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Au début de l’épidémie au Brésil, le travail domestique

L’une des premières victimes de la Covid-19 officiellement enregistrée au Brésil a été une travailleuse domestique, décédée le 17 mars 2020 à Rio de Janeiro. D’après les journaux, cette femme de 63 ans travaillait depuis 10 ans dans un appartement de l’un des quartiers les plus riches de la ville[2]. Son employeuse venait de rentrer d’un voyage en Italie, pays en pleine épidémie de coronavirus au moment des faits. Présentant des symptômes liés au coronavirus, elle avait effectué un prélèvement dont le résultat positif fut communiqué peu après la mort de cette travailleuse domestique. Bien que l’employeuse ait suspecté d’avoir contracté la maladie, elle n’a pas jugé nécessaire d’étendre l’isolement à son employée, qui avait donc continué d’exercer son travail selon les mêmes modalités, en dormant une partie de la semaine dans la maison où elle travaillait. La travailleuse avait plusieurs problèmes de santé (diabète, hypertension, obésité), mais selon l’un de ses proches parents, elle a continué à travailler car elle avait besoin de son salaire.

Le cas de cette travailleuse domestique n’est pas une exception due au manque d’informations et de préparation typique de la phase initiale d’une épidémie. Au contraire, plus d’un an après les événements, nous pouvons le considérer comme paradigmatique de la façon dont est représenté et traité le travail domestique rémunéré au Brésil en général et de forme plus évidente durant l’expansion de l’épidémie : un travail « essentiel », dont il n’est pas possible de se passer, indépendamment des conditions de santé des travailleuses et des risques sanitaires auxquels elles sont exposées sur leur lieu de travail et dans les moyens de transport qu’elles empruntent pour s’y rendre. Le profil de la travailleuse domestique décédée à Rio, d’après ce que relatent les journaux, correspond à celui des autres femmes qui exercent cette profession : des femmes pauvres, habitant dans des quartiers périphériques de la ville, qui ont commencé très tôt à faire ce travail, nécessaire pour subvenir aux besoins de leur famille. Conformément à l’étiquette raciale de la société brésilienne, qui tend à ne pas nommer la couleur de peau des personnes pour éviter de renvoyer au racisme, les articles ne font pas référence à la couleur de peau de la travailleuse, ni à celle de son employeuse. L’une des spécificités du cas de cette travailleuse est qu’elle résidait sur son lieu de travail, un phénomène très répandu par le passé pour des raisons principalement culturelles (le désir de la classe moyenne brésilienne d’être toujours servie), mais qui a diminué au cours des dernières décennies. La mort de cette travailleuse a remis en évidence les inégalités inhérentes au travail domestique rémunéré au Brésil : d’un côté, une employeuse de la classe moyenne, blanche selon toute vraisemblance, qui voyage en Europe et qui ne respecte pas les normes de sécurité au travail ; de l’autre, une travailleuse domestique issue des classes populaires qui ne réussit pas à exercer son droit à l’isolement pour protéger sa santé, parce qu’elle a besoin de travailler et, comme nous le verrons plus loin, parce que le fardeau des activités domestiques ne peut pas être supporté par la classe moyenne. Le débat qui s’est développé au cours des mois suivant ce premier décès, grâce aux interventions des activistes du syndicat des travailleuses domestiques visant à garantir la protection de la santé de cette catégorie, a posé des questions fondamentales pour le thème de cet article, à savoir la place du travail domestique rémunéré au sein du sexage, terme à travers lequel Guillaumin indique le caractère d’appropriation physique de la classe des femmes par celle des hommes qui caractérise les rapports sociaux de sexe. Comment la conceptualisation du sexage de Guillaumin permet-elle d’analyser le travail domestique rémunéré ? De quelle manière l’analyse de la relation entre travail domestique rémunéré et sexage permet-elle de comprendre comment ce dernier se concrétise aussi à travers d’autres rapports d’oppression que sont ceux de race et de classe[3] ?

Au Brésil, comme dans d’autres pays, nous assistons à une transformation et à une fragmentation des anciennes et des nouvelles figures du travail domestique et de soin rémunéré, qui reste toutefois une activité centrale pour l’organisation et le fonctionnement de la société. Dans le même temps, il s’agit d’un travail encore lié à l’expérience de l’esclavage, moment fondateur de la société brésilienne, c’est-à-dire un travail emprunté à la dépossession et à l’appropriation des corps d’origine indigène et africaine, et à la naturalisation de ce rapport de dépossession. Le racisme institutionnel et structurel ainsi que les inégalités de classe et de sexe sont des systèmes d’oppression qui parcellisent le travail domestique en unités de tâches séparées qui, ensemble, libèrent le groupe des hommes des activités domestiques et de soin. Comme l’a observé Ávila (2010), le recours au travail domestique rémunéré semble pour le moment ne pas modifier la division socio-sexuée du travail[4]. Grâce aux luttes et à l’organisation politique des travailleuses domestiques, d’importantes avancées ont été faites du point de vue des droits et des conditions de travail. Pourtant, les difficultés, les obstacles, les résistances aux changements (si évidentes durant la période de l’épidémie de la Covid-19) mettent en scène l’aspect central du sexage, c’est-à-dire l’appropriation par les hommes du corps des femmes selon des modalités ni rigides ni figées dans le temps, mais qui se présentent de façon dynamique et qui se mêlent à d’autres oppressions, de classe et de race.

L’objectif des organisations des travailleuses est de faire reconnaître comme travail ce qui est pensé et traité comme non-travail ou travail dévalorisé (Falquet, 2009), et qui est invisibilisé. Comme le dit un slogan international, domestic work is work. Toutefois, les conditions de travail ainsi que les revendications des travailleuses domestiques exposent un mécanisme crucial du sexage : le fait que les femmes ont le statut d’outil d’entretien, statut dont Guillaumin nous rappelle qu’il est constamment non reconnu. Leurs luttes démontrent également comment cette appropriation des corps des femmes est traversée par le racisme, les inégalités de classe et les politiques néolibérales qui précarisent les conditions de travail et les migrations, en produisant des formes spécifiques d’oppression dans les conditions de vie des femmes. Il est donc important de comprendre non seulement de quelle façon le travail domestique est attribué aux femmes, mais aussi pourquoi le travail domestique rémunéré se présente pour les femmes des groupes les plus opprimés comme la possibilité la plus simple et réaliste de gagner de l’argent, et de quitter les zones rurales et pauvres ainsi que les familles violentes.

Les considérations développées dans cet article s’appuient sur les données recueillies lors d’une recherche sur le terrain menée entre 2013 et 2017 et sur l’analyse des changements et des débats des années suivantes (Ribeiro Corossacz, 2017 ; 2018 ; 2019 ; 2020 ; avec Acciari, 2020). Entre 2013 et 2017, j’ai effectué des entretiens avec des militantes du syndicat des travailleurs domestiques de Rio de Janeiro, São Paulo, Campinas, Natal et Nova Iguaçu[5], et avec des travailleuses domestiques de Rio de Janeiro. Les syndicalistes sont elles aussi des travailleuses domestiques, dans la plupart des cas elles travaillent encore ou sont à la retraite, et leur activité syndicale est complètement bénévole. J’ai recueilli les témoignages de 10 syndicalistes, de 20 travailleuses domestiques et de 2 avocates.

Les travailleuses interrogées ont entre 34 et 67 ans. Les plus âgées ont commencé à travailler vers huit ou dix ans, sans avoir fini l’école obligatoire. Sur les vingt travailleuses interrogées, cinq se définissaient comme noires (preta/negra), six brunes (morena/parda), cinq blanches (branca) ou « jaunes » (amarela) avec, parmi ces dernières, une majorité de personnes d’origine nordestinas[6]. Concernant les quatre travailleuses auxquelles je n’ai pas eu la possibilité de demander comment elles définissaient leur cor[7] (couleur), deux étaient noires, une d’origine nordestina et une blanche, selon ma classification. J’ai aussi passé du temps dans le syndicat de Rio à observer les interactions entre syndicalistes et travailleuses, et les principaux problèmes discutés lors de leurs rencontres.

Dans les pages suivantes, je présenterai l’histoire de l’organisation des travailleuses domestiques brésiliennes, pour ensuite analyser comment les questions qui émergent de leurs revendications peuvent être analysées à travers le prisme du sexage, avec quelques références aux conflits apparus durant l’épidémie de la Covid-19.

L’organisation politique des travailleuses domestiques brésiliennes

D’après les données les plus récentes, qui datent de 2018, il y a 6,2 millions de travailleurs domestiques au Brésil, 93 % d’entre eux sont des femmes et 63 % sont noires[8]. Cela représente 14,6 % des femmes actives sur le marché du travail, et presque un quart des femmes noires actives, demeurant aujourd’hui encore le premier secteur d’emploi pour ces dernières. Leur salaire moyen est inférieur de 60 % à celui des autres travailleurs, et à peine 29 % d’entre elles possèdent un contrat de travail (IPEA, 2019). Toutefois, ces données sous-estiment la réalité, puisque beaucoup de travailleuses exercent leur activité sans être déclarées. Ces travailleuses appartiennent aux classes populaires, ont fait très peu d’études et souvent émigrent des régions rurales plus pauvres vers les villes. Le travail domestique au Brésil garde un fort lien avec le passé esclavagiste et avec l’origine africaine des esclaves (Gonzalez, 1983). Selon Carneiro, le travail domestique est « le chaînon entre la société coloniale et la société actuelle » (2015, p. 7). La référence à l’esclavage a aussi émergé dans mes entretiens pour décrire le travail domestique. Laura, 54 ans, morena claire, affirme :

Parce qu’ils pensent que la travailleuse domestique leur est soumise, puisqu’elle n’a pas de famille ici[9]. Ils pensent que dans la mesure où elle travaille dans leur maison, elle est obligée de faire tout ce qu’ils demandent. […] L’esclavage est encore très présent, comme par le passé.

Selon une militante du syndicat de Campinas : « la difficulté c’est que les travailleuses domestiques sont un vestige de l’esclavage ».

Depuis les années 1930, les travailleuses domestiques se sont organisées en associations[10] et ont mené leurs batailles pour obtenir les mêmes droits que les autres travailleurs, en recherchant une reconnaissance de la part de l’État (Bernardino, 2014). L’histoire de la mobilisation des travailleuses domestiques a été placée sous le signe de la prise de parole en public, produisant des discours et des demandes politiques dans un contexte où la subjectivité de la travailleuse domestique a été représentée dans le discours dominant blanc et de classe moyenne-supérieure comme invisible, mais silencieusement présente avec ses activités destinées à prendre soin de la maison et de la famille blanche de classe moyenne-supérieure (Gonzalez, 1983 ; Ávila, 2008). C’est pourquoi, dès le début, les luttes de ces travailleuses ont rencontré de fortes résistances. En 1988, lors de la rédaction de la nouvelle constitution née des mobilisations contre la dictature militaire, en dépit de leurs batailles pour être reconnues comme travailleuses de plein droit, les travailleuses domestiques furent exclues de nombreux pans du droit du travail, de telle sorte qu’elles n’avaient pas les mêmes droits que les autres travailleurs. Ce n’est qu’en 2013, durant le premier gouvernement de Dilma Rousseff du Parti des Travailleurs (PT), élue à la suite de Luiz Inácio Lula da Silva, et après des années de lutte que fut approuvée la PEC 72, un amendement à la Constitution visant à reconnaître au travail de cette catégorie professionnelle une dignité égale aux autres. Toutefois, en 2015, lors de la promulgation de la loi 150/2015 qui devait prendre en compte les modifications introduites par la PEC 72, certains droits prévus dans la PEC ont été appliqués de façon moins favorable pour les travailleuses domestiques que pour les autres travailleurs, par exemple sur la question des indemnités de fin de contrat[11]. Au cours des entretiens, les syndicalistes ont exprimé leur frustration à ce sujet. Comme l’observe une syndicaliste de Campinas : « Personne ne veut véritablement faire en sorte qu’il y ait des changements dans ce secteur. » Même s’il y a eu d’importantes améliorations, il reste de la part des employeurs une forte résistance à appliquer la loi, selon les syndicats. Lors de l’application de la PEC 72 en 2015, les réactions conservatrices ont renvoyé aux intérêts des groupes dominants pour défendre leurs privilèges, mais également à des structures inégalitaires plus complexes qui traversent la société indépendamment des positionnements politiques. Ces réactions sont liées au fait que les revendications des travailleuses domestiques touchent aux rapports de pouvoir qui construisent les femmes noires et pauvres comme celles pouvant légitimement être exploitées pour accomplir le travail domestique et pouvant vivre sans les mêmes droits que les autres travailleurs. Ces réactions conservatrices concernent également les rapports de pouvoir qui définissent toutes les femmes comme responsables du travail domestique.

Les résultats positifs obtenus grâce aux luttes des travailleuses domestiques ainsi que la présence de leur voix et de leurs revendications dans le débat public n’ont toutefois pas entraîné une valorisation de cette profession, qui continue d’être stigmatisée, à tel point que les femmes noires des classes populaires cherchent, si elles le peuvent, un autre emploi. Ce travail fait l’objet de préjugés, de sorte que de nombreuses femmes vont même jusqu’à taire leur activité pour ne pas subir la stigmatisation qui y est associée. Pour beaucoup de femmes des classes populaires, l’objectif est de garder le travail domestique hors de la sphère du travail rémunéré. Comme l’a déjà remarqué Davis pour les États-Unis, pour les femmes noires et des classes populaires, travailler dans les maisons des Blancs a toujours été une nécessité qui les a privées de temps et d’énergie pour leur famille (1981). D’après les données, de nombreuses travailleuses accordent une grande valeur à la possibilité de s’occuper de leurs propres foyers et de leurs familles[12]. Ces femmes souhaiteraient pouvoir y consacrer davantage de temps, mais cette activité est limitée par la nécessité de trouver des emplois marqués par l’exploitation de classe et le racisme. Comme je chercherai à le démontrer, le travail domestique rémunéré est stigmatisé, indépendamment de la classe sociale, car il fait partie d’un processus d’appropriation, le sexage, qui s’articule avec d’autres formes d’oppression, de classe et de race, et avec ses liens avec l’esclavage.

Travail domestique et sexage

Si d’un côté le travail domestique rémunéré est un secteur de travail dans lequel les femmes noires et d’origine indigène pauvres sont très fortement représentées, de l’autre les données indiquent que les activités domestiques non payées sont réalisées par toutes les femmes. Les données examinées par Bruschini (2006) démontrent comment la responsabilité des travaux domestiques repose sur les épaules des femmes, sans grandes différences selon la couleur, et par rapport aux hommes ayant la même couleur de peau. En 2002, au niveau national, parmi les personnes interrogées qui ont déclaré s’occuper des tâches domestiques (68 % des répondants), les femmes représentent 68,3 % et les hommes 31,7 %. Toujours parmi ceux qui ont déclaré s’occuper des tâches domestiques, on retrouve 45 % des hommes blancs et 44,3 % des hommes noirs, et 88,7 % des femmes blanches et 91 % des femmes noires (2006, p. 348). Un tableau similaire est confirmé par des études plus récentes. Ainsi, Sorj note comment, toujours au niveau national, « pour les hommes, la position dans la distribution du revenu ne fait aucune différence concernant les heures dédiées aux tâches domestiques » (2014, p. 126). Un élément intéressant concerne la distribution des tâches domestiques entre les enfants : 80 % des filles déclarent s’occuper de la maison, contre 38 % des fils (Bruschini, 2006), démontrant ainsi comment les modèles éducatifs reproduisent, dès les premières années de la vie, la traditionnelle division socio-sexuée du travail dans le cadre de laquelle il incombe aux femmes de s’occuper de la maison. Cet élément est important pour comprendre que les attitudes liées au soin, à la responsabilisation et à la sollicitude ne sont pas innées, mais qu’elles sont en revanche apprises à travers un véritable processus d’apprentissage. Les différences entre femmes peuvent être repérées grâce au nombre d’années d’études et à l’activité professionnelle rémunérée. Plus le premier augmente, plus le nombre d’heures hebdomadaires consacrées aux activités domestiques diminue. De la même façon, les femmes qui ont une activité rémunérée en dehors de leur domicile passent moins de temps à s’occuper des tâches domestiques[13].

Ces données nous aident à comprendre que la division socio-sexuée du travail est presque identique, même lorsque la race est prise en compte, et comment s’y greffe le racisme en différenciant les femmes sur le plan de l’accès aux études et au marché du travail. Il est fondamental de comprendre les rapports sociaux de sexe non pas de façon isolée, mais de les analyser en les situant dans l’ensemble des rapports sociaux et en voyant comment ils se produisent simultanément (Kergoat, 2004 ; Falquet, 2016). La combinaison du racisme et du sexisme fait que les heures d’activité domestique non effectuées par les femmes plus instruites qui travaillent hors de la maison (femmes blanches), ne sont pas réalisées par les hommes, mais par les femmes qui historiquement n’ont pas eu accès à l’école obligatoire ni aux études universitaires : les femmes noires et pauvres. Ce ne sont pas les hommes qui compensent les activités domestiques que les femmes blanches n’effectuent pas parce qu’elles travaillent ou parce qu’elles ont été éduquées à ne pas les faire, ce sont d’autres femmes, noires et pauvres. Dans son ensemble, la division socio-sexuée du travail domestique demeure inchangée. Si l’un des piliers du racisme est le fait que les Blancs doivent « être servis », il est tout aussi important de comprendre que le racisme n’opère pas dans un vide social, mais qu’il se combine ici avec le sexisme, qui veut que les hommes soient servis. Dans le travail domestique rémunéré, le racisme n’est pas le seul rapport social à l’oeuvre pour produire la séparation entre les femmes qui peuvent payer pour qu’une autre femme s’occupe de leurs enfants et de leur maison, et les femmes qui, elles, ont comme unique possibilité professionnelle de « faire le travail d’autres femmes » (Azeredo, 1989). Le fait qu’il s’agisse d’un travail effectué par des femmes à la place d’autres femmes est une définition qui correspond à la réalité, mais dans laquelle disparaît le fait qu’il s’agit d’un travail effectué aussi pour les hommes. Le racisme fonctionne ici comme un mécanisme qui contribue à reproduire le sexage, car il s’articule avec une structure sociale où les hommes ne se considèrent pas comme responsables des activités domestiques et de soin, et utilisent les femmes pour les accomplir.

Ces éléments nous invitent à observer le travail domestique rémunéré dans un cadre plus large, c’est-à-dire celui du travail domestique attribué aux femmes, car considéré comme une tâche sur laquelle elles seraient portées, une activité naturellement féminine. L’analyse de Guillaumin conduite à travers le prisme du sexage nous permet de comprendre quelles sont les implications de cette attribution, ou plutôt de cette imposition faite aux femmes de ce vaste champ d’activités qui rentre dans la définition de travail domestique et de soin.

Guillaumin introduit le concept de sexage en 1978 pour expliquer les caractéristiques du rapport social entre hommes et femmes. Avec ce néologisme, proposé en référence aux termes esclavage et servage, Guillaumin veut indiquer un rapport social dans lequel a lieu une appropriation physique de la classe des femmes par celle des hommes, dans lequel « c’est l’unité matérielle productrice de force de travail qui est prise en main, et non la seule force de travail » ([1992], 2016, p. 19). La caractéristique du sexage est qu’il ne présente « aucune sorte de mesure à l’accaparement de la force de travail » ([1992], 2016, p. 18) ; celle-ci est prise en bloc, sans évaluation, justement au travers de l’appropriation physique, mais celle-ci est rendue possible parce qu’il y a aussi une appropriation sur le plan psychologique individuel. Aucune distinction n’est faite entre la force de travail et son support, c’est-à-dire le corps individuel et matériel qui la produit. Ce qui est accaparé est justement la machine-à-force-de-travail, l’ensemble du corps qui produit la force de travail. La caractéristique de la notion de sexage proposée par Guillaumin est donc de nommer un rapport « où le corps lui-même est approprié et où le travail est non rémunéré » (Juteau, 2017, p. 164). Guillaumin précise qu’il existe des contradictions dans le sexage : entre l’appropriation privée et collective des femmes, et entre l’appropriation des femmes et leur réappropriation par elles-mêmes, quand elles vendent leur force de travail sur le marché classique (voir aussi Galerand et Kergoat, 2014). Ces contradictions coexistent dans le cadre du rapport même d’appropriation sociale et reposent sur un processus de naturalisation (l’idée de nature) qui se manifeste à travers l’imposition aux femmes de tâches qui ne sont pas reconnues comme du travail, mais sont perçues comme une attitude naturelle propre, une fonction naturelle.

Dans le travail domestique rémunéré, une partie variable du travail approprié accompli par les femmes est soustraite à la forme d’appropriation privée du sexage, dans laquelle le corps est approprié, pour se dérouler dans une relation de travail qui, en théorie, devrait être celle propre au capitalisme, où à une prestation de travail correspond une rémunération, dans un rapport d’échange. Souvent, cette relation d’échange prend la forme d’une relation exclusivement entre femmes de classes et de groupes racisés différents, ou en tout cas est représentée comme telle. La réalité des luttes des travailleuses domestiques, au Brésil comme ailleurs, montre combien il est difficile de réaliser et de faire respecter cet échange, dans lequel à une prestation donnée correspondent une rétribution et des droits du travail ; un élément sur lequel je reviendrai au prochain paragraphe.

Il faut noter que, si certaines femmes, en raison de leur position de classe et dans la structure du racisme, peuvent se permettre de payer d’autres femmes pour effectuer un travail domestique qui autrement leur reviendrait, cela ne signifie pas que les deux groupes de femmes impliqués dans le rapport de travail domestique rémunéré, dans des positions différentes, ne sont pas concernés par le sexage. Selon les mots de Guillaumin : « Si la force de travail devient contractualisable, vendable, cela ne signifie pas ipso facto que l’appropriation physique, la cession de l’individualité corporelle ne persiste pas ailleurs dans une autre relation » (2016, [1992], p. 46). La présence du racisme et d’autres rapports de pouvoir qui s’expriment dans les relations entre femmes n’annule pas en soi le fait que la classe sociale des femmes continue, dans sa quasi-totalité, d’être appropriée sous forme privée et collective par la classe des hommes. La possibilité pour une femme donnée de jouir du privilège de classe et de race n’implique pas qu’elle soit moins appropriée dans son rapport de couple hétérosexuel ou dans les relations familiales. Ainsi, même en présence d’une réglementation du travail domestique rémunéré, et même si une partie des femmes peut réduire la quantité de force de travail domestique non vendable selon la position qu’elles occupent dans les rapports de classe et de race, les travailleuses et leurs employeuses demeurent appropriées dans la relation avec leur partenaire ou leur famille, bien que cela ait lieu de façon différente selon la classe et la race : ce sont les possibilités matérielles des femmes qui sont différentes et qui « ne permettent pas les mêmes décisions pratiques » (Guillaumin, 1998). Il s’agit donc de s’immerger totalement dans la perspective matérialiste et antinaturaliste de Guillaumin pour comprendre les rapports sociaux dans leur matérialité et leur dialecticité, pour reconnaître comment ceux-ci se produisent simultanément, et donc observer comment les rapports de classe, de race et de sexe coexistent, dans une articulation constante.

La une de la revue Veja d’avril 2013, l’un des magazines les plus lus par les classes aisées, est un bon exemple pour observer cette imbrication des rapports sociaux dans l’équilibre entre travail domestique rémunéré et non rémunéré. Cette une met en scène les préoccupations de la classe moyenne lors du débat pour l’approbation de la PEC 72, en représentant un homme blanc travailleur qualifié (portant une cravate) qui, avec dégoût, se trouve obligé de faire la vaisselle comme conséquence de l’application de la nouvelle loi. Le titre indique : « Toi, demain. Les nouvelles normes de travail pour les domestiques sont un signe de civilisation pour le Brésil, et un signal indiquant que les tâches domestiques seront bientôt partagées par toute la famille. » L’idée véhiculée ici est que la juste reconnaissance des droits des travailleuses domestiques se transforme en une attaque contre l’organisation domestique des familles (blanches) de classe moyenne, qui de fait n’auraient plus les moyens financiers de payer des employées réalisant les tâches domestiques que les membres de la famille ne peuvent pas accomplir.

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Un regard plus attentif sur cette une permet de comprendre aussi d’autres éléments, à savoir que les angoisses et les débats animés concernent un groupe en particulier : le sujet qui serait le plus affecté par la nouvelle loi est un homme blanc de classe moyenne, à savoir celui qui tire le plus de privilèges de l’exploitation et de l’informalité du travail domestique accompli par des femmes pauvres et non blanches, et de la division socio-sexuée du travail en général. Il serait important de savoir, sur la base des données empiriques, si effectivement le groupe des hommes blancs de classe moyenne a été le plus affecté par la nouvelle loi et si la réorganisation du travail domestique a effectivement bouleversé la division socio-sexuelle des tâches domestiques dans les familles de classe moyenne. L’aspect qui nous intéresse ici est la préoccupation exprimée par la une de la revue, c’est-à-dire que les activités domestiques puissent devenir une tâche des hommes blancs de classe moyenne, puisque apparemment il est moins gênant (et bouleversant) que ces activités soient attribuées aux femmes blanches de classe moyenne. Du côté des travailleuses, il ne s’agit pas tant d’envisager les effets de la loi sur les rapports sociaux de sexe dans la famille ou le couple employeur, que de la faire appliquer.

Cette une nous permet d’observer de façon lucide les privilèges et les inégalités naturalisées de sexe, de classe et de race imbriqués dans l’organisation du travail domestique rémunéré et non rémunéré. Elle permet également de comprendre la remise en cause de ces systèmes complexes d’oppression et d’exploitation que les revendications des travailleuses domestiques peuvent entraîner. Cette remise en cause des privilèges d’origine coloniale a d’ailleurs nourri la révolte des classes moyennes contre les gouvernements du PT (2003-2016), les menant notamment à soutenir l’impeachment (mise en accusation) de la présidente Rousseff en 2016, acte politique qui intervient à peine six mois après l’entrée en vigueur de la loi 150/2015 qui régule le travail domestique.

Du travail sans limite à la définition des tâches à accomplir

Les obstacles rencontrés par les travailleuses en lutte, d’abord dans la reconnaissance institutionnelle qu’il s’agit d’un travail comme les autres, puis dans l’application des nouvelles normes dans les relations de travail, montrent que le travail domestique n’est pas conçu comme du travail, mais plutôt comme une activité accomplie de façon naturelle, spontanée et dans un contexte défini comme privé : la famille, la maison. C’est justement pour cela que l’un des points centraux de la pratique politique des travailleuses domestiques est le choix, revendiqué et expliqué, de se définir comme travailleuses (trabalhadoras), en n’utilisant pas le terme courant empregada (employée) doméstica, qui brouille leur position dans les rapports de classe : les travailleuses domestiques sont des travailleuses comme les autres. L’un des éléments mis en évidence par les personnes interrogées pour expliquer les difficultés à considérer le travail domestique comme du travail à tous les égards concerne la spécificité du lieu où il est exercé, à la fois habitation privée et lieu de travail. Comme le soutient Regina, syndicaliste de Campinas : « Parce qu’elle est là [à la maison] seule. Et elle se trouve donc dans une situation de vulnérabilité. » Le problème se situerait donc dans le type de travail et dans le fait qu’il soit réalisé à la maison et en particulier dans la cuisine, lieu associé aux activités féminines et donc particulièrement difficile à reconnaître comme un « lieu de travail ». Il s’agit d’un travail et d’une catégorie professionnelle qui tendent à ne pas être formalisés, qui prévoient une disponibilité permanente, parce qu’ils sont associés à la dimension de la famille et du soin, aux liens d’affection et aux relations qui composent les activités domestiques, comme cuisiner, laver, repasser, ranger. Ces activités, étant conçues comme intrinsèquement féminines et spécifiques aux femmes des groupes minoritaires[14], ne nécessiteraient pas d’être comptées, réglementées et formalisées par des lois (voir par exemple les résistances aux inspections de la part des autorités préposées, OIT/FORLAC, 2015), ce qui pourtant n’empêche pas les employeurs de les contrôler étroitement.

Une autre caractéristique des activités domestiques, dans leur côté matériel et émotif, est que celles-ci sont présentées, et souvent considérées aussi par les femmes qui les réalisent, comme des activités spontanées, comme une expression d’implication, d’amour, que celui-ci soit dans la relation affective hétérosexuelle ou qu’il soit maternel (Kergoat, 2004, p. 37). Il ne s’agirait pas de travail. Au contraire, l’un des arguments récurrents dans les discours des syndicalistes et des travailleuses est l’importance de reconnaître leurs tâches comme un travail, avec une professionnalité. Syndicalistes et travailleuses insistent sur le fait que dans la vie des gens, il est nécessaire qu’une personne s’occupe de la maison, conçue comme espace de reproduction de la force de travail et de la vie même, et que ces activités soient reconnues comme un travail aussi digne que les autres d’un point de vue professionnel. Ces observations portent l’attention sur le fait qu’il faut un travail « de base », préalable au travail effectué en dehors de l’unité domestique, qui permet aux personnes de vivre et de produire un autre travail, et qu’il est donc trompeur de raisonner dans les termes d’une opposition entre travail productif et reproductif (Galerand et Kergoat, 2013, p. 45), souvent à la base de la délégitimation de la reconnaissance du travail domestique comme travail.

La demande de reconnaissance du statut de travail à part entière pour le travail domestique est également à la base de la pratique des syndicalistes lors des rencontres avec les travailleuses qui s’adressent au syndicat. Par exemple, les syndicalistes invitent les travailleuses à ne pas se victimiser dans des situations d’abus, et à se placer dans la relation avec l’employeur comme un sujet de droit, comme une citoyenne qui exige que ses droits soient respectés. L’objectif politique est donc de créer un contexte qui normalise le travail domestique, qui le soustraie à une vision d’exceptionnalité, de non-travail, de travail « particulier », et qui l’inscrive pleinement dans une relation de travail.

Les activistes ont également insisté sur la nécessité d’établir avec les employeurs les tâches à accomplir durant le temps de travail, c’est-à-dire démontrer qu’il s’agit de services mesurables[15]. Les travailleuses ne doivent pas se retrouver dans la situation de devoir effectuer trop de tâches dans un laps de temps réduit, comme cela est souvent demandé par les employeurs pour faire des économies ou quand les lois qui réglementent le travail domestique sont appliquées. Établir ce qui peut être fait durant une période donnée et pour une rémunération donnée est l’un des points fondamentaux pour construire l’idée de « travail ». La vente de la force de travail « comporte deux éléments de mesure, le temps et la rémunération » (Guillaumin, 2016, p. 31). Nous savons en effet que l’idée que les femmes effectuent ce type d’activités de façon spontanée implique que, pour ce type de tâches, l’on considère qu’aucune règle n’est nécessaire, qu’il est possible de solliciter les travailleuses sans limite de temps ni de tâche (Ávila, 2010), et que l’on s’attend à ce que les femmes démontrent cette implication affective tant valorisée dans le soin apporté à l’environnement domestique et familial. Nous avons ici affaire à la forme spécifique de l’appropriation du sexage, examinée par Guillaumin, où l’appropriation se manifeste justement au niveau corporel et mental, et où l’on ne distingue pas entre l’individualité et l’usage de cette individualité (p. 31). La demande de prestations illimitées, étalées dans un temps infini et accompagnées du dévouement affectif, est toujours présente lorsqu’il s’agit de travail domestique, surtout lorsqu’il n’y a pas de rémunération : il s’agirait d’une activité offerte naturellement par les femmes, inhérente à ces dernières. Il n’y aurait aucun conditionnement culturel, d’une part, et donc il est possible de demander, d’extraire une force de travail sans limite, d’autre part.

Le manque de règles précises sur les tâches à effectuer et la durée du travail, ainsi que la demande de dévouement, sont tous des aspects reconnus par les syndicalistes comme des points critiques qui créent des conditions de travail pénibles et mènent à l’exploitation, parce qu’ils produisent une expérience de dépossession, c’est-à-dire l’appropriation d’autres aspects de la personne qui dépassent la réalisation de tâches établies. Dans ces considérations faites par les syndicalistes nous pouvons observer comment fonctionne le sexage dans la pratique : un rapport dans lequel les femmes ne sont propriétaires ni de leur travail ni de leur corps, ou bien dans lequel elles ont du mal à être reconnues en tant que telles, même en présence d’une relation plus ou moins formelle de travail. Comme l’observe Boris, en se référant aux difficultés rencontrées par les travailleuses domestiques américaines pour se voir reconnaître leurs droits : « due to the fact that what they do for a wage seems similar to the activities of wives and mothers, it has been easy to dismiss their labor as not real work » (2020). La difficulté à accorder le statut de travail à part entière au travail domestique réside dans le fait que celui-ci renvoie à des activités qui, dans les rapports de sexe, ne sont pas pensables comme du travail, car elles sont faites gratuitement par les femmes et considérées comme leurs fonctions naturelles d’épouses et de mères. Comme l’écrit Guillaumin : « S’il est non payé, c’est parce qu’il n’est pas “payable” » (2016, [1992], p. 32). Une contradiction est donc perçue dans le fait de mesurer et de payer ce qui, dans d’autres rapports, continue d’être non mesurable et non payable ; une contradiction qui se manifeste dans les résistances à reconnaître le travail domestique comme n’importe quel autre travail.

Dans la situation des travailleuses domestiques, une partie plus ou moins substantielle de ces activités naturelles sort de la dynamique de la famille pour être effectuée par d’autres femmes qui, en échange d’un bas salaire et dans des conditions d’exploitation, effectuent le travail domestique à la place d’autres femmes. Souvent, seule une partie de ces activités est externalisée du couple, et la maîtresse de maison restera de toute façon la responsable de la gestion de ce travail externalisé et de l’entretien de la maison en général (ce qui, comme le remarquait Rollins, se configure comme un travail dévalué, 1990, p. 74). Selon Ávila,

le fait de salarier une personne pour effectuer le travail domestique ne rompt pas avec le principe de gratuité comme dimension constitutive du travail domestique, dans la mesure où cette gratuité est le propre de la relation sociale de sexe/genre au sein du groupe familial dans lequel les femmes sont intégrées et dans lequel elles sont responsabilisées pour le travail domestique comme étant leur attribution « naturelle »

2010, p. 122

Cette observation permet de comprendre pourquoi, dans la majeure partie des cas, les travailleuses domestiques sont les responsables de leur foyer ou bien font appel à, ou payent, d’autres femmes pour l’être (Pinheiro, Fountora et Pedrosa, 2012). Exercer l’activité de travailleuse domestique ou payer des femmes pour faire ces travaux ne changent pas les fondements du sexage : les femmes sont appropriées de façon et à des moments différents en fonction de la classe et de la race, parce qu’elles ne sont pas propriétaires d’elles-mêmes. Certaines femmes peuvent être payées pour effectuer les travaux domestiques, d’autres peuvent éviter de les faire et payer d’autres femmes pour s’en charger, d’autres encore s’en chargent elles-mêmes ; le résultat reste toujours identique : il s’agit d’activités qui reviennent naturellement aux femmes, qui les définissent en tant que telles dans le rapport avec les hommes qui, n’étant pas chargés de ces activités, peuvent se consacrer à d’autres choses (le travail, le vrai travail et le temps libre, voir Tabet, 1998). Le phénomène du harcèlement sexuel des travailleuses de la part des employeurs illustre comment le travail domestique est considéré par ces derniers dans ce continuum d’activités dont on attend des femmes qu’elles les réalisent pour les hommes, en tant qu’outil d’entretien. Bien que cela fasse partie du phénomène plus large du harcèlement sexuel sur les lieux de travail, il émerge de certains entretiens que les travailleuses établissent un lien spécifique entre le fait d’effectuer le travail domestique et l’idée de l’obligation sexuelle implicite du harcèlement. Selon les mots de Debora, 24 ans, morena :

Tu travailles dans sa maison. Tu fais des choses pour lui. Je ne sais pas, il doit se dire : « vue qu’elle est mon empregada… ». Comme si nous étions encore à l’époque de l’esclavage. Le maître qui avait les esclaves, qui étaient aussi objets sexuels de ce dernier… Parce qu’elles faisaient les travaux ménagers comme le travail sexuel avec le maître, à l’époque de l’esclavage

Ribeiro Corossacz, 2019, p. 394

L’association de l’esclavage au travail domestique rémunéré, notamment à travers cette référence à l’appropriation illimitée de l’ensemble du corps vu dans ses fonctions, se rapproche de l’analyse du sexage de Guillaumin, un rapport d’appropriation dans lequel l’une des expressions concrètes est justement l’obligation sexuelle.

Le recours au travail domestique rémunéré ne sape pas la division socio-sexuée du travail ni les fondements du sexage, puisque l’exploitation et l’appropriation du corps des femmes peuvent se manifester dans différents moments et rapports, comme Guillaumin l’avait bien remarqué. Au Brésil ce type de travail fait surtout émerger des tensions qui concernent la coproduction des rapports sociaux de sexe, de race et de classe, qui se concrétisent souvent dans la relation entre employeuse et employée. Pour de nombreuses femmes blanches de la classe moyenne, adopter les revendications des travailleuses domestiques pourrait signifier faire émerger des tensions liées à leur propre position dans la distribution des tâches domestiques et dans les rapports sociaux entre les sexes au sein de la famille. Pour bon nombre de femmes, il est plus facile de conserver les avantages de classe et de race, c’est-à-dire d’embaucher une travailleuse dans des conditions informelles et sous-payée, que de repenser l’organisation de leurs tâches domestiques, et de remettre en cause l’idée qu’il s’agit d’un travail sans valeur, dont dérivent le caractère informel et le faible salaire. De cette manière, les employeuses blanches maintiennent leur privilège de classe et de race, mais d’une manière générale leur comportement ne remet pas en question les rapports sociaux de sexe ni le privilège masculin qui se base sur le fait de tirer parti du travail domestique effectué par toutes les femmes. L’hypervisibilité des employeuses dans l’univers du travail domestique rémunéré est proportionnelle à l’invisibilisation du groupe social des hommes qui n’est pas chargé de mener les activités domestiques, ni de contrôler leur déroulement. Comme l’écrivent de Melo et Thomé, « les familles riches préfèrent payer un faible salaire aux travailleuses domestiques que de discuter de l’augmentation de la participation masculine aux tâches domestiques et de soin dans leurs foyers » (2020).

Bien qu’il reste indispensable de reconnaître le travail domestique du point de vue des droits et du salaire, jusqu’ici l’histoire nous a enseigné que cela n’entame pas les fondements du sexage ni la division socio-sexuée du travail comme base de la production des sexes (Mathieu, 2014).

Au coeur de l’épidémie, le travail domestique

Avec la propagation de l’épidémie au Brésil, le nombre de cas d’employeurs qui n’ont pas autorisé leurs travailleuses domestiques à pratiquer l’isolement et à suspendre leur activité a augmenté. Nombre d’entre elles ont été menacées de perdre leur emploi si elles ne se rendaient pas au travail, tandis que d’autres ont été licenciées. Les syndicats ont réagi avec une campagne médiatique #Cuidadequemtecuida[16] (prends soin de qui prend soin de toi), afin que les employeurs continuent de payer régulièrement les travailleuses à leur service en leur permettant de rester chez elles, de façon à ne pas s’exposer à la contagion. Le sens de cette campagne rappelle l’idée, déjà examinée, de comparer le travail domestique aux autres emplois, en qualifiant le travail domestique comme un travail de soin, affectif, dont il est nécessaire d’inverser les termes du rapport, en faisant en sorte que ce soit les employeurs qui prennent soin des travailleuses en garantissant l’isolement. L’autre élément de la campagne revendique que l’isolement ne soit pas un privilège basé sur la classe et la race, mais un droit garanti à toutes et à tous.

Il est difficile d’évaluer si la campagne a produit les effets escomptés. Certains États ont inclus le travail domestique parmi les services essentiels, obligeant de fait les travailleuses à continuer de travailler[17], cela en contradiction avec les normes du gouvernement fédéral, qui n’a pas reconnu le travail domestique comme service essentiel. Dans le même temps, grâce aux pressions des syndicats des travailleuses domestiques, le gouvernement fédéral a étendu à ces dernières le droit de recevoir une aide de la part du gouvernement durant la période de suspension de l’activité professionnelle pendant l’épidémie, acceptant implicitement le droit à la suspension de travailler dans le contexte pandémique. La mesure approuvée par certains États, bien qu’elle ne concerne qu’une petite partie du pays, se présente comme une sorte d’acte manqué qui exprime ouvertement ce que la classe moyenne blanche brésilienne pense de façon plus ou moins explicite et déclarée : il est juste et compréhensible que le travail domestique soit effectué par des femmes pauvres étrangères au noyau familial, même dans des situations exceptionnelles comme la crise sanitaire provoquée par l’épidémie. Le cas du décès du fils de Mirtes Souza, travailleuse domestique noire, qui a eu lieu à Recife pendant la première vague de la Covid-19, en juin 2020, est malheureusement très connu. L’employeuse n’a pas permis à la travailleuse de rester en isolement. Les écoles étant fermées, celle-ci a amené son fils de cinq ans avec elle au travail. Quand l’employeuse lui a demandé d’aller promener le chien, la travailleuse lui a laissé son fils. Confrontée aux pleurs de ce dernier en raison de l’absence de sa mère, l’employeuse l’a laissé prendre seul l’ascenseur. L’enfant est descendu au neuvième étage, s’est perdu et est tombé d’une fenêtre.

Selon certains articles de journaux, la propagation du virus a de toute façon contraint de nombreuses familles de la classe moyenne à assumer le fardeau des activités domestiques nécessaires à la reproduction de leur vie[18]. Il sera utile de comprendre si cette expérience apportera un réel changement dans l’organisation du travail domestique au sein des noyaux familiaux de la classe moyenne et un plus grand respect des lois relatives au travail domestique, ou bien s’il se sera seulement agi d’un moment de suspension de la « normalité » du sexage. Selon les premières analyses, la suspension, déterminée par la nécessité de contenir la contagion, des services sociaux et des formes habituelles du sexage, liées aux oppressions de classe et de race, a augmenté la charge de travail domestique pour les femmes[19].

Il est intéressant de noter que le scénario produit par l’épidémie, dans lequel il est difficile de reproduire les formes d’organisation des activités domestiques basées sur le travail rémunéré et effectuées par des femmes étrangères au noyau familial, est représenté dans les débats en ligne principalement en termes de divisions de classe et de race : d’un côté les employeurs et de l’autre les travailleuses. En réalité, ce scénario concerne également le sexage, qui traverse les deux groupes. Les thèmes soulevés dans les débats concernent surtout la question de la quarantaine comme droit et non comme privilège, et de l’exploitation du travail vue à travers le prisme de l’esclavage. Selon Lourenço, présidente du Syndicat des travailleuses domestiques de Rio de Janeiro[20], il s’agirait d’un virus provenant de la Casa-Grande[21] et qui frappe la Senzala[22], représentée par les travailleuses domestiques. Quand les travailleuses domestiques organisent la campagne #Cuidadequemtecuida, elles mettent au centre de la discussion l’importance du travail qu’elles effectuent pour la reproduction de la force de travail et de la vie des personnes, elles valorisent leur profession.

Tout en nommant et en reconnaissant précisément dans leurs revendications les mécanismes propres de l’appropriation du corps des femmes qui structurent le sexage, l’horizon de lutte des travailleuses domestiques ne semble pas concerner les rapports sociaux de sexe, ni la division socio-sexuée du travail qui assigne aux femmes le travail domestique rémunéré et non rémunéré, mais le rapport des oppressions de race et de classe qui se matérialisent dans le travail domestique rémunéré, avec une attention particulière au poids qu’a encore aujourd’hui l’esclavage comme matrice de l’exploitation.

En se concentrant sur la nécessité d’établir les tâches à effectuer dans un délai imparti, en reconnaissant ces activités comme du travail à part entière et nécessaire à la reproduction de la vie et du travail d’autres personnes, il me semble que les travailleuses domestiques ont ouvert un espace pour la reconnaissance de toutes les activités domestiques comme du travail, même en l’absence de rémunération. Toutefois, d’après mes recherches et la littérature consultée, cela ne semble pas être leur objectif politique : reconnaître qu’il s’agit d’un travail ne comporte pas en soi la remise en question de son caractère de naturalité (et donc de « gratuité ») dans d’autres contextes, justement parce que comme l’a démontré Guillaumin, les appropriations privée et collective coexistent. Sorj, faisant référence à ses recherches, note comment la revendication d’une meilleure répartition des tâches domestiques entre les sexes est vécue par certaines travailleuses comme une attaque contre leur profession, la réorganisation de la division sexuelle du travail étant même une question perçue comme antagonique à leurs intérêts (2014).

En effet, pour certaines dirigeantes, si les couples de classe moyenne répartissaient de manière égale les tâches ménagères, cela pourrait conduire au chômage des travailleuses domestiques (Acciari et Ribeiro Corossacz, 2020). Cette vision nous oblige à repenser une transformation structurelle de l’ensemble des rapports sociaux de sexe, de race et de classe, afin que de nouvelles formes d’organisation du soin et du travail domestique représentent non pas une absence de travail, mais la possibilité pour toutes les femmes d’effectuer d’autres travaux et surtout de bénéficier d’autres temps de vie. Dans son analyse de la grande arnaque qu’est l’organisation des rapports sociaux de sexe, Tabet reprend une phrase de Flora Tristan, sur laquelle Guillaumin avait attiré son attention, dans laquelle les ouvriers de Nîmes répondaient à son incitation à construire la classe ouvrière : « Mais il faut bien qu’il y ait des riches pour faire travailler les pauvres, autrement comment les pauvres vivraient-ils ? » (Tristan dans Tabet, 2004, p. 170)

De la même manière, la reconnaissance du travail domestique comme travail se baserait-il exclusivement sur la nécessité de maintenir l’ordre actuel des rapports sociaux de sexe ? Placer le travail domestique dans le sexage nous permet d’imaginer un autre scénario : repenser l’organisation du travail domestique impliquerait de dépasser le sexage et son imbrication avec l’oppression de classe et de race, et de dépasser la forme actuelle des rapports sociaux de sexe, afin que celui-ci ne fasse plus partie de la naturalisation de l’oppression des femmes et, sous sa forme rémunérée, des femmes des groupes historiquement les plus opprimés, mais qu’il devienne un travail dont les efforts sont partagés sous de nouvelles formes, égalitaires, collectives et collaboratives. Cela est possible aussi en reconnaissant que nous sommes des êtres interdépendants et que nous avons besoin de soins affectifs et relationnels, comme nous l’ont douloureusement rappelé la pandémie et l’isolement, et que le travail domestique et reproductif, bien qu’ayant adopté des formes historiques différentes, n’est pas une nécessité spécifique de l’actuelle configuration du capitalisme néolibéral, tout comme le sexage n’existe pas uniquement dans le mode de production capitaliste (Juteau, 2017, p. 164[23]).

Conclusions

Selon les données issues de la recherche, il semble que la lutte des travailleuses ne vise pas à bouleverser le mécanisme qui assigne aux femmes le travail domestique (rémunéré et non rémunéré), mais plutôt à reconnaître le statut de travail aux activités domestiques qu’elles exercent en dehors de leur maison, en attaquant le racisme et les inégalités de classe qui le structurent. Toutefois, cette lutte met en évidence qu’il s’agit là de travail, et d’un type de travail spécifique, où l’incitation à l’appropriation de toute la personne est toujours présente, et dans lequel le processus de naturalisation est central, c’est-à-dire dans lequel celles qui sont appropriées sont réduites à l’état de choses (Guillaumin, 2016, [1992]). Les résistances rencontrées par les travailleuses domestiques pour faire reconnaître leur activité comme du travail et faire respecter les lois dérivent du fait que les femmes ne sont pas considérées comme propriétaires d’elles-mêmes.

Comme le fait remarquer Guillaumin, pour négocier, pour établir un contrat de vente de la force de travail, « ce qui est déterminant est la propriété de soi-même », 2016, ([1992] p. 33). Le fait d’appartenir à la classe sociale des femmes, et des femmes noires et pauvres, implique de ne pas être propriétaire de son propre corps, et qu’il est très difficile pour ces femmes d’affirmer comme étant du travail ce qui dans d’autres rapports garde la forme de l’appropriation. Les phénomènes de résistance examinés naissent du fait que les luttes des travailleuses domestiques rendent momentanément visible ce qui continue d’être invisibilisé : l’appropriation collective des femmes. Il est donc nécessaire d’analyser les expériences des luttes des travailleuses domestiques en reconnaissant les contradictions internes au sexage, la coexistence de la vente de la force de travail et de l’appropriation, et leur imbrication avec d’autres rapports sociaux, de classe et de race.