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Depuis les années 1960, les revendications de souveraineté autochtone s’accompagnent d’un désir de revitalisation et de réappropriation des cultures, des institutions et des paradigmes autochtones afin d’assurer leur vivacité et leur pérennité dans la société actuelle. La résurgence des voix autochtones se traduit par des revendications non seulement politiques et territoriales, mais aussi patrimoniales, culturelles et artistiques.

S’appropriant culture matérielle et autorité discursive, les musées se sont présentés comme les experts par excellence en cultures autochtones, niant leur contemporanéité, créativité et résilience. Cette appropriation aboutit à une représentation passéiste des cultures et à une invisibilisation institutionnelle des individus. Les peuples autochtones ont ainsi été aliénés non seulement des artefacts, mais aussi de toute autorité discursive organisant leur mise en exposition (Bennett 1995 ; Phillips 2011). L’histoire de l’art et les musées de beaux-arts n’ont fait que renforcer ce système d’exclusion en niant jusqu’à récemment toute historicité à la création autochtone (Martin 1991 ; Uzel 2017). La création artistique autochtone a effectivement souffert d’un désintérêt des institutions muséales jusqu’à la fin du xxe siècle au Canada, amenant de ce fait les artistes autochtones à se prendre en main et à créer des opportunités de diffusion, notamment en devenant galeristes et commissaires (Isaac 2016). Le paysage muséal est de plus durablement marqué par le mouvement de contestation autour de l’exposition The Spirit Sings, organisée en 1988 à Glenbow, qui aboutit à la formation d’un groupe de travail par l’Assemblée des Premières Nations (APN) et l’Association des musées canadiens (AMC) Les musées canadiens ont, depuis, investi une approche de reconnaissance et d’intégration d’expertises autochtones et de pratiques vernaculaires, qui atteignent différents niveaux de concertation, ou de « coexistence » (Bibaud 2015 ; Franco 2019).

La réorientation des relations entre musées et peuples autochtones détient alors le potentiel de transformer durablement les interprétations et les usages des objets et des corpus visuels, mémoriels et gestuels qui leur sont associés. À cet effet, trois expositions d’art actuel, présentées en région au Québec entre 2017 et 2019, nous intéressent du fait des liens critiques tissés entre art, communautés et territoire à travers les gestes décoloniaux posés par les artistes et les publics qui s’y sont rencontrés. Comme en témoignent ces trois études de cas, l’application de pratiques décoloniales au sein des institutions dominantes se révèle encore aujourd’hui nécessaire, puisque les paradigmes occidentaux, incluant les pratiques de pédagogie, de recherche et de représentation, sont maintenant considérés comme inadéquats pour représenter et servir les communautés autochtones (Igloliorte 2012). Les artistes et les commissaires − autochtones et allochtones – participant à ces trois projets y développent des stratégies ancrées notamment dans l’art relationnel afin d’engager des réflexions critiques quant à l’inscription de ces espaces de rencontre − espaces de création, de diffusion et de contrôle de connaissances − en territoire colonisé. Le concept d’esthétique relationnelle est conceptualisé dans un premier temps par Nicolas Bourriaud (1998) comme une posture artistique prenant pour ancrage théorique et pratique les relations humaines. La perspective de Bourriaud, valorisant avant tout les aspirations démocratiques et inclusives de ces pratiques, est par la suite nuancée par des critiques remettant les pratiques d’exclusion et les frictions sociales au coeur des stratégies de relationalité artistique (Bishop 2004). Les modèles développés ici sont toutefois fortement informés par des épistémologies endogènes, incorporant la différence et les conflits au travail relationnel de coexistence au sein de mêmes espaces, particulièrement par une reconnaissance de la dépossession et des traumatismes (Watson 2015).

La question se pose alors de savoir en quoi ces considérations peuvent permettre de réfléchir à l’auctorialité des artistes et des commissaires et à la responsabilité sociale des publics comme s’inscrivant dans une plus vaste initiative de rapatriement, qui serait ici un transfert d’autorité et un recentrement des relations au centre de l’espace muséal. Nous souhaitons ainsi explorer l’engagement possible de l’art contemporain dans l’articulation de nouvelles formes de relationalité entre musées et communautés.

Les demandes de rapatriement furent parmi les premières remises en question touchant le milieu muséal et sont indissociables des mouvements de revendication des droits autochtones dans les années 1970 et 1980 (Clifford 2013). Un vaste mouvement de décolonisation de ces institutions, ayant un impact indéniable et multiple sur des communautés autochtones de plusieurs pays, est aujourd’hui mis en place par ces dernières. Le rapatriement est vécu au sein de ce mouvement non seulement dans sa dimension législative, mais aussi comme un moment de dialogue, de confrontation et de négociation entre partenaires communautaires et institutionnels, s’inscrivant dans un plus vaste contexte de réclamation de souveraineté rhétorique et visuelle (Gabriel et Dahl 2008 ; King 2011 ; Lyons 2000 ; Raheja 2007). Une esthétique du rapatriement en art contemporain est-elle possible et effective ? En quoi l’art relationnel et l’art in situ peuvent-ils servir de levier dans la restitution d’une autorité – ou auctorialité – des voix autochtones et dans la renégociation de relations entre publics, communautés et territoires faisant appel aux responsabilités sociales et relationnelles du musée ?

Trois expositions, trois démarches de restitution

Les trois projets abordés dans l’article, à la fois artistiques et expographiques, ont tous demandé un engagement in situ des artistes avec l’espace muséal dans lequel ils et elles exposaient, à travers une exploration tant de l’inscription de l’institution en question dans un territoire non cédé que de son potentiel comme agent social au sein de communautés multiples. En 2017, le Centre d’exposition et le Centre d’amitié autochtone de Val-d’Or proposent à la population de l’Abitibi-Témiscamingue un projet de performances mêlant art relationnel et land art afin d’explorer un certain nombre de traumatismes ayant marqué les Premiers Peuples et leur territoire. À l’été 2018, au Musée d’art de Joliette, est présentée l’exposition Sunlight by Fireside: The Ash Annals, de l’artiste canadienne Kapwani Kiwanga, sous la direction de la commisssaire Anne-Marie St-Jean Aubre. C’est à travers l’art relationnel que Kiwanga interroge diverses dynamiques hégémoniques qui sous-tendent la création et la mise en discours de la connaissance, notamment en ce qui a trait à l’exploitation territoriale en contexte colonial. L’année suivante, le Musée d’art de Joliette présente l’exposition collective d’art contemporain autochtone De tabac et de foin d’odeur. Là où sont nos rêves, organisée par l’artiste, commissaire et sociologue wendat Guy Sioui Durand.

Nous tenterons de démontrer en quoi, en s’éloignant d’une posture dénonciatrice, les oeuvres in situ présentées dans le cadre de ces trois expositions deviennent des modes alternatifs d’engagement décolonial du public avec les objets, l’historique et les discours du musée, réfléchi plus précisément comme espace d’une possible (ré)conciliation et de restitution. Nous reviendrons brièvement sur chacune des trois expositions avant d’engager la discussion sur leur potentiel transformateur, tant au niveau individuel qu’institutionnel, mais aussi sur la limite critique de leur portée rhétorique.

Aki Odehi : se rencontrer/se raconter pour mieux guérir

Sous la direction de l’artiste et commissaire ilnue Sonia Robertson, cinq artistes autochtones et allochtones ont réalisé, dans le cadre du projet de longue haleine Aki Odehi : Cicatrices de la Terre-Mère, une série de performances à Val-d’Or et ses alentours, dans le but d’offrir des espaces de dialogue et de réparation entre Autochtones et allochtones de la région de l’Abitibi-Témiscamingue. Les artistes anicinabek (anichinabés) Kevin Papatie et Karl Chevrier, l’artiste et poétesse crie Virginia Pésémapéo Bordeleau, ainsi que la Québécoise et le Québécois d’eurodescendance Véronique Doucet et Jacques Baril, ont alors mené à bien un ensemble d’actions artistiques explorant esthétique et éthique et aboutissant à une exposition présentée en 2018 au Centre d’exposition de Val-d’Or.

Le projet Aki Odehi : Cicatrices de la Terre-Mère se développe à la suite de la publication du rapport de la Commission de vérité et réconciliation (CVR) et de ses appels à l’action, et prend une importance supplémentaire quand l’état des relations entre Autochtones et allochtones à Val-d’Or se retrouve sur le devant de la scène médiatique. En effet, en 2015, des allégations de sévices perpétrés par les forces de l’ordre à l’encontre de plusieurs femmes autochtones de Val-d’Or sont rendues publiques. Si aucune suite n’a été donnée à certaines des plaintes déposées, ces dénonciations ont néanmoins mené à la création d’une commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec. C’est donc dans ce contexte pour le moins tendu que la commissaire Sonia Robertson, qui possède elle-même une vaste expérience en art-thérapie, a invité les artistes à réaliser des oeuvres éphémères in situ, inspirées des pratiques en land art et en art relationnel, afin de créer des expériences artistiques esthétiquement et éthiquement fortes, offrant des espaces de dialogue, de conciliation et de réconciliation, et éventuellement de guérison, entre les différentes communautés de la région.

La participation de Sonia Robertson est le fruit de sa collaboration avec le Centre d’exposition de Val-d’Or qui, depuis les années 1990, a dans ses objectifs de présenter des artistes autochtones. Les cinq artistes autochtones et allochtones qui ont contribué à ce projet se démarquent par leur démarche artistique ancrée dans une interaction réfléchie avec l’environnement ou avec un public. Aki Odehi se construit ainsi sur cette triangulation entre artiste, territoire et public. Les artistes – et plus particulièrement les créateurs allochtones – n’ayant pas forcément d’expérience avec des communautés ou des narrations autochtones, le projet et les institutions porteuses s’inscrivent dès le début de l’initiative dans un processus de collaboration, de consultation et de retour auprès d’Aînés et d’Aînées ainsi que d’universitaires de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT), et de plusieurs associations et institutions locales, tout en ouvrant au public les différentes conférences et discussions menées. Plus qu’un projet prônant une guérison par l’art, Aki Odehi représente tout un processus de réactivation et de valorisation des mémoires par la commissaire et les artistes rassemblés, qui s’appuient en outre sur de nombreuses recherches soutenues non seulement par le Centre d’amitié autochtone, mais aussi par le Pavillon des Premiers Peuples qui, à travers l’implication de Suzy Basile et d’autres scientifiques, a aussi apporté son soutien. La sélection des Aki Odehi − c’est-à-dire des lieux de coeurs ou lieux de mémoire importants, mais souvent aussi des lieux marqués par les traumatismes de la colonisation − s’est ainsi appuyée sur un important travail de recherche et de consultation auprès des Aînés et Aînées. Le premier travail de réécriture historiographique, qui a mené à plusieurs activités de diffusion auprès d’un grand public, a en ce sens permis de reconstituer une histoire du territoire sur lequel se situe le Centre d’exposition de Val-d’Or. Les relations construites entre artistes, institutions, mémoires, territoires et histoires se sont donc bâties sur des échanges réciproques de mobilisation et de réactivation des savoirs. Les processus de création, prenant dès leurs débuts la forme d’actions collectives, ont su prolonger cet échange réciproque d’information et ont mené par le fait même à un transfert des connaissances vers les audiences et à une valorisation de l’autorité des collaborateurs et collaboratrices autochtones. Chaque artiste a par la suite travaillé sur un lieu de coeur correspondant à ses propres pratiques et expériences, et a exploré les blessures marquant ces lieux et les gestes de guérison nécessaires à leur cicatrisation.

Karl Chevrier aborde ainsi, durant son intervention, l’histoire difficile des écoles résidentielles, dont il est lui-même un survivant. Run & Hide prend la forme d’un parcours participatif dans la Forêt enchantée, qui fait maintenant partie du lieu historique national du Fort-Témiscamingue/Obadjiwan, où les Anicinabek ont vécu. L’artiste est assisté pour ce parcours par quinze membres de sa communauté, tous âges confondus ; à chaque station sont mis en place des actes de transmission culturelle intergénérationnelle, incarnant un véritable chemin de guérison au fur et à mesure de la complétion du parcours par Karl Chevrier. Ce chemin a été l’occasion pour les différentes personnes concernées d’échanger, de transmettre et de se réapproprier l’Histoire, voire de la réécrire. Par exemple, les enfants participants ont été invités à porter un camouflage aux couleurs d’écorce d’arbre leur permettant de se cacher des agents des Affaires indiennes, joués par deux participants, venus les arracher à leur famille. La performance de Karl Chevrier s’est terminée devant une roue de médecine, symbolisant la possibilité de choisir son chemin, son futur.

Dans l’oeuvre Les sept feux, Jacques Baril propose un rassemblement entre la communauté autochtone de Pikogan et la population allochtone de Gallichan, portant sur l’importance de la pointe Apitipik comme lieu d’échange. Il y requiert la participation des deux communautés pour peindre sept toiles – qui sont par la suite immolées sur le lac, face à la pointe, lors d’une cérémonie de purification.

Virginia Pésémapéo Bordeleau produit une oeuvre mêlant poésie, performance et land art intitulée Poésie en marche pour Sindy, qui rend hommage aux femmes disparues et assassinées, et plus particulièrement à Sindy Ruperthouse, disparue en 2014 et toujours recherchée. Accompagnée des parents et des proches de cette dernière, elle crée des jardins reproduisant les lettres S-I-N-D-Y dans plusieurs lieux emblématiques de Val-d’Or, durant deux marches poétiques auxquelles la population de Val-d’Or est conviée. Virginia Pésémapéo Bordeleau propose alors de participer de façon poétique à la recherche de Sindy Ruperthouse par la lecture de poésie et la plantation de végétation dans ces jardins-noms, tout au long de marches collectives et interactives. L’itinéraire de ce parcours débute au Centre d’amitié autochtone et se termine au Centre d’exposition, tout en proposant un passage devant le nouveau poste de police communautaire mixte autochtone (PPCMA) de Val-d’Or ; ce dernier, mis en place à la suite d’allégations d’abus à l’endroit de femmes autochtones, représente en outre un des lieux accueillant un jardin-nom en l’honneur de Sindy.

L’artiste et réalisateur Kevin Papatie revient quant à lui sur le déracinement de sa communauté, dont le territoire ancestral a été en partie inondé pour faire place à une centrale hydroélectrique. Pour réaliser son installation Otipi, il prélève des souches sur ce territoire et les installe dans le parc de la source Gabriel, à Val-d’Or. L’artiste fait ensuite usage de l’installation pour une performance revenant sur les événements principaux de sa vie et pendant laquelle il invite le public à échanger sur les questions du déracinement et de la déculturation.

Finalement, Véronique Doucet, artiste multidisciplinaire et écoféministe, fait appel à la participation active de la population de la région de l’Abitibi-Témiscamingue et d’ailleurs, à laquelle elle demande de fournir des bas esseulés et de les coudre afin de constituer un immense tipi-jupe, tout en recueillant des témoignages d’abus et d’agressions. Elle passe ensuite 72 heures nichée dans un arbre, revêtue du tipi-jupe qui tombe jusqu’au sol, afin de transmuter poétiquement la souffrance des femmes victimes d’abus.

La temporalité des oeuvres est constituée d’une succession de moments d’échanges, de repas, de dialogues ; un tel déroulement en plusieurs temps permet à une certaine confiance de se construire entre participants et participantes et avec les artistes. Ce fut le cas pour la performance Poésie en marche pour Sindy, par exemple, qui s’est déroulée lors de deux marches, la seconde montrant un changement dans l’attitude des personnes présentes, comme en témoigne Carmelle Adam, directrice du Centre d’exposition de Val-d’Or :

Dans la première marche, il y avait énormément de méfiance. En fait, d’utiliser l’art pour faire des rapprochements, ce n’est pas si fréquent que ça. Peut-être que je me trompe, mais on a réalisé que les gens qui sont venus à la marche − et c’est ce qui m’a vraiment surprise − étaient jeunes, âgés, allochtones, autochtones, de toutes les classes aussi. […] Dans la première [marche], c’était clair qu’il y avait beaucoup de liens avec les gens qui connaissaient Sindy ou connaissaient la communauté, mais on a quand même eu plusieurs policiers qui ont marché avec nous, puisqu’une des oeuvres a été faite chez eux.

Dans la deuxième [marche], il y a eu un élément de confiance qui s’est développé, parce que les fleurs ont poussé, toute l’oeuvre a pris sa place. […] Il y avait vraiment plusieurs institutions, et il y en a plusieurs qui sont habituées aux manifestations, il y a tout ce côté de pancartes, de savoir militer. Mais là les gens disaient : « On ne comprend pas pourquoi c’est aussi zen ! » Parce que c’est de l’art, on est dans la poésie. C’est juste d’écouter les mots, se recueillir en même temps, et c’est ça. ()

Entrevue avec Julie Graff, 23 août 2018

Ce contexte de partenariats, de collaborations articulant pluralités et diversités, présente un ensemble de défis et requiert le développement de sensibilités particulières dans les relations humaines. L’encadrement par la commissaire Sonia Robertson et l’artiste Karl Chevrier, désigné comme artiste gardien en raison de son expérience de travail avec les Aînés et les Aînées a alors permis d’éviter une cooptation des savoirs culturels, un écueil possible des processus de collaboration (Isaac 2016 : 57). L’expérience de Sonia Robertson en art-thérapie s’est, de plus, avérée primordiale, non seulement dans l’établissement d’une réciprocité entre communautés, artistes et institutions, mais aussi dans le soutien aux artistes, confrontés à des expériences transformatrices, mais aussi déstabilisantes. En s’engageant dans des histoires douloureuses et parfois intimes, les artistes couraient le risque de rouvrir des cicatrices, les leurs et celles de leurs collaborateurs et collaboratrices, ou de développer une souffrance personnelle. Véronique Doucet, qui a vécu une performance physiquement et psychologiquement exigeante, a ainsi bénéficié du soutien de sa commissaire et de ses coartistes dans les mois suivant sa réalisation. Ces stratégies d’une guérison par l’art se construisent dans l’expérience et la durée, par l’établissement d’un environnement propice au sein de l’institution par ses différents acteurs.

L’art relationnel demande donc un commissariat axé sur une négociation pour une restitution de l’autorité et une réappropriation de l’agentivité : « La pratique autochtone vise à établir les perspectives personnelles et collectives de peuples autochtones concernés comme une assise théorique ancrée, permettant une analyse de l’histoire, du pouvoir et de la connaissance » (Tamez, cité dans Isaac 2016 : 3, notre trad.). Repenser sa position au musée sous le prisme des paradigmes autochtones transforme le ou la commissaire en personne éducatrice, militante, artiste, collaboratrice, agente de liaison communautaire (Isaac 2016 : 5). Il ou elle propose alors des espaces de transition, ancrant la production d’expositions dans une agentivité autochtone dialogique. « Les expositions de cette lignée ne cherchent pas à “instruire” le public, mais à le mobiliser », comme le résume si bien Steve Loft (2011 : 93). La réitération de tels projets et la pérennisation des relations établies permettent alors de développer une efficacité artistique dépassant l’action symbolique et de mobiliser durablement un public, normalisant les questions provoquées et les gestes critiques posés.

Rayon de soleil au coin du feu : le geste du rapatriement

En 2018, Kapwani Kiwanga, artiste canadienne issue de la diaspora africaine, investit le Musée d’art de Joliette. L’exposition Rayon de soleil au coin du feu, dont Anne-Marie St-Jean Aubre était la commissaire, se présente comme une réponse aux appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation, engageant artiste, musée et public dans sa mise en oeuvre.

L’appropriation, l’exploitation et, éventuellement, la décolonisation du territoire ancestral atikamekw, au sein duquel s’érige le Musée d’art de Joliette, sont abordées à travers une série d’actions esthétiques et relationnelles que l’artiste lance une semaine avant le vernissage. Effectivement, sept jours avant le lancement de l’exposition, lors d’une rencontre-dialogue organisée autour d’un feu de camp devant l’institution muséale, toutes les personnes présentes sont invitées à écouter des présentations et à participer activement à des discussions portant sur les problématiques de l’exploitation environnementale et de la (dé)colonisation de la région, le tout autour d’un repas et de boissons.

À la suite de ces échanges ancrés dans une mise en valeur de l’oralité et de la rencontre − les discussions n’étant pas enregistrées −, les cendres du feu ayant servi de point de ralliement sont transformées en glaçure. Cette glaçure est ensuite appliquée sur un petit bol, sur les poignées d’un seau et sur des carreaux de céramique créés à partir d’argile provenant de la municipalité de Grand-Métis. Ces objets sont par la suite intégrés aux installations Implements [Outils d’implémentation] et Fire and Fallow [Feu et jachère] le long des murs d’une grande salle d’exposition baignant dans une lumière chaude ; les longs pans de toile d’ombrage orangée suspendus au plafond proviennent de l’industrie de l’agriculture à grande échelle et permettent de faire pousser des cultures de fruits et de légumes allogènes tolérant mal la luminosité du pays hôte. Un amas de terre rectangulaire faisant partie de l’installation Positive-Negative (morphology) [Positif-Négatif (morphologie)] jonche le plancher pâle. Retirée du terrain du musée, cette terre a d’abord dû être stérilisée dans un four avant d’être transportée au coeur de l’espace muséal immaculé, afin d’éviter toute contamination des oeuvres. Selon le protocole de participation affiché dans la salle, les visiteurs sont invités à déposer de la terre dans la chaudière à l’aide du bol recouvert de glaçure et à retourner cette terre, vidée de ses nutriments, dans le trou-cicatrice creusé sur le terrain à l’entrée de l’institution, et où vraisemblablement plus rien ne poussera. À travers cette installation incitant les visiteurs et les visiteuses à un effort physique et à un déplacement conscient et réfléchi à travers l’espace muséal, l’artiste pousse le public à accomplir un geste symbolique de restitution territoriale, tout en le confrontant à l’historique chargé de dépossessions et de revendications territoriales qui se poursuit à ce jour dans la région.

Les divers éléments, tant matériels que performatifs, qui constituent cette initiative se déployant en plusieurs temps, poussent au développement de nombreuses réflexions critiques autour de la triangulation qui unit l’institution muséale comme lieu de savoir et d’autorité, le territoire comme objet de convoitise et comme espace identitaire multiple et contesté et, finalement, l’individu comme détenteur d’une voix, de droits et de responsabilités collectives. À travers la patine apposée sur les objets destinés à la manipulation, la rencontre et le dialogue du premier chapitre du processus artistique relationnel se muent symboliquement en un recueillement individuel et en un investissement corporel intime. L’acte du remplissage graduel du trou peut cependant être considéré comme futile, voire cynique, alors que l’invitation lancée aux visiteurs et visiteuses par Kiwanga risque de réduire les notions de restitution et de réconciliation à un acte symbolique, ludique et anecdotique. L’artiste confronte néanmoins les membres du public (de même que le personnel de l’institution, détenant un pouvoir rhétorique indéniable) à leur (in)action face aux récits collectifs de dépossession et aux modes néocoloniaux de connaissance et de gestion territoriales, tels que soutenus et véhiculés notamment par les institutions muséales. Il y a lieu de s’interroger sur ce malaise ressenti face à l’aspect vain d’une telle action purement métaphorique, malaise pouvant malgré tout pousser les visiteurs et visiteuses à remettre en question, et éventuellement à renverser, leur désengagement de toute action « réelle » et concrète une fois sortis des murs de l’institution.

Lieux de coeur et rayons de soleil : analyse croisée autour de la notion de (ré)conciliation

Les projets Aki Odehi et Rayon de soleil au coin du feu s’inscrivent dans les foulées de la Commission de vérité et réconciliation et mettent alors en oeuvre, sous deux prismes différents, des initiatives de dialogues transcommunautaires dans une visée de décolonisation des histoires collectives et des interprétations des lieux investis par les diverses personnes et institutions participantes. En 2015, la CVR publie son rapport, qui s’accompagne de 94 appels à l’action pour la réconciliation des peuples autochtones et allochtones au Canada. Les commissions de vérité et de réconciliation sont généralement des dispositifs postconflits instaurés dans des pays à la suite d’une période de violations des droits humains et de crimes de masse. La commission mise en place par le Canada est alors atypique, puisqu’elle est la première à avoir été envisagée pour répondre aux séquelles du colonialisme, et plus particulièrement aux séquelles des pensionnats indiens, mis en place dans le cadre des politiques canadiennes d’assimilation des populations autochtones (Roussel 2015). Cette commission a alors mis en lumière non seulement les abus vécus par les enfants pensionnaires, mais aussi les séquelles que portent à ce jour ces anciens et anciennes pensionnaires, leurs familles et leurs communautés. À la fois célébrée et critiquée, tout particulièrement pour son usage du terme « réconciliation » qui sous-tend une conciliation préalable, la CVR a entraîné plusieurs mouvements sociaux et institutionnels et a profondément influencé le paysage de la deuxième moitié des années 2010 (Robinson et Martin 2016 ; L’Hirondelle Hill et McCall 2015). Ces appels à l’action sont un ensemble de recommandations touchant les différentes institutions du pays, des domaines de la justice à l’enseignement, dont la fin est de remédier aux séquelles endémiques du colonialisme (Roussel 2015).

Gabrielle L’Hirondelle Hill et Sophie McCall (2015), de même que Dylan Robinson, Keavy Martin et David Garneau (2016), reconnaissent dans leurs écrits l’écueil possible que représente l’idée de réconciliation, compte tenu du projet colonial toujours en cours dans le contexte du Canada. Si ce concept constitue encore une narration lacunaire et problématique des relations Autochtones-colons, notamment puisqu’il suppose une conciliation préalable, ces autrices et auteurs reconnaissent néanmoins la nécessité d’un espace de discussions sur de possibles conciliations futures : « Dans ce contexte, nous considérons que, compte tenu de la prédominance des arts comme espace de promotion, de contestation et de ré-imagination de la réconciliation, les artistes et auteurs ont beaucoup à offrir à titre d’acteurs dans la lutte contre et face à cette arène discursive complexe. » (L’Hirondelle Hill et McCall 2015, notre trad.)

La réponse du monde de l’art, celui-ci s’étant investi dans une dynamique promotionnelle et commerciale de la réconciliation par la multiplication de programmes, de projets de financements et d’événements de tout genre, a été dénoncée et détournée par certains artistes. En effet, face à ce que L’Hirondelle Hill et McCall (2015) appellent une industrie de la réconciliation, un certain nombre de projets artistiques ont contribué de façon significative à une réévaluation radicale de la notion de réconciliation, permettant d’éviter sa cooptation par des programmes néolibéraux d’embourgeoisement (ibid. : 2). Le principe d’« aesthetic action » a été élaboré par Robinson et Martin (2016) pour qualifier un ensemble d’expériences sensibles − sous la forme de productions matérielles, immatérielles, événementielles – accompagnant, concrétisant et problématisant la Commission de vérité et réconciliation et possédant un potentiel de transformation sociale. Ces actions esthétiques constituent des expériences sensibles possédant une agentivité sociale ou politique par l’engagement affectif exigé des personnes qui y prennent part. L’art s’est ainsi démarqué comme étant un instrument de mesure et de déconstruction des politiques coloniales, tout autant qu’un outil dans les stratégies de réconciliation, de résurgence et de décolonisation. Le truisme même de l’art comme guérison a été pensé, déconstruit, testé et mis en forme de façon critique et efficace par les artistes : « Ils ont exploré les possibilités et les limites de l’art comme pouvant contribuer à un changement idéologique, promouvoir un dialogue et même guérir, ainsi qu’à créer des sites productifs d’inconfort, de déconnexion et de perturbation » (L’Hirondelle Hill et McCall 2015 : 13). L’art a alors été perçu comme un outil de transfert du pouvoir à l’audience, en mettant l’accent sur la collaboration, dans une perspective critique et constructive (ibid. : 14).

C’est dans un tel contexte que Kapwani Kiwanga et les artistes d’Aki Odehi ont recours à l’art relationnel et à son potentiel aussi subversif que réparateur. Le développement d’une esthétique relationnelle, articulant rencontres, échanges et convivialité, permet de dépasser la simple idée de représentation pour s’appuyer sur une action esthétique. Les espaces de représentation sont alors délaissés au profit des espaces de relation, qui demandent de ce fait négociation, conciliation et réciprocité (Ardenne 2002 ; Bourriaud 1998). L’importance est donc de confronter et de mieux comprendre la réalité par l’expérience : plutôt que d’échapper au monde réel, l’artiste investit le quotidien. Les stratégies relationnelles peuvent ainsi occuper l’espace public, tout en faisant entrer les préoccupations sociales dans l’institution muséale.

De tabac et de foin d’odeur. Là où vont nos rêves : (re)territorialiser le musée

L’exposition collective d’art contemporain autochtone De tabac et de foin d’odeur. Là où vont nos rêves, présentée au Musée d’art de Joliette en 2019, réunit un ensemble d’oeuvres des artistes Eruoma Awashish, Jacques Newashish, Catherine Boivin et Terry Randy Awashish (Atikamekw), Christine Sioui Wawanoloath (Waban A’kis), Hannah Claus (Kanienke’a:ka) et Sonia Robertson (PekuakamIlnuatsh). De plus, Caroline Monnet (Anishinabe) présente une oeuvre en duo avec Ludovic Boney (Wendat) [2019] et une oeuvre filmique coréalisée avec Daniel Watchorn (2014) et produite par l’Office national du film du Canada. Cette exposition collective explore les relations mutuelles entre musée, territoire et publics, investissant non seulement la salle d’exposition temporaire, mais aussi le hall d’entrée et une salle de la collection, tout en se projetant hors des murs de l’institution, vers le Nitaskinan, territoire dans lequel le musée s’inscrit. Ainsi s’exprime Guy Sioui Durand, commissaire de l’exposition De tabac et de foin d’odeur. Là où vont nos rêves : « Le monde doit changer par l’art, et l’art doit changer par l’art autochtone[1]. » L’exposition qu’il propose s’appuie en ce sens sur un investissement des espaces pour mieux repenser leur occupation et leur mise en discours dans un processus de décolonisation des relations, en sortant littéralement de la salle d’exposition. Sioui Durand, qui porte les nombreux chapeaux de sociologue de l’art, de conférencier, d’enseignant et de performeur, nous invite ainsi à circuler et à rêver ensemble à ce monde transformé. Si le commissariat assuré par ce penseur-créateur autochtone représente en soi un acte de souveraineté rhétorique important, deux oeuvres présentées dans le cadre de cette exposition collective témoignent d’un plus vaste besoin de revisiter la notion d’auctorialité autochtone à travers un espace muséal élargi et complexifié, débordant de la salle d’exposition circonscrite physiquement.

Le court métrage La Mallette noire (2014), réalisé par Caroline Monnet et Daniel Watchorn et produit par Eric Cinq-Mars, sort de la salle de l’exposition temporaire et s’immisce plutôt dans la collection du musée, au sein d’objets patrimoniaux ecclésiastiques et d’oeuvres modernes et contemporaines, dont plusieurs revisitent certains chapitres religieux plus spécifiques au contexte québécois. Projeté sur un tout petit écran, le film en noir et blanc propose une représentation gothique et stylisée d’un fait vécu : une fillette autochtone, extirpée de force de son milieu familial et placée en école résidentielle, tente de prendre soin de son jeune cousin terrifié, alors que tous deux subissent une aliénation, une isolation et une violence oppressantes.

Ancrée dans une démarche rigoureuse de recherche et d’entretiens consensuels et respectueux, l’oeuvre filmique de Monnet, artiste multidisciplinaire d’origine algonquine et française, et de Watchorn, musicien et réalisateur allochtone, porte en elle un devoir collectif de mémoire et de réécriture collective d’une histoire nationale coloniale. L’inclusion de cette mise en récit d’un projet génocidaire – appuyé et exécuté notamment par des institutions religieuses – au sein d’objets patrimoniaux et artistiques religieux portant surtout des visions coloniales de l’histoire nationale représente un acte d’autoréflexivité important de la part du Musée. En effet, dans une visée de conciliation, il importe de déconstruire certaines trames narratives collectives partiales et partielles, telles que véhiculées et légitimées notamment par le traitement visuel, historique et rhétorique du patrimoine religieux par certaines institutions muséales. Ainsi, l’histoire chargée et récente des violences commises au sein des pensionnats autochtones, de même que les séquelles encore vives sur les individus, familles et communautés autochtones touchés, sont (ré)insérées dans la collection dans un acte original et poignant de décolonisation rhétorique. Le public est invité à parcourir les expositions temporaires et permanentes et à réfléchir non seulement aux discours artistiques autochtones en dialogue avec d’autres productions artistiques issues de diverses époques, mais aussi à l’autorité rhétorique sous-tendant les discours identitaires construits ou véhiculés par les collections et leur mise en exposition par l’institution. En outre, l’intégration de ce court-métrage critique au sein de la collection témoigne d’un plus vaste programme de décolonisation par l’institution muséale ; plutôt que d’être limitée à un événement circonscrit dans la durée et dans l’espace, l’auctorialité autochtone telle qu’elle est activement incarnée par le commissariat de Guy Sioui Durand se déploie de façon plus élargie, se projetant par le biais de multiples voix autochtones à travers diverses trames narratives et espaces physiques du musée. Et tout cela sans oublier les différentes initiatives satellitaires de diffusion d’oeuvres visuelles et filmiques à travers divers lieux publics et culturels ailleurs dans la ville de Joliette.

Une seconde oeuvre faisant partie de l’exposition collective De tabac et de foin d’odeur illustre d’ailleurs ce désir de projection élargie et complexifiée des voix autochtones et de conscientisation quant au potentiel relationnel sous-tendu dans, par et par-delà l’espace muséal. L’artiste atikamekw Eruoma Awashish réalise une murale éphémère aux couleurs éclatantes dans une des vitrines de la devanture du Musée, où elle reprend les motifs du coeur et de l’éclair qui ponctuent ses productions picturales récentes. Alors que le thème du cours d’eau s’est fortuitement imposé comme fil conducteur entre plusieurs des oeuvres sélectionnées par le commissaire, le face-à-face entre le coeur géant d’Awashish – cri d’amour et de fierté que l’artiste d’Obedjiwan adresse à sa fille – et la rivière Outaragasipi (rivière L’Assomption) qui borde le musée, érigé en terre ancestrale atikamekw, permet de réaffirmer le puissant ancrage identitaire, sociopolitique et culturel qui unit les peuples autochtones et leurs territoires ancestraux. En plus de réitérer la relation riche mais problématique qui unit le musée au territoire non cédé sur lequel il se dresse, ce dialogue intergénérationnel, à la fois intime et exubérant, permet à l’art de sortir du cube blanc institutionnel qui peut demeurer inaccessible, voire hostile, pour plusieurs passants et passantes. Par le biais du symbole du coeur dont les battements résonnent à travers les corps de la mère et de la fille de même que le long des rives de la Outaragasipi, la voix des artistes autochtones exposés est diffusée au-delà des murs, permettant un enchevêtrement des espaces qu’ils et elles revendiquent.

Dans un texte intitulé Imaginary Spaces of Conciliation and Reconciliation: Art, Curation, and Healing, David Garneau (2016) se penche tant sur le potentiel décolonial d’initiatives artistiques désirant s’inscrire dans un effort collectif de conciliation que sur les écueils caractéristiques de nombreuses initiatives se basant sur la notion lacunaire et fallacieuse de réconciliation telle que conceptualisée et instrumentalisée par certaines institutions dominantes. Il affirme :

Réfléchir, créer, collaborer et exposer au sein de sites de conciliation perpétuelle a le potentiel de transformer plutôt que de restreindre. L’une des visées des pratiques commissariales et artistiques non coloniales est de faire place à la production et à la réception d’expériences et d’expressions autochtones détachées du discours dominant. Les pratiques dé-, anti- et post-coloniales sont réactives ; elles contestent directement la colonisation et le racisme. […] Dans tous les cas, le but est de résister et de transformer toute idéologie et tout comportement coloniaux. Ce changement ne repose pas que sur les Autochtones. Dans des environnements de conciliation perpétuelle, les personnes non autochtones luttent contre leur héritage de privilèges, désapprennent l’attitude coloniale et s’appliquent à développer des pratiques non coloniales.

Garneau 2016 : 24, notre trad.

Le Musée d’art de Joliette, à travers les actions esthétiques et les initiatives rhétoriques décoloniales mises en place lors de ces deux expositions, est investi comme lieu de négociation et éventuellement de conciliation par les réflexions critiques entamées quant à son ancrage en terre autochtone non cédée et quant à son autorité discursive. Les différents acteurs s’activant au sein de l’institution muséale mettent ainsi en évidence la normalisation de certains discours identitaires collectifs que sous-tend la mise en exposition d’objets et d’oeuvres et invitent le public à parcourir les espaces muséaux intra et extramuraux tout en s’interrogeant sur la portée (et la limite) de ses actes et interactions en ces lieux hautement chargés.

potentiel et limites de l’art contemporain comme passeur d’autorité 

Les stratégies de transfert de l’autorité, de développement d’une agentivité rhétorique et de déploiement des voix, des corps et des récits autochtones à travers l’espace muséal s’appuient sur des méthodologies discursives et relationnelles tout à fait différentes selon les trois projets étudiés dans le cadre de cet article. Elles s’ancrent dans les histoires territoriales et transcommunautaires locales et réinscrivent les institutions dans un réseau de relations situées dans l’espace et le temps, adaptant de ce fait leur fin et leurs moyens. Ainsi, le territoire de l’Abitibi-Témiscamingue, marqué par sa gestion géopolitique ponctuée des violences et des relations coloniales qui s’y sont développées, devient à travers les expériences in situ proposées par Aki Odehi un lieu critique de rencontre entre publics et artistes, entre Autochtones et allochtones, et une source de guérison et de (ré)conciliation au fil de ces échanges réciproquement transformatifs. Le territoire non cédé de Joliette, le Nitaskinan, imprègne au fil des deux expositions présentées l’espace physique et discursif du musée d’art installé en son sein. Les mouvements de va-et-vient font de l’institution un lieu de rencontre et l’objet d’une négociation décoloniale s’appuyant sur une triangulation de notions territoriales, rhétoriques et relationnelles.

De tels projets, en proposant une articulation de l’espace muséal comme espace physique et discursif d’un processus de décolonisation, mènent à une autoréflexivité constructive pour cette institution et ses acteurs. Par exemple, la vidéo de Caroline Monnet et Daniel Watchorn, dans sa disruption du discours identitaire véhiculé par la collection du musée, pousse à repenser le positionnement de tous les acteurs dont les voix et les corps sont imbriqués selon des relations de pouvoir déséquilibrées au sein de l’institution. Le Musée, en s’ouvrant à une lecture critique extérieure de ses propres mises en récit d’objets historiques et artistiques, reconnaît la faillibilité et les écueils de son autorité. Le public est quant à lui confronté à sa propre responsabilité de faire preuve de réflexivité face à ces dynamiques d’auctorialité, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des murs de l’institution. Si certaines des oeuvres in situ courent le risque de se montrer hermétiques par leur autoréférentialité, ou de participer à une cooptation institutionnelle de la critique, elles permettent aussi d’apporter une agentivité artistique immédiate dans un espace d’exclusion (González 2008), revendiquant ainsi une souveraineté rhétorique conventionnellement niée aux Premiers Peuples. Comme l’explique Gerald McMaster :

Les personnes autochtones – incluant les artistes – ont hérité d’un système de représentation ayant causé des tensions considérables. Rares sont les occasions de nous représenter nous-mêmes. Historiquement, les Autochtones ont eu à jouer le rôle de sujet/objet, d’observé plutôt que d’observateur. Rarement avons-nous été en position pour nous autoreprésenter. Les peuples autochtones ont toujours été les informateurs, mais rarement les interrogateurs ou initiateurs.

1992 : 66, notre trad.

Par la réécriture historiographique ou la participation réflexive, la place prise par les artistes permet de déconstruire les strates historiques structurant l’espace institutionnel.

Il y a toutefois lieu de se demander si la mobilisation du public dans ces projets survit au temps de l’exposition. L’expérience du geste demandé par Kiwanga, sa futilité apparente, a déjà été l’occasion d’aborder le danger de réduction des stratégies artistiques à des gestes symboliques et anecdotiques. De même, les oeuvres occupant l’espace muséal le temps de l’exposition De tabac et de foin d’odeur n’ont pas vocation à rester de façon permanente. Certaines se caractérisent même par leur caractère éphémère, telle la murale d’Eruoma Awashish, peinte à même les murs du musée et ainsi effacée de facto à la fin de l’exposition. Même le projet Aki Odehi, processus exigeant étalé sur plusieurs années de son idéation à son exposition, fut vécu comme rencontre momentanée, quoique certes transformatrice.

De ce fait, pour l’institution et le public, la mobilisation peut-elle perdurer au-delà de l’expérience immédiate ? Il est de notre avis que le pouvoir critique de ces initiatives réside notamment dans la réitération d’un engagement multiple, de formes et de tons variés, dans une politique plus large de transfert d’autorité et d’esthétiques de la (ré)conciliation de la part de l’institution et des divers participants et participantes. En effet, le Centre d’exposition de Val-d’Or est engagé depuis les années 1990 dans la collaboration avec des artistes autochtones, dont Sonia Robertson, selon des modalités ayant évolué avec les aspirations décolonisatrices. Le Musée d’art de Joliette semble, depuis plusieurs mois, participer à une résurgence et une normalisation des paradigmes d’une souveraineté rhétorique autochtone en ses murs à travers sa programmation, où artistes et commissaires autochtones brillent par une présence quasi continue. La création d’espaces de relations humaines, de même que l’exploration des possibilités d’échanges, réalisables ou utopiques, conduisent ainsi non seulement à des disruptions critiques, mais laissent entrevoir des solutions qui ont le potentiel de transformer et de mobiliser durablement l’institution et ses publics. Pour David Garneau, il s’agit de faire place, d’offrir espaces et actions, décoloniales et non coloniales :

Raviver les pratiques traditionnelles est une pratique non coloniale. La pratique dé-coloniale est un affrontement plus direct des habitudes coloniales. […] De la place doit être faite, surtout compte tenu de la nature continue du colonialisme canadien, afin de reconnaître nos adaptations mutuelles, notre métissage, et afin d’établir ces agissements comme la base d’une partie importante de la stratégie dé-coloniale.

2013 : 17, notre trad.

En ce sens, les actions esthétiques proposées tant par Kiwanga que par les artistes ayant participé au projet Aki Odehi, si elles peuvent revêtir un aspect essentiellement symbolique, poussent les membres du public à se questionner sur les liens unissant leur propre participation, l’artiste dans son auctorialité, l’institution comme détentrice d’un pouvoir rhétorique et d’un potentiel de décolonisation, et le lieu au sein duquel se tissent ces relations dialogiques. Une agentivité artistique et commissariale réflexive a le potentiel de remettre en question les relations, trop souvent déséquilibrées, investies par les institutions artistiques ; ce faisant, ces dernières explorent des solutions envisageables ou utopiques et, de fait, renforcent leurs responsabilités sociales. L’art contemporain s’inscrit alors comme un passeur d’autorité, par l’action in situ et la cession d’autorité, dans un vaste mouvement de rapatriement qui investit tous les aspects du travail muséal et réfléchit à de nouveaux modes de faire, d’être et d’interagir.