agit exclusivement d’étudiants engagés dans des études supérieures en hospitalité. Cependant, comme nous nous intéressons spécifiquement à l’EE, le fait d’étudier des étudiants en hospitalité n’est pas particulièrement incohérent. Néanmoins, l’EE ne concernant bien évidemment pas uniquement les étudiants en hospitalité, il serait bienvenu d’étudier d’autres populations. Deuxièmement, concernant spécifiquement le MSE, l’échantillon n’est pas équilibré par rapport aux deux pays, tous les étudiants de France ayant été sensibilisés en Année 1. Des échantillons multi-pays plus équilibrés permettraient d’effectuer des comparaisons plus approfondies. Troisièmement, bien que l’approche quantitative adoptée dans la présente recherche puisse constituer une avancée méthodologique par rapport aux travaux antérieurs, il serait opportun de la compléter par une approche qualitative, par exemple dans le cadre d’une méthode mixte. Cela serait l’occasion d’approfondir la description et l’analyse des contextes empiriques, notamment les différentes cultures entrepreneuriales et attractivités de l’entrepreneuriat d’un contexte à l’autre. Une autre piste de recherche consisterait à examiner les conséquences de l’AIRE. Par exemple, on pourrait examiner l’influence de l’AIRE sur le passage à l’acte d’entreprendre ou même, simplement le développement de l’intention d’entreprendre. De plus, il serait intéressant d’étudier l’impact du MSE sur d’autres capacités entrepreneuriales telles l’agilité cognitive, la créativité, la tolérance à l’ambigüité, la pensée positive, etc. Enfin, plusieurs autres questions émergent de nos travaux : 1) Est-ce l’éducation à l’esprit d’entreprise ou bien l’éducation à l’esprit d’entreprendre qui impacte le plus l’AIRE ? 2) L’une ou l’autre a-t-elle davantage d’impact à différents moments de sensibilisation (T1, T2 ou T3) et si oui, sous quelles conditions ? 3) Ou plutôt, l’une et l’autre sont-elles nécessairement intriquées, étant les deux faces d’une même pièce ? Nous espérons que ces pistes pourront intéresser quelques chercheurs.