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INTRODUCTION

Si le féminin intrique des facteurs biologiques et sociaux, d’un point de vue psychanalytique, il relève d’une véritable construction psychique qui s’étaye sur des mouvements d’identifications successifs aux figures parentales dont la crise oedipienne et l’adolescence sont l’acmé. « Il appartient à la nature même de la psychanalyse de ne pas vouloir décrire ce qu’est la femme […], mais d’examiner comment elle le devient, comment la femme se développe à partir de l’enfant aux dispositions bisexuelles » écrit Freud (1933). La position freudienne est donc dépourvue d’ambiguïté : être femme est un destin. Pour Freud, c’est le passage par la problématique oedipienne qui va permettre à la petite fille d’accéder au féminin, en particulier en se détournant de l’objet premier - la mère -, pour se tourner vers le père. Cette période oedipienne renvoie au jeu des identifications multiples dans leur valeur positive et négative. Les post-freudiens (André, 1995; Godfrind, 2001; Kestenberg, 1980; Klein, 1932; Stoller, 1976) ont d’une part, mis l’accent sur les éléments préoedipiens dans la constitution du féminin, notamment sur l’investissement de la mère archaïque et d’autre part, sur l’importance de la période de l’adolescence (Gutton, 1991; Lesourd, 2002). En effet, l’adolescence est un temps de passage du statut d’enfant (où il n’est pas question de la responsabilité de son sexe) au statut d’adulte sexué (Schaeffer, 2007), engageant un remaniement profond de la position subjective. À partir des métamorphoses de la puberté, le corps se transforme inexorablement en corps de femme ou d’homme[2], impliquant un renoncement à la possession des deux sexes, si ce n’est dans le jeu ouvert par la bisexualité psychique. L’expérience de la puberté et son analogon psychique, le « pubertaire » (Gutton, 1991), confrontent donc intérieurement l’adolescent à la réalité de la différence des sexes. D’une part, l’adolescent fait doublement l’expérience de la passivité (Jeammet, 2007, 1990), en tant que les transformations externes (physiques) et internes (pulsionnelles) sont subies par l’adolescent comme un renoncement à une maîtrise active de son propre corps. Passivité encore « liée à la situation d’attente à l’égard des adultes, mais aussi des futurs objets d’investissement, tant affectifs que professionnels, ainsi que du statut social à venir » (Jeammet, 2007). D’autre part, sa maturation physique lui offre de nouvelles modalités d’action, en particulier dans le champ de la sexualité. Rappelons que, du point de vue de la réalité psychique, le féminin, par sa caractéristique de réceptacle en creux, renvoie à la passivité; tandis que le masculin, « tout au-dehors », se réfère au pôle actif, à l’activité. Ainsi, l’élaboration du féminin (et son articulation au masculin) représente un enjeu majeur à l’adolescence, d’où découle la promesse d’intégration de la bisexualité psychique.

On comprend dès lors que ce n’est ni l’anatomie ni la puberté, qui conditionne le féminin (comme le masculin d’ailleurs), mais les transformations de la pulsion sexuelle par l’appareil psychique, à travers le filtre des divers processus identificatoires au cours de la vie. Ce processus nécessite un « travail » au sens de Freud (1914) : « travail du féminin » qui s’appuie sur la capacité du Moi à élaborer le « nouveau corps étranger pulsionnel et objectal créé par la différence des sexes » (Schaeffer, 1997); sinon même « travail de la passivité », « qui organise la construction du corps libidinal, du corps qui s’est senti toucher, aimer, vivre dans les premières expressions de la rencontre ». (Ravit, 2012). 

Quid de la construction du féminin quand l’objet maternel a été absent, défaillant… qui plus est dans un contexte où s’entremêlent violence subie et violence agie? C’est cette question que nous proposons d’aborder avec le cas de Julienne[3], 17 ans, rencontrée dans le cadre de son placement judiciaire pour des faits de viol en réunion.

Au-delà de la description des comportements et de l’identification des facteurs de risque (Ciavaldini, 2012; Tardif, 2015; Tardif et al., 2017), la fonction psychique de la violence (voire de la délinquance) à l’adolescence, a été l’objet de nombreux travaux psychanalytiques (Aichhorn, 1925; Balier, 1998; Guillaumin, 2001; Houssier et Chagnon, 2019; Marty, 2002, 2000; Roman, 2012). Suivant ces perspectives au-delà ou avant même d’être agie, la violence est considérée comme inhérente au processus adolescent, au regard des bouleversements tant physiques que psychiques qui traversent ce passage singulier. Ainsi, le sujet adolescent est littéralement « aux prises avec la violence pubertaire » (Gutton, 2000, 1991), avec ces changements qui s’imposent à lui, au risque de l’aliénation. Cette violence interne, d’abord, peut parfois être vécue comme un véritable traumatisme, qui ne se confond pas avec une issue psychopathologique. En effet, Guillaumin (1985) a décrit l’appétence de l’adolescent pour le traumatisme, il serait mu par un véritable « besoin traumatophilique ». Pour grandir et devenir un sujet adulte, l’adolescent éprouve donc la nécessité (le besoin) d’expérimenter des situations de violence activement recherchées. C’est en ce sens que « la violence manifeste serait le manifeste d’une autre violence » (Marty, 2000). La violence adolescente peut ici se concevoir comme une riposte contre ce qui menace l’identité et attaque le narcissisme (Jeammet, 2000), en particulier une riposte contre l’expérience de la passivité.

Plus spécifiquement, les actes de violences sexuelles à l’adolescence peuvent s’interpréter comme une mise à l’épreuve des engagements identitaires et identificatoires. « On soulignera dans ce sens, l’importance de la compréhension des modalités d’inscription de cet acte violent dans l’histoire du processus adolescent, au sens où l’acte sexuel violent se présente sur le mode d’un aménagement et/ou d’un réaménagement face à l’émergence de la sexualité génitale, et plus largement dans l’histoire des liens de l’adolescent, à considérer dans la dynamique familiale au sein de laquelle il se trouve engagé » (Roman, 2004). Les violences sexuelles à l’adolescence confrontent à un paradoxe : tout à la fois elles court-circuitent le processus adolescent – en tant que l’agir oblitère la pensée, l’élaboration; tout en y contribuant, pour une part, en tant que l’agir se met au service de la pensée et de l’élaboration de ce même processus (Roman, 2012). En somme, quelle que soit sa forme, la violence à l’adolescence – plus que les violences de l’adolescent – participe au processus de subjectivation, par sa potentielle valeur identifiante et symbolisante (Chagnon et Dayan, 2018; Roussillon, 1999). À cet égard, elle s’inscrit toujours comme un appel à l’objet (Houssier, 2008), « un langage adressé » (Blanquet et Vaz-Cerniglia, 2018), en attente.

Enfin, globalement, les recherches portant sur la violence et/ou la délinquance des adolescentes restent marginales dans la littérature. L’originalité de l’approche psychanalytique est de moins considérer les comportements, les facteurs de risque ou les traits de personnalité de la jeune fille délinquante,[4] que de réfléchir les liens entre féminin et violences (n° spécial de la revue Adolescence, 2018; Fonseca et al., 2002; Giuili et Marty, 2016; Guérin et Chagnon, 2017).

Nous proposons de discuter ces questions à partir d’un cas unique choisi pour sa valeur heuristique (Ciccone, 2014; Yin, 2013). Après avoir présenté Julienne, 17ans, nos réflexions nous amèneront à entendre l’acte violent ou plutôt les actes de Julienne comme des tentatives de construction maladroite et inachevée du féminin.

JULIENNE[5]

Nous rencontrons Julienne dans le cadre de son placement judiciaire, dans un service consacré au suivi éducatif et judiciaire des mineurs en conflit avec la loi, et/ou ayant commis des actes sanctionnés, sanctionnables. Dans ce cadre, le psychologue, en lien avec l’équipe éducative, propose un soutien psychologique aux adolescents (élaboration autour du passage à l’acte, prise en compte de sa réalité psychique, évaluations…), qui se distingue des soins thérapeutiques (mis en place à l’extérieur de la structure). La pratique psychologique dans les foyers de cette institution s’apparente à une « clinique du quotidien ». Le psychologue partage donc le quotidien des adolescents accueillis, privilégiant les rencontres informelles, afin de rendre possible des entretiens plus formalisés – toujours complexes eu égard les problématiques de ces jeunes.

Julienne est une adolescente de 17 ans qui, dès son prénom, nous semble incarner le paradoxe entre le lien et la haine, le lien dans la haine voire la haine du lien. Une jeune fille qui, dans son apparence, sur son visage et jusqu’au bout de ses cheveux, apparaît plutôt fade, sans couleur, terne… mais qui s’anime dès qu’elle ouvre la bouche.

Julienne se situe, avec son frère jumeau Julien, au centre d’une fratrie de huit enfants, nés tous de pères différents et tous confiés aux services sociaux peu après leur naissance. Julienne connaît à peine son père et a peu vécu avec sa mère avec laquelle elle entretient, de loin, des rapports conflictuels. Sa mère vit actuellement avec un jeune homme que seules quelques années séparent de l’adolescente. Julienne se dit « choquée » par cette relation, d’autant que sa mère aimerait bien « avoir un bébé » avec cet homme, enfant qu’elle ne parvient pas à concevoir. Elle évoque cette situation de manière très vulgaire, elle trouve « ça, dégueulasse », entre autres commentaires qui accompagnent les confidences de sa mère sur ces tentatives de conception. Julienne décrit les relations familiales comme traversées par la violence et une hypersexualisation. Une visite au domicile maternel amènera à constater l’absence d’intimité au sein de la famille, jusqu’à nous faire ressentir un climat incestuel (Racamier, 1995) : la mère de Julienne ouvre la porte en déshabillé, et son ami est en caleçon. Des sous-vêtements jonchent l’appartement par ailleurs peu soigné. Les portes des différentes pièces sont ouvertes, béantes... donnant le sentiment que rien de l’intimité n’est masqué. À ce moment, quelques-uns des enfants les plus jeunes sont présents, à moitié nus, sans davantage d’attention.

Après une enfance passée dans différents foyers, Julienne est maintenant placée dans un cadre judiciaire pour des faits de viol en réunion, qualifiés de crime. Avec d’autres filles du lieu de vie où elle résidait, elles ont agressé une adolescente de 13 ans, l’humiliant et la contraignant à s’introduire un objet dans le vagin. La scène a été filmée et ensuite transmise à l’ensemble de leurs contacts. Lors du premier entretien psychologique, Julienne relate les faits avec désinvolture. Pour elle, la jeune fille, dont elle affirme avoir toujours été « très proche », n’est pas une victime. Pour Julienne, elle aurait « mérité cette punition », en raison de son comportement équivoque, très sexualisé. En vertu de quoi, elle ne comprend ni le placement judiciaire, ni l’instruction dont elle seule est l’objet. En effet, ses complices (et l’enquête) l’ont désignée comme l’instigatrice du crime. Elle vit là une injustice, qui la conforte dans son statut de « vraie victime ». D’autant qu’elle-même a été violée lorsqu’elle avait 13 ans et que, selon elle, elle avait alors une attitude très provocante avec les hommes. Elle a donc voulu donner une « leçon » à la jeune fille, pour lui « apprendre » qu’il ne faut pas « jouer » avec la sexualité, selon ses propres termes. Durant son placement, le procès du viol qu’elle a subi aboutira à un non-lieu, ce que Julienne refuse. À partir de ce non-lieu, nous observons qu’elle oscille entre inhibition de sa féminité – elle s’habille de vêtements informes, jure comme un garçon – et conduite hypersexualisée : elle tente en effet de rivaliser avec une autre jeune fille auprès des garçons du foyer, ou encore elle se présente aux éducateurs avec des décolletés très provocants…

Pendant la durée de son placement, il fut bien difficile d’amorcer un travail psychique autour des actes tant commis que subis; et nous restions perplexes devant la difficulté à voir émerger chez elle un mouvement identificatoire ou empathique à l’égard de la victime.

D’autant qu’un autre événement est venu télescoper voire occulter ces avancées. En effet, Julienne est enceinte à son arrivée au foyer. Elle n’est pas certaine de l’identité du géniteur de l’enfant. Cependant, elle pense qu’il s’agit « sûrement » de son petit ami actuel, un adolescent de 13 ans. Elle hésitera à procéder à une interruption volontaire de grossesse, mais elle y renonce afin, dit-elle, de garder son petit ami auprès d’elle. Elle essaie à plusieurs reprises de responsabiliser l’adolescent quant à sa future paternité, mais celui-ci finit par rompre, ne plus répondre à ses appels ni à ses courriers. Au même moment, elle décide de reprendre contact avec son père afin de lui annoncer sa maternité. Ce dernier apparaît peu enthousiaste, et très vite coupe toute relation également. Du côté maternel, l’enfant à venir est accueilli d’une tout autre manière : ses soeurs l’invitent à la prudence, mais finissent par la conforter dans son choix. Elles-mêmes ont eu un enfant très jeune, immédiatement placé, répétant ainsi leur histoire infantile. L’une d’elles lui remettra symboliquement une robe dans laquelle toutes les femmes de la famille auraient accouché. Julienne arborera fièrement ce bout de tissu défraîchi qui tombe en lambeau. Sa mère quant à elle est d’emblée ravie. En effet, elle projette d’avoir la garde de l’enfant de sa fille dans la perspective où Julienne serait incarcérée. Lors d’un échange à ce propos, Julienne lui renverra sèchement qu’elle ne croit pas que son bébé puisse lui être confié, alors même qu’elle a été incapable d’élever ses propres enfants. Sa mère lui propose alors que son conjoint l’adopte, « afin qu’il ait un père » lui précise-t-elle.

Dans les premiers temps de sa grossesse, Julienne tente de faire attention à sa santé, « pour son bébé ». Elle essaie d’arrêter ses consommations d’alcool et de toxiques, elle veut se montrer responsable, « capable, pas comme ma mère » nous dit-elle. Toute l’équipe s’emploie à la soutenir, en l’invitant à se renseigner sur la grossesse et le développement de l’enfant. Les éducateurs se rendront avec elle dans une bibliothèque afin de trouver des livres sur le sujet. Julienne en reviendra bouleversée, trouvant « ça », comme elle l’appelle, « dégueulasse ». C’est d’ailleurs le seul commentaire qu’elle formulera à l’égard de ce qui se passe en elle, elle ne dira jamais rien de ses ressentis, en particulier quant aux sensations qui la traversent alors. Puis, à partir du moment où l’enfant a commencé à bouger, Julienne lui fait subir de multiples agressions (cannabis, alcool) : plus son ventre grossit, plus elle l’attaque, y compris en se donnant des coups. En outre, dans le quotidien du placement, Julienne érige sa grossesse comme un rempart contre l’investigation touchant à la filiation ou à la transmission. Lorsque nous lui demandons ce qu’elle voudrait pour son bébé, elle nous répond souvent, coupant court à l’échange : « Me faites pas chier, j’suis en cloque ».

L’IDENTIFICATION IMPOSSIBLE À LA FIGURE MATERNELLE 

L’histoire des liens mère/fille, le regard de la mère sur son enfant sont des éléments déterminants dans la construction de l’identité féminine et du féminin de la fille[6] (Godfrind, 2001; Cournut-Janin, 1998). L’histoire des liens entre Julienne et sa mère témoigne des ratés de ce processus de subjectivation du féminin. Ce qui apparaît immédiatement, à l’écoute de Julienne, c’est la carence des identifications à l’objet maternel induite par la précarité et la discontinuité de la relation mère/fille. La mère réelle de Julienne est peu présente dans la vie de sa fille et montre peu d’intérêt pour cette dernière. Sa négligence a amené très tôt une séparation ordonnée par les services sociaux. Julienne ne devient « intéressante » que lorsqu’elle porte un enfant que convoite sa mère. La proposition de s’occuper de l’enfant de Julienne, si celle-ci venait à être incarcérée, vient redoubler une disqualification narcissique, mais aussi identificatoire : sa mère lui signifie qu’elle n’est pas en capacité de s’occuper d’un enfant, d’être mère. Elle ne la reconnaît pas, ni comme sa fille, ni comme une femme, ni même encore comme son égale, son « égale-future-mère » (Dumet et al., 2021). Julienne ne serait, aux yeux de sa mère, qu’un ventre, réceptacle de son désir, ou plutôt son besoin. Dans le même mouvement, elle l’identifie à elle-même qui n’a pas su s’occuper de ses enfants. Julienne perçoit bien, inconsciemment, cette assignation identificatoire qu’elle refuse en signifiant à sa mère qu’elle ne croit pas que son bébé puisse lui être confié, alors même qu’elle a été incapable d’élever ses enfants. Mais cette aliénation identificatoire, et son refus tout aussi violent, laissent Julienne dans une béance : nous supposons que l’absence d’identification aux fonctions maternelle et féminine finiront par l’amener, nous le verrons plus loin, à une série de violences, y compris contre son futur enfant.

Le désir de la mère de Julienne de s’approprier l’enfant de sa propre fille, afin qu’il devienne le sien, témoigne d’une confusion générationnelle; tout comme sa proposition que son compagnon, qui rappelons-le, a peu de différence d’âge avec Julienne, en devienne le père. Ces confusions des places et dans l’ordre des générations ne sont pas sans rappeler le climat incestuel décrit par Racamier (1995). Plus qu’un « ratage » dans la transmission du féminin entre mère et fille, nous observons dans le cas de Julienne un « interdit » de devenir mère, porté par sa propre mère, alors même que les autres soeurs, ont eu elles aussi des grossesses précoces[7]. La disqualification du devenir mère, résonnerait comme un interdit de devenir femme pour Julienne.

Nous observons ainsi chez Julienne une alternance d’identification à ce qu’elle pense être des conduites féminines, s’exprimant cependant dans le registre de l’hypersexualisation et des comportements masculins, là encore hypertrophiés. Julienne met en scène des stéréotypes du féminin et du masculin, alternant dans le même temps, des mouvements d’inhibition et d’exhibition : tantôt il s’agit de surjouer les différentes facettes du féminin, de la séduction à la maternité; tantôt d’éradiquer tous les stigmates d’un féminin impossible à assumer. Toutes ces oscillations nous informent du conflit identificatoire dans lequel se débat Julienne entre une identification à une figure maternelle hypersexualisée, massivement séductrice et le refus inconscient de celle-ci; et son retrait, dans une identification masculine tout aussi impossible à tenir pour cette adolescente. En effet, en l’absence de modèles stables, les positions identificatoires de Julienne demeurent inconciliables, vouées à la caricature.

LE VIOL : UNE ATTAQUE DU MATERNEL PAR PROCURATION? 

L’agression sexuelle dont Julienne est l’auteure sur une adolescente, condense plusieurs problématiques identitaires et identificatoires, et nous apparaît comme une tentative maladroite de les « solutionner ». Ce viol peut s’entendre bien évidemment, classiquement, comme un retournement en son contraire, tel que Freud (1915) l’a décrit; ou encore comme une conjuration du trauma que Julienne a elle-même subi, à travers le processus d’« identification à l’agresseur » (Ferenczi, 1932). Dans ce dernier cas, rappelons que la victime s’identifie à son agresseur dans un mouvement d’identification aliénante. On peut à cet égard se demander à quel agresseur s’identifie Julienne? À l’homme qui l’a violée ou à la figure féminine, maternelle qui « souffle le chaud et le froid »[8], entre séduction traumatique et abandon? Ces deux perspectives théoriques s’inscrivent plus globalement dans un processus de retournement passif/actif; où « face à l'impuissance vécue de l'expérience traumatique, face à la défaite du moi dans le traumatisme, la psyché préfère ainsi se présenter comme l'agent, comme l'acteur, de ce à quoi elle ne peut se soustraire » (Roussillon, 1999, p. 28). Ce mécanisme bien connu s’apparente ici à une défense paradoxale contre l’expérience de passivation (Green, 1999) – non symbolisable, puisque de nature non représentative que l’acte va reproduire en elle-même, abolissant tout accès subjectif.

Nous souhaitons cependant proposer une autre interprétation des actes de Julienne, comme attaques de la figure maternelle. En effet, l’imago maternelle apparaît comme étant à la fois toute-puissante, menaçante et désirable, articulant registre archaïque et oedipien. C’est une figure de mère hypersexualisée et abandonnique auprès de ses enfants, pour le désir – ou le besoin d’autres hommes. Au-delà du manque d’investissement manifeste de Julienne, son discours laisse transparaître une coexistence intense entre haine et désir pour cette figure maternelle. La sexualité est ce qui perd la mère, la détourne de l’enfant. L’avidité sexuelle maternelle aurait alors pu être projetée sur la figure de la camarade, devenue réceptacle de la haine. On comprend que les figures de la mère et de la camarade se condensent, voire se confondent dans un « collapsus topique » (Janin, 1996). À travers le viol, est mis en acte sinon donné à voir (rappelons la diffusion de la scène), une modalité de la sexualité maternelle qui justement dit tout, montre tout… Il s’agirait alors moins de « punir » la jeune adolescente - comme Julienne nous l’exprime lorsqu’elle tente d’expliciter son acte; que de punir sa mère, une mère excitante et frustrante, une mère “provocante” avec les hommes, une mère qui elle aussi « joue » avec la sexualité. 

Dans le même temps, ce déplacement de la haine (et du désir) sur la camarade de la haine (et du désir), préserverait - du moins partiellement la mère réelle, détournant les pulsions haineuses et destructrices sur un objet substitutif ayant moins une fonction de dépôt que de dépotoir. Nous faisons l’hypothèse que Julienne a acté là « un viol par substitution » à travers lequel il s’agit de punir la mauvaise mère, celle qui trop sexualisée, se détourne et abandonne; celle qui trop désirable suscite l’envie, au sens kleinien du terme (Klein, 1957). La mère de Julienne se place d’ailleurs elle-même comme une rivale “réelle” (et non pas fantasmatique), en projetant d’avoir la garde de l’enfant de sa fille si (quand?) cette dernière ira en prison. Cette proposition nourrit la possibilité d’un vol d’enfant par la mère, qui en même temps disqualifie Julienne de sa place de future mère. Le poids de la réalité prend ici le pas sur le fantasme ne permettant pas à ce dernier de se déployer. En outre, cette disqualification ne redouble-t-elle pas un rejet antérieur libérant la haine et les désirs de vengeance? Le passage à l’acte violent sur la camarade, témoignerait ainsi de l’impossible déplacement des voeux incestueux et de la non-intégration des interdits incestueux et meurtriers.

LE VIOL COMME IDENTIFICATION AU MASCULIN ET REFUS DU FÉMININ

Revenons sur la nature de l’acte qualifié de viol : Julienne, avec l’aide de complices, contraint une camarade à s’introduire un objet dans le vagin, agissant par là même une scène de pénétration. Si la scène implique immanquablement une composante sadique dont témoigne la dimension voyeuriste (voir l’autre humilié et souffrir), il nous renseigne sur l’identification massive de Julienne à un masculin pénétrant et agressif. Identification sous-tendue par un fantasme de scène primitive, d’où l’autre est résolument exclu, en écho à la dynamique familiale d’un père toujours absent. Ainsi, nous retrouvons chez Julienne certaines modalités d’organisation psychique d’hommes auteurs d’agressions sexuelles, ce que Neau (2005) nomme « masculin maniaque », mais que l’on observe aussi chez certaines femmes (Ravit, 2012). Ce « masculin maniaque » serait une réponse à la confrontation du sujet à une passivité́ originaire et à une différenciation sexuelle, sources d’une détresse et d’une menace majeure de perte, voire d’anéantissement. Ces positions psychiques décrites par Neau (2005), traduisent l’échec d’une lutte contre un mouvement mélancolique ainsi qu’un usage maniaque du pénis ou de ses substituts. Ainsi, l’agression sexuelle serait une tentative extrême d’échapper à un vécu de passivation mortifère (Ciavaldini, 1999) et de sauvegarde psychique (Balier, 1996). Les violences sexuelles agis par Julienne appartiendraient au « registre de l’originaire » tel que défini par Balier (1996) : ce registre s’exprime comme une lutte contre l’effondrement, sans représentation, face à la menace que constitue le vide – vide d’identifications maternelles et paternelles pouvons-nous supposer ici.

Cette identification massive à un masculin agressif et pénétrant s’articule à un désir d’attaque du féminin, position que manifestement, Julienne refuse en tant qu’elle implique, rappelons-le, « un travail de la passivité » (Ravit, 2012). Cette attaque du féminin peut s’entendre comme une forme de « féminicide » tel que l’a conceptualisé M. Ravit (2012, 2020). En effet, outre l’attaque de la/sa mère, c’est la « destruction de la figure féminine en tant qu’objet de séduction-excitation » (Ravit, 2012, p. 941) qui semble ici visée. Au regard des multiples confusions identificatoires qui traversent Julienne, nous pouvons également supposer qu’en agressant une jeune fille – dont elle est très proche, Julienne chercherait aussi à tuer le féminin en elle. Ainsi, cette dimension reste en souffrance chez Julienne, aux prises avec des revendications phalliques-actives; la découverte du féminin et de l’intériorité qu’il exige, s’érige en expérience polytraumatique dont elle tenterait vainement de s’extraire par le recours aux agirs, y compris celui de « tomber enceinte ».

LA MATERNITÉ[9]: UNE TENTATIVE DE CONSTRUCTION DU FÉMININ?

Au début de sa grossesse, Julienne affirmait que son bébé lui permettrait de « réparer ». Mais de quelle réparation s’agit-il? La sienne? Celle de sa mère? De son histoire familiale?... Julienne n’ira jamais plus loin que cette simple assertion, sans doute empruntée au vocabulaire des adultes qui l’accompagnent. Kammerer (2006) repère dans l’environnement des adolescentes vivant une grossesse précoce, une figure paternelle absente ou effacée, mais aussi une figure maternelle à la fois omnipotente et défaillante. Ce double déficit identificatoire laisse ces jeunes filles sans modèles à éprouver, imiter, contester. Ainsi, ces adolescentes peuvent avoir le sentiment que l’enfant à naître va les réparer et réparer leur histoire, mais souvent elles prennent conscience qu’elles ne sont pas prêtes, l’enfant à naître devient alors persécuteur.

Dans le cas de Julienne, son enfant condenserait son désir propre et celui de sa mère. Il serait à la fois un objet de lien et une marque de défi. En effet, d’une part, Julienne tient à accoucher dans la robe de sa mère, qui semble davantage incarner un ventre maternel à rééprouver, sinon même à retrouver. D’autre part, il inscrit un défi aux allures de rivalité oedipienne, dont la conflictualité ne parvient pas à être psychisée et qui s’exprime dans le registre de l’agir : en tombant enceinte, Julienne incarne le désir de sa mère, tout en la renvoyant à son impuissance à pouvoir procréer encore. La grossesse signe donc, dans le même temps, sa dépendance à cette figure maternelle insécure et carentielle, et le déni de cette dépendance, lorsque Julienne décide, finalement seule, qu’elle est capable d’enfanter et d’assumer son enfant. Ces mouvements antagonistes, dont nous supposons qu’ils sont sous-tendus par un conflit identificatoire et des mécanismes de clivage, trouvent leur écho dans l’oscillation entre l’investissement des premiers temps de la grossesse et les attaques agressives à l’égard de l’enfant à venir. Nous retrouvons également la dimension oedipienne dans le réflexe de Julienne d’appeler son père, avec qui elle n’a que « peu de relation », pour lui annoncer sa grossesse. Elle tente en outre de retenir son petit ami pour qu’il assume sa paternité. Cependant, les deux figures masculines finissent par fuir, l’abandonner, répétant ici la représentation d’un bébé qui ne parvient pas à retenir un homme, comme cela c’est probablement passé pour elle enfant, au moins dans son fantasme… Un bébé qui ne parvient pas à trianguler, si ce n’est par procuration, lorsque sa mère lui propose que son enfant soit adopté par son conjoint. Une triangulation dont Julienne se trouve toujours finalement écartée. Ainsi, en répétant le rite maternel (enfanter précocement, au moment de l’adolescence) Julienne chercherait-elle à retrouver sa mère, à (re)devenir fille de sa mère, ou tout du moins, de s’inscrire dans la lignée maternelle? Dans tous les cas, la figure tierce et la triangulation sont exclues de cette configuration, suppléées par une pseudo-rivalité mère-fille, concourant davantage au maintien de l’indifférenciation avec le corps maternel.

En suivant la piste du clivage, c’est un niveau plus archaïque qui se fait entendre : clivage de l’objet dont Julienne investit les parts bonnes du moment où il reste silencieux, immobile. Or, dès que – pour reprendre ses mots – « ça » bouge à l’intérieur, il incarne quelque chose de « dégueulasse »[10]. « Dégueulasse » comme le désir de grossesse de sa mère, comme ce qu’elle fantasme dans le ventre de sa mère, et par extension-confusion, dans le sien. Elle-même issue de ce ventre, comment se qualifie-t-elle alors? De quoi est-elle, devient-elle le réceptacle? D’un « bébé-déchet » qu’il ne reste qu’à attaquer pour détruire le mauvais qui se rappelle à elle, qui se développe inexorablement en elle? Et ce « ça » qui bouge à l’intérieur, en dehors de son contrôle, la contraint à une expérience de passivité insupportable, réactivant un vécu d’intrusion, que l’on peut rapprocher de celui subi durant le viol. N’étant plus maîtresse de son destin, comme elle se plaît à nommer la fatalité de son existence, Julienne semble se servir du bébé comme d’un objet à la fois interne, mais aussi externe (en tant que corps, « ça » étranger), sur lequel exercer son emprise face à une situation qui échappe. Il devient également source de contrôle sur son environnement : la lignée féminine maternelle se mobilise, à sa manière, autour d’elle, et combien de fois avons-nous relevé ses fuites et ses esquives dans l’échange qui ont conduit l’équipe à ne pas être trop dure avec elle du fait de son état. Par ailleurs, Julienne confiera à plusieurs reprises qu’elle espère ainsi éviter l’incarcération, estimant qu’« on ne peut pas mettre une femme enceinte en prison ».

Face aux manifestations de violences à l’égard du foetus, nous nous demandons si, en se développant, cet enfant ne rendrait pas de plus en plus tangible l’absence d’identification au féminin/maternel. Perrier (1978) nomme « amatride », ces futures femmes à qui l’idéologie, le mythe et la scène primitive de la mère ont manqué : « la fille qui ne peut assumer qu’elle est faite comme sa mère, ne pouvant assumer d’être venue d’un trou qu’elle porte aussi en elle ». En d’autres termes, Julienne n’aurait pas eu accès à la féminité, définie ici comme la féminité idéalisée de l’autre, de sa mère, comme mythe narcissisant d’elle-même. Le féminin restant ainsi encrypté, le creux qu’il incarne n’est pas un contenant, un lieu de réceptivité, mais une béance, un trou irreprésentable qui se transmet de mère à fille. Or, par sa « fonction refoulante », la grossesse tend à « fermer (remplir) ce qu’a d’intolérable et d’angoissant l’ouverture sur la féminité » (André, 2009). Ainsi, la grossesse de Julienne pourrait se comprendre comme une tentative de se reconnaître comme femme, en agissant ce qui devrait faire l’objet d’un traitement intériorisé, mais qui demeure en panne de symbolisation : la féminité, le féminin, la maternité. C’est donc l’enfant, son enfant qui porterait l’espoir de permettre à sa mère de devenir femme.

CONCLUSION

L’histoire de Julienne – mais aussi celle de sa mère, de sa fratrie et du bébé à naître – paraît captive d’une boucle sans fin. La construction du féminin chez Julienne se trouverait ainsi entravée par l’identification insoluble à sa mère et l’absence de référent paternel – à ce propos n’a-t-elle pas justement choisi pour son enfant un père qui ne pouvait pas être père? Outre ce manque d’étayage, comment élaborer psychiquement l’émergence en soi d’une part en creux, alors même que son corps a fait l’objet d’une effraction – le viol dont elle a été victime au début de son adolescence; soit au moment où un reflux d’excitations spécifiquement génital pour ne pas dire vaginal s’est fait sentir. Il en découle un « féminin empêché » selon la belle formule de Balasc-Varieras (2005), littéralement pris au piège.

Comme en témoigne la situation de Julienne, le recours aux passages à l’acte violents chez certaines adolescentes peut signifier leur impossibilité à construire des représentations acceptables et « tempérées » du féminin et de la féminité. Ces agirs violents s’inscriraient alors comme « des palliatifs qui ne deviennent obligés que dans l’attente des réaménagements nécessaires au passage adolescent » (Kammerer, 2006). Ils auraient alors une fonction de protection contre l’angoisse de passivation et contre la dépression. Balier (1998) insiste quant à lui sur le « caractère protecteur » de certaines formes de violences à l’adolescence, y compris les plus destructrices dans le champ de la sexualité, face à la menace liée à l’émergence de l’objet sexuel. Enfin, le passage à l’acte violent mettrait en scène un scénario fantasmatique inconscient, qui selon Kammerer (2006), constitue une « solution magique » face aux situations perverses ou traumatiques inélaborables. En l’occurrence, le viol de sa camarade ne permet-il pas à Julienne de mettre en scène un fantasme de scène primitive convoquant des éléments archaïques, tout en répétant son propre traumatisme, mais aussi réunissant les positions actives et passives? Au-delà de l’acte, cette scène hypercondensée ne constitue-t-elle pas, malgré tout, une tentative d’appropriation du féminin?